Note : Ca ne commence pas en pleine action, vu la rigueur quasi-zoologique que je me crois forcée de déployer pour décrire mon personnage principal. :-) Il se passera des choses dans les prochains chapitres, je le jure! En attendant, dites-moi ce que vous pensez de celui-là. J'écrirai la suite avec plus de plaisir si j'ai l'impression que ça plait à des gens.

Pour ceux qui ne connaissent pas le mot geek, c'est un peu complique a expliquer... C'est un melange entre "intelligent mais completement nul sur le plan social", "quelqu'un qui est tellement plonge dans ses passions qu'il ne voit pas le reste" et "fan des ordinateurs". C'est pas tres positif, c'est meme assez insultant, mais moi j'ai beaucoup d'amis dans ce milieu et je les trouve tres droles.

D'ailleurs, beaucoup de détails sont inspirés de la vie de gens que je connais, c'est la meilleure façon pour moi de faire du réalisme. Qu'ils ne se sentent pas visés : Vincent est un perso à moi, il partage juste certaines de leurs caractéristiques. Mais ce n'est une caricature de personne.


Vincent Merle était un jeune homme aux longs cheveux blonds, aux yeux noirs, plutôt joli garçon, intelligent, sensible, au caractère doux, et adroit de ses mains. Mais il n'était pas un beau prince charmant entouré d'admirateurs et d'admiratrices. Pourquoi? Parce que Vincent était un geek. Ses yeux noirs étaient cachés derrière d'épais verres de lunettes et ses cheveux blonds souffraient de n'être lavés que tous les quinze jours, en moyenne. Quant à son adresse et son intelligence, elles lui servaient surtout à taper des messages sur des forums de discussion, avec une vitesse de frappe qui pouvait être qualifiée d'indécente, faisant des analyses profondes sur des sujets variés (informatique, littérature, politique, société, science, philosophie) qui avaient comme unique point commun le fait d'intéresser entre trois et cinq personnes au monde.

Son geek code (imprimé sur un de ses multiples tee-shirts noirs) était "GCS d- s+: a-- C+++$ U+++ P++ L+++ E--- W+ N+ o K w----$ O- M- V- PS++ PE- Y PGP+ t+ 5++ X+ R+ tv b+++ DI+ D--- G++ e++ h+ !r y", ce qui voulait dire, entre multiples choses, qu'il était payé à essayer de faire fonctionner Windows dans une entreprise, avec un succès tout relatif, mais louable, vu la difficulté de l'opération ; que dans son appartement mal rangé, où il vivait seul, il n'aurait jamais utilisé autre chose que Linux ; et enfin - c'était là le plus pénible - qu'il n'avait jamais eu de relation amoureuse ni sexuelle avec quiconque.

Ce n'est pas que la chose lui avait toujours été rigoureusement impossible. Une jeune fille lui avait même proposé de sortir avec elle, il y a quelques années, dans son école d'informatique. Elle était agréable de caractère et de visage, mais malheureusement, Vincent avait découvert son homosexualité longtemps avant, quand il avait douze ou treize ans, en même temps qu'il avait découvert l'existence de l'homosexualité en lisant un livre de mythologie grecque. Il avait donc du mettre gentiment la demoiselle au courant de l'impossibilité de la chose. Elle l'avait d'ailleurs pris sans larmes, ce qui avait vivement rassuré Vincent, qui se sentait un peu coupable. Il avait tendance à éviter les jeunes filles, depuis, même si une partie de lui-même lui reprochait ce comportement irrationnel qui diminuait encore ses possibilités de socialisation.

Il aurait beaucoup apprécié qu'un charmant jeune homme vienne lui faire la même proposition, mais cela semblait statistiquement excessivement improbable. Lui-même n'avait jamais osé faire de proposition à qui que ce soit, de peur de se faire rejeter : il était seulement allé jusqu'au point d'apprendre les orientations sexuelles de la plupart de ses amis, qui avaient toujours été incompatibles avec les siennes. Il savait, théoriquement, qu'en sa qualité d'homosexuel, il pouvait aller dans certains endroits où il était sur de trouver quelqu'un au moins pour une nuit, mais il se plaisait à imaginer quelque chose de plus romantique, avec de grandes déclarations d'amour, pas ce genre de relations purement physiques pour lesquelles sa main droite (ou la gauche, quand la droite était fatiguée) lui fournissait un émulateur plus que convenable.

Ce dimanche matin-là, vers 15 heures, Vincent se réveilla, bailla, s'extirpa de son lit, et avança zombiesquement vers son clavier d'ordinateur, histoire de relever ses mails avant son petit déjeuner. Il eut le courage de relever les volets auparavant, plutôt que d'allumer la lumière. A l'extérieur, il faisait très laid. Le ciel était gris, la lumière basse, une petite pluie fine tombait.

Vincent se rappela sa soirée du samedi : lui et un groupe d'amis étaient allés revoir "Le Retour du Roi" pour la troisième fois, puis avaient fait une petite balade à rollers dans Paris, et enfin étaient rentrés chez l'un d'entre eux, Martin, pour jouer à une variante très compliquée, très intéressante et très personnelle de la bataille, impliquant, outre un jeu de cartes, trois dés à vingt faces, beaucoup de papier, des stylos, et un robinet d'eau froide (qui pouvait être remplacé par une bouteille d'eau, mais c'était quand même moins drôle). Il soupira. Ses week-ends n'étaient pas du tout désagréables en soi, mais ils se ressemblaient tous, et il aspirait à autre chose. Accessoirement, il aspirait aussi à avoir le courage de faire son coming out devant ses amis. Les seuls de ses proches à être au courant étaient sa petite soeur, qui habitait dans le sud de la France, et certains correspondants par mail, qu'il avait précisément rencontrés sur des forums sur le sujet.

Il se logua. La voisine du dessus chantait, très fort, "Un jour mon prince viendra." Vincent balançait entre l'énervement et le soulagement. Ce n'était pas qu'elle chantât très bien, mais le voisin du dessus précédent avait eu un gros coup de coeur pour le best of de Patrick Sébastien, tandis que sa femme ne jurait que par le CD de Jordi.

De plus, bien qu'il ne fut pas fan ni de la chanson, ni du film dont il était tiré, ni du studio, ni de la traduction - il n'était fan d'aucune traduction, pas même de celle du "Guide du Routard galactique" - Vincent devait admettre qu'il se reconnaissait assez bien dans le sentiment.

Il constata avec une agréable surprise qu'aucun mail urgent de l'entreprise ne l'informait d'un nouveau problème, du à un obscur bug de Windows, et espéra que ce n'était pas le serveur de mail qui était en rade. Il aurait beaucoup aimé être un des grands administrateurs système qui enregistrent un problème de fonctionnement par an et ne se font jamais pirater. Mais pour l'entreprise qui l'engageait, il étrait hors de question de passer à un autre OS, et rendre Windows fiable et sur équivalait à peu près à vider la mer avec une petite cuillère. Trouée. Même un pirate du vingtième de sa valeur - Vincent avait eu sa période rebelle, dans sa jeunesse - entrerait dans le système sans problème.

Entre les mails de mailing-lists, les spams, deux mails de correspondants, et un peu de courrier professionnel, Vincent éplucha, tria, et finit par tomber, entre un mail l'encourageant à augmenter la taille de son pénis et un autre se proposant de lui dévoiler son destin grâce à la Bible, sur un mail intitulé "REVIVE ALAN TURING!!!"

Vincent ne connaissait que peu Alan Turing, mais il savait que c'était un des plus grands informaticiens du vingtième siècle, qu'il avait déchiffré les codes secrets allemands pendant la seconde guerre mondiale, que la divulgation de son homosexualité l'avait exclu des services secrets, et qu'il était mort empoisonné sans qu'on puisse dire si c'était un accident ou un suicide. Il lui portait d'ailleurs une certaine admiration, le rangeant sur la liste des génies de l'humanité qui avaient en plus l'intérêt d'avoir eu des penchants homosexuels, aux côtés de Shakespeare, Rimbaud, Oscar Wilde, Ian McKellen, et probablement Socrate, même si Platon prétendait le contraire. Et il avait ressenti un frisson étrange en voyant son nom aux côtés de personnes plus couramment présentes dans les titres de spams, comme Britney Spears nue.

Obéissant à une impulsion soudaine, contre son code d'honneur qui lui ordonnait de ne jamais lire le moindre spam, il appuya sur la touche Entrée.