Titre : Eaux Troubles.
Auteur : Nagisa Moon.
Genre : Drama/Angst, Shônen-Ai.
Rating : PG-13.
Résumé : Lucas et Vassili sont colocataires et amis depuis un certain temps, maintenant. Mais vient un jour où Lucas se rend compte qu'en vérité, il n'a vu que la surface polie qui dissimule les eaux troubles du passé de Vassili…
Disclaimer : Les phrases en italique à chaque début de partie sont tirées de « Whisper » par Evanescence. Voici la traduction : « Attrape-moi alors que je chute / Dis que tu es là / Et tout est fini maintenant. » Sinon, tout le reste est © à moi alors on ne touche pas sans ma permission ! Je me suis donnée assez de mal pour avoir mes chouchous persos (n'est-ce pas Hitori ?) alors s'il vous plaît, ne les malmenez pas sans mon accord ! Mais bon, s'il vient à quelqu'un l'idée extraordinaire d'utiliser mes bishônen à moi, il est certain à 99 % que je vous donnerai ma permission si vous me la demandez.
Notes : Cette fanfic a été écrite pour le concours de Shiroi Horaana, le site de Naëlle (cf. lien dans mon profil.) Le thème choisi est : « Qui est-il/elle vraiment ? » quant à la phrase choisie (« La cruauté de la franchise »), elle apparaît en gras dans le corps de la fic.
J'ai mis quelques mots en russe dans cette fic. Déjà, ce n'est pas pour faire : « Untel/Unetelle sont d'origine russe, alors je vais mettre des expressions russes un peu partout, ça donnera l'impression qu'ils parlent vraiment russe. » En fait, j'ai horreur de ça ! Notamment dans les fanfics où on met des tonnes d'expressions japonaises parce l'œuvre originale est nippone… A la fin, on ne comprend plus rien ! Là, c'est simplement qu'il y a des mots qu'on utilise souvent dans sa langue d'origine par exemple, ma grand-mère, immigrée italienne, utilise souvent des mots italiens pour dire « oui », « au revoir » ou pour jurer ^-^° J'ai supposé que certains personnages préfèreraient faire la même chose ! Et puis, dire « je t'aime » dans une autre langue, il me semble que c'est moins intimidant… non ? Bref, voilà le mini-dictionnaire (n'oubliez pas de rouler les « r », c'est très joli) :
Dobrii den : bonjour.
Do svidaniya : au revoir.
Niet : Non.
Kher s nim : je m'en fiche (mais en plus vulgaire.)
Ia tibia ljubljiu (ou « lioubliou ») : je t'aime (plus mignon à dire qu'à écrire !)
Et au cas où, pour ceux qui ne connaissent pas la loi de Murphy, c'est la loi qui veut que les catastrophes s'enchaînent (aussi connue sous le nom de « loi de l'emmerdement maximum » ou « loi des séries. ») Par exemple, si vous faites tomber votre tartine, elle tombera toujours du côté du beurre !
Pour finir, je suis désolée de prendre autant de place avec mes notes. Elles sont presque plus longues que la fic elle-même ! (J'ai honte.)
EAUX TROUBLES
Nagisa Moon
"Catch me as I fall..."
« Ca vous fera trois dollars », lui dit la caissière d'une voix un peu trop sucrée à son goût.
Lucas déposa la monnaie sur le comptoir, en évitant de peu la main au verni trop vif de la jeune femme. Il leva les yeux et s'efforça de lui sourire, mais sa mâchoire se crispa lorsqu'elle lui donna son ticket de train en caressant délibérément ses doigts. Ce n'était pas qu'elle n'était pas jolie, mais elle n'était définitivement pas son idéal féminin. Et puis, cette manière de le regarder, lourde de sous-entendus… Il marmonna un vague au revoir et partit au plus vite. Qui sait, peut-être lui aurait-elle demandé son nom, ou pire, un rendez-vous ?
Il fallait tout de même avouer qu'avec ses clairs yeux de jade, sa peau blanche et ses cheveux châtain pâle, qui tombaient autour de son visage en ondes soyeuses, il attirait sans peine les regards. Il ressemblait à un ancien portrait victorien aux nuances pastel, empreint d'une délicatesse que la fermeté de son corps masculin rendait unique. Il n'était donc pas rare que les femmes adoptent ce genre d'attitude, même si cela le mettait terriblement mal à l'aise.
Il se dépêcha de monter dans le train. Il était déjà presque plein, vu le nombre d'étudiants et d'écoliers qui finissaient les cours à cette heure-ci. Il avisa une petite place vide, sur la banquette qui se situait en face de la porte, et s'empressa de s'y asseoir. Il cala son sac plein des livres empruntés à l'université et de ses feuilles de cours entre ses pieds, puis poussa un soupir de soulagement. Il y avait environ un quart d'heure de trajet jusqu'à son appartement, quart d'heure qu'il passait généralement à somnoler.
Nettement plus à l'aise qu'il y avait quelques minutes, il rangea soigneusement son ticket de train dans son portefeuille. Il conservait cette habitude depuis le jour où il avait perdu le fameux ticket et que le contrôleur, suivant la loi de Murphy, avait exceptionnellement décidé de passer dans son wagon. Il avait dû repayer sa place un peu plus cher afin d'éviter toute histoire, sous les regards accusateurs de tous les adultes qui se trouvaient là.
Heureusement que Vassili, son colocataire, ne prenait jamais le train avec lui. Bien qu'ils fussent rapidement devenus très proches, il n'hésitait jamais à le taquiner. Il imaginait d'ici le faux air désapprobateur qu'il prendrait en voyant Lucas chercher en vain son ticket, ou bien les regards entendus qu'il lui lancerait s'il assistait à des scènes semblables à celle qui avait eu lieu un peu plus tôt avec la caissière.
Un petit sourire éclaira le visage de Lucas en pensant à Vassili. Malgré le malin plaisir qu'il prenait à l'agacer gentiment en public, Lucas l'adorait. Ils s'étaient rencontrés environ un an plus tôt, lorsque Lucas avait fait passer une petite annonce pour trouver un colocataire. Vassili s'était présenté parmi les premiers volontaires. Il lui avait tout dit d'emblée : il ne faisait pas d'études, n'avait pas d'emploi stable, et vivait des divers petits boulots qu'il effectuait tout au long de l'année. Il pouvait avoir des mois fastes, lorsqu'il trouvait quelque chose de bien rémunéré, mais il pouvait aussi arriver qu'il paye son loyer en retard. Il ne fumait pas, ne buvait d'alcool qu'occasionnellement, savait s'occuper des tâches ménagères et possédait un don particulier pour la cuisine.
A priori, tout cela ne faisait pas de lui un candidat extraordinaire. Au contraire, vu sa situation financière, il risquait largement de se voir refuser le statut de colocataire. Néanmoins, ils avaient rapidement abandonné ces préoccupations matérielles pour parler de leurs goûts. Lucas avait été agréablement surpris par le nombre de leur points communs, la conversation passionnante de Vassili et surtout par sa chaleur.
En effet, Vassili possédait une passion qui transparaissait dans chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, chacun de ses regards. Il semblait être constamment animé d'un feu inaltérable, qui ne transparaissait pas avec violence, mais qui le rendait tout simplement captivant. Lucas n'avait pas pu résister à cette ardeur et avait immédiatement décidé d'en faire son colocataire, sans même prendre le temps d'accorder un entretien aux autres candidats.
Et il n'avait pas regretté sa décision une seule fois depuis ce jour, songea-t-il en appuyant la tête contre la vitre. Il ferma les yeux alors que le train se mettait lentement en marche. Les trépidations du wagon se répercutaient partout dans son dos, en passant par sa nuque, et lui donnait l'envie de ne plus penser à rien d'autre qu'à la fraîcheur de la vitre au travers de ses cheveux, aux fourmillements dans ses épaules et à son appartement où Vassili se trouvait sûrement…
"Say you're here…"
Lorsqu'il referma la porte de l'appartement derrière lui, Lucas fut saisi par le silence ambiant. Il ne percevait aucun bruit qui pût révéler la présence de Vassili : ni musique, ni télévision allumée, ni le froissement des pages du livre qu'il lisait en ce moment. Pas même la respiration régulière de quelqu'un qui se repose. Intrigué, il posa son écharpe et son blouson sur une chaise de la cuisine il n'y avait qu'un verre vide et une bouteille d'eau inentamée abandonnés sur la table. En passant par le salon pour aller dans sa chambre, il vit le répondeur qui clignotait, comme un signe évident qu'il n'y avait personne ici à part lui. Il appuya sur le bouton pour écouter les messages, espérant qu'il y en aurait un de Vassili, puis passa dans sa chambre dont il laissa la porte ouverte pour écouter.
A sa grande surprise, le premier message avait été laissé par une femme au fort accent slave. Il rangea ses affaires tout en tendant l'oreille, soudain très intrigué.
« Dobrii den, Vassili. C'est ta tante Polina. Je m'excuse de ne pas t'avoir appelé plus tôt, mais comme on n'avait pas ta nouvelle adresse, on a passé du temps à la trouver. Je t'appelle à propos de Milo, ton père. (Il y eut un court silence.) Milo est mort mercredi, à cause de son cancer du foie. Il est peut-être un peu tard pour te prévenir, mais son enterrement aura lieu demain après-midi, à la chapelle Saint-William. Tu sais où nous appeler. Do svidaniya. »
Lucas n'eut pas le temps de réfléchir à ce message qu'un second suivait. Cette fois, il s'agissait d'un jeune homme visiblement enjoué.
« Salut à toi, camarade Ustinov ! Je te rappelle seulement que ton service commence à six heures et demi, ce soir, alors ne sois pas en retard si tu veux éviter le goulag ! (Il y eut un éclat de rire, puis le jeune homme reprit :) Allez, à ce soir Val' ! »
Ce message si plein de gaieté arracha un sourire à Lucas. Il avait reconnu Pete, l'un des autres employés du restaurant où travaillait Vassili. Il téléphonait là de temps en temps car il commençait son service dans l'après-midi et était chargé de prévenir les autres serveurs au cas où il y aurait un changement dans leurs horaires. Vassili s'occupait toujours des dîners et débutait vers sept heures, puis il travaillait jusque tard dans la nuit. De temps à autre, pour les grandes occasions, il lui arrivait de faire des heures supplémentaires au déjeuner. Ce job lui apportait un revenu plutôt convenable puisqu'il s'agissait d'un restaurant très huppé, où ne travaillaient que des employés d'origine slave – c'était un peu la « marque de fabrique » de la maison. Lucas y avait été une fois avec Vassili, un mois plus tôt, lorsque celui-ci avait obtenu un repas gratuit en acceptant de remplacer un aide-cuisinier. (Il s'en était même si bien sorti que le chef l'avait rémunéré de cette manière et lui avait laissé entendre qu'une fois qu'il aurait terminé son contrat en tant que serveur, il pourrait peut être postuler pour cet emploi.) Lucas avait beaucoup apprécié l'atmosphère chaleureuse et très particulière du restaurant, ainsi que la cuisine typiquement orientale.
Néanmoins, cela ne le rassurait pas vraiment. Puisqu'il était à peine cinq heures de l'après-midi, se pouvait-il que Vassili soit allé voir l'un ou l'autre membre de sa famille suite à ce message ? Cette hypothèse lui semblait très probable, et même évidente. Mais en même temps, quelque chose dérangeait Lucas. Un frémissement lui parcourut le dos, mais il l'ignora et haussa les épaules. Il passa tout de même devant la chambre de Vassili, au cas où, mais celui-ci ne s'y trouvait pas, naturellement.
Lucas s'appuya contre le chambranle de la porte et contempla la chambre vide. Un sentiment amer lui serrait le cœur, sans qu'il puisse rien y comprendre. Était-ce parce que Vassili ne l'avait pas appelé ? Ou bien parce qu'il n'avait pas été là à son retour ? Lucas avait beau se répéter que ce serait de l'égoïsme pur et simple, il ne pouvait nier qu'il aurait aimé apprendre une nouvelle aussi grave de la part de Vassili lui-même. Il aurait aimé être la première personne à qui Vassili se serait confié, le premier à passer ses bras autour de ses épaules et à essayer de rendre sa peine moins dure. Ensuite seulement, il serait allé voir sa famille, et Lucas l'aurait probablement accompagné…
Soudain, la réalisation le frappa : sa famille ? Mais il ne savait rien de la famille Vassili ! Mis à part ce message sur le répondeur, Lucas ne se souvenait pas avoir jamais entendu parler des parents de Vassili, ou de sa famille en général. Alors que sa propre famille l'appelait au moins une fois par semaine pour prendre de ses nouvelles, celle de Vassili n'avait jamais tenté de le joindre. D'ailleurs, preuve en était que la « tante Polina » n'avait ni son numéro de téléphone, ni son adresse, alors qu'il vivait là depuis plus d'un an.
Était-ce donc cela, ce sentiment âpre qui le gênait ? La réalisation que l'une des personnes qu'il appréciait le plus lui était en grande partie inconnue ? Oui, c'était bien cela, songea-t-il avec un soupir. Au fond, il ne connaissait rien du passé de Vassili. S'il essayait d'en deviner quelque chose, il ne trouvait qu'eaux troubles et insondables. Lucas ne put s'empêcher de ressentir une pointe de dépit en songeant que Vassili n'avait jamais pris la peine de l'éclairer un peu.
Il quitta le seuil de la chambre et se dirigea à nouveau vers la cuisine. Mais il s'arrêta au bout de quelques pas, perplexe : la porte de la salle de bain était fermée. Plus par habitude que pour une raison précise, ils ne laissaient jamais les portes fermées lorsqu'ils sortaient. Lucas n'avait même pas pensé que Vassili pût se trouver dans la salle de bain, car il aurait entendu l'eau en train de couler ou quelque autre bruit révélateur. Il s'approcha lentement, puis poussa la porte qui était déjà légèrement entrebâillée.
Vassili était bien là, allongé dans la baignoire pleine d'une eau tiède à peine agitée par sa lente respiration. Sa tête retombait négligemment vers l'arrière, sa nuque épousant parfaitement le pourtour de porcelaine. Ses cheveux d'un brun riche, ruisselants d'eau, formaient une auréole de mèches effilées autour de son visage aux traits ciselés. Ses avant-bras s'appuyaient mollement sur les rebords de la baignoire ses mains languides reposaient faiblement sur ces lisses appuis, longues et délicates.
Lucas se sentit presque importun en le voyant ainsi, nu, quasiment sans défense. Vassili était celui qui sautait parfois dans la baignoire en même temps que lui lorsqu'ils se trouvaient pressés par le temps, celui qui l'éclaboussait généreusement lorsque Lucas entrait dans la salle de bain pendant qu'il se lavait, celui qui riait aux éclats en entamant une bataille de serviettes trempées. Mais il n'était pas celui qui s'abandonnait dans un long bain sans remarquer ou tenir compte de sa présence.
« Vassili » murmura Lucas, s'avançant juste d'un pas.
Les yeux de Vassili s'ouvrirent et il resta immobile quelques secondes, comme au sortir d'un songe. Puis, lentement, il tourna la tête vers Lucas. Il lui sourit, mais ses yeux pénétrants demeurèrent obscurs.
« Dobrii den ! Alors, on se met au voyeurisme ?
- J'ai écouté les messages, dit Lucas. Visiblement, tu ne sais toujours pas utiliser le répondeur. »
Il alla prendre le petit tabouret sur lequel ils posaient leurs affaires propres le matin, le plaça à côté de la baignoire, puis s'assit tout près de Vassili. Ce dernier demeurait silencieux, mais ses yeux verts, sombres, plus sombres qu'ils ne l'avaient jamais été auparavant, semblaient sonder la surface de l'eau à la recherche d'une réponse. Lucas, au contraire, évitait de regarder plus loin que ses épaules mouillées, comme si cette situation inhabituelle avait scellé de nouvelles convenances entre eux. Il laissa juste ses mains effleurer l'eau, réchauffant sa peau gelée par le froid du dehors avec les vapeurs invisibles qu'exhalait le bain brûlant.
« Pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais parlé de ta famille ? finit-il par demander.
- Ce n'est pas vraiment le genre d'histoire qu'on aime à raconter, je suppose, répondit Vassili.
- J'aimerais pourtant bien l'entendre.
- Je ne suis pas sûr de bien pouvoir la raconter, soupira-t-il en se rallongeant calmement dans la baignoire, la tête à nouveau appuyée contre le rebord.
- A cause de ton père ?
- Niet. Kher s nim. »
Vu le ton avec lequel Vassili avait prononcé ces mots, Lucas préféra ne pas en demander la traduction. Ne sachant ni quoi faire, ni quoi répondre, il prit la bouteille de lotion pour la douche et se mit à la faire passer d'une main à l'autre, machinalement. Vassili le regarda jouer pendant un moment, puis fit, d'une voix beaucoup moins amusée qu'elle l'aurait été en temps normal :
« Tu comptes t'en servir un jour ?
- Ca dépend, répondit Lucas.
- De quoi ?
- De toi, par exemple. »
Vassili le fixa sans comprendre. Lucas esquissa un sourire, puis lui fit signe de se relever un peu. Vassili obéit et se mit assis dans l'eau, de manière à ce qu'une partie de son dos soit découverte. Il frissonna en sentant l'air courir sur sa peau mouillée, mais frémit encore plus lorsque Lucas posa ses mains, enduites de lotion froide, sur ses omoplates.
« Pourquoi est-ce que tu ne m'en parlerais pas, alors ? demanda-t-il en passant énergiquement ses paumes depuis ses épaules jusqu'à la surface de l'eau pour faire mousser le savon.
- Tu n'abandonneras pas, n'est-ce pas ?
- Il faut croire que non. »
Vassili ne répondit rien, mais courba un peu le dos. Lucas, jugeant que la lotion avait assez moussé, fit glisser ses doigts le long de sa colonne vertébrale, puis remonta de chaque côté en appliquant lentement, régulièrement, de légères pressions. Il recommença deux ou trois fois, mais le silence ne le mettait pas vraiment à l'aise.
« Vassili ?
- Très bien, je vais tout te raconter. Mais à une seule condition.
- Laquelle ? »
Il se tourna vers Lucas, l'ébauche d'un sourire posée sur ses lèvres.
« Que tu continues de me masser. »
Lucas étouffa un éclat de rire, puis hocha la tête et reprit consciencieusement son massage. Il trouvait cela vraiment agréable : la peau de Vassili était beaucoup plus douce qu'il l'avait imaginée, comme du satin. De plus, le savon avait formé un voile vaporeux à la surface de l'eau, l'empêchant de regarder sans le vouloir ce qui se trouvait dessous. Il se sentait moins gêné de cette manière. Vassili fit rouler ses épaules en frémissant de bien-être, puis se décida à parler.
« Toute ma famille vient de Russie. C'est lorsqu'il a perdu son travail que mon grand-père paternel a décidé d'émigrer, en amenant avec lui sa femme et ses deux premiers enfants – Miloslav, mon père, et Polina, sa sœur. Ils avaient respectivement sept et cinq ans, je crois, ce qui fait qu'ils ne gardaient plus que de vagues souvenirs de cette époque.
Lorsqu'ils sont arrivés aux États-Unis, mes grands-parents se sont installés dans le « quartier russe », avec tous ceux qui venaient d'URSS, non loin d'un port en développement. Mon grand-père a donc très vite trouvé du travail. C'était plutôt dur et pas vraiment bien payé, mais comme de toute façon ils n'avaient rien au départ, ça leur suffisait. Ils avaient de quoi se loger, se nourrir et s'habiller ma grand-mère a même pu mettre au monde quatre autres enfants. Je pense que l'une des majeures difficultés dans leur intégration a été le contexte de guerre froide, qui faisait que les immigrés russes n'étaient pas très bien vus. En gros, ce n'était pas le rêve américain, mais il fallait bien commencer quelque part.
Mon père a commencé à travailler très tôt, vers quinze ans je crois. Il ne parlait pas très bien l'anglais, alors il allait participer à divers chantiers avec les autres immigrés du quartier. Puis il a rencontré ma mère, Nadejda, et ils se sont rapidement mariés. Pour l'aider, elle effectuait de menus travaux ici ou là : de la couture ou du ménage, principalement. Leur situation peut ne pas sembler vraiment aisée, mais ils avaient assez pour subvenir à leurs besoins et envisager d'avoir un enfant.
Cela s'est concrétisé très vite, puisque ma mère est tombée enceinte peu de temps après leur mariage. Malheureusement, cette première grossesse s'est soldée par une fausse couche qui a bien failli avoir de graves conséquences. En effet, ma mère est devenue très distante envers mon père, puisqu'elle avait vraiment très peur de revivre la même expérience. Du coup, elle s'est trop investie dans son travail, allant jusqu'à se tuer à la tâche : elle faisait le ménage dans des maisons différentes toute la journée, et passait la nuit à coudre, à tricoter, à broder. Mon père a dû l'obliger à s'arrêter, puis elle a accepté de passer du temps avec sa belle-famille, en particulier Polina, pour qu'ils l'aident à reprendre pied. Finalement, au bout d'un peu plus d'un an, tout est redevenu comme avant.
Enfin, presque, car ma mère est à nouveau tombée enceinte. Cette fois, c'était moi, et comme tu peux le constater, elle a porté l'enfant à terme. Il y a eu quelques grosses frayeurs à cause de sa grande nervosité et tout le monde s'inquiétait beaucoup, mais elle a accouché de moi sans problèmes. Les médecins y ont cependant mis un bémol, car ils l'ont prévenue qu'il était presque impensable qu'elle puisse porter un second enfant et qu'il était déjà surprenant que j'aie pu venir au monde.
Il faut quand même croire qu'ils se trompaient puisque quatre ans plus tard, ma mère accouchait de mon petit frère Yevgeni. La joie que cela causa à mes parents leur fit oublier, pour un temps, les problèmes que nous avions déjà. Hélas, rapidement, il durent se rendre à l'évidence : avec le peu d'argent que les chantiers avoisinants, de plus en plus rares, rapportaient à mon père, et le fait que ma mère ne pouvait presque plus travailler à cause de mon frère et moi, il était devenu extrêmement difficile d'élever convenablement deux enfants.
Par conséquent, mon père a accepté de s'engager dans des chantiers plus importants, mais plus éloignés. Il devait partir des semaines d'affilée, ne passant que quelques jours par mois avec nous. Pendant ce temps, ma mère, mon frère et moi logions chez mes grands-parents, jusqu'au jour où ceux-ci décédèrent. C'était il y a dix ans.
Après cela, nous nous sommes installés dans un petit logement du quartier russe et j'ai commencé à aller à l'école avec d'autres enfants du quartier. Il fallait encore payer les quelques affaires dont j'avais besoin, mais ma mère a toujours insisté pour faire ce sacrifice. Elle ne voulait pas que ses enfants se retrouvent dans la même situation que leur père, je pense.
Tout aurait pu en rester là, mais… mon père… »
Vassili prit une longue inspiration. Sous ses doigts, Lucas le sentit trembler légèrement, mais il ne dit rien. Il plongea ses mains dans le bain et inonda d'eau brûlante les épaules de Vassili, faisant couler la mousse au parfum d'hamamélis sur sa peau luisante et satinée.
« Que s'est-il passé, avec ton père ? demanda-t-il en appuyant, avec des gestes mesurés, sur les muscles noués de sa nuque.
- Il a commencé à boire », souffla Vassili, sa voix devenue légèrement rauque. Lucas l'encouragea à continuer en descendant doucement vers ses épaules, atténuant au fur et à mesure la tension accumulée dans ses muscles. Il n'avait pas remarqué qu'il s'était aussi rapproché peu à peu, au fur et à mesure que Vassili s'abandonnait à ses mains habiles déjà concentré sur le récit qui reprenait, il ne remarqua pas le frisson qui parcourut le conteur lorsque son souffle caressa la peau mouillée.
« Tu sais, je ne pense pas que mon père ait jamais été quelqu'un de mauvais. Il a probablement commencé à boire pour oublier qu'il se trouvait à des kilomètres de sa famille, qu'il travaillait pour un salaire de misère et qu'il se tuait à petit feu. Mais lorsqu'il était sous l'emprise de l'alcool, il devenait un vrai salaud. Ma mère ne le reconnaissait plus, je ne voulais plus le voir et mon frère en avait peur. Et le pire, c'était que personne d'autre ne se doutait de ce qui se passait. Même si nous l'avions dit, personne ne nous aurait cru : Miloslav, pour eux, était un père et un mari dévoué, quelqu'un qui ne pourrait jamais faire de mal à sa famille. Enfin, c'était ce que nous pensions aussi jusqu'alors, ajouta-t-il en soupirant.
- Que faisait-il, lorsqu'il avait bu ?
- Il criait, principalement. Si on lui faisait la moindre remarque, ou le moindre geste qu'il n'approuvait pas, il se mettait à hurler dans toute la maison en frappant sur la table ou en renversant ce qui s'y trouvait. Il tonnait en nous répétant tout ce qu'il devait subir au chantier : le froid, la faim, la fatigue, et toutes les choses qui lui passaient par la tête.
Il s'est mis à s'emporter de cette manière de plus en plus violemment, de plus en plus fréquemment, jusqu'à ce que les mots seuls ne suffisent plus. Après s'en être pris à ma mère, à mon frère ou à moi, il nous empoignait, nous secouait comme des pruniers pour se faire comprendre, nous bousculait sans remords.
Et puis… ça a empiré… Il ne pouvait plus du tout se passer de l'alcool et passait les rares journées où il était à la maison à boire, à boire, et encore à boire. Il était ivre du matin au soir. Il a commencé à lever la main sur ma mère, puis sur moi. Je crois qu'à l'époque, il ne touchait que très rarement à Yevgeni, sûrement parce qu'il avait déjà passé ses nerfs sur nous avant.
J'avais à peu près douze ans lorsque tout ça a débuté. Personne ne remarquait rien et nous passions notre temps à inventer de nouvelles excuses. Il n'était d'ailleurs pas très difficile de couvrir la situation puisque, entre deux longues absences de mon père, les gens oubliait tout ce qui avait pu leur paraître suspect. C'est étrange, non, comme on peut facilement se débarrasser de ce genre de chose ? Comme ça, j'ai pu tenir le coup jusqu'à mes dix-sept ans, à peu près.
- Qu'est-ce que tu as fait ensuite ?
- J'ai fugué, tout simplement. Je t'ai déjà dit que notre quartier se situait près d'un port, n'est-ce pas ? Et bien, à l'époque, on cherchait des jeunes volontaires pour partir un an ou deux sur un navire marchand, afin de faire le sale boulot. Charger, décharger, nettoyer, et j'en passe.
- Et tu y es allé ?
- Bien sûr ! Pour moi, c'était une chance inespérée de partir. J'ai voulu emmener mon frère avec moi, mais Yevgeni était encore trop jeune et il ne voulait pas laisser notre mère derrière nous. Alors j'ai embarqué avec presque rien sur moi, comme d'autres garçons du quartier. Je ne suis pas revenu avant une paire d'année. »
Il soupira doucement, puis se tourna légèrement vers Lucas. Ses mèches d'un auburn très sombres glissaient presque devant ses yeux, encore ruisselantes d'eau, formant des arabesques effilées jusque dans son cou. Dans cette position, Lucas ne voyait que son profil, le contour de son visage aux traits fermes, de ses lèvres entrouvertes qui avaient laissé échapper tant de secrets. Sans qu'il le remarque, ses mains descendirent lentement sur les bras de Vassili, mais celui-ci ne sembla pas réagir.
« Ce que j'ai fait pendant ces deux années n'est pas très intéressant, dit-il. Je n'avais aucune nouvelle de ma famille, mais si je le pouvais, j'envoyais une petite enveloppe à ma mère. J'ai gagné ma vie en faisant ce qu'on me demandait, j'ai connu quelques filles, je me suis parfois battu avec d'autres gars du navire pour me faire une place, mais tout cela reste classique. D'ailleurs, je n'en garde pas beaucoup de souvenirs. »
Lucas s'attendait à ce qu'il continue, mais à sa grande surprise, Vassili se leva. Il prit une serviette, s'essuya rapidement, puis sortit de la baignoire et enfila le premier vêtement qui lui tomba sous la main – en l'occurrence, une paire de caleçons.
« Et après ? » demanda Lucas en le fixant. Vassili boutonna son pantalon, puis passa une chemise avant de se tourner vers lui. Leurs regards se croisèrent et ne se quittèrent plus pendant de longues secondes, comme s'il se jaugeaient l'un l'autre. Puis, d'une voix lente et atone, Vassili lui dit :
« Quand je suis revenu, ma mère et mon frère n'étaient plus là.
- Que leur était-il arrivé ?
- Officiellement, mon frère avait eu un « accident. » Mais en vérité, c'est à cause de mon père que c'est arrivé. Ils ont appelé ça « une mauvaise chute. » Quant à ma mère, je crois qu'elle n'a pas pu le supporter. Elle a passé plusieurs mois à l'hôpital sans que les médecins puissent la sortir de sa dépression avant de mourir. Et mon père, lui, a continué de boire. Et de boire. Et de boire. Et personne ne l'a blâmé, parce qu'après tout, il venait de perdre toute famille, non ? Son fils aîné les avaient lâchement abandonné, puis le cadet avait eu ce malheureux accident, et la mère n'a pas tardé à suivre. Quel homme ne sombrerait pas dans l'alcool après tout ça, je te le demande ! »
Lucas se leva et s'approcha de lui. Il ne savait pas quoi répondre à cela, mais il savait qu'il devait faire quelque chose, n'importe quoi, pour tenter d'exprimer le tourbillon d'émotions qui grondait en lui. Et Vassili le regardait, les lèvres closes, ses yeux verts sombres étincelants de colère ou de peine, ou plus probablement d'un étrange mélange des deux.
« Vassili, commença Lucas, sans même savoir ce qu'il allait bien pouvoir lui dire. Je…
- C'était ça le pire. J'avais beau essayer de leur faire comprendre la réalité, personne ne me croyait. Les gens ne supportent pas la cruauté de la franchise. »
Lucas voulut lui répondre, mais Vassili lui tourna le dos et sortit. Lucas resta interdit quelques secondes, puis se rua dans le couloir. Hélas, Vassili avait déjà pris ses affaires et, avant que Lucas pût dire un seul mot, il claquait la porte de l'appartement derrière lui.
"And it's all over now."
Le lendemain après-midi, lorsque Lucas rentra à l'appartement, il fut accueilli par le même silence que la veille. Il posa son sac sur la table de la cuisine, puis enleva son écharpe et son blouson et les laissa sur une chaise. Il se mit à faire quelques pas dans l'appartement, sans véritable but. Dans le salon, il se surprit à vérifier qu'il n'y avait plus de messages sur le répondeur, puis, à tout hasard, il passa devant la salle de bain. Mais la porte était grande ouverte et il n'y avait personne, pas plus que dans la chambre de Vassili.
Il ne l'avait pas vu depuis la veille. Il avait voulu attendre son retour, mais Vassili ne semblait pas prêt de revenir et Lucas avait fini par s'assoupir, épuisé. Au matin, Vassili était bien là, mais il avait dû rentrer tard car il dormait encore profondément lorsque Lucas avait quitté l'appartement pour aller à l'université.
Il jeta un coup d'œil à l'horloge murale. Trois heures de l'après-midi. Peut-être que Vassili était parti assister à l'enterrement, en fin de compte, même si Lucas avait plutôt pensé qu'il n'y serait jamais allé de son plein gré. Mais après tout, il ignorait probablement encore trop de choses, ou ne les comprenaient pas encore assez bien, pour pouvoir juger du comportement de Vassili.
Il passa le seuil de sa chambre avec un soupir, mais dès qu'il releva les yeux, il s'immobilisa. Là, allongé sur son lit, il y avait Vassili.
Il s'était étendu sur le côté, sur les couvertures qu'il n'avait pas défait. Ses cheveux cascadaient dans son cou et sur sa joue, tantôt brun doré, tantôt auburn sombre, tranchant sur sa peau à peine mate. Un long pull épousait son corps délicatement courbé, serrant également ses hanches et le haut de ses jambes. Ses pieds déchaussés dépassaient tout juste de son jean, de la plus adorable des manières. Lucas enleva lui aussi ses chaussures, puis s'avança sans bruit jusqu'au pied du lit. Il posa les mains sur le matelas, mais arrêta de bouger lorsque Vassili se tourna vers lui.
« Lucas… ? murmura-t-il d'une voix enrouée.
- Tu n'es pas allé à l'enterrement. »
Le regard de Vassili s'assombrit légèrement.
« Non. Je pensais que tu l'aurais compris.
- Je l'avais compris », lui assura Lucas en montant sur le lit.
Il avança jusqu'à ce qu'il soit à la hauteur de Vassili, puis s'allongea à son tour, à une poignée de centimètre de son dos. Il s'appuya sur un avant-bras pour continuer à le regarder et ils se fixèrent sans rien dire pendant un moment. Puis, Lucas contempla la manière dont le corps de Vassili se tordait pour qu'ils puissent se faire face ainsi il n'avait tourné que ses épaules vers lui, et le reste de son buste se tendait élégamment sous son pull. Lucas se laissa retomber sur le renflement de l'oreiller avec un léger soupir tandis que Vassili se rallongeait correctement.
Lucas s'étendit sur le dos, un bras passé sous sa tête, le visage tourné vers Vassili. Il regarda les mèches aux reflets de feu qui coulaient dans la nuque élancée, l'envie de les toucher lui brûlant les doigts. Il fit glisser sa main sur le drap, vers les épaules de Vassili, mais il s'arrêta lorsqu'il se rendit compte de son geste.
« Tu sais pourquoi ? demanda Vassili.
- Pourquoi quoi ? »
Vassili soupira, puis roula sur le dos et fixa Lucas.
« Pourquoi je ne suis pas venu à l'enterrement. »
Lucas réfléchit un moment à la question. Ses yeux clairs ne quittaient pas ceux de Vassili, comme s'il y cherchait la réponse. Finalement, il se tourna sur le côté pour mieux lui faire face. Sa main frôla celle de Vassili, mais ni l'un ni l'autre ne bougèrent.
« Probablement à cause de mon charme irrésistible, répondit Lucas, ou bien pour te faire pardonner de ne pas m'avoir accueilli comme il se devait hier. Ou alors pour les deux. »
Vassili esquissa un sourire amusé et remua doucement la tête. Puis, retrouvant son sérieux, il s'appuya sur son avant-bras et se pencha sur Lucas. Il regarda ses yeux de jade, les boucles de ses cheveux clairs qui se répandaient autour de son visage… Lucas sentit comme une agréable chaleur se diffuser partout dans son corps. Elle semblait s'intensifier lentement, au fur et à mesure que Vassili et lui se dévisageaient.
« Si je n'y suis pas allé, c'est parce que je ne voulais pas risquer tout ça.
- Tout ça ? » murmura Lucas.
Il glissa sa main sous celle de Vassili. Un frémissement les parcourut lorsque leurs paumes se pressèrent l'une contre l'autre et que leurs doigts se nouèrent sous leurs regards encore incertains. Vassili releva ensuite les yeux vers Lucas, et répondit :
« Toi. L'appartement. Mon nouveau job. Tout ça.
- Et le reste ?
- Le reste ? »
Lucas passa un bras derrière sa nuque. Vassili posa sa main libre à côté de son buste et se pencha vers lui, jusqu'à ce que leurs visage ne soient plus qu'à une poignée de centimètres l'un de l'autre. Il se fixèrent en silence, le souffle court, puis Lucas murmura :
« … Te connaître. »
Mais Vassili ne lui laissa pas le temps de retrouver sa voix pour répéter sa phrase. Il appuya sa bouche contre le sienne et Lucas s'empressa de lui répondre, enfonçant ses doigts dans les cheveux flamboyants de Vassili comme il en avait envie depuis le début. Leurs mains se serraient jusqu'à s'en faire mal, mais ça ne comptait pas.
« Ia tibia ljubjiu, murmura Vassili contre ses lèvres.
- Qu'est-ce que ça signifie ? » souffla Lucas.
Vassili plongea ses yeux dans les siens et lui sourit. C'était un sourire étincelant, qui pétillait jusque dans ses prunelles. Lucas l'avait déjà vu quelques fois, ce sourire qui promettait des surprises exquises.
« Disons simplement que moi aussi, j'ai envie de savoir qui tu es. Et, ajouta-t-il, dans les moindres détails. »
- Owari -
J'ai réussi ! J'ai fini ma toute première fiction originale ! Fiou, suis fatiguée maintenant… N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, par review ou par mail, et même si vous n'avez pas aimé, dites-moi pourquoi s'il vous plaît.
Je tiens encore à remercier Naëlle, pour sa patience infinie et pour avoir repoussé les délais afin que je suis puisse participer à son concours. Gros bisous, Naëlle !