Titre : De albis angelis
Auteur : Meanne77
Claimer, etc. : cf. prologue.

Écrit entre le 4 février et le 10 mai 2008 ; corrigé le 14 juillet 2009

NdA : le prologue avait été mis en ligne le mois de naissance de Gwelle, le dernier chapitre l'est le mois (le jour) de naissance de Gwen ; ainsi, la boucle est bouclée ;)

De albis angelis
Chapitre 11

C'était doux, incertain, maladroit sans être malhabile. Le cœur de Gwenaëlle cognait fort dans sa poitrine mais moins que celui de Nino qu'elle sentait battre contre elle. Il possédait des mains larges et puissantes, d'une virilité contenue, des bras solides qui pressaient sans oppresser. Elle perdait la tête, incapable de penser, à moins qu'elle ne refusât inconsciemment de le faire car elle se sentait trop bien, pour une fois, pour réfléchir et tout gâcher. Nino s'enhardit, lui frôla la poitrine à travers ses vêtements, elle ne l'arrêta pas. Cela faisait longtemps qu'être touchée par un garçon n'avait pas été aussi agréable, cela faisait longtemps qu'elle n'en avait pas eu envie. Ce brusque désir mis à nu la surprit mais là encore, elle ne s'y arrêta pas, et lorsque Nino glissa les doigts sous son pull, s'aventura à la frontière du soutien-gorge et de la peau et demanda : « Je peux ? », elle s'entendit répondre : « Pas ici » sans réaliser ce qu'elle impliquait, rattrapa la main qui déjà reculait pour répéter : « Pas ici », à bout de souffle, la voix tendue, bouche entrouverte et gorge offerte. Son corps semblait avoir choisi pour elle. Ses yeux voilés remarquèrent à peine Nino suivre la ligne imaginaire du regard égaré par-dessus son épaule.

Derrière eux, Gwenaël dormait toujours. Ils l'avaient presque oublié.

Nino s'humecta les lèvres, chercha la réponse à sa question sur son visage mais Gwenaëlle maintenait toujours de sa main celle de Nino sous ses vêtements, il lui touchait le ventre. Il s'extirpa en douceur, d'une caresse, referma les doigts sur les siens.

« Ta chambre ? »

Dans un état second, elle acquiesça. Cela faisait un moment qu'elle n'entendait plus le son de la télévision.

Il l'embrassa encore, elle le sentait prêt à se lever mais paraissait peu enclin à le faire, attendant peut-être un autre feu vert de sa part. Il dut le trouver dans son abandon car elle se retrouva à flotter au milieu de la pièce, les jambes comme du coton, une main dans la sienne, guidée vers sa chambre. Plus tôt dans la soirée, elle lui avait fait faire un rapide tour du propriétaire, lui désignant à quoi menaient les portes sans toutes les ouvrir. Elle s'arrêta net, soudain affolée comme elle ne l'avait pas été depuis sa première fois.

« Attends, je… je… Je ne suis pas épilée », lâcha-t-elle, consciente de son ridicule.

Nino eut un rire de gorge, un sourire qui la fit frissonner.

« Il se fait tard », fit-il, une main sur la joue, « je commence à piquer. C'est moi qui devrais m'inquiéter de te déplaire. »

Elle secoua la tête, gorge nouée. Il l'attira à lui pour l'embrasser, elle devina qu'il réitérait là sa demande, jusqu'où acceptait-elle d'aller.

Elle répondit au baiser.

xox

Le plein soleil du début d'été la réveilla le lendemain. La lumière se déversait en une vague de chaleur par la fenêtre dont les persiennes n'avaient pas été tirées. Tout d'abord désorientée, sa nudité lui remémora la façon dont sa soirée s'était achevée. Tendue, elle tourna la tête, constata qu'elle gisait seule au milieu des draps défaits. Elle ferma les yeux. Elle n'avait pourtant pas tant bu, la veille. Elle s'assit, engourdie, serrant son drap autour d'elle pour se couvrir, protéger son corps nu du regard absent. Recroquevillée, elle se toucha les lèvres du bout des doigts, sa mâchoire lui faisait un peu mal d'avoir trop embrassé. Sa main descendit entre ses cuisses. Elle y était encore sensible et légèrement humide. Qu'est-ce qui lui avait pris, elle n'avait même pas couché avec Didier ! Elle en aurait eu l'occasion, pourtant, l'eût-elle voulu, mais elle ne s'était pas sentie prête, la blessure de son histoire avec Alban encore trop vive. Elle n'avait pas fait l'amour depuis près de seize mois, cela ne pouvait suffire à expliquer son comportement. Sa rupture avec Didier ne remontait qu'à trois mois à peine ! Le sexe ne lui manquait pas tant que ça, c'était davantage les à-côtés, tous les petits gestes, l'intimité de la vie de couple dont elle s'était persuadée ne pas avoir besoin. Elle le pensait toujours, elle n'en avait pas besoin. Pourquoi alors avoir soudain perdu la tête ? Nino ne lui avait pas laissé le temps de réfléchir ; cependant, elle se rappelait distinctement s'être vue plusieurs fois posée la question, offerte la possibilité de dire non.

Elle n'en avait pas eu envie. Prise au dépourvue, elle s'était laissée aller, avait abandonné tout jugement aux mains et aux bras d'un autre et sur le moment, malgré une part d'appréhension, cela avait été merveilleux. Nino avait été tendre, elle avait retrouvé dans sa manière de faire l'amour la même douceur dont il faisait montre dans la vie de tous les jours. Simplement, il n'était pas un garçon qu'elle ne recroiserait jamais.

La gorge nouée, elle s'habilla, pressée d'être vêtue, de se sentir moins vulnérable. Au sortir de sa chambre, elle s'arrêta aux toilettes puis dans la salle de bain pour s'y rafraîchir avant de se rendre à la cuisine. D'abord avaler quelque chose, et ensuite…

Nino avait le nez plongé dans la boîte de métal dans laquelle ils rangeaient le thé lorsqu'elle passa le seuil de la porte. Mishra vint aussitôt se frotter contre ses jambes en miaulant.

« Ah ! Tu es réveillée ! » l'accueillit le jeune homme.

Il lui offrit un grand sourire mais la nervosité de ses mains le trahit.

« Hum, je voulais préparer le petit-déjeuner, j'ai un peu ouvert tous les placards et… je crois que ton chat a faim. »

Elle hocha la tête et dit : « Je vais la nourrir ». Il s'écarta pour lui permettre de naviguer. Il la regarda emplir un verre de croquettes provenant d'un grand sac sous l'évier puis en verser le contenu dans un bol sur lequel le chat se jeta aussitôt. L'horloge numérique du micro-onde marqua une minute de plus et quelque part dans l'appartement se faisait entendre le tic-tac d'une horloge. Il se racla la gorge.

« Gwen n'est plus là. Il a dû partir avant que je me lève mais je viens de me réveiller. Je… Je n'ai pas trouvé les dosettes pour votre machine à espresso. Je ne savais pas non plus si tu étais plus café ou thé ou autre le matin… »

Elle changea l'eau du chat avant de répondre. S'occuper facilitait les choses, elle avait une excuse pour éviter de croiser son regard.

« Je ne petit déjeune pas tellement le matin mais sinon je suis plutôt café. Les capsules sont dans la boîte à biscuits à côté du thé.

— Ah… Trouvées ! »

Le silence qui retomba ne fut perturbé que par le bruit de mastication de Mishra et celui du percolateur jusqu'à ce que Nino dît, un torchon entre les mains pour essuyer les éclaboussures de jus d'orange qui avait giclé lorsqu'il leur avait versé deux verres : « Au fait, je ne t'ai même pas dit bonjour… »

Elle eut un faible sourire crispé.

« C'est vrai… Bonjour.

— Tu… as bien dormi ? »

Elle prit une goulée d'air. Cela ne lui fit pas avaler la boule dans sa gorge.

« Ça va… » Elle déglutit, ferma les yeux, les rouvrit. « Je peux te poser une question ?

— Bien sûr.

— Tu… avais tout ce qu'il faut dans la poche de ton jean, hier soir…

— Ce n'était pas… ! se récria-t-il sur-le-champ tout en bafouillant. Je suis pote avec Gwen. Il a cette espèce d'obsession avec le fait de se protéger, il a toujours au moins une capote sur lui et fait la leçon à tout son entourage à ce sujet, je crois. Depuis le lycée il me tanne pour que j'en ai aussi. Ça… ne veut pas dire que c'était prémédité, juste… »

Il se tut en un craquement sec de la mâchoire.

« Oh… Eh bien, c'est… très prévoyant de votre part. »

Nino hocha la tête, une expression absente et chagrinée sur le visage, comme s'il venait de recevoir la confirmation d'une nouvelle qu'il ne souhaitait pas mais à laquelle il s'attendait.

« Je me demandais si tu allais regretter… C'est le cas, n'est-ce pas ? »

Elle fixa la fenêtre derrière lui. Le soleil brillait de tous ses feux, la journée serait chaude et longue, à n'en pas douter.

« Je ne sais pas... Ça me ressemble si peu, je ne me reconnais pas. » Elle se mordilla la lèvre, avoua d'une voix peu assurée : « Qu'est-ce que tu dois penser de moi…

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tu m'embrasses, trois secondes plus tard ça se finit dans ma chambre. Génial.

— C'est valable pour moi aussi.

— Tu es un garçon. C'est différent. »

Il fit un pas sur le côté, sourcils froncés, pour se placer face à elle, lui masquant la lumière du jour pour s'en trouver auréolé.

« Qu'est-ce que tu dois penser de moi si tu penses que je pense ça de toi… »

Un soupir et il baissa les yeux. Ses mains tordirent le chiffon qu'il n'avait pas lâché. Gwenaëlle songea qu'il ne dut même pas le remarquer. Sa voix ne fut pas plus assurée que la sienne un peu plus tôt lorsqu'il déclara :

« Tu me plais depuis le début, tu sais… Je veux dire, je t'ai toujours trouvée mignonne et sympa et… Mais au départ, avec Gwen… et puis j'ai appris que tu avais déjà quelqu'un en vue… et après tu avais l'air tellement contente d'avoir un rencard avec l'autre garçon… et ensuite tu n'avais plus envie de te prendre la tête avec ça, et… Est-ce que tu as toujours envie de pas te prendre la tête avec ça ? »

À les entendre tous deux se dépêtrer dans leur malaise au beau milieu de sa cuisine, Gwenaëlle les trouva ridicules à s'en moquer. Elle sentit un rire se former au creux de son ventre, relâcher une partie de la tension qu'elle éprouvait depuis qu'elle avait cru se réveiller seule dans son lit. Trois mois auparavant, elle avait dit à Nino qu'un palefrenier lui conviendrait très bien ; elle n'avait pas compris que c'était la façon dont le jeune homme avait voulu lui-même se désigner. Elle se souvint de leur conversation, elle l'avait trouvé mignon alors, c'était aussi le cas aujourd'hui.

« Est-ce que tu serais un petit ami prise de tête si on sortait ensemble ? »

Un sourire se dessina sur le visage baissé de Nino.

« J'essayerai de ne pas trop l'être. »

Le sourire toujours aux lèvres, il s'approcha d'elle. Gwenaëlle restait nerveuse mais c'était une agitation différente, un emballement du cœur qu'elle souhaitait à la fois voir cesser et se poursuivre.

« Je ne suis pas sûre de faire une très bonne copine », dit-elle.

Il posa les mains sur ses hanches, se pencha sur ses lèvres.

« Laisse-moi en juger ? »

-

Ils petit déjeunèrent dans la cuisine car tout était à portée de main. Gwenaëlle crut tout d'abord que la table du salon était encore encombrée de la veille mais Nino la détrompa : visiblement, Gwenaël avait débarrassé leurs restes avant de quitter l'appartement. Il n'y avait que lui pour faire la vaisselle avant de partir en claquant la porte. Pour Nino, l'absence de son ami était le signe qu'il savait ce qu'il s'était passé entre eux et qu'il l'avait mal pris. Dans le cas contraire, il aurait attendu leur réveil pour les chambrer. Nino s'efforça de rassurer Gwenaëlle à ce sujet. Il ne partagea pas avec elle ses soupçons quant à l'humeur de son meilleur ami mais s'engagea à lui parler plus tard dans la journée. Cette ombre au tableau exceptée, le matin se déroula à merveille ; manger en tête à tête les aidèrent à se détendre et entre deux tranches de pain de mie grillées, ils se retrouvèrent à converser comme ils l'avaient fait quelques deux semaines plus tôt à la brasserie ou comme la veille, avant que Nino n'eut trouvé le courage de l'embrasser.

Ils rangèrent ensuite l'appartement, Nino lui vola quelques baisers, puis ils descendirent braver la foule du supermarché et remplir frigo et placards avant le retour de la mère de Gwenaëlle le lendemain soir. Ils refirent l'amour dans l'après-midi, en pleine lumière, et parlèrent encore. Le soleil déclinait lorsque Nino prit congé pour se rendre à deux rues de là. Il avait opté pour une visite surprise : il connaissait son homme, l'avertir le ferait soit être absent comme d'un fait exprès, soit ne pas répondre, ce qui revenait au même. Il monta directement sonner à la porte et comme personne ne lui ouvrit, redescendit tenter sa chance à la librairie au pied de l'immeuble. Gwenaël y était souvent le samedi quand il n'avait rien d'autre à faire et, sauf changement de dernière minute mais Nino doutait qu'il fût d'humeur, Gwenaël n'avait rien prévu de particulier ce jour-là.

Shawn Fowler lui confirma son intuition en l'aiguillant au fond de sa boutique où se trouvaient les rayonnages spécialisés en littérature anglaise, ceux que Gwenaël côtoyait le plus souvent depuis qu'il était devenu capable de lire dans le texte. Nino l'aperçut de loin, plongé dans un ouvrage, debout devant l'une des nombreuses étagères qui tapissaient les murs du sol au plafond. Il y avait peu de clients dans cette partie du magasin, ils y seraient à l'abri des oreilles indiscrètes.

« Hé ! » lança-t-il à voix mesurée. Gwenaël lui accorda à peine plus qu'un regard. « Tu es parti sans rien dire…

— Tu voulais quoi, que je laisse un petit mot pour te remercier pour cette nuit ? »

Nino accusa le coup. Gwenaël n'avait même pas levé le nez de son livre.

« Le prends pas comme ça.

— Comme quoi ?

— Comme ça. Lâche ce bouquin et regarde-moi, s'il te plaît. Gwen. Bon sang, tu te conduis comme un gamin à qui on aurait confisqué son jouet ! »

Gwenaël ricana mais posa son livre sur la pile dont il l'avait tiré.

« Lequel de vous deux tu compares à un jouet ? »

— Quelque chose me dit que pour toi, nous le sommes tous les deux. » Frustré, Nino soupira. « Écoute, je sais que c'est plutôt inattendu mais ce n'est pas comme si tu ne savais pas depuis le début qu'elle me plaît.

— Toutes mes félicitations, railla Gwenaël. Profites-en tant que ça dure. »

Mâchoire crispée, Nino serra les poings.

« Je peux savoir ce que ça veut dire ?

— Rien de personnel, Nine. Simple réalisme : les couples, ça ne dure pas. »

La tentation fut forte mais Nino ne commit pas l'erreur de prononcer le nom des parents de son ami.

« Sympa pour Shawn et Christelle, dit-il à la place.

— Quoi, une nuit avec elle et tu te vois déjà marié, deux enfants ? Si c'est à ce point, tu me ferais presque regretter de ne pas être hétéro. »

Nino le gifla. Le coup fut sec, puissant, mérité. Gwenaël en tituba.

« Mais c'est pas possible d'être aussi con ! Gwelle est ton amie ! Ne parle pas d'elle de cette façon !

— Comme ça te va bien de jouer les preux chevaliers. »

Le coup de poing atteignit Nino en plein visage. Frappé à la mâchoire, le jeune homme recula. Par réflexe, il tenta de se retenir mais la pile de livres se déroba sous ses doigts.

« Tu croyais quand même pas que j'allais encaisser sans moufter, si ? »

Gwenaël s'avança, menaçant, Nino parvint à parer le second coup mais offrit par la même une ouverture au suivant. Il répliqua, tant bien que mal, pour se dégager de l'espace exigu dans lequel il s'était laissé acculé. Il n'avait pas l'habitude de se battre.

Il découvrit ce jour-là qu'il n'improvisait pas si mal. Il ne voyait pas grand chose, ses poings avaient remplacé ses yeux et s'il entendait, ce n'était que du bruit, il ne comprenait plus les sons. Il lui semblait percevoir des cris, peut-être venaient-ils de sa propre gorge. Les ripostes de Gwenaël le secouaient mais l'adrénaline se chargeait d'annihiler toute sensation. Il ne s'arrêta que lorsque Gwenaël fut projeté en arrière sans qu'il l'eût frappé et que lui-même fût repoussé durement par une main qui n'était pas celle de son ami. Alors, il recouvra ses esprits. Shawn s'interposait entre eux.

« Vous avez perdu la tête tous les deux ? Arrêtez immédiatement ! Qu'est-ce qui vous prend ? »

Le grand homme roux maintenait par le col un Gwenaël soumis et aux yeux baissés. Autour d'eux, des livres jonchaient le sol, certains tombés à plat, d'autres ouverts au hasard en plein milieu de leur récit. Nino put en voir un ou deux suffisamment abîmés pour ne plus pouvoir être proposés à la vente. Leur bagarre avait attiré les curieux, quelques clients horrifiés mais qui se délectaient néanmoins du spectacle. Si l'intervention de Shawn les avait jugulés, le tumulte n'avait pour autant cessé. Il avait simplement changé de camp.

« Je croyais que nous avions déjà eu une conversation au sujet de ne pas se battre, Gwenaël, ou bien faut-il que nous l'ayons à nouveau ? Et avec ton meilleur ami en plus de cela ! Tu n'as plus quatorze ans ! Ce n'était pas acceptable à l'époque, c'est impardonnable aujourd'hui ! Tu fais de la boxe, par tous les saints !

— Les torts sont partagés, Shawn », risqua Nino, car c'était vrai. « J'ai donné le premier coup. »

Shawn Fowler tourna sur lui un regard vert privé d'indulgence. Son fort accent ne rendait sa voix que plus implacable encore.

« Vous allez tous les deux monter vous soigner. Je ne veux plus entendre parler de discorde, est-ce que je me fais bien comprendre ? » dit-il, fixant toujours Nino mais ce dernier savait que c'était en réalité à Gwenaël qu'il s'adressait, comme le prouva la phrase suivante. « Tu redescendras ensuite ranger tout ce désordre. Est-ce clair ?

— Oui.

— Filez maintenant. »

Gwenaël hocha la tête, visage rivé au sol. Il fit signe à Nino de le suivre, comme si celui-ci ne connaissait pas le chemin et, sans se retourner, dit : « Je ne serai pas long. »

Ils montèrent à l'appartement en silence.

Gwenaël démoula des glaçons tirés du congélateur. Il confectionna des poches à glace de fortune à l'aide de sacs plastique et tendit le premier à Nino avant d'appliquer le second sur l'une de ses joues.

« Je vais fouiller dans la pharmacie. »

Il s'éclipsa un instant puis rapporta diverses médicamentations, notamment une pommade réputée pour prévenir les ecchymoses. Gwenaël ne sortait de son mutisme que lorsqu'il avait des instructions à donner, comme par exemple rappeler à son ami de ne pas oublier le ventre dans son application du baume.

Nino s'en voulait. Même s'il estimait que Gwenaël avait eu ce qu'il méritait, il regrettait d'en être venu aux mains. Surtout, il se reprochait d'avoir perdu son sang froid dans la librairie de Shawn : il appréciait beaucoup cet homme et déplorait le préjudice qu'ils venaient de lui causer mais plus que tout, il savait ce qu'il représentait aux yeux de Gwenaël.

« Désolé.

— Non, je m'excuse aussi », s'empressa de répondre Nino.

Le malaise demeura palpable entre eux. Gwenaël évitait avec soin de croiser son regard jusqu'à ce qu'un petit rire ne lui échappât et qu'il secouât la tête, un sourire lui ourlant les lèvres.

« Pas trop mauvais, ton crochet.

— Tu cognes pas mal, toi aussi.

— Je gagnais… »

Nino renifla.

« Je retenais mes coups pour pas te faire mal.

— Tu dis ça parce que tu n'as pas vu ta tronche.

— Ni toi la tienne.

— Erreur. Il y a un miroir dans la salle de bain. »

Nino eut une moue qui s'acheva en grimace.

« Je t'accorde que je ne sens plus beaucoup mon visage, ou plutôt un peu trop. Ça me fait mal quand je parle.

— Ça me fait mal quand je ris.

— Gwen… j'aime vraiment beaucoup Gwenaëlle, tu sais ?

— J'avais plus ou moins recollé les morceaux à ce sujet, merci.

— Est-ce que tu peux faire un effort, s'il te plaît ? »

Gwenaël soutint son regard avant de détourner les yeux, une grimace sur le visage que Nino ne sut attribuer à la douleur ou au mécontentement. À voir son ami amoché par ses soins, il ne se sentit pas le droit de le lui demander.

« S'il te plaît ? »

Gwenaël poussa un soupir qui lui parut davantage résigné que de refus.

« Faut que je redescende, Shawn a déjà dû tout ranger… », dit-il, la voix tendue de culpabilité.

« Je viens avec toi.

— Pas la peine.

— Je le pensais, pour les torts partagés. »

Gwenaël secoua la tête.

« T'arriveras jamais à rien dans la vie, t'es trop gentil.

— Faut bien équilibrer ton mauvais caractère. »

Gwenaël renifla. Nino commit l'erreur de sourire. Il s'empressa d'appliquer de nouveau la glace sur sa joue. Il l'emporterait avec lui.

Sans rudesse, Gwenaël le poussa en avant, le plat de la main posé sur son omoplate.

« Avance, Yin de mon Yang. Allons recevoir notre punition comme des hommes. »

xox

Gwenaël connaissait bien son parrain mais c'était prévisible, Shawn n'aurait pu laisser tout le désordre à la vue de ses clients. Mais il y avait toujours à faire à la librairie et après les avoir fait classer divers ouvrages, il envoya Gwenaël s'occuper de l'appartement. Prêt à assumer jusqu'au bout sa part de responsabilité, Nino l'accompagna. Tandis qu'il rangeait ce qui traînait (même avec un maniaque de l'ordre entre les murs, cinq personnes ne pouvaient vivre sous le même toit sans que la pagaille s'installe), Gwenaël se chargea de la vaisselle puis entreprit de nettoyer tous les miroirs – deux tâches qu'il détestait accomplir. Lorsque Nino le vit s'approcher des fenêtres avec ses chiffons et produit à vitres, il l'arrêta : Gwenaël était sujet au vertige, il n'avait pas besoin, en plus de cela, de se montrer masochiste !

Gwenaël fut récalcitrant à convaincre mais il finit par céder. À la place, il alla briquer casseroles, poêle et four jusqu'à ne plus sentir ses bras.

Les membres de la maisonnée Fowler rentrèrent un à un et, le premier émoi passé, Nino fut convié à dîner. Gwenaël fournit une explication à leur état en tordant la vérité sans réellement mentir puis en détournant la conversation. Nino suivit le mouvement. Shawn, dont le regard pesa lourdement sur son filleul durant le repas, se comporta comme à son habitude et respecta leur silence.

Nino ne repartit que le lendemain matin. Il fit un détour par chez Gwenaëlle. Quand elle le vit, elle s'affola.

« Nino ? Mais qu'est-ce qu'il… oh mon Dieu ! vous vous êtes battus !

— Calme-toi, c'est rien.

— C'est rien ? Mais regarde dans quel état tu es !

— Tout va bien, je te dis. On a eu une petite discussion entre mecs mais ça va.

— Oh non… non, non, non, non, non, non, non ! gémit-elle. Vous vous êtes battus ! Nino ! Gwen et toi ! »

Nino la prit par les épaules pour l'apaiser. Il l'obligea à reculer et pénétra dans l'appartement dont il ferma la porte d'entrée à l'aide du pied. Puis, il prit Gwenaëlle contre lui et l'embrassa.

« Ne t'inquiète pas pour ça. Écoute… tu ne le connais pas depuis très longtemps… Laisse-moi te parle un peu de Gwenaël. »

Il la guida jusqu'à son propre salon et la fit asseoir sur le canapé.

« Gwen est… comment formuler ça ? Il y a ce dont je suis sûr et ce que je crois avoir compris. Je peux me planter sur certains points mais ça fait des années que je le côtoie et sans vouloir faire de la psychologie de bazar, je ne pense pas tellement me gourer. Gwen est quelqu'un qui teste en permanence si tu vas lui rester fidèle ou si tu vas disparaître de sa vie. En fin de compte, il n'est jamais totalement persuadé que tu ne vas pas l'abandonner et ça, il ne le supporte pas alors quand il sent que quelque chose va contrarier la relation qu'il a avec les gens, il… prend les devants et les jarte de son existence. Inconsciemment ou non, il pense que si ça vient de lui, c'est que c'est lui qui a décidé et que s'il l'a fait c'est que c'était de toute façon inévitable. Je l'ai déjà vu faire. C'est… complètement stupide mais il a besoin de savoir ou de croire qu'il a le contrôle. Et pour contrôler, il compartimente. Il… range les gens dans des boîtes, tous bien à leur place et il ne les mélange pas.

» Tu vois, dans sa tête, je suis son ami et tu es son amie et ça s'arrête là. Nous deux, on ne peut pas être amis aussi, ce serait sortir de nos boîtes. Gwen doit être au centre, le pont entre les gens et il est inconcevable pour lui qu'on se mette à se passer de ce pont. C'est une forme d'égocentrisme plus que d'égoïsme mais je ne suis pas sûr qu'il en ait vraiment conscience. Ou, en tout cas, il ne le fait pas… méchamment.

— Il l'a vraiment mal pris, n'est-ce pas ? Toi et moi…

— Il s'y fera. J'ai été surpris qu'il te raconte des choses aussi rapidement parce que ça ne lui ressemble pas, la majorité des gens… même ceux qui le connaissent depuis plusieurs années, ils ne savent pas grand chose de sa vie, uniquement ce qu'il leur accorde de savoir, sur lui et sur les autres. Je veux dire… je sais que je suis son meilleur ami et qu'il est très proche de Cédric et de Sayara mais il ne nous a jamais présentés. À vrai dire, je ne sais quasiment rien sur eux.

— N'hésite pas à me dire à quel moment je suis censée me sentir rassurée. »

Nino sourit.

« J'ai passé la nuit chez lui.

— D'accord. Il t'a pardonné. Et moi dans tout ça ?

— Ne t'en fais pas. Il s'y fera… parce qu'il n'aura pas le choix. Il va mettre un peu de temps pour le digérer mais il tient trop à toi pour accepter de te perdre. »

xox

Malgré ses tentatives de réconfort, Nino lui conseilla de laisser à Gwenaël quelques jours : le jeune homme viendrait de lui-même vers elle, mais elle se découvrit incapable d'attendre. Si sa relation avec Gwenaël devait souffrir ou changer, il était hors de question qu'elle restât chez elle à se ronger les sangs. Nino avait une façon qui lui était propre de gérer Gwenaël, forgée avec les années. Elle n'avait pas ce passif et ne souhaitait pas risquer de voir les choses s'envenimer pour avoir trop attendu.

Ce fut la benjamine de la famille Fowler qui lui ouvrit la porte. Quand Gwenaëlle se présenta, un grand sourire vint éclairer le visage de Virginia. Elle l'invita à entrer avec enthousiasme et, devinant à qui la jeune fille rendait visite, voulut l'avertir de l'état dans lequel elle trouverait son ami. Gwenaëlle la coupa : « Je sais. C'est pour ça que je suis là. »

Au dialogue qui suivit, Gwenaëlle comprit que Virginia ignorait contre qui Nino et son frère de cœur s'étaient battus. Elle jugea préférable de ne pas contredire la version officielle.

Alors que sa cadette la précédait dans le couloir, cette dernière lui dit : « Je suis contente de te rencontrer enfin ! Gwen ne ramène jamais personne à la maison, j'étais jalouse qu'Ian t'ait croisée un jour ! », si bien que Gwenaëlle se demanda si la jeune fille ne se méprenait pas quant à la nature de leur relation et dans quelle mesure Gwenaël en était responsable. L'ordre du jour étant déjà bien chargé, ces éclaircissements-là devraient être remis à plus tard.

Virginia l'introduisit dans la chambre puis les laissa tous les deux. Gwenaël, le visage aussi amoché que l'était celui de Nino, se tenait à son bureau derrière l'écran de son ordinateur portable. À son entrée, il ôta de ses oreilles les écouteurs qui lui permettaient d'écouter de la musique ou de suivre un film en toute discrétion. Gwenaëlle fut soulagée de le trouver seul.

« Acte deux, Wonder Woman entre en scène, dit-il en guise de salutation.

— C'est un drame ou une comédie que tu nous écris, Gwen ? Combien d'actes tu prévois ? »

Le sourire du jeune homme ne la rassura pas.

« La tradition en voudrait trois.

— Tu suis les traditions, toi ?

— Je t'attendais plus tôt. J'en déduis qu'il vient de partir.

— Il est rentré en début d'après-midi, avant le retour de ma mère. J'ai passé du temps avec elle.

— Dont acte.

— Arrête. Je n'ai pas envie de plaisanter.

— Un drame, alors ? J'avais cru comprendre que ça dépendait de moi.

— Qu'est-ce qui te fait croire que ce qui peut se passer entre Nino et moi peut dépendre de toi ?

— Tu es bien sûre de toi. »

Gwenaëlle poussa un soupir.

« Pas du tout. Il n'en demeure pas moins que ça ne te regarde pas.

— Tu m'ôterais jusqu'au droit d'avoir une opinion sur le sujet ?

— Je ne t'ôte rien du tout. Tu mélanges tout, Gwen.

— Oh, tu crois ça ?

— On aimerait que tu ne t'immisces pas dans une affaire déjà compliquée sans que tu viennes t'y mêler.

— J'aime comme vous êtes devenus un "on" tout à coup. Si tu ne voulais pas de complications, il ne fallait pas créer d'affaire pour commencer.

— Pourquoi ça te déplaît à ce point au juste ? Deux de tes amis sortent ensemble, où est le problème exactement ? Cédric et Sayara…

— N'ont rien à voir avec ça et leur cas est complètement différent. Je vais te dire comment je vois les choses. Nino et toi sortez ensemble un petit moment et puis ça foire. Et moi, je me retrouve coincé au milieu. »

Gwenaëlle l'observa avec attention et un peu d'incrédulité. Elle aurait eu beaucoup de choses à répondre à ces deux dernières phrases et ignorait par laquelle commencer.

« Donc, si je comprends bien, dans cette histoire, tu t'inquiètes surtout pour toi… C'est incroyablement égoïste, même de ta part !

— À partir du moment où ce que vous trafiquez affecte ma vie, je ne vois pas en quoi je ne devrais pas penser aux conséquences pour moi en premier.

— Pourquoi partir du principe que ça ne va pas marcher ? Et même si c'est le cas, qu'est-ce que ça changerait pour toi ? Jusqu'à présent, on n'a pas fait grand chose en groupe, tous les trois. Et rien ne prouve qu'une rupture nous empêcherait de rester amis, Nino et moi.

— C'est sûr. On pourrait peut-être demander à Didier et Alban ce qu'ils en pensent ?

— T'es vraiment un enfoiré », dit-elle, profondément blessée. Elle se laissa tomber sur le lit. Le visage baissé, elle le regarda entre ses cils. « En tout cas, fit-elle d'une voix enrouée, je te remercie de ne pas me trouver assez bien pour Nino. »

Gwenaël soutint son regard deux secondes avant de détourner les yeux. Ce n'était pas souvent qu'il concédait sa défaite de la sorte. Le court silence qui précéda sa réponse fut douloureux.

« Ce n'est pas ce que j'ai dit.

— Tu ne dois pas très bien t'écouter, alors. Je ne suis peut-être pas la petite amie idéale mais je ne suis pas non plus la salope que tu m'as conseillée d'être », dit-elle, gorge serrée, en référence à une conversation qu'ils avaient eu mi-mars lors de ses problèmes avec Didier.

« Je ne t'ai jamais dit de te rabattre sur mon pote !

— Je ne me suis rabattue sur personne ! C'est arrivé, c'est tout !

— Oh, arrête de jouer les hypocrites trente secondes, tu veux ? "Ça" n'arrive pas sans qu'on le voie venir.

— Peut-être dans ton monde où l'on traite une partie de jambes en l'air comme on commande un verre mais pas dans le mien ! Je suis idiote, et aveugle, et bête mais… j'aime beaucoup Nino. Il me fait me sentir bien. En confiance. De façon spontanée. Et je ne sais pas où je vais mais j'ai l'impression qu'on peut aller quelque part, et j'ai la trouille parce que c'est déjà terrifiant en soi mais j'ai aussi peur de perdre cette chance parce qu'il te préférera et j'ai peur de te perdre, toi, et ça c'est pire que tout ! Tu es mon meilleur ami ! »

Elle se tut comme sa voix s'était mise à trembler, de crainte que les larmes ne se mettent à couler si elle ne se calmait pas. Les inspirations qu'elle prit lui restèrent coincées dans la gorge. Trop de choses s'étaient passées ces dernières quarante-huit heures, elle ne se sentait plus capable d'y faire face sans craquer.

Elle sursauta lorsque le matelas s'affaissa sous le poids de Gwenaël, réalisa qu'elle avait courbé le dos pour se protéger. Le bras qu'il lui passa autour des épaules fut consistant. Il lui gratouilla les cheveux.

« Hé… te mets pas à pleurer, ça fait stupidement ressortir mon côté chevaleresque et je peux décemment pas m'en foutre une sur la gueule. En plus, une baston par semaine, ça me suffit. Ça va déjà la foutre mal demain au boulot, j'aimerais autant ne pas en rajouter.

— Me fais pas pleurer, alors. »

Gwenaël poussa un soupir. Il déposa un baiser dans ses cheveux et coinça la tête de son amie sous son menton. Immobiles, ils restèrent un long moment silencieux.

« Ça te déplaît tant que ça ? finit-elle par risquer.

— Oui. »

Gwenaëlle déglutit avec difficulté.

« Cela étant dit, ça n'arrêtera pas Nino. Il ne me reste donc plus qu'à ruminer jusqu'à ce que ça me passe.

— Combien de temps ?

— Tu m'en demandes trop, là. Si ça se trouve, vous ne tiendrez pas assez longtemps pour ça. » Il la sentit à nouveau blessée et poussa un second soupir. « Je ne suis pas comme Nine et je suis loin d'être comme toi. Je ne crois pas en l'amour parce que le seul que je connaisse ne m'a jamais rien apporté de bon. Les couples, ça ne tient pas.

— Est-ce que ça ne vaut quand même pas la peine d'essayer ? »

Gwenaël ne répondit pas tout de suite. Ses yeux se perdirent dans le vague, fixant sans la voir une photographie épinglée au mur et sur laquelle on distinguait deux formes humaines.

« J'en sais rien… On ne m'en a jamais offert l'occasion. »

L'après-midi avança et les retrouva tous deux allongés sur le lit de Gwenaël, l'un contre l'autre, la joue de Gwenaëlle appuyée sur l'épaule du jeune homme. La position était aussi réconfortante qu'étrange : quelques heures à peine auparavant, c'était les bras de Nino qui avaient été autour d'elle. La sensation était aussi étrange car elle ne lui avait jamais fait bizarre avant ; malgré tout, il y avait encore quelque chose de naturel à reposer ainsi contre Gwenaël. Comme leurs esprits s'étaient apaisés, elle réalisa combien elle ne souhaitait pas perdre cela. Si elle n'avait d'autre issue que de faire un choix, quelle relation privilégierait-elle, son amitié avec Gwenaël ou bien son récent couple ? Qui Gwenaël choisirait-il, lui, si comme il en était convaincu, ce couple-là ne marchait pas non plus ? Seraient-ils obligés de sacrifier l'un d'entre eux en cas de rupture ? Jusqu'à présent, elle n'avait toujours connu que des échecs mais après tout, n'était-ce pas toujours le cas jusqu'à ce que l'on trouvât « le bon » ?

Gwenaëlle n'avait pas envie de tout remettre en question. Aussi soudain que cela était, elle désirait tenter sa chance. Depuis ces deux derniers jours, elle avait enfin l'occasion de se poser et de réfléchir aux bouleversements qui s'étaient produits, réfléchir, surtout, aux conséquences qu'impliquaient de sortir avec le meilleur ami de son meilleur ami. Lequel était hostile à ladite relation. Le cercle d'amis de Gwenaëlle s'était considérablement réduit depuis son entrée en Master. Elle avait pratiquement coupé les ponts avec ses camarades de Licence de géographie et son premier, presque unique confident, était Gwenaël. Son amitié avec le jeune homme était précieuse mais à mesure que les pensées se bousculaient dans sa tête, elle comprenait mieux ce que Gwenaël avait voulu dire par « se retrouver au milieu ». Elle se voyait difficilement parler de Nino à Gwenaël. Sortir avec Nino, c'était – quoiqu'il advienne d'eux – perdre tout un pan de sa relation avec Gwenaël. Sacrifier cela la rendait triste. Elle se retourna alors sa propre question : cela en valait-il la peine ? Était-il déjà trop tard de toute façon ? Si Nino et elle venaient à rompre, Gwenaël serait-il plus enclin à pardonner si c'était lui qui la plaquait plutôt que le contraire ? En fin de compte, ce n'était pas nécessairement Gwenaël qui s'immisçait dans leur histoire mais peut-être bien eux qui l'y plaçaient malgré lui.

Il devait y avoir quelque chose qui clochait chez elle si elle était incapable de penser à son couple sans inclure une troisième personne dans l'équation mais étant donné les circonstances, pouvaient-ils y échapper ? À moins que les choses fussent trop récentes… Peut-être les remous s'aplaniraient-ils d'eux-mêmes ? Elle réfléchissait toujours trop, elle avait besoin de davantage de recul.

Gwenaëlle était sincère en se prétendant bien avec Nino. Si, allongée contre Gwenaël, elle songeait à l'étrange triangle qu'ils formaient, couchée auprès de son petit ami, elle ne pensait à personne d'autre que Nino. Elle n'en était pas amoureuse, c'était sans doute trop tôt encore, elle commençait à peine à réaliser qu'elle n'était plus célibataire et qui était devenu son petit ami, mais elle avait la sensation que si quelqu'un d'autre à sa place prononçait ses pensées à voix haute, ce serait une fille amoureuse qu'elle entendrait. Elle ignorait quoi penser de cette dichotomie. Elle avait hâte que le temps s'écoule, elle voulait savoir ce qu'il adviendrait d'eux, y être déjà. Soudain, avec cette pensée, Gwenaëlle réalisa qu'elle se projetait dans l'avenir, un futur, proche, où tout allait bien, Nino avec elle, un bras autour de sa taille. En vérité, elle ne parvenait pas à envisager que les choses pourraient mal tourner. Malgré la rapidité des événements, malgré toutes les incertitudes, elle éprouvait l'étrange assurance que tout se mettait enfin en place. Le monde, même lentement, tournait comme il aurait toujours dû le faire, comme elle l'avait tant attendu. Pour la première fois depuis Alban, depuis la perte de son bébé – dont la blessure ne s'effacerait jamais totalement –, elle se sentait bien. Peut-être était-ce cela qui l'effrayait le plus. Mais, les yeux fermés, l'image de Nino devant elle, elle ne voyait plus de chagrin. Peut-être était-ce à cette seule image qu'elle devrait songer, et oublier le reste.

En une année d'étudiante, elle avait vu sa vie bouleversée de bien des façons. La certitude, enfin, d'avoir trouvé sa voie professionnelle, une impatience à entrer dans la vie active, quelque chose qu'elle avait toujours associé au fait d'être adulte. Le soulagement d'avoir vaincu, de façon presque inespérée, en douceur, presque sans y prendre garde, la douleur et l'amertume que la fin de sa relation avec Alban lui avait laissées. La joie d'avoir rencontré des personnes formidables, Laura et Caroline, qu'elle était sûre de fréquenter encore dans des années, Nino, avec qui s'esquissait un futur possible, et Gwenaël bien sûr, qui paraissait avoir été le déclencheur de tant de choses. Indubitablement, l'année (et celles qui lui feraient suite) aurait été bien différente si elle n'avait pas rencontré Gwenaël ce jour-là, dans la librairie. S'il ne l'avait pas, véritablement, choisie pour amie. Directement ou non, Gwenaël était responsable des changements qui s'étaient opérés autour et en elle. D'instinct, elle sentait qu'il en était au cœur et brusquement, elle eut envie de le lui dire.

Tu n'as pas à avoir peur, Gwenaël, tu occupes une place centrale dans ma vie. Tu es l'un de mes piliers alors s'il te plaît, laisse Nino en être un second. Tu n'as rien à craindre parce que dix mois à peine se sont écoulés et c'est comme si tu m'avais connue toute ma vie. Ça compte pour quelque chose. Indépendamment de Nino, quoiqu'il arrive, toi et moi ça ne pourra pas s'arrêter là.

Elle avait envie de le lui dire et, en croisant son regard, comprit qu'elle n'en a pas besoin. Pas aujourd'hui tout du moins, car Gwenaël devait en avoir pris conscience autant qu'elle ; sinon, il n'aurait pas les doigts ainsi perdus dans ses cheveux. Entre eux, c'est plus qu'une simple amitié. C'est une sincère connivence.

« À quoi tu penses ?

– Et toi, à quoi tu penses… ? »

Fin.