La suite est là : bonne lecture !


Chapitre 87

Avenir Trouble


Alain m'adresse un sourire encourageant. Je crois qu'il a perçu ma légère anxiété. C'est la première fois qu'on se retrouve depuis que mes amis ont fait la connaissance de Christian, près de dix jours plus tôt. L'ambiance se veut détendue, mais elle ne l'est pas tant que ça.

Je suis nerveux, et Magda a tout l'air de l'être, elle aussi. Il y a comme une gêne entre nous, et un zeste de peine vient peser sur mon cœur. J'aimerais qu'on puisse rester amis, toutefois je sais que je ne peux pas la contraindre à accepter ce qu'elle a appris lors de sa rencontre officielle avec mon petit ami.

Malgré son sourire, Alain est pourtant le premier à lancer les hostilités, moins de cinq minutes après mon arrivée ; tandis que nous sommes tous les quatre installés dans la petite pièce qui leur sert de salle de jeu.

— Comment ça va toi, depuis l'autre journée de folie ? me demande-t-il.

— Très bien, réponds-je. Et toi ? Et vous ?

Je ne juge pas bon de préciser que mon homme me manque déjà, et que j'ai néanmoins passé quelques journées et nuits absolument fabuleuses à ses côtés. Ces dernières me hantent. La sensation est très agréable : deux jours après, je plane encore.

Lili et Alain confirment qu'ils vont bien, eux aussi. Magda se contente d'acquiescer. Elle est distante, et je ne peux qu'avoir la certitude que c'est lié à mon histoire d'amour avec mon mec. Depuis que nous nous sommes rapprochés, elle n'a jamais été aussi froide à mon égard.

— Et Christian, comment va-t-il ? renchérit Lili.

Jusque-là, j'espérais que ce thème ne soit pas abordé. Non que je n'aime pas évoquer mon homme, bien au contraire — si on me laissait carte blanche, je m'étalerais en long, en large et en travers concernant mes sentiments à son égard —, cependant je sais qu'il s'agit d'un sujet très sensible, et je ne peux pas me permettre de tout dire. Marcher sur des œufs est compliqué lorsqu'on est mal à l'aise avec le mensonge. Je suis pourtant bien placé pour savoir que certains bobards peuvent être essentiels, surtout s'ils protègent Christian. Par exemple, comment répondre à cette question sans mentir ? Je ne vais pas trahir mon petit ami en racontant tout ce qui fait qu'il ne va pas bien, toutefois il m'est difficile de prétendre qu'il est aussi heureux que je le suis.

— Ça va, répliqué-je donc en une réponse bidon.

« Ça va », en soit, est-ce que ça veut dire que ça va plutôt bien, mais pas trop non plus ? Ne serait-ce pas une position relativement neutre ? Ou encore une façon de faire comprendre, à la personne face à nous, que nous ne sommes pas assez proches pour que la réponse soit franche et assumée ?

— Mais encore ? insiste Lili. On se souvient bien de l'état dans lequel il était : ça marque les esprits, une personne qui manque de faire un malaise sous nos yeux.

— Il s'est remis de ses émotions, déclaré-je sur un ton doux.

Le contrecoup — pour lui comme pour moi, même s'il en a été le plus affecté —, a été rude, néanmoins le sujet n'avait pas — ou très peu — été remis sur le tapis après qu'on l'ait abordé le lendemain de l'affaire. Nous nous étions dit tout ce que nous avions à nous dire. Je savais que ça ne signifiait pas pour autant que mon homme l'avait déjà oublié ; il ne l'avait pas évoqué, et le connaissant, ça le minait certainement encore. J'évitais — quand je le pouvais —, de remuer la merde. Mon but n'était pas de mettre Christian mal à l'aise : lorsque ça arrivait par ma faute, je m'en voulais énormément, et je tentais toujours de rectifier le tir ou — à défaut —, de régler le problème au mieux lorsque c'était possible.

— On dirait que t'as toujours aucune envie d'en parler, commente Alain.

— Il est très protecteur : ça me rappelle quelqu'un, le taquine Lili.

Je ne dis rien. Je jette un regard à Magda, qui a le nez dans la règle du jeu que son frère veut nous faire découvrir. Malgré la chaleur extérieure, il fait un temps idéal pour jouer : le ciel est encore une fois orageux, on croirait presque qu'il fait nuit en plein milieu d'après-midi.

Je me fends d'un léger sourire, tout en songeant — non sans anxiété —, que j'ai probablement un abcès à crever avec mon amie.

— Ouais, c'est ça, reconnais-je.

— Mais on est inquiet, assure Lili. T'as pu le voir récemment ?

— T'es trop curieuse, marmonne Magda.

Ce sont ses premiers mots — après son frêle salut à mon attention —, depuis que je suis arrivé. Elle les prononce tel un constat, et je n'y retrouve pas son intonation habituelle, celle qui vise à me soutenir. Je tique, sur la défensive, mais essayant de ne rien en laisser paraitre. J'ai retenu les conseils de Christian : ne pas me braquer pour ne pas donner le sentiment que notre relation est problématique. Elle ne l'est pas. Ce qui l'est, c'est le regard que notre société — et les gens qui la composent —, sont susceptibles de poser dessus. J'ai déjà eu ce regard, et je sais que mon homme l'a encore. Nous ne sommes pas à l'abri de notre propre jugement, alors comment en blâmer mes proches, nos proches ? Malgré la férocité dont je peux faire preuve pour protéger mon mec, j'ai plus que jamais conscience de la situation dans laquelle Christian et moi nous sommes mis.

Je réponds.

— Oui, j'ai passé pas mal de temps avec lui la semaine dernière, affirmé-je.

— Et il va mieux, c'est ça ? Vous avez eu l'occasion de discuter de son apparition surprise ? De ce que tu m'as dit, on lui a forcé la main, et tu n'étais pas non plus favorable à ce que les présentations soient faites, exprime Lili.

Son petit copain l'observe avec le plus grand sérieux. Magda feint toujours que la discussion ne l'intéresse pas ; peut-être est-ce réellement le cas, néanmoins elle semble attentive. Je prends une longue inspiration.

— On en a discuté en tête à tête. Il était très stressé parce qu'en effet, on ne s'était pas préparé à ça, ni lui ni moi. Il n'avait pas envie de venir, et nous n'étions pas encore prêts à faire les présentations : nous n'étions même plus en couple. Maintenant c'est fait, et c'est passé, déclaré-je.

Je tente de rester évasif. Il y a trop d'inconnues pour que je puisse sereinement aborder le sujet. Je crains à tout moment de commettre une bourde.

— J'ai une question ! clame soudainement Alain.

— Moi aussi ! annonce sa petite amie.

Je retiens un soupir désespéré. J'ai envie de prendre mes jambes à mon cou.

— À toi l'honneur, très chère, cède Alain, en accompagnant ses mots de grands moulinets des bras.

Lili secoue la tête — ses bouclettes s'agitent —, tout en lui souriant. Elle reprend la parole.

— J'imagine que tu ne veux pas nous dire pourquoi il n'avait pas envie de venir ; tu n'avais pas envie qu'il vienne non plus, c'est ça ? On est d'accord que vous pensiez tous les deux que ça se passerait mal, non ? Sans ça, je ne vois pas pourquoi ça vous aurait mis dans cet état, ni pourquoi tu es tellement sur la défensive dès qu'on parle de lui.

Je suppose que mon air crispé me trahit.

— J'ai surtout dit qu'on était pas prêt, insisté-je. Et puis nous n'étions plus ensemble non plus, me répété-je.

— À cause de quoi ? Je veux dire : vous avez forcément conscience que votre relation est illégale et sort des sentiers battus ; ça doit conditionner beaucoup de choses. J'imagine que vu la situation, votre couple ne peut pas être stable, d'où l'effet yoyo qu'on a ressenti, déclare Lili.

Son ton est posé — nul reproche —, pourtant, je me sens d'autant plus sur la défensive. Je n'apprécie pas le commentaire concernant la solidité de mon couple. Personne n'est capable d'imaginer à quel point mon homme et moi luttons pour que nous deux perdure dans les meilleures conditions.

— Bien sûr, répliqué-je sèchement. C'est pas parce qu'on est amoureux qu'on en devient complètement débiles. Tu me dis que t'as bien vu qu'il était mal, pourtant ça t'a pas empêchée pour autant de lui servir l'interrogatoire qu'on redoutait. On sait pertinemment que personne ne va nous accueillir à bras ouverts. C'est pas facile de vivre sereinement une relation dans ces conditions.

— C'était pas méchant ! proteste Lili.

— Non, mais c'est lui qui a dû y faire face. Tu me l'as toi-même dit : il a le mauvais rôle. Si j'en ai bien conscience, lui plus encore.

— Ouais, bon : ça c'est bien passé avec nous, en tout cas, signale Alain. Et — Sarah mise à part —, on était les premiers au courant, c'est ça ?

J'acquiesce, me retenant de mordre ; je réalise que j'ai encore en travers de la gorge la façon dont mon homme s'est senti entre ces murs, même si ce n'était pas méchant.

— C'était une façon de tâter le terrain, alors ? s'enquiert Lili. Vous allez en parler à tes tuteurs ? Et sa famille à lui ?

Mon cerveau se court-circuite. Je n'ai jamais imaginé une telle éventualité. Le temps se fige un instant. Présenter Christian à Marianne — elle le connait déjà —, et à Francis ne serait pas aussi angoissant que de devoir le présenter à mes parents. J'aime croire qu'ils ne se braqueraient pas. Il y aurait peut-être un froid et quelques questions du même acabit que celles que Lili nous a posées, toutefois je suis sûr qu'ils essaieraient de comprendre ; partant du principe que Marianne a déjà une très bonne opinion de mon homme… ou alors ils camperaient sur cette vision de prédateur sexuel qui se jette sur des jeunes gens — je ne peux pas anticiper leur réaction de manière fiable —, et dont Sarah a déjà supposé qu'il s'agissait de la possibilité la plus viable.

Je baragouine une réponse mal assurée.

— Un jour, certainement. Là, c'est pas le moment. C'est tout récent entre nous, et on n'est pas encore à l'aise face aux autres. Et puis c'est illégal, comme t'as dit. On préfère éviter les jugements hâtifs des gens et rester dans notre bulle.

Lili esquisse une drôle de moue : elle rumine.

— J'ai eu la sensation que toi, t'étais surtout timide et protecteur vis-à-vis de Christian, déclare-t-elle. Ce que je veux dire, c'est que tu ne semblais pas gêné de le présenter, au contraire tu semblais fier de t'afficher avec lui. Le très gros malaise, c'est lui qui l'avait. Est-ce que t'es sûr que t'as bien conscience de la situation dans laquelle tu l'as mis ? Avant que tu te braques, cette question n'est pas un reproche contre toi, mais t'as l'air de pas forcément bien réaliser — ou alors tu veux pas nous le dire —, que malgré toi, tu l'as mis dans une sale position.

Alain amorce un geste en sa direction, comme pour lui demander de se taire, ce qu'elle ne fait pas. Même Magda a relevé la tête.

— Je sais que c'était pas ton intention, tout ça, renchérit-elle. Seulement je crois avoir compris que c'est toi qui lui a couru derrière pendant longtemps. Tu savais pas quelles conséquences ça aurait, j'imagine. Tu parles comme si vous formiez une unité, mais tu sais que c'est lui qui a ce mauvais rôle dont je t'ai parlé, et c'est lui qui porte presque tout le poids négatif. Je veux dire : toi, tu passes au mieux pour un jeune ado inconscient et romantique, et au pire pour une victime. Lui, même dans le meilleur des cas, il passe quand même pour un type pas très net. Tout ça pour dire que de ce que j'ai vu, je ne pense pas qu'il aille aussi bien que tu le dis. Je te saoule peut-être avec mes questions, mais je pense que c'est rien à côté des questions que Christian doit se poser.

— Angelo, je te rassure, à aucun moment je l'ai pris pour un type pas net, affirme Alain, dès que sa petite amie a fini sa tirade. Gaffe à ce que tu dis, murmure-t-il à l'attention de Lili ; je parviens toutefois à capter ce qu'il lui marmonne.

Je ne pipe mot. Elle voit clair dans ce pan là de notre histoire. Vrai, je ne soupçonnais pas une seule seconde les tourments dans lesquels j'allais jeter mon homme, sans ça j'y aurais réfléchi plus longuement. Je n'ai jamais voulu le blesser, et assez naïvement, j'ai — au départ —, pensé que l'amour que je lui transmettais ne pouvait qu'être nimbé du bonheur et de la joie que je ressens en sa présence. J'ai appris au fil de notre relation que ce n'était pas le cas ; lui ne le ressent pas de la même manière. Je persiste pourtant à croire que je lui apporte plus de belles choses que de mauvaises choses : c'est ce qu'il me dit — je veux le croire —, et je m'accroche au bien que l'on se fait. La somme de tout ce que l'on s'apporte est positive. On compense, et on travaille à ne plus rien avoir à compenser.

— Quoi ? marmonne Lili, en direction de son petit ami. C'était pas méchant. Et on ne va pas se mentir, personne n'a chaleureusement accueilli Christian lorsqu'il nous a été présenté.

Aucune réponse ne me vient. Je ne vais pas aborder notre intimité — à Christian et à moi —, ici, avec eux. J'en viens même à me demander si Lili n'a pas compris des choses que je n'ai toujours pas pigées. Un étrange malaise s'installe. Et si j'étais le seul vrai problème de mon homme, et qu'il n'osait pas me le dire ? Après tout, il a plusieurs fois essayé de me quitter, et il m'a régulièrement tendu la perche pour que je le fasse. Et s'il n'y parvenait pas uniquement parce qu'il est amoureux de moi, et que l'amour, ça peut parfois nous contraindre à prendre des décisions en dépit de tout bon sens ?

Désormais, je ne plane plus du tout, et l'angoisse revient séjourner dans mon estomac. C'est à ce moment que mon téléphone émet une vibration. Je le dégaine sans réfléchir — sans qu'Alain ne me fasse la moindre remarque —, et je lis le message reçu. Mot doux envoyé par mon homme, bien sûr.

J'ai trouvé quelques minutes pour lire ce que tu m'as envoyé : c'est mal écrit, mais c'est drôle ! Quelle était ta proposition à ce sujet ? Tu comptes m'annoncer que c'est toi qui a écrit ça ? Si oui — et hop, un défaut, enfin ! —, il va falloir prendre quelques cours de rédaction, parce que je ne lirais pas tout un roman écrit dans un style aussi pauvre. Bons points tout de même : il n'y a pas de fautes, et puis ça détend.

J'avais déniché — en fin de matinée —, une application sur laquelle on pouvait lire de très courts textes. Ça pouvait parfois faire réfléchir, faire rire, faire peur ; un tas de thèmes pouvaient y être abordés. Un onglet avait attiré mon regard : le texte du jour, qui était aléatoire, et que je pouvais partager par message. Je me suis instantanément dit que ce serait un bon moyen de mieux connaitre mon homme. Lire ensemble un même texte sur un sujet connu ou inconnu, et en parler ensuite. Celui du jour était comique.

— Ça vous dérange si je prends deux minutes pour répondre ? demandé-je à mes amis.

— Non, vas-y, affirme Alain, sans hésiter.

Je compose rapidement une réponse, tandis que Magda s'est de nouveau réfugiée dans les règles du jeu, et que le couple qui me fait face s'échange des messes basses. Quelque chose me dit qu'ils n'ont pas changé de sujet.

J'ai pas écrit ça. Je crois que si j'écrivais un texte, ce serait soit de la philosophie de comptoir (je découvre le monde), soit un éloge qui rende hommage à ta splendeur. Ma proposition, c'est que tous les jours, je t'envoie un texte aussi court et qu'on en parle après lecture. Ça m'intéresse d'avoir ton opinion, d'apprendre à mieux te connaitre par cet intermédiaire, puis j'aime l'idée de partager des moments avec toi, même à distance. T'en penses quoi ?

Je prends sur moi. J'ai envie de me tirer d'ici et de l'appeler pour lui confier ma toute nouvelle crainte. Je voudrais qu'on en parle, qu'on se rassure, et que si tout s'avère vrai, on arrive à trouver une solution pour contrer ça. Je ne veux pas que la solution à cet éventuel problème soit la séparation. Pour la première fois depuis qu'on s'est rabibochés, j'ai de nouveau peur de perdre Christian de cette manière, tout en sachant que si ça arrive, il faudrait que je cesse de lutter pour que nous deux perdure. Je retiens mes larmes. Ce n'est pas le moment, aurait dit mon homme.

Finalement, je me tourne vers Lili.

— J'ai bien entendu tout ce que tu m'as dit, et il y a des vérités dans le tas. Je sais que je suis jeune, mais je ne suis plus un gosse. J'ai conscience de notre situation, et je parle comme si on forme une unité parce qu'on en forme une. Je laisse pas mon mec gérer seul ses emmerdes, et il me laisse pas non plus galérer dans mon coin. Je sais que j'ai pas sa charge mentale, mais je fais ce que je peux pour partager et alléger la sienne, et le reste ne te regarde — ne vous regarde —, pas. C'est notre vie privée. Et c'est pas parce que t'es inquiète que je suis tenu de te raconter ma vie privée, expliqué-je sur un ton à la fois féroce et doux que je ne maitrise pas.

Alain acquiesce face à ma réponse — son attitude a changé du tout au tout depuis qu'il sait que je fréquente Christian —, et j'apprécie son soutien.

Lili lève les mains en signe de reddition.

— C'est compris Angelo, déclare-t-elle. Je suis seulement inquiète pour toi et pour lui aussi. Son malêtre m'a touchée, et je pense que son geste nous a permis de percevoir à quel point il tient à toi. Je ne suis pas certaine que beaucoup d'hommes dans sa situation se seraient infligés ça, surtout en ayant cette moralité qu'il semble avoir ; il n'a pas l'air de faire preuve de clémence envers lui.

— C'est un mec un peu torturé, comme Angelo ! Ils se sont bien trouvés ! l'interrompt Alain, prenant un air à la fois philosophe et comique.

Sa petite amie secoue la tête, et je me retiens d'en faire de même, me contentant de lui offrir un petit sourire crispé. J'aimerais que Christian soit aussi torturé que je le suis ; ce serait le signe qu'il n'irait pas aussi mal. Je reconnais cependant que nous avons beaucoup de traits en commun. C'est probablement ce qui nous a rapprochés, ou plutôt ce qui a fait craquer mon mec dès qu'on a commencé à discuter ensemble. J'ai le sentiment qu'on a ce qu'il faut de complémentarité et de similarité. Bref — sans surprise —, je trouve qu'on forme un couple merveilleux.

— Je peux poser ma question maintenant ? s'enquiert Alain, à mon grand désarroi.

— Et même que tu viens de le faire, commente Lili, taquine.

Magda est certainement en train d'apprendre la règle du jeu par cœur, car elle ne réagit pas et semble toujours aussi concentrée sur son sujet. J'adresse un signe de la tête à son frère, qui prend une grande inspiration ; cette fois, ça m'arrache un soupir.

— Comment Sarah s'y est prise pour réussir à trainer Christian là où il ne voulait pas aller ? demande-t-il.

Je réfléchis : la réponse me semble un peu trop personnelle, et je ne veux pas qu'elle risque de discréditer mon homme.

— Elle lui a volé son téléphone, marmonne alors Magda, après m'avoir laissé à peine cinq secondes pour avoir une chance de répliquer.

Tous les trois, on la regarde ; je suis certainement le plus surpris des trois. Elle lève un instant les yeux, n'adressant un regard qu'à Lili et à Alain. Elle s'explique.

— J'ai entendu Christian réclamer son téléphone et Sarah le prendre dans son sac — à elle —, et le lui rendre. Vous êtes pas observateurs, commente-t-elle.

— T'es mignonne ! T'étais juste en face, et moi j'étais derrière mon paravent de maitre du jeu en train de créer la fiche de personnage de Christian ! rétorque son frère, faussement indigné.

— Tout ça pour un téléphone ! s'exclame Lili, étonnée.

Je ne commente pas. Ils n'ont pas besoin d'en savoir plus. C'est sans compter sur Alain.

— Mais bien sûr ! Imagine que la meuf déverrouille le téléphone et tombe sur les messages, les photos ou les vidéos coquines qu'ils s'envoient pour se détendre avant de roupiller ? Elle partage ça sur tous les réseaux ! La pire merde possible !

Je baisse les yeux et pique un fard. Personne ne semble remarquer ma gêne.

— Non mais ça va pas de supposer ça ! Angelo est tout jeune et Christian n'a pas l'air d'être le genre à prendre ses pectoraux en photo pour les envoyer à son petit ami ! s'offusque Lili.

Alain m'adresse un sourire goguenard et je secoue la tête, rougissant de plus belle.

— Y a pas beaucoup d'autres raisons qui pousseraient un type à risquer sa peau pour son téléphone, pas vrai Angelo ? me lance-t-il avec un clin d'œil.

— Pitié, tu veux vraiment que je réponde à cette question ? grommelé-je.

— Non ! s'indigne sa petite amie, en se plaquant les mains sur les oreilles le temps de quelques secondes à peine.

— Je vais rien dire de plus devant ma petite sœur, mais je sais ce que c'est, frérot ! ricane-t-il en me servant une petite tape dans le dos.

Magda grogne et se lève, quittant prestement la pièce.

— Vous m'appellerez quand vous aurez fini ! Je veux pas que mon frère parle de sa vie sexuelle devant moi ! crie-t-elle, déjà dans une autre pièce.

— Non ! Personne ne va raconter sa vie sexuelle ! Et non ! répète Lili, en m'observant cette fois, sourcils froncés. Me dis pas que vous êtes tombés dans ce panneau-là !

Je hausse les épaules.

— Alain me croit pas quand je dis que ça se finit toujours mal, ce genre d'histoires : plein de gens se retrouvent avec leur cul en ligne, et ils ne peuvent rien y faire ! explique-t-elle.

— Ouais, n'empêche que tu me sers aucune leçon de morale quand je t'envoie des photos de Guy au meilleur de sa forme ! renchérit-il, faussement graveleux.

— Tu parles : je les efface toutes juste après ! réplique-t-elle, entre le sérieux et la moquerie.

— Guy ? questionné-je, perdu.

— Sa bite.

— Ma bite.

Répondent-ils, en chœur.

Je secoue une nouvelle fois la tête. J'aurais dû partir avec Magda. Les aventures de Guy ne m'intéressent pas du tout, et je suis assez horrifié d'apprendre qu'Alain surnomme son sexe Guy. Je n'ose pas imaginer ça entre Christian et moi, sauf s'il est question de rire à s'en broyer les côtes, et encore ; je visualise parfaitement les haussements de sourcils de mon homme ainsi que quelques vannes bien senties s'échapper de sa belle bouche.

— Je veux rien savoir ! affirmé-je, plus gêné que jamais.

Alain éclate de rire, comme s'il m'avait servi une bonne blague.

— Quoi ? Vous lui donnez pas de petit surnom, entre vous ? Moi parfois, je la déguise, et je lui envoie des photos — à cette traitresse —, en mode « Guy à la plage », ou « Guy apprend à méditer ». C'est super artistique, commente-t-il. Je suis grave déçu que tu les supprimes, déclare-t-il ensuite à l'attention de sa petite amie.

Lili lève les yeux au plafond, tout en écartant les bras.

— Arrête tes conneries, tu vois bien qu'il est mal à l'aise ! tente-t-elle de garder son sérieux.

En réalité, elle est à deux doigts de s'esclaffer. Alain ne se prive pas, et moi, j'essaie d'étouffer mon embarras.

— Je veux le détendre, se défend-il.

Puis il se tourne de nouveau vers moi, et reprend.

— Bon, oublie les bêtises que je t'ai racontées à l'instant. Je veux dire : y a pas mort d'homme, vous faites ce que vous voulez, c'est effectivement votre vie privée. Et beaucoup de gens font ça. C'est un moyen comme un autre de se faire plaisir. Je suis désolé que Sarah ait utilisé votre intimité contre vous. C'est naze.

J'acquiesce.

— Je sais, dis-je. Ça peut vous sembler bizarre, mais on est un couple ordinaire, je crois, murmuré-je.

Ma voix est tremblante. J'espère ce que je dis, sans certitude de les convaincre que tout ce que mon homme et moi on veut, c'est qu'on nous laisse nous aimer comme on laisse les autres gens s'aimer. Librement, et simplement.

Alain hoche la tête, me gratifiant d'un sourire chaleureux. Lili, quant à elle, m'adresse un regard plein de tendresse. Elle se penche vers moi — il y a une table entre nous qui rend son geste assez étrange —, puis prend la parole.

— Je voulais pas insinuer que vous êtes pas un couple normal, juste que vous êtes si mignons tous les deux que je voulais pas imaginer ça ! avoue-t-elle.

— Pour elle, mignon et cochon, ça peut pas aller ensemble. Genre le romantisme ne peut pas bander ! la taquine gentiment Alain.

J'esquisse un petit sourire qui me donne un air confus. Peut-être que le sexe avec Christian n'était effectivement pas ce qui se faisait de plus romantique — tout dépendait certainement de ce qu'on voulait qualifier de romantique —, mais bon sang : à mes yeux, c'était juste la définition parfaite de l'amour ! Cette intimité, cette douceur, cette chaleur, ce désir, cette tendresse, ce plaisir des sens, cette passion, cette liberté, cet amour, ce respect et cette sincérité. Il n'y avait rien de meilleur sur cette planète — et dans tout l'univers —, que de faire l'amour avec mon homme.

Cette fois, c'est son téléphone à lui qui vibre. Il le dégaine, visiblement surpris de recevoir la moindre notification. Son visage s'éclaire d'un grand sourire.

— Génial ! s'exclame-t-il. Enfin, pas pour la partie qu'on va pas jouer, mais… la fine équipe est de retour !

Il adresse un grand sourire à sa petite amie.

— Déjà ? s'étonne Lili.

— Apparemment ! Ils ont pris le train plus tôt. On va devoir aller les chercher ! Désolé Angelo, me précise Alain. On va récupérer des amis : Salima, et son frère Hicham. On te les présentera vite : genre demain, si tu peux. Ils sont dingues. Ils viennent passer une partie de leurs vacances d'été avec nous ! C'est parce qu'on le vaut bien, on a les potes qu'on mérite !

Quand il est très — trop ? — enjoué, Alain devient euphorique et plus théâtral que jamais. Sa petite amie agite ses bouclettes — elle me sert un air entendu, elle sait ce à quoi je pense, elle n'en pense pas moins —, puis elle se tourne plus franchement vers moi tout en se levant.

— Tiens, on t'a pas posé la question : tu pars pas en vacances, toi ? Ou tu restes ici ? me questionne-t-elle.

Et Christian ? C'est la douche froide. Avec la mort de mes parents, j'ai perdu tellement de repères que je n'ai même pas pensé à ça : il y a pas mal de gens qui partent en été. Pas forcément au bout du monde, parfois à quelques heures de chez eux ; visiter la famille, changer d'air, et bien plus encore. Est-ce que mon homme a une routine estivale ? Est-ce qu'il va se tirer au loin tout ou partie du mois en cours et du suivant ? Pour l'instant, je sais qu'il travaille encore, mais j'ai cru comprendre qu'il serait bientôt en congés.

Je déglutis et je réponds à Lili avant de revenir à mes angoisses.

— Je crois pas, ou alors pas longtemps, déclaré-je.

De ce que j'en sais, Marianne et Francis ne comptent pas m'imposer d'aller passer deux semaines chez leur famille. Ils ont prévu de les visiter quelques jours de leur côté, soit tous les deux, soit l'un d'eux avec Sarah, et l'autre restant avec moi. Puis il me semble qu'ils ne roulent pas sur l'or, et entre le crédit de la maison à rembourser et d'autres éléments dont je n'ai pas connaissance, j'ai pigé qu'ils nous prévoient peut-être un court voyage, à défaut de pouvoir faire plus.

Qu'importe. Mon inquiétude, ce sont les potentielles vacances de Christian. Ce serait mentir que de dire que je ne crains pas une séparation, si éphémère soit-elle. Elle sera sans doute plus longue que ce qu'on a déjà affronté. L'éloignement ne nous a encore jamais réussi. Je vais questionner mon homme à ce sujet.

Lili semble approuver mes derniers mots.

— C'est bien ça, on va pouvoir passer de bons moments tous ensemble ! déclare-t-elle.

Dans ma poche, mon téléphone vibre. J'acquiesce sans grande conviction, et je dégaine l'appareil pour y lire la réponse de mon homme.

J'en pense que c'est une idée intéressante. Tu veux que je te dise quoi de plus sur ce texte en particulier ? Tant que tu ne me demandes pas une dissertation sur le sujet, je devrais pouvoir m'en sortir.

Tandis que je réfléchis à une pirouette pour aborder le sujet de ses vacances, Lili et Alain en profitent pour me saluer et pour se faire la malle.

Je reste un moment seul dans la pièce, me décidant finalement à ne pas mettre les pieds dans le plat. Pas comme ça. Je suis trop inquiet, et il faut que je m'apaise avant d'en parler avec Christian, de vive voix si possible. Je relis plusieurs fois nos derniers échanges, incapable de rebondir dessus. Je n'ai plus la tête à ça. Les quelques jours passés en compagnie de l'homme de ma vie me laissent désormais un gout de trop peu en bouche, alors que je sais pertinemment que je n'ai ni l'âge de pouvoir vivre avec mon mec, ni les moyens — et encore moins l'envie —, d'exiger de lui qu'on se voie quotidiennement, tout simplement parce que ça me fait un bien fou.

Je compose une réponse peu inspirée par le texte lu plus tôt dans la matinée, toutefois toujours guidée par la fascination que m'inspire Christian.

Tu dis ce que tu veux à ce sujet : y a pas de règle ! Du reste, ça se passe bien la journée de boulot ? Pas trop de choses à rattraper, vu la courte semaine précédente ? Par ici, l'après-midi jeu est écourtée pour raisons techniques : Alain et Lili ont eu un impératif. Si jamais (par le plus grand des hasards) on peut se voir, je suis dispo. Ta peau contre la mienne, c'est une sensation qui me manque déjà.

Je remise le téléphone au fond de ma poche. Magda n'est pas venue me rejoindre, dernière preuve — s'il en faut —, qu'elle m'évite. Je quitte la pièce et me mets — timidement, je connais mal la maison et je n'ose pas y déambuler librement —, en quête de la trouver.

Elle est installée sur la table du salon, et elle lève les yeux vers moi, m'accueillant avec quelques mots qui me surprennent.

— Je pensais que t'étais parti avec eux.

Je reste à bonne distance. Ici, je mets les pieds dans le plat.

— Ce n'est pas mon genre de partir sans dire au revoir, si ? Dis-moi, qu'est ce que j'ai fait — ou pas fait —, pour que tu me fasses la gueule ?

Elle prend quelques secondes avant de me répondre.

— Je ne te fais pas la gueule, déclare-t-elle.

— Mais encore ? Tu m'évites, et tu n'as pas du tout la même attitude que d'habitude, répliqué-je.

Magda hausse les épaules.

— C'est pas contre toi Angelo, et je préférerais qu'on en parle pas, me dit-elle franchement.

— Ça a quand même vachement l'air d'être contre moi, insisté-je.

Je ne pense pas être devenu aussi paranoïaque que peut parfois l'être mon homme, ou bien est-ce le cas ?

Mon amie soupire, puis semble réfléchir un instant avant de lâcher l'information qu'elle me cache.

— Je ne devrais pas pas te dire ça, mais j'étais presque sûre que ton Christian était marié. Il a menti l'autre jour. J'ai une copine qui est la voisine de son petit-fils et dont la sœur est super pote avec lui, et j'ai eu la confirmation que notre proviseur n'est pas du tout séparé de sa femme. Je l'ai pas dit à mon frère ni à Lili, et en réalité c'est même pas à moi de te le dire, confie-t-elle.

Je réalise que Magda m'évite parce qu'elle est gênée pour moi. Et je me trouve bien emmerdé : je savais que mentir n'était pas une bonne idée, et j'en veux à Sarah d'avoir fait ça, car je me souviens parfaitement que c'était à son initiative. Pas une mauvaise intention de base — quoique —, il n'empêche qu'elle a merdé. Je ne sais pas comment Christian aurait géré ça — potentiellement mieux —, si elle lui avait laissé le temps de répondre à Magda. Désormais, il faut que j'arrive à rassurer mon amie, tout en faisant en sorte que mon homme n'ait pas le mauvais rôle. Je refuse qu'il passe pour un connard ; déjà parce qu'il n'est pas un sale type, et puis si Magda se met cette idée en tête, ce serait dangereux pour notre couple. Mon mec m'a déjà largué pour moins que ça.

Avant de parler, je prends une grande inspiration.

— Je sais, avoué-je. Il ne me l'a jamais caché. Je ne sais pas pourquoi Sarah a pris le parti de vous mentir ; elle le sait aussi. C'était difficile ensuite pour Christian de la contredire sans que ça génère une discussion qui ne concerne personne d'autre que lui et moi.

Je mets ça sur le dos de Sarah sans une once de remords. Après le mal qu'elle nous a fait, je ne suis pas près de passer l'éponge.

Magda m'observe trop sérieusement à mon gout. Ce genre de regard ne me plait pas : j'entrevois immédiatement ce que la demi-information que j'ai partagée implique.

— Je sais de quoi ça pourrait avoir l'air, mais ce n'est pas ça, ajouté-je, mal à l'aise.

— Tu crois pas que c'est certainement ce que pensent tous les gens à qui ça arrive ? me demande-t-elle.

Si, sans doute. Pour qui ne vit pas ce que je vis, mon histoire doit être celle de tous les amants fous amoureux, et de toutes les maitresses cachées dans les tréfonds du répertoire téléphonique de la personne qui mène une double vie, et qui promet monts et merveilles à toutes les parties. On voit ça dans moult films, on lit ça dans un tas de faits divers. J'ai la sensation que pour moi c'est différent, et même si ça ne l'est pas, dans le fond je m'en fiche, c'est mon histoire. Je pense que Christian m'aime véritablement, et à mes yeux, ça a plus de sens et d'importance que le reste. Je réponds.

— Possible. Il n'empêche qu'il n'aurait pas pris tous ces risques s'il n'était pas amoureux de moi, déclaré-je.

Je le dis, et j'y crois. Magda semble peu convaincue, toutefois elle acquiesce.

— Je ne sais pas quel avenir t'imagines pour vous deux, mais j'espère que t'es très prudent, s'inquiète-t-elle.

J'ignore de quoi — de qui ? —, je devrais me méfier. Je n'apprécie pas cette sensation. En moins d'une heure de temps, je suis redescendu de mon petit nuage. Je n'ai qu'une envie, rembobiner ma vie et la mettre sur pause à l'heure de vendredi dernier. J'aurais pu vivre cette journée en boucle. Aujourd'hui, la perspective d'un lendemain sans Christian à mes côtés m'angoisse.

Je prends rapidement congés ; j'ai besoin de retrouver ma bulle.


Je suis assis dans mon fauteuil. Je ne bouge pas d'un poil, ou si peu. Parfois je remue, le temps de répondre à mon petit ami. Je prétends que mon quotidien est tout aussi plan-plan que d'habitude. La semaine dernière, c'était auprès de Thérèse que je soutenais ça. Aujourd'hui, c'est auprès d'Angelo. Comme quoi je n'ai potentiellement pas plus de respect pour l'une que pour l'autre. Pourtant, mes motivations ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, je me défendais et dans le second cas, je protège mon petit ami. Ou bien est-ce que je pense le préserver lui alors que je ne fais que me protéger là aussi ? J'essaie de ne pas trop y réfléchir.

C'est la troisième soirée d'affilée que je passe dans ces conditions ; assis dans mon fauteuil, les yeux rivés sur le plafond ou sur les rayons de ma bibliothèque. Zéro pensées, ou le moins possible. J'ai failli m'abrutir en abusant des antidépresseurs — ignorant si c'est si efficace que ça de quintupler la dose recommandée —, mais je me suis réfréné.

J'attends qu'un événement arrive. Est-ce que le ciel va me tomber sur la tête ? Ma situation est plus que précaire ; j'ai le sentiment — tel ces personnages de dessin animé —, que le sol s'est déjà effondré sous mes pieds, et que j'agite vainement mes bras en espérant pouvoir garder l'équilibre au-dessus du vide. Peine perdue. Puis en réalité, je me contente passivement de patienter dans un calme relatif. Je dois garder ce calme, parce que dans ce cas-là, un coup de panique pourrait m'être fatal.

Je refais un point sur la situation. Les derniers mots que ma femme m'a adressés, c'était ça : « Je veux que tu t'en ailles. Je ne veux plus te voir. Tu me dégoutes. » Une réponse somme toute assez banale — me semble-t-il —, lorsqu'un mari apprend à son épouse qu'il la trompe. Suite à ça, elle m'a laissé rentrer seul. Elle a pris un taxi, elle m'a déposé la facture sur la table du salon — logique, je suppose —, et nous ne nous sommes plus croisés. J'ai compris qu'il fallait que je l'évite, et elle a tout fait pour ne pas tomber sur moi.

En temps normal, j'aurais savouré ce semblant de tranquillité. Personne pour me mettre la pression — sciemment ou non —, et une liberté d'agir toute relative.

En réalité j'étais doublement puni, par mes bons soins — comme à l'accoutumée —, et par ceux de Thérèse. Je dormais de nouveau à même le sol de mon bureau, je devais quitter la pièce en pleine nuit pour avoir accès à la cuisine — ma femme s'y enfermait toute la soirée ou presque —, et pour pouvoir me nourrir un minimum. Je me levais bien plus tôt le matin pour me laver en sécurité, et j'avais déjà pu observer que Thérèse avait décidé de ne plus lancer de lessive générale : chacun laverait ses vêtements dans son coin, ce qui allait me contraindre à trouver le bon moment pour m'en occuper sans gêner.

Ma femme avait beau ne pas être dans mon champ de vision, je pouvais parfois l'entendre, et les bruits qu'elle faisait trahissaient sa colère à mon égard.

Du reste, je suis habitué à cette solitude assez extrême. Finalement, nous ne partagions déjà plus grand-chose, Thérèse et moi. Il règne seulement dans la maison une bonne dose de mauvaises ondes supplémentaires, mais ça ne bouleverse pas tant que ça mon quotidien.

J'ai envie de me vautrer de nouveau dans mon déni — ce que je fais depuis plus de deux jours maintenant —, et me dire que ma femme en fera de même, et que nous pourrons bientôt reprendre notre petite routine de merde. C'est illusoire. Je ne pense pas que Thérèse puisse me pardonner aussi aisément mon infidélité. Le fait de ne pas savoir à quelle sauce je vais être mangé me plonge dans une torpeur quasi salvatrice. L'inaction m'évite de prendre la moindre décision hâtive.

J'en suis là, écoutant le temps qui défile, lorsque j'entends un bruit fracassant en provenance du rez-de-chaussée. Un objet vient de tomber et de se briser. Cet objet, ça pourrait être moi, toutefois puisque je suis ici, j'en déduis qu'il s'agit d'un élément plus bruyant que je ne le suis ; mes fêlures sont silencieuses.

Debout ! Je dois aller voir ce qui se trame. Sait-on jamais que ma femme se soit blessée. Même sans cela, je n'ose pas imaginer dans quel état elle doit être : ses bibelots pourtant plus fragiles les uns que les autres lui sont infiniment précieux.

Une fois dans le couloir, je me déplace discrètement. Je n'entends aucun bruit venant de l'étage du dessous.

Je jette un premier coup d'œil discret sur le salon, ne saisissant qu'une portion de la scène. Des bouts de porcelaine claire — striée de couleurs —, plus ou moins gros jonchent le sol. L'objet a dû se briser en près d'une centaine de morceaux — si ce n'est plus —, et je suis incapable de le reconnaitre. Il y en a trop, et s'ils sont facilement reconnaissables lorsqu'ils sont entiers, il m'est impossible de les différencier dans un tel état, même si les gouts de Thérèse sont hétéroclites.

Sans un mot, je rebrousse chemin, me dirigeant vers la cuisine, d'où je reviens prestement chargé d'une pelle et d'une balayette.

Quand j'entre enfin dans le salon, je trouve ma femme au milieu des débris. Elle semble figée, observant le sol — les fragments épars —, à ses pieds.

Je n'en ai aucune envie, pourtant j'interromps un silence long de plusieurs jours.

— Est-ce que tu t'es blessée ? m'enquiers-je.

Thérèse ne lève pas les yeux vers moi ; elle ne réagit pas. Pourtant, dans ce silence uniquement bercé par le tictac des horloges — que je trouve soudainement agressif —, mes paroles ont fait l'effet d'un séisme.

Je patiente quelques secondes avant d'esquisser quelques pas et de me baisser pour commencer à rassembler les débris. La voix de ma femme fige mes gestes.

— Tu oses venir jouer au chevalier servant ? C'est extrêmement culotté de ta part ! réplique-t-elle sèchement.

Je ne réplique pas, et j'actionne la balayette, créant rapidement un petit tas de porcelaine brisée.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'agace alors Thérèse, en me jetant un regard. Je t'ai dit que je ne voulais plus te voir ! Pourquoi tu viens m'emmerder ?

— J'étais inquiet à l'idée que tu te sois blessée, rétorqué-je.

— Tu vois bien que non. Laisse-moi seule, répond-elle.

J'hésite à la planter là, néanmoins j'estime qu'il serait peu courtois de ma part — comme si j'étais à ça près —, de m'y tenir. Je ne réplique pas, et je poursuis mon balayage.

— J'ai dit : je veux que tu me laisse seule ! insiste-t-elle.

— Tu ne veux pas que je te dégage le passage ? questionné-je.

Elle peut difficilement s'extirper des débris sans marcher dessus, et donc sans risquer de se blesser.

— Je ne t'ai rien demandé. Je me débrouille parfaitement sans toi, déclare-t-elle.

J'acquiesce d'un seul mouvement de la tête, qu'elle ne capte peut-être pas. Je pose la pelle et la balayette côte à côte, puis me relève. Thérèse ne veut pas me voir, donc je me dois de respecter son choix. Sans rien ajouter, je tourne le dos à la scène et m'apprête à quitter le salon.

— Ne reviens que quand tu auras enfin retrouvé un semblant de courage ! m'ordonne-t-elle en prononçant ces mots à vive allure.

Cette fois je ne laisse pas passer. Je lui fais de nouveau face.

— Pardon ? Écoute, ce n'est pas parce que j'ai fait une connerie vis-à-vis de toi que tu peux te permettre de te servir de moi comme défouloir. Tu te débrouilles bien sans moi ? Parfait ! Continue à m'ignorer, j'aime autant.

Je me traite déjà comme une serpillière, je ne tolérerai pas qu'elle s'y mette aussi, quand bien même je puisse le mériter. Au stade où j'en suis, c'est une question de survie.

Si Thérèse me semblait atteinte d'une colère froide, désormais elle voit rouge. Je lis la fureur sur son visage.

— Une connerie ? C'est de cette façon que tu synthétises le fait d'avoir torpillé notre mariage ?

Je manque d'éclater de rire. « Quel mariage ? », suis-je tenté de demander. Celui qui est mort avec son mensonge ? Celui qui a volé en éclat face à ma bêtise et à mon aveuglement cumulés ?

— Visiblement, déclaré-je simplement, sachant que ce bon mot ne risque pas d'apaiser la situation.

— Tu me dégoutes, crache-t-elle en fronçant les sourcils.

— Je sais, tu me l'as déjà dit, affirmé-je du tac au tac. Du coup, tu veux que je parte, ou t'as envie de parler ? Ou bien tu m'as retenu uniquement pour te défouler ?

— Tu ferais mieux de l'écraser, Christian. Tu n'as pas de quoi jouer au plus malin, énonce-t-elle.

En guise de réponse, je me contente de me baisser et de récupérer la pelle et la balayette, puis je poursuis le nettoyage. Je ne tiens pas à ce qu'elle se blesse et que je doive gérer ça tout en me faisant houspiller. Je lui dégage un passage en deux minutes maximum, et je déguerpis.

— Tu fais exprès d'agir en connard, ou c'est juste pour m'emmerder ? Ce qui revient à peu près au même, gronde Thérèse.

Je me retiens de lui balancer les débris en travers de la tronche, et je réplique poliment.

— Je te dégage le passage, puis je te fiche enfin la paix.

— Et quoi ? Tu espères des remerciements ? Tu penses que ça efface un tant soit peu ce que tu m'as fait ?

La vipère a sorti les crocs, et ils sont chargés de venin. Ma femme est en colère, et je sais qu'elle est susceptible de mordre sans discontinuer.

— Je me contente de me comporter avec civisme, grogné-je à mi-voix.

C'est difficile pour moi de tenir la barre — pour elle apparemment plus encore —, alors que j'ai juste envie de me faire la malle et de disparaitre loin — très loin —, en emportant Angelo dans mes bagages.

— C'est ce que tu te dis aussi — que tu te comportes avec civisme —, quand t'es en train de sauter ta salope et que je t'attends à la maison ? rétorque-t-elle.

Si le regard de Thérèse est mauvais, le mien le devient d'autant plus. J'aurais pourtant dû m'attendre à une telle attaque.

Il y a des moments — comme celui-ci —, où je sens que les mots ne suffisent plus. J'ai besoin de cogner ; de la cogner. Je ne cède pas. Coupable d'une expérience désastreuse quelques jours auparavant — blessant le garçon que j'aime —, je me suis juré que je ferais mon possible pour que ça n'arrive plus. Mon rendez-vous chez la psychologue — avec qui je compte aborder le sujet pour me soigner —, a lieu demain, et je tiendrais bon jusque-là. Il le faut. J'ai atrocement merdé deux fois avec Angelo — deux fois de trop —, et je ne me le pardonnerai jamais. Ajouter mon épouse à cette liste, non merci. Je n'ose même pas imaginer son état si je cédais : elle est loin d'avoir la carrure de mon petit ami. Elle décollerait.

Un terrible instant, j'imagine que Thérèse ne soit plus. Un geste brusque maquillé en accident, et ce serait fini. Si c'est bien fait, personne ne saurait que je suis le meurtrier. Mon secret serait protégé et je serais libéré d'un très gros poids. Je pourrais passer plus de temps avec Angelo, et son amour et sa douceur m'accompagneraient pour remonter plus facilement la pente. Si seulement…

Je prends une grande inspiration et je reviens à la réalité. Sombres pensées, à oublier de ce pas et à ne jamais plus évoquer, pas même dans mon esprit.

La voix de ma femme me force à revenir au présent, alors que j'achève de rassembler les débris de porcelaine à ses pieds.

— Je ne crois pas t'avoir déjà vu avec un regard aussi terrible, déclare-t-elle.

Je perçois l'amertume dans son ton, tandis qu'elle poursuit.

— Je pensais que tu m'annoncerais — quelques heures après ton aveu —, que tu avais mis fin à ta relation adultère, mais ça n'a pas été le cas. C'est ce que j'attendais, Christian. Et je vois bien — à ce regard —, que tu es prêt à défendre l'indéfendable. Tu n'as pas envisagé de me redevenir fidèle pour autant, je me trompe ?

La pelle et la balayette à la main, je me relève et recule d'un grand pas. Effectivement, je n'ai pas songé plus de quelques secondes — vite écartées —, à rompre avec Angelo. Il m'aime, je l'aime. Pourquoi romprais-je ? D'autant plus près avoir vécu quelques jours avec lui, lors desquels j'ai repris pleinement gout à ce que pourrait devenir ma vie. Notre séjour en tête à tête n'était peut-être pas idyllique, pourtant tous les éléments du bonheur étaient présents, et mon petit ami m'a aidé à combattre les instants difficiles que j'ai traversés durant ces jours et ces nuits.

À mes yeux, Angelo représente la lumière, la vie, l'amour, la paix, la liberté, la joie. Si je m'en sépare, je perds toute raison de vivre, surtout dans le contexte dans lequel je me trouve. Je perdrais ce maigre espoir de parvenir à me relever et à gagner mon droit à être heureux. Même si je n'y parviens pas ou que je ne le mérite toujours pas à terme — ce qui me parait hautement probable —, je veux au moins mourir en essayant de toutes mes forces. Alors quitte à devoir endurer mille tourments qui m'achèveraient en route, je ne le quitterai pas. D'une certaine façon, je le lui ai promis. Je lui laisse donc le bon soin d'ouvrir les yeux un jour et de me larguer à ce moment-là.

J'observe Thérèse sans dire un mot. Là aussi, j'aurais dû m'attendre à avoir une telle discussion. Je ne m'y suis pas préparé. Comment plaider ma cause face à une personne que j'ai tant blessée et trahie ? Même si la réciproque est vraie, je crains que ma femme ne soit pas prête à l'entendre, et moi trop honteux pour l'avouer. Je déteste cette sensation de me sentir en partie victime alors que je suis le bourreau, et faire d'elle un bourreau alors qu'elle n'est qu'une victime. Ça me rend d'autant plus minable.

Je ferais mieux de m'écraser. C'est ce que ma femme m'a dit. C'est ce que je devrais faire. Alors je me tais, et elle reprend la parole.

— On ne pourra essayer de sauver notre mariage — si tu y tiens toujours —, que si tu la quittes, et je réclamerais des preuves à l'appui. D'ici là, je ne veux ni te voir, ni te parler. Et ça ne se discute pas. Juste un conseil : ne tarde pas trop, parce que plus tu es long à acter une telle décision, plus je me fais à l'idée que tu n'as plus rien à faire dans ma vie.

Je déglutis face à cet ultimatum. C'est si convenu — si cliché —, pourtant je suis incapable de prendre une décision. Mon mariage, c'est aussi ma famille, et tout ce que j'ai construit ces quarante dernières années. Ce mariage et cette famille sont tout ce pour quoi je me suis battu durant ces décennies. Je ne peux pas y renoncer. Pas plus qu'à Angelo.

— C'est bien noté, déclaré-je.

J'essaie de prononcer ces mots sur un ton neutre qui ne trahirait pas toute la panique qui commence à saisir mes membres. Je recule de quelques autres pas et je me baisse brièvement pour poser la pelle et la balayette au sol. Mes mains se sont mises à trembler ; ce serait dommage de briser les débris.

Thérèse m'observe en secouant la tête.

— « C'est bien noté » ! C'est tout ce que tu as à dire ? s'offusque-t-elle.

Je serre la mâchoire, tout en cachant mes mains frémissantes dans les poches de mon pantalon de pyjama. Je veux bien parler, toutefois je crains de m'enfoncer. Subitement, je ne me sens plus apte à rien. Ni à lui tenir tête, ni à survivre dans notre monde. Et certainement pas assez légitime pour avoir à choisir entre l'amour de ma famille et celui d'Angelo. Je ne suis digne d'aucun. Vaurien ! Tu ne vaux rien ! Combien de fois ai-je eu droit à ces petits mots, après avoir tragiquement déçu mon père ? À croire qu'il prévoyait que je ne redresserai jamais la barre.

— C'est ça ta nouvelle technique ? Après les mensonges, le silence ? Dire la vérité est trop difficile ? enchaine Thérèse, sourcils froncés.

— Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise ? demandé-je. Tu ne veux pas m'entendre parler, et pourtant je n'en dis pas assez. Ton chantage n'appelle pas au débat, ou j'ai loupé une information ? Je me suis donc contenté de signifier que j'avais bien compris le message.

— Quand est-ce que tu as prévu de larguer ta garce ? Elle est là, la question implicite et néanmoins très claire. Parce que si la réponse est « jamais » ou « pas maintenant », tu peux faire ta valise et te tirer chez elle sur-le-champ ! répond ma femme, la voix teintée d'une hargne que je lui découvre depuis peu.

Mon cœur se serre à cette pensée. Je baisse la tête. Si elle me vire, je n'ai nulle part où aller, parce que je suis un déchet qui trompe sa femme avec un adolescent ; adolescent qui vit chez des adultes qui auraient probablement l'âge d'être mes enfants, ou pas si loin…

Je frissonne, tandis que mes yeux luttent contre le voile noir qui tente d'obscurcir ma vue. Je m'entends parler d'une voix que je ne reconnais pas, faible et misérable.

— Est-ce qu'on peut en parler, juste un peu ?

— Quoi ? s'agace ma femme. Est-ce que tu vas pousser le vice jusqu'à tenter de négocier un délai ?

Je secoue la tête, et le mouvement me fait me sentir vaseux. Je n'ai pas encore diné et — vu l'heure tardive —, je manque d'énergie. Machinalement, je me dirige vers une chaise assez éloignée des débris, et je m'assieds pour éviter le malaise.

— Pourquoi tu t'installes ? Je n'ai pas accepté la discussion, réplique froidement Thérèse.

Sous la table — celle qui va avec les chaises —, mes mains tremblantes se rejoignent, et j'essaie de les masser pour apaiser les tensions qui crispent douloureusement tout mon corps.

— Au cas où tu l'aurais oublié, je suis aussi chez-moi ici, même si ça ne se voit pas beaucoup, déclaré-je.

Elle contourne les débris — empruntant le chemin dégagé que j'ai déblayé —, puis elle vient s'assoir — tirant bruyamment une chaise —, face à moi. La colère la rend farouche. Elle est prête à lutter tandis que je ne le suis plus.

— De quoi est-ce que tu veux parler ? annonce-t-elle sans tourner autour du pot.

Je décide moi aussi de poser cartes sur table. Je n'ai pas l'énergie pour la jouer stratégique.

— Quoi qu'il arrive, je reste ici, car c'est chez-moi, commencé-je.

Ce n'est pas de gaité de cœur que j'affirme ceci. Cette maison est mon seul repère et aussi mon seul foyer. Si Angelo avait son chez-lui et qu'il voulait bien m'accueillir, aurais-je seulement prononcé ces mots ? Je poursuis.

— Ensuite — et pour me montrer totalement transparent —, je n'ai effectivement pas prévu de quitter qui que ce soit. Je sais que je ne suis pas en position de réclamer la moindre chose, et loin de moi l'idée de vouloir t'imposer mon infidélité, seulement je ne suis pas capable de faire un choix. Je me doute que tu vas le faire à ma place, néanmoins j'aimerais qu'on parvienne à en parler calmement avant d'acter une décision aussi radicale.

Tandis que je parle, je l'observe sans la voir. Lorsque mon flot de paroles se tarit, mon regard se précise, et je peux constater à quel point ce que je viens de dire l'a blessée et sans aucun doute vexée.

— Tu viens de la prendre tout seul, la décision radicale, m'annonce-t-elle, livide.

Je déglutis. J'aimerais trouver les mots pour me défendre, toutefois ai-je seulement une ligne de défense viable ?

— Je n'ai pas dit ça pour que tu le prennes aussi mal. Ce n'était pas le but, je suis désolé, déclaré-je prestement.

— Pas le but ? Tu plaisantes ? Me dire que tu es incapable de trancher entre moi — ta femme depuis presque quarante ans —, et une pouffiasse que tu connais depuis deux ou trois mois ? Je suis censée prendre ça avec philosophie quand tu m'annonces que tu me places au même niveau ?

Face à cette terrible réalité, je blêmis moi aussi.

— Ça n'a rien à voir. Vous n'avez rien à voir, murmuré-je.

— Évidemment qu'on a rien à voir ! Je ne fais pas partie de ces salopes qui iraient détourner un homme marié ! J'ai honte pour toi Christian ! Honte de ce type que tu es devenu ! affirme-t-elle dans un trait de colère teinté d'orgueil.

Je ne dis rien. Si je commence à prendre la défense d'Angelo, je risque de me foutre — plus encore — dans la merde.

— Est-ce que tu vas avoir le courage de m'avouer pourquoi tu ne « peux pas » choisir entre elle et moi ? Ou bien je dois jeter le pavé dans la mare moi-même ? Je suppose donc que c'est juste une histoire de sexe, puisque tu n'y as plus droit ici ! crache-t-elle.

La façon dont elle prononce ce dernier mot illustre bien à quel point elle considère que le sexe est une plaie. Je devrais oser la contredire — c'est l'amour que j'éprouve pour mes proches qui me pousse à ne pas être capable de trancher —, toutefois elle m'offre un rôle qui colle aussi à ma réalité, et qui m'évite d'avoir à défendre mes sentiments envers Angelo. Encore une fois, je me tais.

— Réponds Christian. C'est toi qui as réclamé cette discussion, alors si c'est pour me lancer des horreurs à la figure, aie le cran d'aller jusqu'au bout ! s'agace-t-elle.

Sous la table, mes mains et mes jambes tremblent de plus belle.

— C'est vrai, j'ai besoin de cette affection et de cette chaleur humaine que j'ai redécouvertes ces dernières semaines, expliqué-je.

Ma femme agite sa tête de droite à gauche, sans discontinuer. Elle se plaque les paumes sur le visage.

— Définitivement, tu ne vaux pas mieux que les autres pauvres types qu'on voit partout…

— Je sais, murmuré-je avant de parler plus fort. C'est ma faute. J'aurais dû d'emblée te dire que l'absence totale de sexualité ne me convenait pas. Je me sentais coupable de t'avoir poussée à faire quelque chose qui ne te plaisait pas durant toutes ces années, et j'ai estimé normal de te rendre la pareille.

— Et c'est exactement ce que j'attendais de toi. On doit parfois faire des sacrifices par amour, affirme-t-elle.

Par-delà la colère, je sens surtout qu'elle est blessée par ma trahison. Je crois que je n'oserais jamais lui avouer que je ne l'aime pas comme ma femme, mais plutôt comme ma famille. Je ne l'aime pas de cette manière dont j'aime Angelo, pour qui je suis prêt à faire des sacrifices qu'il n'imagine même pas ; pour qui je fais déjà de nombreux sacrifices, tout particulièrement parce que je veux garder son amour.

— Je sais que c'est ce que tu attendais de moi, et j'ai essayé, affirmé-je.

— Tu as essayé ? Tu as échoué, surtout ! s'emporte-t-elle. Tu t'écoutes parler ? Tu fiches en l'air notre mariage parce que tu as besoin d'aller tremper ton biscuit ? Mais quel genre de type répugnant tu es ? Tu parlais de te comporter avec civisme, or ce que tu me décris-là, c'est le comportement d'un animal sauvage, pas celui d'un être civilisé !

Je sens mes lèvres trembler, et même ma mâchoire claque. Si j'avais trouvé gênant le moment où Sarah est venue me jeter dans la tronche qu'elle savait que j'avais des relations sexuelles virtuelles avec Angelo, ou encore l'instant où j'ai rencontré les amis de mon jeune amant, ceci surpasse tout. Je ne sais plus où me mettre, tant je me sens misérable et méprisable. Mes mains s'agrippent fermement à la chaise, et je me concentre pour ne pas perdre le contrôle de mon corps. De nouveau, j'ai envie d'en finir, et les idées noires affluent. Il faut que je parle. Je dois parler pour les chasser. Je ne veux pas mourir. Je suis peut-être un moins que rien, mais je ne veux nuire à personne, et j'aimerais avoir le droit d'exister.

— Je ne veux pas mourir ! Je suis peut-être un moins que rien, mais je ne veux nuire à personne, et j'aimerais avoir le droit d'exister ! lâché-je — fébrile —, en écho à mes pensées.

Thérèse m'observe, interdite.

— Je ne veux pas que tu meures ! s'exclame-t-elle, horrifiée. Qu'est-ce que t'es en train de m'inventer ?

Je secoue la tête, comme pour reprendre contenance. Je déglutis et c'est douloureux ; la salive — ou l'angoisse —, reste coincée dans ma gorge.

— Quoi que je dise — et bien avant mon infidélité —, tu me juges. Je ne peux pas exister, car tu me méprises dès que ça ne respecte pas tes valeurs, expliqué-je.

Elle serre les lèvres, puis je la vois cogner des poings sur la table.

— Attends ! Je rêve, ou tu es en train de faire de moi la coupable ? T'as pas l'impression que c'est sacrément gonflé de ta part ?

Cette fois, elle a haussé le ton.

— Je n'ai pas dit ça Thérèse, mais tu refuses de prendre en considération mes problèmes et mes peines, affirmé-je.

Ma détresse est pourtant là, elle s'exhibe malgré moi, et ce bien trop fréquemment ces derniers temps.

— Tes peines ? répète-t-elle, comme si je venais de l'assommer. Mais qu'est-ce que tes petites peines à la con à côté des miennes, Christian ? Ce n'est pas toi, qu'on a trahi ! Ce n'est pas ta femme qui est incapable de choisir entre toi — qui aurais sacrifié tes besoins pour elle —, et le premier abruti qui a croisé sa route quelques semaines plus tôt ! Non, toi, ta petite peine, c'est ton égo de mâle alpha qui est frustré parce que tu ne peux plus me fourrer. Et il faudrait que je ne trouve pas ça méprisable ?

Malgré le sentiment de panique et d'horreur qui m'étreint, je refuse de jouer à qui a la plus grosse. Je sais qu'elle souffre et que je lui ai fait du mal. Peut-être que mon malêtre n'est pas aussi fort que le sien, pourtant il est réel. Est-ce que je me noie dans un verre d'eau ? Je n'en sais rien, et qu'importe. Ce que je ressens n'en est pas moins vrai.

— C'est à se demander pourquoi tu as épousé un parasite pareil, non ? marmonné-je. Si j'étais mort, bon débarras.

— Arrête ça tout de suite ! hurle-t-elle en levant les mains au plafond.

Les miennes, de main, se contractent l'une contre l'autre à s'en faire des bleus.

— Arrêter quoi ? dis-je, livide. Le pire, c'est que ce n'est même pas ta colère qui t'aveugle. Tu te fiches de ce que je ressens. T'en as jamais rien eu à foutre de mon bienêtre : le tien n'a même pas d'importance à tes yeux, alors le mien, n'en parlons pas !

— Rien à foutre de ton bienêtre ? Tu plaisantes ? Si ça n'avait tenu qu'à moi, j'aurais cessé de coucher avec toi juste après la naissance de Pierre. Ce que j'ai fait ensuite, ce n'était que pour toi, certainement pas pour moi ! me balance-t-elle à la figure.

Mon cœur accuse le coup en se serrant beaucoup trop fort à mon gout. C'en est plus douloureux que d'habitude. Je me demande un instant si je ne suis pas en train de faire un infarctus, toutefois la douleur se tasse après quelques secondes.

Le regard vitreux, je me mure dans le silence.

— Ça y est, on a fini ? s'enquiert mon épouse. Si oui, j'appellerai un avocat demain, et je t'encourage à en faire de même.

Elle se relève, et je reste planté là. Elle me toise un moment, attendant — elle l'annonce quelques secondes plus tard —, que je retourne dans ma grotte.

— Sors d'ici Christian : je veux rester seule, affirme-t-elle.

Je ferme les yeux. J'essaie de remuer, mais je n'y arrive pas.

— J'ai besoin d'aide, chuchoté-je.

Un murmure inaudible. C'est à l'attention d'Angelo que j'adresse cette prière. Sentir des bras chauds s'enrouler autour de moi et entendre des mots doux ; souvenirs de ce séjour rempli d'amour qui m'a donné l'illusion que je pouvais prétendre au bonheur.

— Sors de ma vue, Christian ! hurle alors Thérèse. Fous-moi la paix ! Va dormir chez ta morue !

Je suis sonné. Je reviens tant bien que mal au présent.

— Arrête ça, répliqué-je sèchement. Tu ne sais pas de quoi tu parles, alors tais-toi.

Je me lève tant bien que mal. Dans ma tête ça tangue, pourtant mes pieds restent bien ancrés sur le tapis rêche.

— Non, je ne sais pas ! Monsieur le menteur n'a jamais été du genre à éclairer ma lanterne ! râle-t-elle.

— Bien sûr que si, mais tu te braques dès que je commence à parler, et tu ne veux pas m'écouter jusqu'au bout, affirmé-je.

— Peut-être que je suis fatiguée d'écouter tes conneries ! déclare-t-elle.

Elle est à deux doigts de mettre les pieds sur un tas de débris, et je ne tente même pas de la prévenir. Tant pis. J'en ai ma claque d'essayer de la comprendre sans qu'il y ait la moindre réciproque possible.

— Peut-être que si t'avais tendu l'oreille à mes conneries, la situation n'aurait pas dégénéré comme elle l'a fait. Peut-être, peut-être, peut-être, Thérèse. Et peut-être que si tu me considérais comme un être humain et pas comme l'un de tes objets de décoration de merde, t'aurais notion du fait que j'ai un cœur, un esprit, et que moi aussi, je suis blessé par l'attitude que t'as à mon égard depuis un certain temps. Sans même parler de ce mensonge qui m'a poussé à croire toute une partie de ma vie que j'étais désiré par la femme que j'avais épousé alors qu'en réalité, pas du tout.

Je reprends mon souffle, puis je repars à l'assaut.

— Appelle ça de l'égo de mâle mal placé si t'en as envie Thérèse, mais tu n'es pas dans ma tête. Tu ne sais pas ce que j'ai vécu avant de te connaitre. Tu ignores à quel point ce que tu méprises est constitutif pour moi ; pour un tas de raisons dont je ne te ferais pas part, puisque vraisemblablement, avoir envie d'être aimé et désiré physiquement fait de moi une bête sauvage.

— Arrête de faire ça ! Tu n'es pas la victime de cette histoire ! m'interrompt-elle.

— On est tous les deux les victimes de notre mariage, Thérèse ! déclaré-je d'une voix particulièrement forte. Mais fais-toi plaisir, t'as l'air bien partie pour : prépare mon bûcher et brûle-moi sur la place publique ! S'il faut qu'il n'y ait qu'un coupable, n'hésite pas. Et ne te remets surtout pas en question ! Dis-moi, combien de fois as-tu souhaité échapper à ta vie depuis qu'on est marié ? Est-ce que tu t'es parfois déjà dit que le choix que t'avais, c'était ta famille ou la mort ?

Je la vois froncer les sourcils, cependant ce n'est pas de la colère pure, cette fois. Elle réfléchit.

— J'aimais ma vie, jusqu'à ce que tu la foutes en l'air en allant voir ailleurs, affirme-t-elle. Certes, tout n'était pas parfait, mais c'était bien !

Une vague de tristesse s'abat sur moi. Je sais que je vais sans doute la blesser — encore une fois —, néanmoins je n'ai plus grand-chose à perdre — je vois déjà ma famille me tourner le dos —, alors je parle honnêtement.

— J'en suis d'autant plus désolé. Tu vois — et tu sais —, que je suis en dépression depuis quelques années. Et je… je me suis accroché à ma vie — nous, notre famille, mon travail —, tant bien que mal, parce que c'est important pour moi. Puis un soir — dans mon bain —, et sans même que je m'en rende compte, je me suis ouvert les veines.

Machinalement, je montre — au loin —, la cicatrice bien visible qui trône — sans honte, l'affreuse —, sur mon avant-bras. Thérèse ne semble pas songer à m'interrompre. Je poursuis mon explication.

— Je me suis repris à temps, cette fois-là. Je me suis passé la corde autour du cou quelques fois sans oser faire le grand saut. Et puis il y a eu cet accident de voiture qui n'en était pas un : je me suis délibérément pris le mur. J'espérais y rester.

Elle plaque sa main contre ses lèvres, et cette fois, je vois ses yeux briller de larmes à peine contenues.

— Je sais, c'est égoïste, confirmé-je. Et j'aurais dû en parler, mais j'avais honte. J'ai toujours honte. Sur le papier, ma vie n'est pas affreuse, pourtant j'en suis arrivé à un stade où je me déteste au point de ne plus réussir à aller de l'avant. Je hais tout en moi, Thérèse. Tout. J'essaie de faire en sorte de me sentir bien dans ma peau et dans ma tête, mais quoi que je fasse, je fiche tout en l'air, et ceci en est encore une preuve.

Je déglutis prestement, et je laisse les mots s'échapper.

— Je t'assure que je n'essaie pas de me poser en victime. J'ai aucune envie que tu te sentes coupable de ce qui m'arrive. J'ai essayé de te protéger comme j'ai pu. Je voulais remonter la pente seul. J'y suis pas arrivé. Et puis il y a eu cette personne qui a vu que j'allais mal — qui a été la seule à lire entre les lignes, parfois même mieux que moi —, et qui m'a aidé à trouver une source de lumière dans mes ténèbres. Peut-être que ça ne fait pas sens pour toi, ce que je dis. Qu'importe : ce que m'apporte cette personne est précieux Thérèse. Ce n'est pas une histoire de cul, et je refuse de la lâcher parce qu'elle représente littéralement ma survie. Je veux vivre.

Ma femme ne dit rien. Elle essuie une larme au coin d'un de ses yeux, et elle détourne le regard. Il lui faut une bonne minute — si ce n'est plus —, pour parler.

— Tu es amoureux d'elle, affirme-t-elle, amère.

Je prends une grande inspiration. Mes tremblements ne se calment pas, encore moins en constatant que c'est tout ce qu'elle trouve à dire face à mes aveux.

— C'est sans importance, murmuré-je. Ça ne durera pas. Même si tu me quittes, je ne ferais pas ma vie avec. Et si tu me mets dehors, je n'ai nulle part où aller.

Et j'en suis convaincu. Dans quelques mois — tout au plus —, Angelo ouvrira les yeux, et il me quittera. Les rêves d'avenir ne sont qu'illusion.

Thérèse secoue la tête.

— Alors c'est ce que tu attends de moi ? Qu'on fasse bonne figure et que j'accepte la situation en attendant qu'elle te largue ? me questionne-t-elle.

— J'ai juste besoin qu'on prenne un peu soin de moi. J'y arrive pas bien seul, déclaré-je. Et par ces mots, je voudrais t'inclure à l'équation — prenons soin de toi aussi —, mais si tu considères que mon infidélité pèse plus que tout le reste… je sais pas quoi te dire… je sais que j'ai mal agi, mais je pensais que… c'est naïf, sans doute… je me suis dit qu'il valait mieux que je fasse cette connerie et que je reste en vie, plutôt que… bref : j'ai eu tort ?

Là, je tremble tellement qu'elle ne peut pas me louper. Pourtant, je remarque qu'elle a les yeux si brillants qu'elle ne risque pas de voir net.

— Non ! lâche-t-elle. Non ! Bien sûr que je préfère tout ça à la simple idée de te savoir mort !

Elle se frotte vivement le visage de ses mains, puis elle reprend la parole sur un ton plaintif qui trahit son angoisse.

— Mais je ne peux pas accepter que l'homme que j'aime en aime une autre ! Qui me dit qu'elle ne va pas exiger de toi que tu me quittes ? Ou qu'elle ne va pas te réclamer un enfant ? Elle est plus jeune que moi, n'est-ce pas ? Elle n'est pas encore ménopausée, si ? Bon sang, Christian ! Je ne peux pas vivre dans une telle situation d'insécurité !

J'essaie tant bien que mal de calmer mes tremblements. Deux hystériques dans la maison, c'en est probablement deux de trop, toutefois si je parviens à me calmer, peut-être que je réussirai à l'apaiser, elle aussi.

— Thérèse, s'il te plait. Regarde-moi. Regarde-moi !

Elle s'exécute, tout en prenant de grandes inspirations. Je calque mon propre souffle sur le sien, comme si ça allait nous permettre de nous synchroniser. J'essaie de la rassurer. Je la regarde droit dans les yeux.

— J'ai été clair : je ne te quitterai pas. Tu le feras peut-être, mais moi pas. Je lui ai dit. Ma famille c'est toi, c'est notre fils, c'est sa famille. Je ne fonderai pas d'autre famille, et crois-moi s'il te plait : même si on le voulait, il n'y a aucune chance qu'on puisse avoir un enfant un jour.

Ma femme finit par acquiescer, et j'en fais de même, par mimétisme instinctif. On prend quelques minutes pour s'apaiser, puis ses yeux balaie de nouveau le sol.

— J'adorais ce vase, déclare-t-elle en pleurant. Tu crois qu'on peut ramasser les morceaux et essayer de les recoller comme un puzzle ?

Non, il y en a bien plus d'une centaine, et vu leur petite taille, ça me semble impossible. Pourtant, je ne me vois pas l'accabler plus qu'elle ne l'est.

— On peut essayer, dis-je.

À suivre…


Merci aux personnes qui prennent le temps de m'écrire un mot ici ou ailleurs, car si je publie dans le coin, c'est avant tout pour échanger et pour partager avec vous.

N'hésitez pas à passer sur mon profil pour découvrir mes autres histoires, ou simplement pour venir échanger.

À bientôt !