1.Poupée de larmes
13 Octobre 2000
Cher journal,
Pourquoi suis-je ici ? Je suis tellement lasse de cette vie stupide. Si seulement il y avait sur terre quelqu'un qui m'aimait, je serais si différente…On dit qu'être aimé rend plus beau…personne ne m'aime, je suis laide, ceci explique cela…
Depuis la mort de papa, personne ne m'a aimée. Je ne suis qu'un fantôme inutile pour maman, je le sais bien... Et aujourd'hui, j'ai plus de dix-sept ans de célibat à mon actif…
Mais qui voudrait de moi, de toute manière ? Il suffit de me regarder pour comprendre pourquoi je les repousse tous…
Des yeux différents, des cheveux infâmes, des kilos à perdre, un look d'enterrement, mais le seul qui m'aille, aussi...
Il faudrait vraiment être cinglé pour me trouver la moindre qualité, alors adieu, monde d'esthètes, ce soir plus que jamais auparavant, je veux partir. Partir loin. Là-bas. Là, d'où on ne peut pas revenir…
Les lèvres de la jeune fille s'étirèrent en un sourire ironique. Elle avait parfois l'impression d'écrire toujours la même chose dans son journal. Mais jamais elle n'était vraiment allée jusqu'à la « vraie » tentative de suicide. Mais ce jour serait différent de tous les précédents, elle le sentait, sans savoir vraiment pourquoi, son instinct le lui soufflait. Ce jour serait même radicalement différent. Et son instinct ne la trompait jamais… Alors elle enfonça la lame du rasoir dans son poignet, et la laissa glisser, serrant les dents pour lutter contre la douleur aiguë qu'elle ressentait.
Les yeux améthyste de celle qu'il aimait l'obsédaient. Il était fatigué d'en voir couler des larmes, noircies par le maquillage. Ce qu'elle pensait était faux, pourquoi n'arrivait-elle pas à en avoir conscience? C'était déjà la troisième fois ce mois-ci qu'elle se mutilait, avec le désir clair de mettre fin à ses jours. Si seulement elle pouvait avoir conscience de sa présence, à lui, l'Ombre…
La larme carmin qui coulait du bras droit de la jeune fille le tuait, encore une fois. Et il ne pouvait rien faire pour elle… Pas même lui montrer tout l'amour qu'il aurait voulu lui offrir. De toute façon, l'aurait-elle accepté? Qu'est-ce que l'amour d'une ombre pour une femme dont le cœur palpite encore au creux d'une poitrine de chair, une femme encore vivante ?
Tout ce qu'il pouvait lui offrir c'était une illusion, un rêve. Un simple rêve…Rien.
Il se laissa tomber sur le lit avec toute la rage de son désespoir et de sa lassitude, accrochant au passage une poupée de porcelaine.
Un bruit indistinct poussa l'adolescente à tourner la tête, poussé par la surprise autant que par un élan d'espoir Espoir d'être découverte pour qu'on l'aide à s'en tirer…Ou dernier espoir vague, seulement pour se raccrocher à la vie.
Mais ses yeux ne rencontrèrent aucun autre regard, ils ne virent rien qu'une simple poupée vêtue de vert pale et de blanc, la tête brisée par sa chute et les cheveux en désordre.
A cet instant précis Lux maudit Death, son chat âgé de quatre ans, c'était forcément lui qui avait fait tomber la poupée, et le bruit allait attirer Rose Nurray auprès de sa fille…Alors comme chaque fois elle anticipa :
« Death je te jure que cette fois tu ne vas pas porter ton nom pour rien ! » hurla-t-elle en essuyant le sang de son poignet avec un mouchoir blanc.
Mais Death attendait sagement derrière la porte, porte qui était fermée à clé, encore.
Alertée par les cris rageurs de sa fille, la mère accourut dans la minute qui suivit. Elle ne comprit d'ailleurs pas pourquoi celle-ci pestait contre Death, pour une fois que cette bestiole était tranquille…
Elle frappa à la porte de la chambre et demanda d'une voix calme masquant mal son exaspération :
« Chérie, pourquoi tu en veux à ton chat, alors qu'il est ici, avec moi ? »
En quelques secondes la porte s'ouvrit, et Lux, un air hébété sur le visage, un mouchoir dans la main et ses longs cheveux bruns en désordre, apparut sur le seuil.
« Tout va bien mon ange, demanda la mère, tu as pleuré ? Ton maquillage a…
-Je…Death à fait tomber une de mes poupées et je me suis blessée en voulant la ramasser…
-Death ? Lux… Ne rejette pas tes fautes sur ce pauvre chat innocent, regarde comme il est paisible… »
Les yeux violets de Lux se posèrent sur l'animal, et son visage se décomposa. Le félin était loin d'être paisible : il était effrayé, regardait fixement le lit, comme s'il y voyait quelque chose ou quelqu'un. Ses poils se hérissèrent, il souffla avec hargne et s'enfuit sans demander son reste.
La maîtresse de maison soupira et reprit:
« Soit, il était paisible, j'avais oublié qu'il était aussi un peu détraqué…Enfin… Met quelque chose sur ta blessure avant qu'elle ne s'infecte ma chérie, et jette cette pauvre demoiselle de porcelaine… »
Le regard gris de la femme se posa avec désarroi sur la poupée, puis elle redescendit au rez-de-chaussée, probablement pour calmer la pauvre bête. Lux, elle, ne quitta pas son lit des yeux. Elle n'y voyait personne, et elle ne s'y était même pas assise depuis qu'elle l'avait fait. Pourtant les draps s'étaient froissés, comme si quelqu'un s'y était allongé. Murmurant pour elle-même, Lux laissa échapper une question :
« Mais qu'est-ce que t'as vu dans cette foutue chambre, Death ? »
Deux jeunes filles vêtues de noir, l'une blonde aux faux airs d'ange et l'autre brune comme la nuit s'avançaient dans l'allée. Le manoir de la famille Nurray se dressait face à elles, acheté par l'arrière-grand-père de Lux, pour presque rien à la dernière descendante d'une famille de riches entrepreneurs, une vieille fille mourante de plus de 80 ans.
La blonde, c'était Bérénice, la seule personne qui côtoyait Lux. Elle avait en réalité pensé, au premier abord, que cette dernière la mènerait dans les bars 'goths' les plus branchés de la région, car la demoiselle était friande d'ambiance sombre, mais aussi d'alcool, de sexe et de conquêtes masculines ayant les mêmes passions qu'elle. Mais elle n'avait jamais pu atteindre son but, ayant compris par la suite que son « «amie » était juste asociale et asthénique, bien loin de l'image qu'elle s'en était faite. Elle était restée par jalousie. La brune était plus belle, plus intelligente, aux yeux du monde. Encore une fois, Bérénice s'était retrouvée seconde. Et si elle restait, c'était pour qu'un jour l'occasion de doubler Lux se présente, et qu'enfin elle ait sa revanche… L'autre raison qui motivait son amitié simulée, c'était qu'elle comptait bien profiter de la demeure ancienne des Nurray pour s'essayer au spiritisme.
Lux, elle, voyait en Bérénice sa seule amie, une véritable amie. Sans la moindre arrière-pensée, avec toute sa naïveté de jeune fille solitaire à l'extrême.
La blonde était agacée par la morosité constante de sa compagne, mais encore une fois ce soir-là elle simula l'affection, et comme chaque soir elle monta avec la fille de la maison jusque dans sa chambre, saluant au passage la toujours avenante Mme Nurray.
Arrivées en haut, Bérénice se jeta sur la banquette recouverte de velours noir un peu passé qui se trouvait dans la chambre de son amie et laissa échapper un cri de joie.
« Tu te sens bien Bérénice ?
-Parfaitement, c'est Halloween dans quelques jours, je vais pouvoir essayer mon cadeau de Noël…Et puis nous sommes en vacances. Et toi ça…Au fait où est passée ta sublime poupée, celle qui était vêtue de soie verte ?
-Cassée.
-Ton chat ?
-Il était enfermé dehors…
-Crise de nerfs ?
-Non, je rédigeais mon journal intime.
-Elle est tombée seule ?
-C'est stupide à dire mais j'en ai l'impression.
-Oh… »
Un sourire intéressé qui signifiait que la demoiselle venait d'avoir une idée qu'elle jugeait excellente, sourire que Lux ne le perçut même pas, illumina le visage de la blonde pendant quelques secondes, avant qu'elle ne demande d'une voix doucereuse :
« Luxie…
-Lux, c'est déjà assez laid, n'en rajoute pas s'il te plait…
-Lux…Qu'est-ce que tu fais pour Halloween ?
-Rien de spécial…Je ne vois pas l'intérêt de cette fête, pas plus que celui de Noël ou de…
-Alors je pourrais le passer chez toi ? S'il te plait ma chérie !
-Il n'y a rien à…
-Je ramènerai de quoi s'occuper, promis Bérénice en papillonnant, Alors c'est oui ?
-D'accord…tu demanderas à ma mère en partant ?
-Pas de problème ma chérie, je t'adore ! A mardi !
-Ouais, à mar… »
Mais Bérénice était déjà descendue en courant, et Lux l'entendit demander l'autorisation de passer la nuit d'halloween dans le manoir des Nurray. Elle soupira bruyamment, tira de son armoire une nuisette de soie couleur de nuit et descendit à la salle de bain, sans même voir ce regard d'émeraude qui la suivait partout où elle allait.