Titre : Fausses rumeurs (2/2)
Auteur : Meanne77
Claimer : À moi ! À moi ! À moi ! (… Non, ce n'est pas un appel à l'aide. Quoique.)

(Écrit entre le 30 mars et le 4 avril 2007. Relecture octobre 2012 pour correction orthographique, etc.)

Fausses rumeurs

Deux jours plus tard, Yohan l'interpella dans le hall d'entrée. Tandis que le jeune homme se portait à sa rencontre, Cyprien se prépara mentalement à lui parler. Ce n'était pas encore courant, qu'ils discutent tous les deux, même si cela arrivait de plus en plus. Cyprien était encore un peu trop nerveux lorsqu'il se retrouvait face au grand brun mais il avait l'impression de donner le change jusque là.

Yohan lui sourit quand il le salua puis entra dans le vif du sujet.

« Hé, Cyprien, est-ce que tu pourrais me rendre un service et dire aux profs d'espagnol et de spé que je serai pas là cette aprèm ?

— Ouais, ok. Pourquoi, qu'est-ce qui se passe ?

— Rien de grave, t'en fais pas. J'ai juste un plombage qu'a sauté hier soir et je douille grave. J'ai réussi à me caser entre deux rendez-vous chez ma dentiste pour passer en urgence.

— Oh… Ouais, les plombages qui sautent, ça fait un mal de chien, ça m'est déjà arrivé.

— Tu pourras me filer les cours, aussi ?

— Si tu veux mais pourquoi tu me demandes ça à moi ? Y'a des potes de ta classe avec nous.

— J'ai oublié de leur en parler tout à l'heure et là faut que j'y aille, c'est un coup de bol de te croiser. Quant aux cours, en spé en tout cas, tu te tapes toujours de pures notes aux contrôles, alors… » Il sourit. « Je sais reconnaître un geek quand j'en vois un, j'ai le même à la maison. Mon grand frère, précisa-t-il. Je suis sûr que vous vous entendriez bien tous les deux… Enfin, bref. Mais si ça te saoule, je peux…

— Non, non, no problem, c'est cool.

— Sûr ?

– Tranquille, je te dis. Je te ferai des photocop' si tu veux.

— Je préfère les recopier moi-même, si ça te dérange pas, comme ça je les apprends en même temps. Je te les garderai pas longtemps, promis.

— Ok. »

Yohan opina machinalement puis, en partie pour combler le silence qui menaçait de s'installer, poursuivit : « File-moi ton numéro de portable, ce sera plus facile pour se retrouver, je sais pas où tu traînes le reste du temps. Comme ça tu les récupéreras avant les prochains cours. Je te file aussi le mien, que tu saches que c'est moi qui essaie de te joindre. Je sais pas toi mais moi, un numéro que je connais pas, j'ai tendance à pas décrocher. »

Chacun sortit son téléphone et enregistra les coordonnées de l'autre. Tandis que Cyprien achevait de noter celles de Yohan, ce dernier se mit à rire.

« Quoi ?

— Rien, c'est juste… C'est marrant, y'a moins de trois semaines on n'avait pas dû échanger dix mots au total et là c'est nos portables qu'on échange. »

Cyprien lui sourit timidement. Ses pommettes rosirent un peu.

Matteo avait raison, lorsqu'on y regardait mieux, Cyprien était vraiment mignon. Yohan avait déjà repéré les cheveux blonds, un peu trop longs et avec une tendance à boucler, parce qu'ils avaient l'air doux au toucher mais depuis qu'ils se parlaient plus et que Yohan le voyait de près, bien en face, c'étaient surtout ses yeux qu'il remarquait. Ils avaient une jolie couleur.

Sans doute gêné par l'intensité avec laquelle Yohan le fixait, Cyprien détourna le regard.

« Ouais… Faut croire que ce qu'on dit est vrai… »

Yohan haussa un sourcil intéressé. Hormis leurs préférences sexuelles, il y avait quelque chose de vrai dans ce qui se disait ces derniers temps ?

« Le sexe, ça rapproche. »

Yohan se mit à rire. Il ne s'était pas attendu à cette chute-là. Une fois encore, Cyprien le surprenait. Ce dernier lui sourit, visiblement satisfait de son effet, et Yohan rit de plus belle, en partie pour faire diversion aux couleurs qu'il sentait à son tour lui monter aux joues.

o'O'o

Émeric attendit qu'ils soient descendus du bus et à l'abri des oreilles indiscrètes pour lui parler : « Hé, Yoh, tu sais, pour cette histoire du 421…

— Oh non, pitié, pas toi aussi !

— Non, non, c'est juste… »

Émeric se mordilla la lèvre. Yohan remarqua le pli soucieux au centre de son front et l'arrêta d'une main sur le bras.

« Hé… qu'est-ce qui se passe ?

— Voilà, je sais pas si t'es au courant, et bien sûr les potes et moi on sait que c'est faux, hein, mais… J'ai pensé que si tu le savais pas c'était mieux que tu l'apprennes par l'un d'entre nous plutôt que par n'importe qui.

— Tu commences à me foutre les jetons, là.

— On dit que vous auriez couché ensemble tous les deux…

— Oh, ouais, je sais, Marine me l'a dit l'autre jour. T'en fais pas pour ça, c'est pas si grave. Laisse-les dire, je m'en fous.

— Ouais mais c'est pas tout. On dit que vous l'auriez fait sans capote, et d'autres ont commencé à dire que vu le nombre de tes prétendues conquêtes, t'avais déjà dû te chopper une saloperie et que tu l'as sûrement transmise à l'autre type. »

Yohan pâlit.

« Quoi ?

— On t'invente toutes les IST qui existent. Ça varie d'une personne à l'autre mais le plus souvent les gens disent que si ça se trouve, t'as le SIDA. »

Ses oreilles bourdonnèrent. Un voile noir passa devant ses yeux.

« Putain mais qui dit ça ?

— Tout le monde. »

o'O'o

Alexandra débarqua catastrophée dans sa chambre. Sa mère devait lui avoir ouvert ; avec sa musique, il n'avait même pas entendu la sonnette. Il coupa le son de son ordinateur, qui lui servait aussi de chaîne hi-fi.

« Alex ? Qu'est-ce qui t'arrive ?

— T'as pas écouté ton portable ? J'essaie de te joindre depuis tout à l'heure !

— Désolé, j'ai oublié de le recharger cette nuit et la batterie m'a lâché cette aprèm. Qu'est-ce qui se passe ? »

Elle ferma avec soin la porte derrière elle puis se laissa tomber sur le tapis, essoufflée.

« Est-ce que t'as entendu la dernière version de l'histoire entre Yohan et toi ? dit-elle d'une voix blanche.

— Non, c'est bon, là, j'ai cessé de m'y intéresser. »

Elle se massa les tempes et poussa un gémissement.

« Alex ? s'inquiéta-t-il. Qu'est-ce qui se passe ? »

Pour qu'elle réagisse de cette façon, c'est que ce devait être du sérieux.

« Me demande pas comment ça a pu se déformer à ce point, mais certains, surtout des filles mais même les mecs commencent à le répéter maintenant, ont commencé à dire que Yohan t'avait violé ce soir-là. »

Cyprien s'écroula face à elle.

« Qu… quoi ?

— Tu sais comment on en était à ce que vous aviez couché ensemble ? Et tu te souviens quand tu m'as raconté comment il avait pris ta défense devant ta classe de spé ? Eh ben ça s'est transformé en comment il t'a discrètement rappelé à mots couverts de te la fermer sur ce qui s'était vraiment passé. J'ai entendu des filles de la classe dire que t'avais eu l'air terrifié et dégoûté quand il se trouvait à côté de toi. Y'en a d'autres qui disent l'avoir vu te menacer avec un cutter !

— Mais c'est du délire complet !

— Je sais ! Ça prend des proportions… complètement disproportionnées ! Ça fait un moment que ça a commencé, mais là ! J'aurais jamais cru que ça irait aussi loin !

— Mais… qui irait raconter un truc pareil sur Yohan ? Tout le monde l'adore au lycée !

— J'en sais rien ! » cria-t-elle.

Elle attrapa ses cheveux à pleine poignée et tira dessus. Cyprien lui fit lâcher prise de peur qu'elle ne s'en arrache et ne se fasse mal.

« Cyp' ! Tout ça va beaucoup trop loin, il faut arrêter ça ! »

Les pupilles dilatées, il opina.

« Oui, mais comment ? »

o'O'o

Matteo l'attendait à la sortie de son entraînement de basket-ball, qui avait été l'un des pires dont il avait souvenir, non à cause de l'exigence de leur entraîneur mais parce que ses coéquipiers semblaient réticents à le toucher, ce qui n'avait pas été le cas depuis les tous premiers temps qui avaient suivi son coming out en tant qu' « homosexuel peut-être bisexuel ». Yohan s'apprêtait à poursuivre son chemin sans lui accorder un regard mais Matteo le saisit par le t-shirt et le projeta si fort contre le mur qu'il vit des faisceaux lumineux passer devant ses yeux.

« Aïe ! Mais t'es taré ! Ça va pas, qu'est-ce qui te prend ? »

Le visage de Matteo emplit son champ de vision.

« Il paraît que tu baises sans capote ? gronda-t-il. T'es con ou quoi ? T'as déjà oublié tout ce que je t'ai enseigné ? »

Yohan le repoussa sans douceur.

« Ce que tu m'as appris, je préférerais l'oublier, ouais, mais non, je baise pas sans capote ! Pour qui tu me prends ? Tu me crois vraiment aussi débile que ça, putain, Matt' ! »

En tout cas, cela expliquait l'attitude des autres joueurs ; si cette nouvelle rumeur sur sa santé était parvenue aux oreilles de Matteo, ses coéquipiers en avaient sûrement entendu parler aussi.

« Qu'est-ce que t'es venu faire là, Matt' ? reprit-il, un peu calmé.

— Ce que je suis venu faire ? Putain… Rien, qu'est-ce que je pourrais en avoir à foutre que tu puisses être malade ou pas… »

Yohan soupira et regarda ailleurs.

« Je vais bien, Matt', et je fais gaffe, je t'assure. Je me protège. »

Matteo, yeux fixés sur un mur à sa droite, hocha lentement la tête.

« 'K… »

Yohan se mordit la lèvre.

« Matt', tu… Est-ce que c'est toi qui as lancé cette rumeur sur Cyprien et moi ? »

Matteo renifla avec mépris.

« Tu crois pas que j'ai mieux à faire de mon temps ? J'étais même pas là ce soir-là, et qu'est-ce que j'en ai à faire de ce que tu fous de ton cul ? »

Yohan eut un sourire narquois.

« Dis ça à tes mains, elles peuvent pas s'empêcher de le tripoter à chaque fois qu'elles le croisent. »

Matteo fit quelques pas, les hanches souples, le coinça contre lui. Un bras appuyé sur le mur derrière lui vint lui effleurer le visage.

« Tu me fais des avances, Yoh ? » murmura-t-il.

Yohan ferma un court instant les yeux.

« Mon cul te manque ? T'aurais dû plus en profiter y'a deux ans, quand t'en avais encore le droit… »

Ils restèrent ainsi sans bouger, les yeux dans les yeux.

« Tu sais pas ce que tu perds, bébé.

— Au contraire. J'ai pas oublié. »

Matteo lâcha un bref ricanement et affecta un air détaché.

« Bon, je me casse. Puisque tu veux jouer les timorés… »

Yohan lui sourit et, après un dernier signe de la tête, rejoignit ses coéquipiers aux vestiaires. Une autre conversation l'attendait.

o'O'o

Cyprien y avait réfléchi toute la nuit ; il allait devoir parler à Yohan. Il ignorait encore ce qu'il lui dirait exactement mais cette accusation de viol avait franchi la limite de ce qu'il était prêt à laisser raconter. Il fallait faire quelque chose.

Il avait contacté l'autre lycéen plus tôt dans la journée par SMS. L'accusé de réception lui confirmait que Yohan avait bien reçu le message mais pas qu'il l'avait lu : Yohan n'avait pas donné aucun signe de vie. Néanmoins, Cyprien se trouvait au point de rendez-vous, prêt à l'attendre le temps nécessaire. Peu de monde traînait dans les couloirs à cette heure, aussi tendit-il l'oreille lorsque des voix s'approchèrent. Il ne s'agissait pas de Yohan. Certes, Cyprien n'avait rien mentionné de la sorte mais il n'imaginait pas Yohan ne pas venir seul.

Le cœur battant malgré tout, il vit apparaître un groupe de trois garçons de son âge. Ceux-ci s'arrêtèrent en le voyant et s'entreregardèrent, ce qui permit à Cyprien de les reconnaître : il les avait vus de nombreuses fois en compagnie de Yohan. L'un d'entre eux, un grand gaillard aux cheveux sombres, s'appelait Grégory et était le meilleur ami du brun. Cyprien ignorait le nom des deux autres, un métis et un châtain vêtu d'un sweat-shirt aux couleurs des Chicago Bulls. Cyprien chercha du regard si personne ne les suivait mais Yohan n'était nulle part en vue. Déçu, il attendit. Peut-être leur avait-il confié un message pour lui ? Mais très vite, un mauvais pressentiment s'empara de lui : leur posture avait changé, s'était faite menaçante sans qu'il sache pourquoi. Il resta sur ses gardes mais adopta l'attitude la moins provocatrice possible, sans pour autant les ignorer. Son appréhension grandit lorsque les trois adolescents, tous de sa taille ou bien plus grands que lui, marchèrent droit sur lui. Grégory le toisa ostensiblement. Le cœur de Cyprien fit un bond dans sa poitrine au ton haineux qu'il employa alors. Il s'adressa à ses amis mais ne lâcha pas Cyprien du regard une seule seconde.

« Mais regardez qui je vois là, les gars… Ce serait pas la sale petite pédale ?

— Si, c'est lui, répondit le fan des Bulls.

— C'est bien ce qui me semblait. Qu'est-ce que tu fous là, queuteuse, t'attends le client ? »

Cyprien garda le silence. À trois contre un, et costauds comme ils l'étaient, s'ils décidaient de lui tomber dessus il n'aurait aucune chance.

« Alors, on a perdu sa langue ou tu t'es luxé la mâchoire à force de tailler des pipes ? Hein ? »

Grégory le poussa violemment, Cyprien recula de deux pas.

« Écoute, calme-toi, tenta-t-il, mais cela ne fit que jeter de l'huile sur le feu.

— Que je me calme ! Hé, les gars, la petite suceuse voudrait que je me calme ! »

Les deux autres ricanèrent et se portèrent sur les côtés. Cyprien était encerclé. Il commença sérieusement à s'inquiéter. Que se passait-il ? Pourquoi Yohan n'était-il pas là ?

Il n'avait pas pu les envoyer, n'est-ce pas ?

« Donne-moi une seule bonne raison pour que je t'en foute pas une sur la gueule, princesse. »

Cyprien s'humecta les lèvres.

« Je n'ai rien fait pour que tu t'en prennes à moi… et vous ne pouvez pas être des homophobes, Yohan… »

Il s'était préparé au coup qui suivit, il lui avait paru inévitable, mais la violence de l'impact le surpris malgré tout. Plié en deux, il ne put empêcher Grégory de le saisit par le col et de l'étrangler avec ses propres vêtements.

« Même pas en rêve tu prononces le nom de mon pote ! Tu m'entends, tapette ? Mais vas-y, répète-le moi ce que mon pote t'a fait ! Viens y voir si t'as les couilles de me le répéter en face !

— … C'est pas moi… Je n'ai jamais dit ça, ce sont les autres…

— Les autres ? Quels autres ? Me prends pas pour un con, connard ! Aujourd'hui on va s'expliquer, toi et moi !

— Toi et moi ? Tu veux dire vous trois, non ? »

Le poing qui suivit le percuta à la pommette et lui fit voir des étoiles. Le troisième fut un coup de pied, lui sembla-t-il, et il ne tarda pas à se retrouver à terre, recroquevillé sur lui-même. Les bras levés sur son visage pour le protéger, il se défendait de temps à autre avec les pieds mais atteignait rarement ses assaillants. Ruant à l'aveugle, il manquait de puissance. Très vite, il perdit le compte des coups qui pleuvaient sur lui. Il se demandait comment il en était arrivé là.

Mon premier lynchage, et il n'est même pas public ?

Cyprien refusait de croire qu'il pût avoir un rapport avec ça mais il avait donné rendez-vous à Yohan et à la place se faisait passer à tabac. Ça n'avait pas de sens. Comment les choses avaient-elles pu déraper à ce point ?

Il ne les supplia pas d'arrêter, de peur que cela n'attise leur hargne, et profita d'un moment d'accalmie durant lequel ils devaient reprendre leur souffle, et lui jeter quelques insultes, sans doute, mais ses oreilles bourdonnaient trop pour qu'il pût les entendre, pour reprendre le sien. Inspirer lui était difficile, son ventre, ses côtes lui faisaient mal. Les battements de cœur dans ses tempes se calmèrent peu à peu et une voix perça le ronflement de son sang dans ses oreilles. Une voix à la fois en colère et inquiète, à présent familière…

« Arrêtez ! Éloignez-vous de lui ! Non mais vous êtes pas bien dans vos têtes ou quoi ? Qu'est-ce qui vous prend ? »

… la voix de Yohan…

« Tu sais ce qu'il raconte sur toi, cet enfoiré ? »

… furieuse…

« Cyprien ne raconte rien du tout ! »

… puis plus douce, et une main sur son épaule qui le fit tout d'abord tressaillir, mais la voix le rassura.

« Cyprien ? Est-ce que ça va ?

— Mais tu sais ce que tout le monde prétend ? C'est grave, Yoh !

— Et battre quelqu'un comme ça, c'est pas grave, peut-être ? Putain, cassez-vous ! Je veux plus vous… cassez-vous ! »

Quelques protestations étouffées puis le visage de Yohan de nouveau sur lui.

« Cyp' ? Est-ce que ça va ? Tu m'entends ? Tu peux te lever ? Attends, fais doucement… là, comme ça. Ça va ? Putain, tu pisses le sang, il faut… Bouge pas, je reviens ! Tu bouges pas, hein ? »

Cyprien grogna, il avait mal à la tête, il avait mal au nez, il avait mal partout. Yohan l'abandonna, partit courir ailleurs, disparaître derrière une double porte à la peinture écaillée. Il se souvint alors qu'il s'agissait de celles des toilettes. Il s'adossa lourdement contre le mur et poussa un grognement. Il ferma les yeux. Sa tête le lançait. Il ignora combien de temps s'écoula mais une main chaude sur sa joue le fit revenir sur terre.

« Cyp' ? T'es toujours avec moi ? »

Il rouvrit péniblement les yeux. Le visage d'abord trouble de Yohan se précisa.

« Tiens, appuie ça sur ton nez. Pour une fois qu'y a du P.Q. dans ces chiottes de merde… »

Yohan lui guida la main jusqu'au visage et le laissa appliquer la pression adéquate pour arrêter le saignement puis, avec douceur, écarta quelques mèches collées à son front.

« Ça va aller ? T'as sali ton t-shirt…

— Fait chier, je l'adorais celui-là.

— Si tu plaisantes, c'est que ça va pas trop mal…

— Je suis sérieux. »

Yohan lui sourit.

« Tu peux te lever ? Faut te conduire à l'infirmerie.

— Non, c'est pas la peine. »

Il tenta de le repousser mais Yohan insista.

« Je veux pas qu'on me voit comme ça.

— Fais pas le con, tu t'es peut-être pété un truc ! »

Mais Cyprien le repoussa encore, malgré le peu de forces qui lui restaient. Yohan finit par capituler.

« Ok, comme tu voudras… Viens avec moi, j'ai une idée.

— Yohan…

— On va pas à l'infirmerie mais je peux pas non plus te laisser dans cet état. »

Yohan le souleva et le soutint, un bras autour de la taille, l'autre autour des épaules.

« Paré ?

— Où on va ?

— Au gymnase. On a une trousse de premiers soins au club de basket, je sais où trouver les clés. Ça ira ?

— Ouais, ok. Merci. »

Le trajet jusque là fut laborieux. De nouvelles douleurs se réveillèrent à mesure qu'il marchait, lui faisant en oublier d'autres, mais il réussit à ne pas trop reporter son poids sur sa béquille improvisée. Quelques élèves les aperçurent lorsqu'ils traversèrent la cour. Cyprien se demanda quelles explications ils pourraient bien inventer. Sans doute que Yohan l'avait battu à mort puis conduit à l'écart pour mieux l'achever (voire l'enterrer sous l'un des rares arbres qui se trouvaient à l'intérieur de l'enceinte scolaire. Des fleurs de marronnier rosées, voilà qui serait du plus bel effet à la rentrée…).

Près d'un quart d'heure plus tard, Cyprien se retrouva assis sur un banc dans les vestiaires, la tête rejetée en arrière (il avait éternué à cause de la poussière et son nez s'était remis à saigner) tandis que Yohan soulevait son t-shirt pour inspecter les dégâts. Avec précaution, il appliqua sur les rougeurs une crème à l'arnica, idéale d'après lui pour prévenir la formation d'ecchymoses.

« Je pense pas que tu aies de blessures internes mais si jamais tu te sens pas bien, que t'as la tête qui tourne ou quoique ce soit, tu files aux urgences, c'est compris ?

— Oui, Maman.

— Je plaisante pas, Cyprien ! Joue pas au con avec ça, ok ? Ils t'ont sérieusement amoché !

— C'est promis. Mais ça ira, t'en fais pas.

— Comment vont tes dents, tu sens un truc qui bouge ? »

Cyprien testa sa dentition, tout semblait tenir en place.

« Mon père est dentiste, il pourra y jeter un coup d'œil si tu veux.

— Ton père est dentiste ?

— Oui.

— Alors l'autre jour, quand tu m'as dit sécher les cours pour un plombage qui avait sauté…

— Ah, non, je vois où tu veux en venir. Si, si, c'était vrai ! Mon père ne touche pas à mes dents.

— Comment ça ?

— Je supporte pas de le voir penché sur moi avec ses instruments de torture. Quand j'étais petit, je l'ai mordu au sang. Quand on regarde bien, il a encore une petite marque blanche. Cherche pas, c'est débile, je sais, mais je déteste aller chez le dentiste… Pour la paix familiale, on m'envoie chez quelqu'un d'autre. Une femme. Je mords moins les femmes. »

Cyprien se mit à rire mais pas longtemps car cela lui fit mal au nez et à la joue.

« Aïe…

— Attends, laisse-moi voir… »

Yohan l'examina avec la plus grande douceur. Cyprien ne savait plus où poser le regard. Le visage de Yohan était tout près du sien et il avait chaud tout à coup. D'ici qu'il se remette à saigner du nez…

« Je pense pas qu'il soit cassé, t'as eu de la chance.

— Je me le suis cogné en tombant, je crois, techniquement il ne s'est pas pris de pain. »

Embarrassé, Yohan se mordilla la lèvre.

« Cyprien… Je me doute que tu dois un peu t'en foutre mais je suis sincèrement désolé. Je comprends pas ce qui leur a pris, ils…

— Ils ont voulu te protéger.

— Ça les excuse pas. Ce sont mes potes et je me sens responsable. Bon sang, tu verrais ton visage !

— C'est si atroce que ça ? » murmura Cyprien en détournant les yeux.

Yohan caressa gentiment du revers des doigts la joue non tuméfiée.

« Non… Moins que ton ventre en tout cas, attend-toi à pas pouvoir faire d'abdo pendant un certain temps ! Mais ça se voit que tu t'es battu. Tu vas garder une tête de boxer un moment.

— Génial. Super sexy. Je vais lancer une mode. »

Un rire échappa à Yohan.

« Je trouve ça assez sexy, en fait, ça fait rebelle. Même si ça a l'air douloureux. »

À nouveau, il se mâchonna la lèvre. Ça semblait être un tic nerveux chez lui.

« Tu sais…

— Quoi ? l'encouragea Cyprien comme Yohan ne poursuivait pas.

— Rien, oublie, t'as pas envie d'entendre ça.

— Au point où on en est et avec tout ce que j'ai entendu ces dernières semaines, tu peux y aller, je t'assure ! Je suis paré !

— Je m'en veux.

– Arrête, t'as pas à t'en vouloir, c'est pas de ta faute ! Ce serait plutôt moi qui…

— Je parle pas de ça, le coupa Yohan, un geste de la main en direction de ses blessures. Enfin si, de ça aussi mais… en fait, tu vois, au début j'aimais bien écouter ce que Marine me rapportait de ce qui se disait sur nous deux. Je trouvais ça fun et… depuis que tu as débarqué furax dans la cour l'autre jour et qu'on a commencé à se parler, à se connaître un peu mieux… c'était pas déplaisant d'imaginer que ce que tout le monde disait qu'on avait fait soit vrai… Pour les baisers… et… un peu pour la fellation, aussi. Surtout après que tu m'as dit que tu étais vraiment homo. Et maintenant mes potes te tabassent et… »

Cyprien posa deux doigts sur sa bouche pour le faire taire. Yohan releva sur lui des yeux qu'il n'avait pas eu conscience d'avoir baissés. C'était difficile de regarder le blond en face.

Il remarqua alors que leurs doigts étaient enlacés mais il n'aurait su dire qui de Cyprien ou de lui avait pris la main de l'autre en premier. Ça avait dû se faire quelque part au milieu de sa confession. Cyprien avança le visage et murmura : « Tu pourrais, tu sais ? M'embrasser… »

Yohan ne se fit pas prier.

Le baiser resta chaste, léger, un peu maladroit. Le cœur de Yohan battait vite et il pouvait sentir le pouls de Cyprien jusque dans ses doigts. Lorsque enfin ils s'écartèrent l'un de l'autre, ils se sourirent, tous deux gênés.

« Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? demanda Cyprien à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu.

— Je serais plus tranquille si tu te faisais examiner par un médecin, on sait jamais.

— Je me sens bien ! Enfin… ça va, quoi, je suis pas non plus en sucre.

— Quand même, j'aimerais mieux. S'il te plaît ?

— Bon, bon, d'accord, j'irai voir mon généraliste. … Et pour le reste ?

— Avec tout ce qui s'est passé, si on n'est pas convoqués, je crois qu'il faudrait prendre les devants et aller voir le proviseur pour s'expliquer. Toute cette histoire va beaucoup trop loin, ça a pris de telles proportions que même les profs doivent en entendre parler. Si les adultes s'en mêlent, ça va être encore plus compliqué.

— Yohan… si on y va avec la tête que j'ai… Comment on va justifier ça ? En disant que je suis tombé dans les escaliers ? Personne ne croira qu'on ne m'a pas poussé. »

Yohan le regarda longuement.

« Écoute… ce sont mes potes et j'ai pas envie qu'ils aient des emmerdes… mais ce qu'ils ont fait, c'est pas possible. Même si ça partait d'une bonne intention, on va dire. Ils étaient trois sur toi ! T'étais à terre et ça les a pas arrêté, c'était plus qu'une simple bagarre ! Qu'est-ce qui se serait passé si j'étais pas arrivé ? »

Cyprien haussa les épaules, grimaça car le mouvement avait tiré sur ses muscles endoloris, et affecta un air dégagé peu crédible.

« Je crois qu'ils avaient déjà commencé à se lasser, si ça peut te rassurer, ils avaient presque fini.

— Et la fois d'après ? Non, Cyp'. J'ai pas envie de leur faire ça mais on peut pas non plus faire comme si de rien n'était. Ce genre de violence, je cautionne pas. »

La gorge de Cyprien se serra.

« Tu es quelqu'un de bien.

— Ah… non, enfin…

— Je suis content de ne pas m'être trompé sur toi.

— Comment ça ?

— Non, rien… tu es quelqu'un de bien. »

Yohan baissa les yeux.

« Peut-être pas tant que ça… Ça va te paraître dégueulasse de ma part, surtout après le beau discours que je viens de te sortir, mais… Cette année, c'est le bac et… Une fois devant le proviseur, est-ce que tu accepterais de… pas trop les charger ? Ils seront sûrement renvoyés de toute façon mais si ça pouvait n'être que pour quelques jours et pas de façon définitive… Je comprendrais que tu refuses, après ce qu'ils ont fait ce serait normal, mais…

— Non, c'est d'accord, je vais le faire. Je me sens responsable, aussi.

— Je vois vraiment pas en quoi.

— Laisse tomber. Et je vais bien, y'a pas eu mort d'homme et je sais pourquoi ils ont fait ça. En d'autres circonstances, j'aurais pu faire la même chose.

— Toi ? J'en doute !

— Si quelqu'un disait des saloperies sur Alex, j'irais lui casser la gueule. Je suis peut-être geek et pédé mais je reste un mec et je peux cogner s'il le faut.

— Merci, Cyprien. Je… Merci. Et ils ne lèveront plus jamais la main sur toi, je te le promets.

— D'accord, sourit-il, amusé par le côté protecteur du brun. Mais je t'assure que je peux très bien me défendre tout seul. Si c'est du un contre un.

— Oui, bon, laisse-moi un peu avoir le beau rôle, tu veux ? J'ai besoin de redorer mon blason, là !

— Ta réputation a pris des coups, elle aussi ? se moqua-t-il.

— Si peu… Mais j'aimerais bien pouvoir marcher dans les couloirs sans me faire cracher dessus.

— On t'a craché dessus ?!

— Au sens figuré, mais l'intention y était.

— Oh, merde, je suis vraiment, vraiment désolé ! »

Yohan posa la main sur la sienne.

« T'en fais pas pour ça, va, ça va se tasser. Je préférerais juste m'expliquer avec les adultes avant que quelqu'un n'appelle les flics.

— Tu risques rien de toute manière, il faudrait que je porte plainte pour ça. Et comme on se tue à le répéter depuis le début, il ne s'est rien passé.

— Qui aurait cru qu'aller pisser puisse être aussi dangereux ? Ça laisse rêveur sur ce que nous réserve la suite…

— La suite ? » répéta Cyprien, le cœur battant.

Pour toute réponse, Yohan le prit délicatement par la nuque et pressa les lèvres contre les siennes. Cyprien ferma les yeux. Ils s'embrassèrent un moment puis Cyprien s'écarta. Une moue aux lèvres, il se tâta le nez et geignit. Yohan lui prit les mains et lui effleura le nez de sa bouche. Ils s'embrassèrent encore mais ce fut au tour de Yohan de rompre le charme par un rire.

« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?

— Rien, je pensais juste… Après des chiottes parfum pisse et javel, des vestiaires poussiéreux et qui puent la sueur, quel sens du romantisme on a !

— Alors je compte sur toi pour te rattraper par la suite…

— D'accord… compte sur moi. »

Après un dernier baiser, Yohan invita Cyprien à se lever.

« Tu te sens d'aller voir le proviseur maintenant ?

— Le plus tôt sera le mieux », acquiesça-t-il.

Yohan rangea la trousse de soins où il l'avait trouvée puis referma les vestiaires derrière eux. Il porta le sac de Cyprien en plus du sien. La cloche avait sonné entre temps et de nombreux élèves prenaient une pause à l'extérieur. Yohan noua ses doigts entre ceux de Cyprien et l'entraîna à sa suite. En plein milieu de la cour, il lui donna un long baiser, comme au cinéma.

« Qu'ils la répandent donc, cette rumeur-là ! »

o'O'o

Alexandra secoua la tête devant le spectacle de Cyprien en train de fredonner devant sa glace. Bleus et ecchymoses s'étaient presque résorbés et il pouvait à présent sortir sans être regardé comme une bête curieuse ou un délinquant.

« Tu devrais changer de t-shirt.

— Pourquoi ? s'alarma-t-il aussitôt. Qu'est-ce qu'il a, mon t-shirt ?

— Il est très bien… en temps normal. Mais pour votre premier rendez-vous amoureux officiel, y'a mieux quand même ! »

Cyprien examina avec attention son reflet dans le miroir. Jean noir, baskets noires, t-shirt noir avec en grandes lettres blanches l'inscription « l33t »… Sobre, moulant, bandant. Parfait.

« Yohan aime les geeks, assura-t-il. Il me l'a dit. Et c'est le t-shirt que je portais ce fameux soir au 421. Je le garde. »

Alexandra leva les mains en signe de défaite.

« Là, je ne peux que m'incliner ! »

À l'aide d'une eau fixatrice, elle tenta, en vain, de discipliner quelques boucles blondes rebelles.

« Quand même, j'arrive pas à croire que ton plan ait fonctionné. J'aurais jamais cru que ça marcherait vraiment !

— Non sans dommages collatéraux, ne l'oublie pas trop vite, quand même !

— Oui, bon, t'as payé de ta personne, mais ça valait le coup, non ? Tu voulais qu'il te remarque, on peut dire que ça a marché comme sur des roulettes ! »

Un doux sourire naquit sur les lèvres du jeune homme.

« N'empêche, ça laisse songeur… sans vouloir faire de mauvais jeu de mots. Le pouvoir que peuvent avoir deux-trois "on m'a raconté" bien placés. Comme une traînée de poudre !

— La détonation a été un peu trop forte, si tu veux mon avis.

— C'est l'inconvénient, une fois la mèche allumée, on a plus aucun contrôle. Enfin, tout est bien qui finit bien, te voilà avec le garçon de tes rêves, vous filez le parfait amour et vous restez le sujet de conversation de prédilection du lycée ! La gloire !

— Me moque de la gloire, je ne veux que Yohan, bouda-t-il.

— T'es vraiment jamais content, c'est pas possible ! »

Cyprien haussa les épaules au moment où son téléphone portable sonna.

« Allô ? T'es en bas ? Ok, je descends. »

Il raccrocha, glissa le téléphone dans la poche arrière de son pantalon et attrapa sa veste.

« C'était Yohan.

— J'avais compris.

— On te dépose quelque part ? Il est venu en bagnole.

— Ouah, la classe ! Monsieur vient se faire prendre en voiture.

— Jamais le premier soir.

— Quoi ? … Cyp' ! »

Sourire retord aux lèvres, Cyprien sortit de sa chambre.

« Allez, en route, je veux pas le faire attendre. Oh, et Alex ? Si jamais Yohan apprend un jour ce qu'on a fait, je te tue ! »


Fin ! :)


En fait, c'est rigolo, les schoolfics… :p

Dernière chance pour trouver la référence musicale (très bien) cachée dans cette fic ! Un indice ? C'est le titre d'une chanson très… gay. Toujours pas ?

Prenez les initiales des prénoms des quatre personnages principaux : Yohan, Matteo, Cyprien et Alexandra et vous obtenez… (oui, c'est débile mais les prénoms ont été choisi à cause de ça !)