Qui était-elle ? Je n'en ai aucune idée, je ne connaissais pas son nom, pas même son visage. Elle faisait partie des invisibles. De ceux à côté de qui on passe sans même les apercevoir. Non pas que je parle des exclus du lycée seulement des gens que vous ne remarquez pas. Ils ont peut être une vie bien remplie de leur côté, des amis, de la famille mais vous ignorez ça, et ça ne vous manque pas de le savoir. Elle était ce genre de personne. Le genre de personne qui n'avaient aucune importance à mes yeux, qui ne faisaient pas partie de mon cercle d'ami et je ne voulais pas voir plus loin que ça. Mon erreur ça a été ça. De ne pas assez voir, de ne pas être attentive à son attention à elle. Et de continuer peut être encore, malgré moi, à ne pas ouvrir assez les yeux sur les gens.

Comment peut-on se douter avant ce genre d'expérience ce que peut coûter un regard. Comment aurai-je pu penser autrement, me dire que ça avait de la valeur, que cette simple attention portée par les yeux avait un prix qui défiait tout le reste ? J'étais plus qu'incapable je crois d'imaginer qu'on pouvait donner tant de choses à travers deux pupilles. Les yeux pour moi c'était deux simples morceaux de chaire rattachés par les nerfs et qui avait une utilisation qui n'est pas moindre... Mais c'est plus que ça, bien plus que ça…

Je n'ai jamais cherché à être populaire ni même à me mettre en avant ne serait ce qu'une seule fois. J'étais la lycéenne banale, que quelques personnes connaissent plus ou moins mais qui bien souvent restent avec ses potes le samedi soir, devant un film et une pizza… Je vivais ma vie, elle était sympa et ça me suffisait. Pourquoi chercher plus loin que le bout de son nez lorsque on a tout ce qu'il faut autour de soi ? Je n'avais pas grand-chose mais ça me suffisait largement. Qui serait assez fou pour regarder partout autour de lui lorsqu'il parle à ses amis. Pourquoi faire attention à tout et ne pas se concentrer sur eux seulement ? Personne ne fait ça, moi si maintenant.

J'ai déambulé dans les couloirs un nombre de fois qu'il n'est plus humainement comptable. Traînant mes basquets sur le carrelage usé pour me rendre dans mes salles de classe, pour aller à la cafétéria, ou juste même pour me balader les jours où je n'avais rien à faire. J'ai descendu les escaliers de toutes les manières possibles, j'ai couru dans les marches, de les ai enjambées, je suis même tombée une paire de fois. Je suis restée des heures dans la cour, debout à discuter, allongée dans l'herbe, la tête posée sur les genoux d'un ami… J'ai posé mes cours tant de fois sur les tables des salles d'études que si j'avais été toujours à la même place, il y aurait un trou dedans du à l'usure ! J'ai profité du lycée à fond, toujours, je l'ai fait avec un naturel déconcertant, sans me poser de question, jamais. Non, jamais je n'ai levé la tête pour porter un peu d'attention aux choses qui ne faisait pas comprendre qu'elles en avaient besoin. Et pourtant il y avait elle…

C'est étrange, si on ne porte aucune attention aux choses qui paraissent ordinaires, les choses qui en sortent au contraire, attirent le regard comme un aimant. Ce jour là, en arrivant dans la cour, j'ai vu des gens pleurer. L'intérêt que l'on porte aux choses étant proportionnelle à leur sortie de l'ordinaire, justement, j'ai vite oublié l'incident, j'ai rejoins mes amis, j'ai discuté, j'ai ri. Le genre de nouvelle dont il était question fait vite le tour d'un lycée. C'est incroyable n'est ce pas comme finalement les gens se connaissent toujours assez pour aller dire les nouvelles à leur voisins… Peu de temps après nous avons donc apprit qu'une élève était morte, qu'elle avait donné elle-même fin à ses jours. Pas une amie, ni même une connaissance et pourtant, le choc. J'ai essayé de chercher si son nom me disait quelque chose, impossible, ni de mettre un visage dessus. Mais j'avais cette peine immense en moi. A ce moment là je me moquais encore bien de sa vie je crois, j'avais surtout peur de la réalité qui me frappait de plein fouet, le fait que ce genre de chose n'arrivait pas juste dans les films, que ça pouvait arriver tout près de moi. Je n'avais pas idée à quel point près de moi et je n'imaginais pas combien la réalité n'avait pas finie de me donner des coups.

Je n'ai pas comprit pourquoi on m'invitait à lire la lettre qu'elle avait écrite avant de se suicider. Je ne la connaissais même pas, je n'avais rien à faire avec cette histoire. J'ai prit la feuille entre mes mains et j'ai commencé à lire à voix haute pour mieux donner un sens au mot lorsque je les entendrai à travers ma propre bouche.

« Elle ne me voit pas. Tous les jours je passe à côté d'elle sans même récolter un seul regard. Invisible, je suis totalement invisible pour elle. Si je la bouscule, comme par mégarde à la sortie d'un escalier, elle s'excuse, sourit puis repart sans avoir réellement fait attention à moi. Je ne sais quoi faire pour capter son attention. Comment lui faire comprendre que j'existe, que je suis là, tout près d'elle, toujours ? Je ne vis qu'à travers les regards que je lui lance, les yeux fixés sur sa personne en permanence. Mes yeux la suivent par simple habitude, capables de la repérer à travers toute une foule… Mais c'est à sens unique et ça le sera toujours… Ses yeux à elle, que ne donnerai-je pas pour les voir ne serait-ce qu'une fois glisser sur moi, me détailler, même si ça ne dure que quelques secondes… Mais elle ne le fera jamais… »

J'ai arrêté la lecture à cet endroit reconnaissant mon nom plus loin dans la phrase. Les lettres de mon prénom semblaient se détacher de la feuille, ils criaient en moi le nom de coupable. J'ai fait un effort une nouvelle fois, mais j'étais toujours incapable de me faire une image de son visage.