MON CIEL DANS TON ENFER
Chapitre 5
THOMAS
Merci d'être encore au RDV de mon histoire, ça me fait vraiment plaisir !
Je me réveille tôt ce matin, le cœur battant. C'est aujourd'hui que je lance mon offensive sur mon personnage. Aujourd'hui qu'il tombe dans mon piège, si Dieu le veut.
J'attends et j'écoute. Diana chantonne dans la salle de bain. Dans dix minutes elle ira réveiller le bébé. Dans dix minutes, si j'ai de la chance, il toussera. Il faudra revoir le kiné. Grand seigneur, j'accepterai d'y aller à sa place. Elle me sourira avec reconnaissance, je la regarderai avec tendresse, genre : « Je fais ça parce que je t'aime, mon amour. Parce que ton bonheur est plus important que tout ». Elle tombera dans le panneau. Ou pas. De toute façon, ça l'arrangera.
J'ouvre les volets. Il fait beau. C'est bon signe, forcément. Il doit se réveiller dans son appart minable, en ce moment. J'y suis passé, hier, pour voir son décor. Immonde. Un quartier populaire, des graffitis partout et cette maison… minable. Je me suis arrêté, deux minutes. Il y avait une grosse femme, vulgaire, qui est sortie pour ramasser le journal. Une voisine, ou sa propriétaire. Il y avait la ligne de chemin de fer, pas loin. Que du béton à regarder. Alors que chez moi il y a le jardin, magnifiquement entretenu et le bois. La campagne près de la ville.
J'ai peur.
Comment lui demander ça ? Et si je lui disais la vérité, simplement, à la place ? Non. Ça le fera fuir. Il refusera. Ou alors, pire, il acceptera et il s'inventera un personnage. Il réinventera sa vie, ses qualités, ses faiblesses. Il se décrira tel qu'il se voit, pas tel qu'il est. Je dois lui mentir, pour avoir la vérité. Je referme la fenêtre. Arthur tousse. Parfait. Je chantonne sous la douche. J'ai les mots, dans ma tête. Tout le scénario. Il ne me manque plus que ses répliques. D'abord des questions, inoffensives. Puis la proposition.
J'ai peur.
Je rejoins Diana dans la cuisine. Elle est superbe, pomponnée et donne le biberon d'un air las à Arthur, qui la fixe. Je l'embrasse rapidement, en passant je me sers un café :
- Il a encore toussé, non ?
- Oui, soupire-t-elle, accablée.
- Il a encore deux séances, je crois ?
- Oui, je crois, lâche-t-elle avec réticence.
Attends ma chérie, tu vas sourire, dans trente secondes…
Je la regarde avec compassion :
- Tu veux que je m'en occupe ?
- Tu ferais ça, vraiment ?
- Bien sûr ! Je comprends que tu aies beaucoup de travail et comme demain on sort déjà au restaurant pour notre anniversaire de mariage…
J'ai l'impression qu'elle se rembrunit légèrement, mais très vite elle sourit :
- Merci, Thomas. C'est vrai que j'ai une journée très chargée. C'est super sympa de ta part. Et puis je me réjouis pour demain. Au fait, tu as trouvé une baby-sitter ?
- Oui, la fille des voisins.
- Ah ! Ton amoureuse ? me fait-elle avec un petit clin d'œil.
- Quoi ? Mais non, elle est jeune, c'est tout.
- Elle t'adore en tout cas, dit-elle en se levant et en remettant Arthur dans sa chaise. Et ce ne serait pas la première fois qu'un homme se laisse séduire par la baby-sitter…
- Désolé, les adolescentes ne m'intéressent pas. Et je suis heureusement marié. N'est-ce pas chérie ?
- Si tu le dis. À ce soir !
Elle disparaît, dans un frémissement de « Trésor », qui me chatouille délicieusement le nez. Je m'approche de mon fils :
- Arthur, je vais avoir besoin de toi, tout à l'heure. Souhaite-moi bonne chance.
Il attrape ma bouche de sa main, pince mes lèvres avec détermination et glousse. Je préviens la nourrice qu'aujourd'hui encore je le garde avec moi car il est souffrant, elle me remercie avec sollicitude. Ben voyons, elle est payée, de toute façon. Je crois que je remonte dans son estime, là. Un bon point pour moi. Bon, au tour de ma victime, maintenant.
- Monsieur Higgins ?
- Oui ?
- Thomas Barnett. Est-ce que vous pourriez, conformément à notre petit accord, passer chez moi vous occuper de mon fils ? Je m'engage à vous nourrir…
- Notre petit accord ? Je ne me souviens pas d'avoir signé un quelconque accord de cet ordre-là, dit-il d'un ton badin.
- Disons notre petite coutume, alors…
- Une fois suffit, pour qu'il y ait coutume ?
- Juridiquement je pense que non, mais on parle de la santé de mon fils, là, donc, accepteriez-vous d'avoir l'obligeance de vous déplacer jusqu'à mon humble demeure ?
- Humble ? Elle n'a rien d'humble, elle est splendide.
Ça, je te l'ai pas fait dire, mon coco. Je prends un ton modeste :
- Merci. Heureux qu'elle vous plaise. On se voit vers treize heures ?
- Attendez, je vérifie… Ça ne m'arrange pas beaucoup aujourd'hui, mais entre midi et deux, j'ai peut-être un petit créneau, oui. Il est très encombré ?
- Qui ?
- Hé bien… votre fils.
- Ah ! Oui, bien sûr. Euh, il a beaucoup toussé ce matin, oui.
- D'accord. Bon, à tout à l'heure.
- À tout à l'heure…
Je raccroche, un peu tendu. Bon, jusque-là, ça va. J'habille Arthur et j'installe son parc près de mon ordi, pour travailler un peu. D'habitude je me débarrasse de lui, le matin, mais je ne veux pas être obligé de faire l'aller-retour chez la nourrice, cette fois. Pendant qu'il tape comme un sourd sur ses cubes j'élabore le plan de mon roman, du moins, les grandes lignes : la rencontre, les soins, l'attirance réciproque. Je griffonne quelques répliques, quelques idées de scène. Puis leur liaison, les malentendus, les peurs, la séparation. Oui, il faudra qu'ils se séparent, obligatoirement. Qu'ils souffrent, chacun de leur côté. Puis ils se retrouveront, comme une évidence. Et elle mourra. Forcément. Quoique… j'hésite, d'un coup. Est-ce que ce ne sera pas trop larmoyant ?
Arthur trépigne dans son parc. Bon, on part pour une petite ballade dans le bois, avec le chien. Heureusement, c'est une poussette tous terrains et le bébé pousse un cri de joie à chaque nid-de-poule. Il n'a pas l'air si malade que ça, mon fils, j'espère qu'Higgins ne se doutera de rien…
JULIAN
Je monte dans ma vieille Rover, légèrement agacé. Pour qui il se prend, de me faire traverser toute la ville pour voir son fils ? Il ne peut pas se déplacer, lui ? Ça va me coûter cher en essence et je ne parle même pas du temps perdu. Pourquoi est-ce que je lui ai proposé ça ? J'aurais mieux fait de me taire. Les déplacements, c'est pour les urgences, en principe. Et il me demande ça sur un ton badin, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Il faut que je lui fasse comprendre que je ne suis pas à son service, que c'est réservé aux urgences, les déplacements, même quand on a les moyens de payer.
Oui, il va falloir que je sois ferme, cette fois. Je bosse, moi…
Je me gare devant le manoir, accueilli par les aboiements du chien. Un chien de snob, ça. Je parie qu'il fait du golf, le père. Tout à fait le genre. Il m'ouvre et je ne peux m'empêcher d'éclater de rire en le voyant couvert de farine :
- C'est carnaval, déjà ?
- Non, c'est la farine qui m'a échappé des mains. J'ai essayé de faire une tarte, tout à l'heure, mais bon… Vous ne serez pas forcé d'y goûter, rassurez-vous.
- Pas une tarte pour moi, j'espère ?
- Hé bien… euh… comme il n'y a pas grand-chose à manger, j'ai voulu me rattraper avec un dessert. Mais je suis minable, je crois.
Je le suis dans les couloirs, il se débarrasse de la farine posée sur ses cheveux blonds et son pull noir d'un geste agacé, laissant une traînée blanche derrière lui. Pas lui qui fait le ménage, à mon avis. Arthur pousse un cri de joie en me voyant, j'échange un regard complice avec son père. Je m'assois à la même place que la semaine précédente :
- Hmmm, ça sent bon. C'est une tarte à quoi ?
- Aux prunes. Des prunes qu'on avait congelées l'été dernier. Elle sera prête dans cinq minutes.
- Vous avez un verger ? dis-je en ébouriffant les cheveux blonds d'Arthur, qui grignote un gâteau sec.
- Oui, on peut dire ça. Quelques arbres fruitiers, par là-bas, dit-il en montrant une direction avec sa main - l'ouest, probablement. Il y a de la tourte et une salade, ça vous va ?
- Parfait, mais il ne fallait pas vous sentir obligé…
Je me retrouve avec une assiette bien garnie de salades variées, d'une grosse part de tourte et il ajoute, avec une petite moue :
- Vous traversez déjà toute la ville pour moi… enfin, pour Arthur, alors je peux bien faire un petit effort. Goûtez ce vin, juste un verre, il est excellent, il vient de France. Ah non ! Vous ne pouvez pas refuser…
Le vin est délicieux, il fait bon dans cette cuisine et l'atmosphère familiale est plutôt agréable. La douce chaleur du four me détend et l'odeur de la tarte me chatouille délicieusement les narines. La cuisine me rappelle celle de ma grand-mère, un endroit où il faisait toujours bon, où il y avait toujours des odeurs délicieuses.
On déjeune et je pourrais presque oublier que je suis là pour travailler, à la base. Du coup je me demande comment je vais lui annoncer que je ne me déplacerai pas, la prochaine fois. Je me sens légèrement mal à l'aise à cette idée, comme si j'allais le trahir. La radio joue un vieil air des Bee Gees que je fredonne à voix basse, sans y penser.
- Moi aussi, j'adore cette chanson, dit-il en tendant son gobelet à Arthur. J'adore écouter les vieilles chansons. Je pourrais passer ma journée à ça, pas vous ?
- En fait, quand je travaille, je ne peux pas et puis le soir… Je préfère lire, ou surfer sur internet. Mais remarquez, j'écoute quand même la radio et la télé, car ma proprio les met à fond et j'en profite malgré moi.
- Mince ! Pas de chance. Et vous êtes bien logé, sinon ?
- Pas vraiment, non. Mais tout est si cher, dans cette région. J'ai fait quelques travaux pour l'assainir, mais dire que j'y suis bien, ce serait beaucoup dire.
- Ah oui, c'est vrai. Vous êtes asthmatique, c'est ça ?
- Oui, dis-je en finissant mon verre de vin.
Mais pourquoi est-ce que j'ai été lui raconter ça ?
- Et donc, ça ne va pas mieux ?
Pitié.
- Bon, je crois qu'il est temps que je m'occupe d'Arthur…
- Attendez ! Vous n'avez pas goûté ma merveilleuse tarte ! Juste un morceau. Vous avez le droit de recracher si vous n'aimez pas ça, comme Arthur, dit-il en se levant d'un bond.
- Je sais me tenir, quand même ! Qu'est ce que vous avez mis dedans, qui pourrait la gâcher ?
- En fait, j'ai suivi la recette de Mia, du moins, ce dont je me rappelle.
- Mia ? C'est votre sœur ?
- Euh, non… C'était notre gouvernante, quand j'étais petit. Enfin, la dame qui nous a élevés, mes frères et moi.
Bien sûr, il avait une gouvernante et je suis sûr qu'il a une femme de ménage. Je suis sûr que son jean noir vaut un mois de salaire et que mes honoraires sont un vague pourboire, pour lui. On n'habite pas une maison pareille par hasard. Surtout quand on ne travaille pas.
La tarte n'est pas mauvaise, mais manque singulièrement de sucre.
- C'est amer, hein ? Vous voulez du sucre ?
- Non, non. Ça va. J'aime bien…
- Vous mentez mal, Monsieur Higgins. Attendez, je dois avoir de la cannelle, quelque part, dit-il en se levant et en fouillant l'imposant buffet de chêne.
- En fait, je suis allergique à la cannelle. Plutôt du sucre, s'il vous plaît ?
- Et bien dites donc, ça doit pas être facile tous les jours, pour vous !
Il me regarde avec intérêt, voire compassion, je sens poindre les questions et mon énervement. Ça ne rate pas :
- Ça fait longtemps que vous êtes allergique ?
- Oui, très, dis-je en engloutissant mon reste de tarte, pas mauvaise, finalement. Mais on vit avec.
- Et donc, vous fuyez les produits allergisants ?
- J'essaie, tout au moins.
- Vous voulez un café ? Vous avez vu, on a refait tout l'étage pour en faire un sas complètement sain, pas seulement la chambre d'Arthur. On s'est dit, si jamais on a un autre enfant, autant prévoir à l'avance. Et puis ça augmente la valeur de la maison. Vous voulez voir le reste de l'étage ?
- Écoutez, j'ai pas trop le temps, là. Mon cabinet est loin d'ici, et d'ailleurs, sans vouloir vous vexer… la prochaine fois ce serait bien que vous vous déplaciez, avec Arthur. Parce que là ça me fait perdre un temps fou et ça vous oblige à cuisiner…
Je le vois pâlir, il baisse les yeux. Merde, je l'ai vexé. Il murmure :
- C'était si mauvais que ça ?
- Comment ? Non, non, pas du tout, mais enfin, ça me fait beaucoup de déplacements, entre la clinique et mon cabinet et ça n'était pas vraiment une urgence, visiblement. Arthur n'a pas toussé une seule fois, depuis que je suis là. Essayez de trouver un kiné plus proche de chez vous, au moins.
- Je comprends…
Il a l'air mortifié. Flûte, je ne voulais pas ça.
On se tait, gênés. Le bébé gazouille en jouant avec sa cuillère et la radio prétend qu'après la pluie vient le beau temps. J'aurais dû lui dire ça en partant, maintenant j'ai plombé l'atmosphère.
Mais je ne suis pas à sa disposition, non plus. Je ne suis pas une nounou, moi, merde !
On se lève pour aller dans la chambre du bébé, je demande :
- Il a mangé il y a longtemps ?
- Mince, vous aviez dit qu'il ne devait pas manger avant sa séance. J'ai oublié. Pff ! Je suis nul, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.
- Mais non, vous n'êtes pas nul. Vous aviez autre chose en tête. Au fait, il parle de quoi, votre nouveau roman ? dis-je pour me rattraper.
Il me fixe avec étonnement, comme si j'avais posé une question incongrue.
- De… euh… enfin, une rencontre entre un homme et une femme, enfin vous voyez le genre…
Franchement non, mais je m'en fiche, en même temps. Je n'ai qu'une envie : repartir. Je regarde ma montre. Il soupire à nouveau fortement et commence, d'une voix sourde :
- Je vous ai dit qu'on a fait refaire tout l'étage ? Il y a un appartement à louer. Est-ce que ça vous intéresserait ?
- Quoi ? Moi ? Pourquoi ?
- Parce qu'il a été entièrement traité et que ce serait parfait pour vous. Et puis je ne veux pas accueillir n'importe qui sous mon toit. Mais il faut que je le loue, pour rentrer dans mes frais, vous comprenez ?
- Vous savez, je n'ai pas trop de moyens, je viens déjà d'ouvrir mon cabinet et puis je suis pas si mal là où je suis.
- Mais je n'en demanderai pas trop cher. Vous payez combien pour l'instant ?
Je secoue la tête, intrigué. Il y a quelque chose de bizarre là-dessous. D'incongru. Pourquoi cette offre subite ?
Soudain je comprends :
- Vous êtes tellement inquiet ?
- Pardon ?
- Vous avez tellement peur pour votre fils que vous voulez avoir un kiné à domicile ?
Il ouvre la bouche, pour se récrier sans doute, puis la referme et baisse la tête en réprimant un sourire :
- Je vois qu'il est inutile de vous raconter des histoires, Monsieur Higgins…
- Mais il va bien, votre fils ! Ne soyez donc pas si anxieux, dis-je en remettant le bébé dans ses bras.
- Anxieux, c'est mon deuxième prénom. Écoutez, visitez le studio et dites-moi après si vous acceptez.
- Ça me parait complètement farfelu, comme idée. Oublions cela, voulez-vous ?
- Non. Visitez-le, ça prendra cinq minutes.
- Non, je n'ai pas trop le temps, Monsieur Barnett.
- S'il vous plait. Juste pour avoir votre avis. Ça ne vous engage à rien, je vous assure.
Je le suis, en haussant les épaules. C'est hors de question de m'installer ici, mais je ne veux pas faire de scandale.
Le studio, séparé de la maison par une porte, est beau. Grand, clair, avec un parquet neuf et de grandes fenêtres qui donnent sur le jardin. Il y a une terrasse, avec un escalier qui permet une entrée séparée et une mezzanine grande comme la moitié de mon appartement actuel. Une cuisine américaine toute équipée noire complète le tout. La petite salle de bain paraît neuve, avec ses tommettes bleues et des glycines courent devant la fenêtre.
Cet appartement est sublime, les matériaux sont superbes. Je me tourne vers lui et Arthur dans ses bras me sourit de toutes ses petites dents. Ils me regardent avec tant de candeur, tous les deux, que je n'arrive pas à leur dire non directement.
- Bon, je réfléchirai… On va faire le soin d'Arthur ?
- Bien sûr, bien sûr, dit-il en tournant les talons rapidement.
Après la séance -au cours de laquelle je constate que le bébé va plutôt bien- je me dirige vers la sortie, en retard, le père sur mes talons.
- Réfléchissez à ma proposition, quand même. Ça pourrait être bien, pour vous. Pour votre santé, je veux dire.
- J'ai pas encore dit oui, Monsieur Barnett, dis-je en tournant les talons et en repartant vers ma voiture.
- Je sais, mais pensez-y quand même. Tenez, voici mon portable. Appelez-moi dès que vous aurez pris votre décision.
Je démarre rapidement, le cerveau embrouillé. Une petite voix me souffle qu'il y a un piège dans cette proposition, mais ma raison me dit que je serais sans doute mieux que chez moi. J'adore la nature et le jardin est superbe. Au fait, j'ai oublié de lui demander ce qu'en pense sa femme ? C'est vrai qu'elle ne m'apprécie guère, elle…
Finalement c'est mieux. Au moins, ils ne m'inviteront pas tous les quatre matins, comme ma proprio actuelle. Chacun chez soi et les bébés seront bien gardés.
THOMAS
Je tourne et retourne le menu entre mes doigts, incapable de me concentrer. Diana est superbe et a l'air épanouie, en sirotant son verre. Elle fixe l'orchidée sur notre table, je pressens qu'elle attend un commentaire flatteur sur elle, sa robe, sa coiffure, sa beauté. Ou sur notre mariage. Ma splendide épouse et notre magnifique mariage.
C'est très important pour elle, ce genre de sortie qui prouve au monde – ou aux voisins- que nous sommes heureux, riches, amoureux. L'ambiance du restaurant est très zen, dépouillée, comme tout bon japonais qui se respecte, elle minaude, en me lançant des regards énamourés. J'adorerais jouer le jeu, lui donner ce qu'elle attend, lui dire qu'elle est la plus belle ce soir, la plus élégante – ce qu'elle est, à n'en pas douter - mais je suis poursuivi par la conversation de la veille. Comment j'ai pu être nul à ce point-là ? Malhabile à ce point-là ? Pas la peine de se prétendre auteur pour être aussi peu psychologue. Quel idiot j'ai été ! J'ai tout de suite vu, à sa tête, que j'avais été trop loin. Je lui ai fait peur, c'est sûr. Il me prend pour un tordu, à tous les coups. Merde.
Le serveur s'approche, obséquieux, nous demande si on a fait notre choix. Diana hoche la tête et je me rends compte que je n'ai rien choisi. En plus les noms japonais ne m'évoquent rien du tout et je ne me rappelle jamais ce que j'aime. Ce que je supporte, plutôt. Mais ce restau est le plus couru de la région et il faut y être vu, pour exister.
Un peu affolé, comme un gamin pris en faute, je déclare que je vais prendre comme elle.
- Mais tu détestes le poisson cru, Thomas ! Tu es sûr que tu veux des sushis ? me demande-t-elle, sceptique.
- Ah oui, c'est vrai. Euh, il y a un menu avec de la viande ?
- Mais oui. Celui avec les minis brochettes de poulet, que tu prends toujours ! Tu ne veux pas plutôt ça ?
- Si, si… parfait.
Je commande le vin le plus cher, par paresse et je me fends d'un sourire – enfin. Elle penche la tête, avec sollicitude :
- Ça ne va pas trop, hein ?
- Hein ? Euh… pas trop.
- C'est ton roman ? Tu n'y arrives pas ? Tu avais l'air tout excité, il y a quelques jours. Un problème ?
Je soupire. Oui, le problème c'est moi, ma bêtise, ma précipitation. Mes obsessions.
- Disons que j'ai l'impression que mon personnage… m'échappe.
- Le chirurgien ?
- Oui.
- Tu n'as pas choisi le métier le plus facile, Thomas. Parfois je me demande où tu vas pêcher tes idées, dit-elle en finissant son verre de cocktail.
Moi aussi, je me demande. Elle bavarde et je ne l'écoute pas. Je me repasse en boucle ma conversation avec le kiné et ça me bouffe. Tout ça pour ça. Ce qui me mine le plus c'est que je suis sûr que c'est un bon personnage et qu'il m'échappe. L'idée était géniale et j'ai tout fait foirer.
Pourtant, j'ai déjà toute la trame de mon roman en tête, j'y pense tout le temps, quoi que je fasse, où que je sois. J'imagine les situations, les gestes entre eux. Je fais feu de tout bois. Chaque situation courante je la vois d'un œil neuf, me demandant si ça ferait une bonne scène. Je me lève avec eux, je déjeune avec eux, je me douche avec eux, ils sont là tout le temps, partout. Dans chaque couple que je croise, chaque film que je vois, chaque chanson que j'entends. J'ai des morceaux de conversation en tête, qui me poursuivent.
Est-ce qu'il irait dans un restau japonais avec mon héroïne ? Non, pas son genre. Trop snob pour lui. Ils iraient plutôt dans une pizzeria. Il n'est pas frimeur, lui. Et elle… elle a d'autres soucis. On finit notre soupe miso, transparente, je me dis qu'il faut être un peu tordu pour apprécier des mets aussi fades.
Une fontaine d'eau coule le long du mur, entre les bambous, je n'ai qu'une envie, rentrer chez moi. Être tranquille pour rêver à mon roman et me torturer avec la réalité. Je me suis ridiculisé. J'ai été pitoyable. J'en suis malade. C'est idiot, j'ai presque l'impression d'avoir subi un revers amoureux. Son refus immédiat m'a vexé comme s'il m'avait rejeté, moi.
J'imagine ses réactions de personnage. Que ferait-il s'il commençait à tomber amoureux ? Est-ce qu'il passerait des heures à penser à elle ? Est-ce qu'il irait au cinéma, dans un bar ? Est-ce qu'il frémirait à chaque fois que la porte du bar s'ouvre, espérant la voir arriver ? Est-ce qu'il tournerait en vain dans le supermarché près de chez elle, espérant la croiser ? Est-ce qu'il vérifierait dix fois son portable, pour voir si elle n'a pas appelé ? D'ailleurs je sors discrètement le mien, pour jeter un œil, au cas où …
Mince. Un appel en absence.
Le cœur battant, je me lève pour aller me réfugier aux toilettes, sous le regard suspicieux de Diana. Il y a un homme qui téléphone déjà et son ton ne laisse pas planer le doute. Il appelle sa maîtresse, alors que son épouse l'attend dans la salle. Légèrement écœuré, mais fébrile, j'écoute le message :
« Bonsoir Monsieur Barnett. C'est Julia, la baby-sitter. Je n'arrive pas à retrouver le doudou d'Arthur et il pleure. Est-ce que vous pourriez me rappeler, s'il vous plait ? Merci ».
Légèrement déçu, je la rappelle et elle m'annonce qu'elle l'a finalement retrouvé, dans la salle de bains.
- Donc, tout va bien ?
- Oui, tout va bien, Monsieur Barnett. Ne vous inquiétez pas, il dort. À tout à l'heure, passez une bonne soirée, dit-elle de sa voix sucrée.
- Oui, à tout à l'heure.
Je referme le portable d'un coup sec et je retourne auprès de mon épouse, morose. Elle tapote sur la table, énervée :
- C'était qui ?
- Pardon ?
- Au téléphone. Tu as regardé ton téléphone et tu es parti. Alors, c'était qui ?
- La baby-sitter.
- Il y a un problème ? demande-t-elle, affolée.
- Non, non. Elle avait juste égaré le doudou d'Arthur. Il dort.
- Ouf ! J'ai eu peur. Depuis qu'il a été à l'hôpital, j'ai toujours peur qu'il arrive quelque chose, quand on n'est pas là.
C'est le bon moment, je crois. Je la regarde d'un air compatissant puis je pose ma main sur la sienne :
- Je comprends, ma chérie. Moi aussi. C'est pour ça que j'ai eu une idée qui… qui pourrait bien nous arranger. J'ai proposé au kiné de lui louer l'appartement, chez nous. Comme ça on l'aura toujours sous la main…
- Quoi ? Tu plaisantes ? Sans me demander mon avis ?
Inutile que je lui rappelle que la maison est à moi, enfin, à ma famille depuis des siècles. Ce genre d'argument ne fera que la mettre davantage en colère.
- Mais il n'a pas encore accepté et je t'en parle justement.
- Louer l'appartement ? Et ma sœur ? Tu te rappelles qu'elle devait venir ? Tu l'as fait exprès, hein, parce que tu ne peux pas la supporter, je parie. Tu es un vrai salaud, Thomas, siffle-t-elle à voix basse, pour ne pas faire d'esclandre. Cette histoire de le faire pour le bien d'Arthur, c'est un prétexte…
- Mais non ! Qu'est-ce que tu vas chercher !
- Si, j'en suis sûre. Tu la détestes, ça se voit bien. Comment je vais lui annoncer ça ?
- Écoute, on n'a même pas de date précise, pour elle. Elle dit qu'elle va venir et elle ne le fait jamais. Il y a de très bons hôtels dans la région.
- Tu crois que ma sœur peut se payer l'hôtel deux mois ? Elle ne s'appelle pas Barnett, elle.
- La maison est suffisamment grande pour lui prêter une autre chambre. Il n'y a pas de quoi en faire un plat, franchement.
Elle me dévisage avec attention, cherchant la faille. Je m'évertue à rester impassible, mais son regard me scrute, comme un rayon laser. Je tente désespérément de saisir du riz avec mes baguettes, mais mes mains tremblent.
- Mais c'est n'importe quoi, Thomas ! Qu'est ce que c'est que cette lubie ?
- Hé bien, il cherchait une maison saine, alors…
- Alors, tu l'as invité chez nous ! Franchement je ne comprends pas, là, dit-elle en secouant la tête. Qu'est-ce qui t'a pris ?
Un mensonge, vite. Que dirait un de mes personnages dans ce cas-là ?
- J'ai eu tellement peur, moi aussi, la dernière fois, avec Arthur. Alors, si on a un kiné dans les parages, c'est plus rassurant. Et puis nous n'aurons plus à nous déplacer, dis-je d'un ton badin. C'est tout bénéfice pour nous, non ?
- Et il est d'accord ?
- En fait, je lui en ai juste parlé comme ça. Je ne pense pas qu'il acceptera. C'était plus une boutade qu'autre chose…
- OK. Alors rappelle-le et dis-lui que c'était une plaisanterie. On ne va pas accueillir ce type chez nous, quand même.
- Réfléchis, chérie, ce sera beaucoup plus pratique. Moins stressant. En plus Arthur l'adore…
Elle a arrêté de manger, la baguette en suspend, et son regard vrille mon âme. Elle secoue la tête, incrédule :
- Ce n'est pas possible. Tu mens, Thomas. Il y autre chose. C'est quoi ?
- Mais non, il n'y a rien d'autre, c'est un non-évènement…
- Un non-évènement, un homme chez nous ? Tu plaisantes ?
- Non…
- Tu me caches quelque chose, hein ?
- Mais non. Tu te fais tout un film pour rien.
- Pour rien ? Tu ne serais pas attiré par lui, par hasard ? Et ce que tu avais écrit dans ton bouquin ? Le personnage, tu te rappelles, avait eu une aventure avec un garçon…
- Mais c'est un roman, bon sang ! Pas une autobiographie. Je ne suis pas gay, tu délires !
- Je n'arrive pas à croire que tu aies ce culot-là, Thomas…
- N'importe quoi. Tu fais des rapprochements entre des choses qui n'ont aucun lien. Comme si je disais que tu me trompes parce que tu rentres tard. C'est uniquement pour notre fils que je lui ai proposé ça, tu comprends ?
Elle hausse les épaules et finit son verre de vin, que je remplis à nouveau. Le silence s'installe, le serveur nous tourne autour, Diana regarde sa montre.
- On avait dit quelle heure à la baby-sitter ?
- Onze heures. Tu veux rentrer ?
- Oui, j'ai mal à la tête, là. Tu demandes l'addition ?
A suivre…
Merci à tous ceux qui ont adoré cette histoire et bienvenue aux nouveaux ! Cette histoire est désormais disponible aux éditions YBY, en version collector illustrée, magnifique...
Bisous !