Le château était complètement silencieux. Un silence de mort, au sens propre. Visiblement, les serviteurs avaient voulu protéger la fuite de leur maître ou avaient fui eux-mêmes, et des cadavres jonchaient le sol un peu partout. Les dalles de marbre rose étaient maculées de sang. Guy eut un haut le cœur, et s'appuya sur une des deux portes pour vomir. Etait-ce vraiment Yvain qui avait massacré toute la maisonnée dans sa fureur ? Le chancelier avait peine à y croire, et pourtant l'évidence était là. Ce n'était plus le frère doux et aimant qu'il avait toujours connu : c'était un guerrier fou furieux. Guy finit par se reprendre, se rappela qu'il restait peut-être un peu de mission diplomatique à sauver, et suivit les traces de pas ensanglantées de son frères et de sa proie. Il prit une porte dérobée sous l'escalier, avança dans un couloir éclairé par des torches au mur, puis déboucha de l'autre côté du manoir, dans les jardins. Il était sous une allée de colonnes de marbre qui longeait le bâtiment autour des jardins. Puis il vit, un peu plus loin, un homme au torse nu couvert de sang qui semblait tenir quelque chose dans ses bras.

- Yvain !

- Guy s'élança. Il se jeta sur son frère et l'étreignit avec ferveur – puis celui-ci leva des yeux pleins de larmes vers lui.

- Je l'ai tué... il courait derrière Ezat... j'ai... j'ai mal visé...

Alors seulement, Guy baissa les yeux sur ce qu'il tenait entre les bras : c'était le corps d'un adolescent, dont le dos était transpercé de la dague d'Yvain.

- Guy ! Guy !

Guy ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt. Quelle douleur ! Il avait l'impression d'avoir regardé attentivement le Soleil pendant dix minutes sans ciller. Des mains lui prirent le visage. Des mains fortes, mais au toucher doux. Des mains qu'il aurait reconnues entre mille. Sans oser ouvrir les yeux, il s'appuya dans la prise ferme d'Yvain, et parvint à articuler un mot d'une voix qu'il reconnut à peine.

- Que... ?

- ... s'est-il passé ? Les élémentaires, bien sûr. Ils luttaient depuis un moment sans parvenir à rien, et les nuages étaient sous pression depuis un moment... la foudre a martelé tout le terrain. Un éclair est tombé sur l'arrière de ton griffon... j'ai cru...

La voix d'Yvain se brisa. Guy voulut lever la main pour le réconforter, mais son corps était si faible qu'il en fut incapable. Il se contenta de s'appuyer sur les mains de son frère.

- Tu es tombé loin devant moi. Fyldir a été soufflé par l'énergie, il... je suis désolé, Guy, il s'est brisé la nuque. Net. Il n'a pas souffert.

Bien sûr. Il y avait si peu de chance qu'il s'en soit tiré indemne entre les mains d'Ezat, de toute manière. Une larme coula le long de la joue du chancelier.

- Ezat a retrouvé ses esprits en premier. On était près du campement et il a fait venir de quoi nous transporter. Nous sommes prisonnier en territoire ennemi. Je crois que c'est Rutënbourg.

- Quoi ? crissa Guy.

- Oh, je n'étais pas entièrement conscient non plus, j'ai pu me tromper.

- Aucune chance...

Le chancelier sentait revenir sa voix, ses forces. Il osa ouvrir les yeux et découvrit le visage de son frère, flou, penché sur lui. Il le tenait la tête posée sur ses genoux et le berçait comme un enfant. Guy se sentit soudain bien mieux. Ils étaient ensemble. Ils allaient s'en sortir. Tout irait bien.

- Comment te sens-tu ?

- Mal. Très mal. Mais ça passe, grimaça le chancelier.

Au prix d'un douloureux effort, il parvint à s'asseoir. Ils étaient dans une cellule de la taille d'une tente, avec un tas de paille fraîche dans un coin et une cruche d'eau dans un autre. Leurs armures avaient été ôtées, ils étaient tout deux torse nu, portant seulement les culottes traditionnelles. Prisonniers... Guy réalisa toute l'horreur de la situation. Le capitaine des armées Asbonniennes et le chancelier, premier conseiller du roi Étienne III. Quelle parfaite monnaie d'échange ! Il comprenait maintenant pourquoi Ezat n'avait pas occis son ennemi juré lors de la bataille : il ferait chanter Étienne. On ne pouvait qu'espérer que ce dernier ne céderait pas, quitte à entacher son image en abandonnant deux hommes aux mains d'un tortionnaire, mais malheureusement, Son Altesse n'était pas une brute. Bien sûr qu'il allait écouter Ezat et marchander leurs vies. Comment vivre après ça en sachant que leurs existences avaient coûté peut-être le pays à ses habitants ?

- C'est un cauchemar, murmura Yvain, qui venait visiblement de suivre le même cours de pensées.

Guy ne répondit pas et se blottit contre son frère.

Il dut s'endormir, car plus tard, il entendit comme au travers d'une brume le grincement métallique d'une clé. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir entrer deux gardes qui se postèrent de part et d'autre de la porte à l'intérieur de la cellule, suivis de nul autre qu'Ezat. Il eut un rictus.

- Quel touchant spectacle.

Le chancelier prit conscience qu'il était allongé sur la paille, et sur le bras d'Yvain qui regardait pour l'heure le chef ennemi comme s'il avait s'agit du plus repoussant troll des marais faisant irruption dans une chambre à coucher. Ezat se détourna.

- Debout !

Guy fut très tenté de rester allongé, juste pour voir, mais Yvain le levait déjà. L'un soutenant l'autre, les deux frères suivirent Ezat dans un petit dédale de cachots, pour finalement déboucher dans une pièce qui ne pouvait être identifiée que comme une chambre de torture. Au milieu de la pièce, éclairé par une lucarne juste au-dessus, trônait une espèce de promontoire, une table de pierre qui devait servir à attacher les prisonniers. Toutes sortes d'outils plus réjouissants les uns que les autres l'entouraient, pendant du plafond ou des murs. Guy coula un regard vers un agglomérat de métal qui ressemblait à un monstre des enfers et déglutit péniblement. Il y avait là un bourreau et plusieurs hommes torse nu dont l'office ne faisait aucun doute... Le chancelier sentit le sang se retirer de son visage. A quel jeu jouait Ezat ? Les gardes tentèrent alors de leur lier les poignets à l'aide de cordes grossières, mais Yvain se débattit tant et si bien que finalement, seul son frère eut les poings liés. Chacun un garde derrière eux, ils furent mis côte à côte face à l'Hermine. Ezat les regarda un moment avec un sourire mauvais.

- J'ai longtemps réfléchi à ce que j'allais faire de vous deux, commença-t-il. Les solutions alléchantes ne manquaient pas. Je peux bien sûr faire chanter Étienne en me servant de votre valeur, mais cela manque de piquant... j'ai pensé torturer ce cher sieur chancelier pour regarder hurler Yvain, ou encore tuer le premier pour briser le second. Il me suffirait également, j'en suis sûr, de passer mes propres nerfs sur Guy pour apprendre chaque secret de Sa Majesté, poursuivit-il en appuyant les mots avec mépris.

Yvain était devenu très blanc, sans que Guy parvienne à déterminer s'il s'agissait d'horreur ou de haine.

- Chien ! Tu ne tirerais rien de lui, cracha Yvain.

- Je n'en serais pas si certain, siffla Ezat en coulant un regard au chancelier.

Il avait raison, bien sûr. Qu'il applique le moindre fer rouge sur la poitrine d'Yvain pour y laisser une nouvelle cicatrice, et son frère livrerait tout. Il faisait un bien piètre chancelier... Mais la lueur perverse qui brillait dans son regard glaçait Guy. Il avait la posture d'un homme qui savourait ce qu'il leur préparait. Ce qui signifiait que cela restait à venir.

- Enfin bon, reprit Ezat comme s'il s'ennuyait. J'ai pensé à quelque chose de plus croustillant.

Il marqua une pause pour laisser ses auditeurs imaginer ce qui pouvait être pire que les horreurs qu'il venait de citer. Ezat était devenu fou. Il avait sombré le jour de la mort de son fils, le jour où il avait dû battre en retraite en abandonnant sa dépouille à son ennemi pour sauver sa propre peau comme un lâche. Il avait brillé par son intelligence dans le passé, mais tout en lui n'était que machiavélisme à présent. Il était capable du pire, de ce pire qu'on lit dans les vieilles légendes en frissonnant mais auquel aucun homme civilisé sur terre ne devrait s'abaisser.

- Cette scène que j'ai surprise, il y a trois ans... J'imagine qu'elle a hanté vos nuits au moins autant que les miennes, n'est-ce pas ? Ainsi que tout ce qui a suivi. Quentin... (son visage se crispa) Quentin avait quatorze ans. Tout juste.

Nous y voilà.

- Ezat ! cria Yvain. Je n'ai pas voulu le tuer, et tu le sais ! C'était toi que je visais. Je ne suis pas un tueur d'enfants !

Le visage soudain tordu par la haine, l'Hermine fut sur lui et lui enfonça les doigts dans la mâchoire.

- Tu as pris mon fils, tueur, lui cracha-t-il au visage.

Soudain il se recomposa et continua son petit discours en faisant les cent pas devant les prisonniers. Il était effrayant. Il avait complètement perdu l'esprit et ils étaient à sa merci.

- Non vraiment, me suis-je dit, je n'ai jamais vu Yvain aussi en colère, aussi fou furieux que le jour où je vous ai surpris ensemble.

Guy approuva au plus profond de son âme : lui non plus. Et pourtant, il le connaissait depuis plus longtemps. Et alors qu'il se disait ça, il réalisa, aussi brusquement qu'un éclair frappe un homme, ce qui allait leur arriver. Il n'imaginait pas que son frère puisse devenir plus blanc que maintenant, mais vit clairement qu'Yvain avait également compris.

- Monstre ! laissa-t-il échapper d'une voix aiguë.

Le garde de Guy ricana et le poussa sans ménagement vers la table de torture, où il se retrouva jeté sur le dos. Yvain l'y rejoignit presque immédiatement, mais, ses mains n'étant pas liées, il put éviter de l'écraser sous lui. Le chancelier avait les larmes aux yeux... Son frère l'étreignit, plus par soulagement qu'ils soient encore tout deux en vie que par obéissance. Et malgré tout, malgré leur situation et l'horreur, il sentait clairement son corps réagir contre le sien.

- Pas comme ça... murmurait Guy à travers ses larmes.

Yvain enfouit son visage dans les mèches blondes.

- Jamais, mon frère. Ezat me sous-estime, lui murmura-t-il à l'oreille.

Guy sourit au plafond, les yeux fermés. Le capitaine n'avait pas encore abandonné. Il sentit le poids du corps massif de son frère disparaître de lui, et garda les yeux clos pendant que les bruits de lutte résonnaient autour de lui. Il entendit des râles d'agonie, des ordres furieux d'Ezat, puis au bout d'un moment, le silence. Alors seulement, il osa ouvrir les yeux.

Les deux gardes et le bourreau étaient à terre, et les tortionnaires regardaient d'un air stupide Yvain qui pressait une espèce de scie émoussée sur la gorge de leur chef.

- Détachez le chancelier, dit-il d'une voix très calme malgré le tremblement qui l'agitait encore.

Et comme les hommes hésitaient :

- Obéissez-lui, larves !

Une fois libre, Guy bondit de la table et prit place aux côtés de son frère. Ce dernier recula dans l'escalier, tenant toujours les tortionnaires à distance, et lorsqu'il furent hors de vue, égorgea Ezat sans plus de cérémonie. Puis il saisit Guy et le tira vers le haut pour le forcer à courir. Ils mirent un moment à retrouver leur chemin dans les cachots déserts, puis trouvèrent enfin un escalier qui les mena à l'armurerie.

- Oh, parfait, se réjouit Yvain.

Il opta pour une épée large, tandis que Guy s'armait d'une rapière plus fine, son arme de prédilection. Chacun passa une dague à sa ceinture, et ils reprirent leur évasion avec plus de prudence.

Ils étaient bel et bien à Rütenbourg, demeure privée de l'Hermine, théâtre de funestes évènements trois ans plus tôt, et qui risquait à présent l'abandon définitif. Ils parvinrent à éviter la plupart des serviteurs en rasant les murs et les tapisseries pour atteindre la lingerie, où ils revêtirent la livrée blanche et argent de l'Hermine. Ils purent ensuite sortir du bâtiment sans encombre, et même emprunter deux des terribles élans de guerre pour le voyage. Évidement, celui d'Yvain faisait des siennes, agitant la tête de gauche à droite en faisant voltiger ses cornes très près de son cavalier. Fort heureusement, elles étaient nues et seul le bout en était dangereux.

- Peste ! Maudite bique ! Avance, par Thor ! pouvait-on l'entendre crier à intervalles réguliers.

La nuit les surprit au milieu d'une épaisse forêt dans laquelle ils firent halte. Les élans se couchèrent d'eux-mêmes autour du feu, éduqués à servir d'oreillers pendant une étape, fonction à laquelle les deux frères épuisés firent honneur en s'enroulant dans les longs poils comme dans une couverture.

- Merci, Yvain, murmura Guy au milieu de la nuit.

Il était incapable de s'endormir malgré la chaleur tranquille de la femelle qu'il avait choisie. Toute la journée, le rythme de leur chevauchée ne permettant pas la conversation, il avait retourné les évènements dans sa tête sans parvenir à déterminer s'il regrettait ou non ce qui s'était passé. Bien sûr, « pas comme ça ». Ç'aurait été un viol devant témoins. Mais en trois ans, jamais ils n'avaient été aussi proches. La réaction inconsciente d'Yvain avait trahi son propre désir, malgré tout... Finalement, de l'autre côté des braises rougeoyantes, un murmure lui parvint.

- Ne me remercie pas...

Puis il s'interrompit, sans savoir quoi dire. Il avait toujours été assez maladroit pour ce qui était d'exprimer ce qu'il ressentait. Guy aurait aimé l'entendre s'excuser pour les trois années passées, pour la solitude et la soif... et peut-être aussi pour celles à venir. Peut-être fallait-il se faire une raison ? Mais, ne voulant pas le brusquer, Guy se retourna et enfouit son visage dans le ventre de sa monture, à défaut.

Le lendemain, il fut éveillé par une délicieuse odeur de viande grillée. Il ouvrit les yeux, s'aperçut qu'il voyait flou et leva une main pour les frotter, ce qui n'échappa pas au cuisinier.

- Bon jour, seigneur mon frère ! s'exclama-t-il joyeusement. Faim ?

- Atrocement, grimaça le chancelier qui en prenait à présent entièrement conscience. Qu'est-ce que c'est ?

- Un lièvre qui a eu la mauvaise idée de se trouver sous mon nez au moment où j'ai ouvert les yeux. Il m'a effrayé si fort que je lui ai tranché la gorge avant de l'identifier.

- Voilà une histoire que je ne te laisserais pas oublier.

Yvain fit la grimace et lui envoya une cuisse de lapin à la figure, que Guy rattrapa au vol et entama avec appétit. Après avoir mangé, ils se remirent en route à un allure moins frénétique qui ménageait l'endurance des élans dont ils ne savaient rien, mais ils arrivèrent tout de même au Touarin avant la tombée de la nuit et suivirent le fleuve pour retrouver le campement.

- Maintenant que j'y pense... nous ne savons pas ce qui s'est passé en notre absence, fit remarquer Guy.

- Tu as raison... les choses avaient pris une bonne tournure et la fuite d'Ezat a peut-être déstabilisé l'armée Fatelmarkoise. En fait, je pense que nous avons remporté la guerre. Oh... voilà le champ de bataille.

Impossible de s'y tromper, en effet. Bien qu'il ne reste pas un seul cadavre humain, ni une seule arme au sol, les hautes herbes étaient piétinées et teintés de rouge par vagues dégradées sur plus d'un kilomètre. Ça et là, de larges piles de cendres noircies témoignaient des morts. Une nuée d'oiseaux de tous types et de charognards terrestres était au travail sur les corps des chevaux, griffons et élans qui jonchaient la plaine. Les deux frères rasèrent le fleuve en les évitant autant que possible sans faire de commentaires.

Bien sûr, il n'y avait plus de campement.

- Merveilleux, marmonna Yvain en mettant pied à terre.

- Nous ne sommes pas restés absent si longtemps que ça, non ? demanda son frère en approchant son élan.

- Je n'ai pas calculé... quelques jours, tout au plus. J'ai perdu la notion du temps quand nous étions enfermés, mais tu es resté inconscient très longtemps. La cellule était en sous-sol, sans fenêtre. En fait, soupira-t-il, je suis absolument incapable de te le dire. Ça pourrait être un jour comme ça pourrait être une semaine.

Il s'accroupit pour tâter le sol.

- A mon avis, ça fait plutôt une semaine, dit Guy en regardant la large étendue d'herbe aplatie et déserte.

- Quoi qu'il en soit, soupira Yvain en se remettant en selle, ils sont partis d'ici il y a deux jours au maximum. En route.

Espérant rattraper les troupes, ils poussèrent leurs élans, finirent par retrouver la grand-route et parvinrent à la capitale deux jours plus tard. Ils se séparèrent aussitôt, Yvain partit retrouver son état major tandis que Guy montait immédiatement chez le roi pour l'informer du fait que son chancelier était en vie. Il se fit annoncer, attendit à peine une minute avant de voir sortir le ministre des finances, l'air courroucé, et entra. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que le roi claqua les deux mains sur son bureau, se levant du fauteuil.

- Plus jamais je ne vous laisserais partir avec la moindre campagne militaire si vous êtes capable de vous jeter dans la mêlée en laissant vos sentiments prendre le relai sur votre rationalité – c'est-à-dire ce que j'attends de mon chancelier !

- Je suis également heureux de vous revoir, sire.

- Vous n'avez tout de même pas réellement réussi à vous faire emprisonner n'est-ce pas ? continuait le roi en faisant de grands gestes furieux. Mon capitaine des armées et mon chancelier ? Vous êtes bien placé pour réaliser de désastre, n'est-ce pas ?

Oh oui, et il l'avait d'ailleurs tout de suite vu. Mais laisser partir son frère à la guerre avec une telle chose sur le cœur était inconcevable ; Étienne III, ne sachant rien, avait bien entendu toutes les raisons d'être fou furieux contre lui.

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Voilà x) à suivre... dès que j'aurais trouvé la suite.