Contes de la Crypte : l'Episode Manquant
Tout ce que vous n'avez jamais voulu savoir sur la vie amoureuse des morts-vivants
Le petit fantôme de la table cinq pleurait.
Il le cachait bien, mais je suis serveur depuis bientôt vingt-trois ans. A force, on apprend rapidement à lire les expressions, y compris lorsque le client tente très fort de les dissimuler. Enfin, pour être totalement sincère, mon attention avait peut-être aussi un rapport avec sa personne : il était vraiment mignon, tant dans le sens de « beau » qu' « adorable ». Ses habits – un T-shirt blanc et un jean qui s'étaient détrempés et lacérés à son contact – laissaient deviner un corps relativement svelte, juste assez musclé pour être à mon goût. Les traits de son visage étaient assez fins, avec des lèvres pulpeuses et de grandes orbites vides où nageaient des ténèbres liquides – probablement celles du lieu où il s'était noyé. Ses cheveux noirs et humides tombaient jusqu'à ses épaules en flots soyeux, soulignant la blêmeur de son teint.
Bref, j'avais flashé sur lui – sauf que mon service se terminait dans une demi-heure et que je le voyais mal rester assis aussi longtemps, ce qui signifiait que mon célibat allait encore survivre quelques temps. Damnit.
- Qu'est-ce que tu mates ? me demanda Geoffroy, un charmant collègue dont la plastique impeccable laisse songeur même les plus frigides.
Je ne cherche pas à sous-entendre que mon patron, Lloyd, choisit ses employés sur des critiques pas trop professionnels : je l'affirme franchement. Ce type a deux objectifs dans la vie, à savoir coucher et gagner de l'argent. Il n'est pas vraiment beau, mais il a un sens de l'humour contagieux et c'est un demi-dieu du sexe… Alors bon, son harcèlement sexuel permanent passe assez bien.
- Le petit fantôme de la table cinq, devina Geoffroy.
Ce type me connaissait trop bien. Le chevalier sur son cheval blanc, c'est moi : demoiselle ou damoiseau, veuve ou orphelin, je secours tout ce que je vois en détresse… secours et drague si possible, du moins lorsque le spécimen en vaut le coup. La chevalier n'exclut pas les besoins bassement corporels, surtout dans mon cas.
- Ouais, avouai-je. Mignon, non ?
Il l'étudia avec moi et finit par rendre son verdict :
- Pas mal. Tu finis ton service dans combien de temps ?
- Une demi-heure…
- Oh, compatit-il. Attends, il a une consommation ?
- Oui, et même pas finie.
Geoffroy réfléchit, sollicitant toute son expérience de dragueur. Je doute qu'il en ait beaucoup cependant : avec son physique, ils ou elles tombent tous à ses genoux avant même qu'il ait bougé le petit doigt. Malheureusement, je ne bénéficie pas de la même bonne fortune. Non que je sois laid : je suis musclé, j'ai des traits de statue grecque – à part pour le nez un peu trop grand, je sais –, des yeux bleus (certes injectés de sang et soulignés d'énormes cernes noirs, mais on ne peut pas tout avoir), de longs cheveux blonds soyeux (fait intéressant : les ongles et les cheveux continuent effectivement à pousser après la mort, du moins pour les morts-vivants)…
Bref, je suis quasiment irréprochable, à part mon nez, mon teint livide et surtout mes cicatrices. J'en ai toute une collection : marques de balles, vestiges de coups de couteau… Les plus visibles, cependant, sont le trait livide qui barre ma gorge et les marques verticales qui rayent mes lèvres. La première des deux a causé ma mort, la seconde était la signature du groupe auxquels appartenaient les gars qui m'ont tué. Enfin bon, ça fait assez classe, et j'ai commencé à l'apprécier une fois que les plaies ont cicatrisé.
A ce stade de mon récit, je m'aperçois que j'ai peut-être oublié de mentionner une chose : je suis mort – vous l'aurez deviné – et un zombie – ceci vous surprendra peut-être davantage, les zombies étant l'espèce la plus victime des préjugés mortels. J'en profite donc pour protester : non, les zombies ne sont pas des créatures décérébrées dont le seul but est de manger des cerveaux ! Je suis omnivore, comme tout le monde, et je suis aussi éveillé que de mon vivant – peut-être même plus, en fait.
Qu'est-ce qu'un vrai zombie ? Généralement, un pauvre type – ou une pauvre fille – qui s'est fait assassiner alors qu'il/elle ne voulait vraiment, vraiment pas mourir. Que se soit par pur amour de la vie ou par haine de son meurtrier, l'âme s'accroche au corps comme un noyé à sa planche et… y reste. Le seul problème, c'est que c'est difficile à faire fonctionner, un corps. Il faut savoir animer le moindre muscle, le moindre organe… ou la moindre corde vocale. Aaaah, les cordes vocales… ces petites saloperies sont un vrai enfer à maîtriser. En général, un zombie nouvellement décédé passe un ou deux ans à faire des « gra » menaçants avant de réapprendre à parler. Et ne parlons pas de la marche ! Tendre les bras en avant tout en titubant est peut-être ridicule, mais évite au moins de s'étaler lamentablement.
Cependant, le corps n'attend pas, lui, que l'esprit parvienne à remettre la machine en marche : il commence tranquillement à se décomposer. Les dégâts les plus mineurs, comme la dégradation légère d'un muscle ou le gonflement du corps, peuvent être réparable dès que l'âme redécouvre la fonction cicatricielle ou visite un bon nécromancien. Mais à partir d'un mois ou deux de lutte… disons que le cadavre est beaucoup moins joli, ce qui explique pourquoi les zombies vont de « cadavre tout frais tout beau » à « viande avariée ». Personnellement, j'ai mis deux heures à peine, donc je suis impeccablement conservé.
Mais bon, être un zombie demeure assez peu sexy. Les gens préfèrent les fantômes et leur grâce, les vampires et leur charisme, les loups-garous et leur férocité… Faut dire, qu'est-ce que possède un zombie de vraiment spécial ? Une volonté d'acier qui lui permet de faire fonctionner son corps en dépit de tout bon sens vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Des bouts qui tombent, pour les spécimens les plus infortunés ? Je l'avoue, c'est moyennement sexy.
Restait que mon service finissait dans une demi-heure et qu'un adorable petit fantôme pleurait non loin.
- Ecoute, tu attends encore dix minutes et tu y vas, déclara soudain Geoffroy, grand prince. Je te couvrirais si jamais Lloyd débarque.
Il ôta sa ceinture d'un geste décidé et la posa derrière le comptoir : son pantalon descendit aussitôt de quelques centimètres. Mon regard suivit automatiquement le mouvement. Oh. Lloyd allait effectivement être distrait. et, pour être franc, je le comprenais parfaitement.
- Merci, mec. Je te revaudrais ça !
- Continue à apporter des fondants au chocolat pour ton anniversaire et on n'en reparlera plus.
Je lui fis un clin d'œil :
- Je t'en réserverais deux la prochaine fois, promis.
Dix minutes plus tard, mon fantôme était toujours là. Je pris une ou deux commandes, le surveillant de l'œil, et m'approchai sitôt qu'il quitta sa table. Sa cheville gauche avait l'air de le faire souffrir. Bon sujet de conversation si jamais le premier venait à faillir.
- Bonjour, le saluai-je de ma voix la plus douce, style confie-moi-tout-tes-secrets-petit-enfant-martyrisé. Vous avez un problème ? Je vous ai vu pleurer…
Il me lança un regard désemparé et fondit en larmes. Mes instincts chevaleresquo-libidineux réagirent aussitôt et je l'enlaçai aussitôt de manière réconfortante autant que platonique.
- On m'a volé ma cheviiiiille !
Ce genre de déclaration m'aurait laissé assez perplexe de mon vivant. Maintenant que j'étais mort, je ne pouvais que grimacer. Les fantômes sont, comme les zombies, des âmes qui avaient encore des affaires à régler dans le monde des mortels : sauf que soit par envie réelle de mourir – ce sont en majorité des suicidés –, soit par manque de volonté, leur âme ne s'attache pas au corps. Du coup, leur attitude envers leur corps est assez similaire à celle d'un noble devenu pauvre qui se voit forcé de vendre le manoir familial : la moindre altération faite par les nouveaux propriétaires le fait sauter au plafond. L'embaumement ou la décomposition les laissent de glace, et ils tolèrent le vol d'une mèche de cheveux, mais piquez-leur un doigt et ils ne peuvent plus tenir en place. Plus désagréable pour mon petit fantôme, étant des âmes, l'apparence des spectres est entièrement modelée par leur imagination – ainsi, un esprit qui boitait ou voyait mal de son vivant gardera ces tares après sa mort, parce qu'il ne peut se concevoir autrement. Du coup, s'il s'imaginait qu'on lui avait « volé » sa cheville, celle-ci manquait probablement à son corps spectral.
J'essayais de m'imaginer marchant sans une cheville. Ouch.
- Ca fait tellement mal… gémit mon adorable spectre.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je en le faisant asseoir.
Il s'exécuta docilement. Il devait être pas mal déprimé pour se confier aussi facilement à un étranger – non que je m'en plaigne, bien au contraire.
- Une sorcière m'a volé un os de ma cheville…
Une sorcière ? Voilà qui compliquait pas mal des choses. L'espace de quelques secondes, j'envisageai de me contenter de quelques paroles réconfortantes ; puis le naturel reprit le dessus.
- Je peux t'aider ?
Il me contempla avec incrédulité, ses deux orbites grandes ouvertes. Mignoooooon !
- Vraiment ?? Vous feriez ça ??
Je lui adressais le sourire masculin de l'homme viril sur le point de se faire rôtir les testicules pour le bien de la femme qu'il aime :
- Aucun problème.
***
- C'est joli comme nom, Donatien, m'assura timidement mon fantôme.
Je lui souris aussi. Il devait dégager des hormones de mignonneté, et si mignonneté n'était pas un mot, ce type rendait son existence nécessaire.
- Merci. Et toi, tu t'appelles comment ?
- Noël. Tu as quel âge ?
Je changeais de vitesse, et la Deux-chevaux zombie grinça d'approbation. C'était une gentille fille, et son appétit gardait mon garage propre de toute vermine. Malheureusement, elle n'avait jamais dépassé le quarante à l'heure de son vivant et elle était fermement déterminée à compenser cette regrettable limitation : j'arrivais rarement à la persuader de descendre en dessous de cinquante kilomètres heures.
- Quarante-cinq ans.
- Quarante-cinq ans ? Wow ! Tu es mort à quel âge ?
- Vingt-deux.
- C'est jeune…
Je lui souris d'un air réconfortant :
- Bah, j'ai bien profité de la vie, c'est l'essentiel.
Ce qui est une manière élégante de dire que je serais probablement mort à quarante ans si je n'avais pas été assassiné, consommation de drogue et amour du danger aidant.
- Et toi, quel âge as-tu ?
Il prit un air embarrassé :
- Je suis mort en 1793 à dix-neuf ans.
Oh mon dieu, j'étais en train de draguer un ancêtre. La vie amoureuse des morts-vivants était un peu traumatisante de temps en temps. Ma libido, temporairement matée par cette découverte, reprit cependant vite du poil de la bête.
- 1793 en France ? Ca devait être intéressant.
Il grimaça :
- Surtout sanglant. Enfin, mon village était relativement tranquille – pour cinquante habitants, il faut dire…
Aucun de nous ne songeait à demander à l'autre les raisons de son décès : ce genre de chose est plutôt privé.
- Tu as tenté de négocier avec la sorcière ?
- Dès que j'ai approché, j'ai senti qu'elle avait ensorcelé l'os… Si jamais je viens trop près, je pense que je lui serais asservi.
Une sorcière qui s'intéressait à la nécromancie. Mon taux d'enthousiasme atteignait des sommets. Nul doute qu'elle ne cracherait pas sur la possibilité de se procurer un serviteur zombie si elle le pouvait… Mais bon, je m'étais engagé : hors de question de revenir sur ma parole. Je lui souris chaleureusement :
- OK… Tu demeureras dans la dedeuch pendant que je vais lui parler, dans ce cas.
- La dedeuch ?
Je tapote affectueusement la portière de la Deux-chevaux, qui ronronna son approbation.
- Titine. Tu veux que je lui demande simplement de rendre l'os ou je lui propose un marché?
- Oui… S'il te plaît. C'est à moi, je n'ai pas à payer pour le récupérer.
Hoho, la bête se dévoilait ! Finalement, il avait du caractère derrière cet aspect faible et innocent. Je lui tapotais la main :
- Pas de problème ! Je lui dirais.
Il esquissa un sourire timide. Il était joli quand il souriait : il aurait dû essayer plus souvent.
- En termes plus polis, j'espère.
J'éclatai de rire :
- Je lui démontrerais toute la profondeur de mon éducation, n'aie crainte.
Le paysage brumeux qui s'étalait autours de nous commença à s'éclaircir un peu, signe que nous quittions le monde des morts pour celui des vivants. Suivant les indications de Noël, je nous menais à un petit village assez inquiétant – inquiétant en ce qu'il ressemblait exactement aux petits villages des bouquins que je lisais quand j'étais gosse. Je ne suis pas paranoïaque, mais les livres pour enfants sont généralement écrits par des citadins pour des citadins : un village tout propre avec des fleurs et des toits ocre-rose n'était pas un village normal. Mon fantôme favori avait commencé à trembler, et je le laissais sous la garde de la dedeuch avant de me diriger vers la maison de la sorcière.
Celle-ci était une chaumière de conte de fée, avec un grand jardin débordant de fleurs et de petites bestioles à fourrures. En bon fils des cités, je ne pus identifier que des marguerites et des boutons d'or du côté végétal, des lapins du côté animal. Sans être un sorcier, cependant, je pouvais sentir quelque chose irradier de la petite demeure. Sa propriétaire ne semblait pas simuler ses pouvoirs, loin de là.
Peu désireux de me faire faucher par des sortilèges de sécurité, je m'arrêtai au portail de l'entrée et sonnait la cloche qui pendait à portée de bras. Quelques instants plus tard, une petite vieille toute ronde, vêtue de l'une de ces robes à fleurs hideuse que tant de petites vieilles se sentent obligées de porter, courrait m'ouvrir. Son visage était tout rond, à l'exception du menton un peu proéminent et du chignon gris qui surmontait son crâne.
Quand j'étais petit, ma mère m'a appris à respecter les personnes âgées. Quand j'ai un peu grandi et côtoyé des vieux plus éveillés que mon grand-père gâteux, j'ai appris à les respecter et les craindre. J'accueillis donc la vieille dame avec mon visage le plus poli, la cicatrice sur ma gorge masquée par le col fermé de ma veste. Elle me contempla avec un sourire affable :
- Bonjour mon garçon, que puis-je faire pour toi ? Ouh-là, tu es mort, toi, non ?
- Oui madame, répondis-je respectueusement. Bonjour madame.
- Tu es venu pour me demander quelque chose, non ? Je n'imagine pas que les zombies viennent visiter de pauvres vieilles dames pour le plaisir !
Je choisis soigneusement mes mots :
- Un ami à moi a de bonnes raisons de croire que vous possédez l'un de ses os. Pouvez-vous le lui rendre, s'il vous plaît ?
Elle garda son air aimable, mais j'eus l'impression de voir une étincelle calculatrice passer brièvement dans ses yeux gris.
- Oh ! Un os ? Je ne m'occupe pas de nécromancie, mon garçon. Ton ami peut venir chercher chez moi, s'il veut : je serais ravi de l'aider.
Elle voulait se payer ma tête ? Ca tombait bien, c'était ma spécialité dans le temps.
- Il s'est suicidé par ici… De manière compréhensible, il ne veut pas retourner dans des lieux empreints de souvenirs si tragiques, affirmai-je de mon air le plus désolé.
- Oh ! C'est dommage, c'est très dommage. Je ne me souviens vraiment pas avoir d'os, désolée.
- Je peux chercher si vous me le permettez… Mon ami souffre vraiment énormément.
Elle hésita. Dévoiler ses cartes ou continuer à jouer la gentille petite vieille ? Finalement, elle opta pour un compromis :
- Et bien écoute, je peux toujours essayer de chercher ton os, mais ça va me prendre du temps et de l'énergie. Que dirais-tu d'un petit paiement pour compenser mes efforts ?
Pas vraiment le choix, hein ? J'acquiesçais poliment.
- Avec plaisir, madame. Que souhaiteriez-vous que je fasse ?
- Tu peux retenir trois choses ?
- Oui, madame.
- Alors trouve-moi deux yeux de chats noirs, une langue de pendu et une vesse-de-loup – le champignon.
Elle m'adressa un charmant sourire :
- Ca ne devrait pas être trop dur à trouver – et puis, tu as du temps. Tu acceptes ?
Comme si j'avais le choix…
- Bien sûr, madame. Merci beaucoup pour votre patience.
Sur quoi, l'insultant mentalement, je pris congé. Noël m'attendait dans la voiture. Il n'avait pas l'air en forme : la proximité de la sorcière, sans doute.
- Elle le garde ?...
- Elle l'échange contre deux yeux de chats noirs, une langue de pendu et une vesse-de-loup – le champignon.
Il devait s'être attendu à un refus pur et simple : son soulagement était visible.
- Je pense que le plus simple serait de trouver la vesse-de-loup en premier, suggérai-je.
- La… oh non, mauvaise idée. Les champignons se conservent deux-trois jours au frais au grand maximum. Commençons plutôt par les autres ; ils peuvent prendre plus de temps.
J'acquiesçai. Trouver deux yeux de chats noirs et une langue de pendu allait être… sportif. Quoique… Noël était un fantôme : la plupart des humains ne pouvaient pas le voir. Le truc allait être de trouver une fourrière où se fournir un cadavre – et d'espérer que les humains ne remarqueraient pas deux yeux flottant dans les airs, ce qui s'avérait un peu plus compliqué. J'exposais mon plan démoniaque à Noël, qui montra le même enthousiasme que moi. Ce n'était pas comme si nous avions d'autres solutions cependant : tuer un chat était hors de question pour nous deux, et attendre au bord d'une autoroute était un peu trop aléatoire. Et lent.
Nous repartîmes donc vers la grande ville la plus proche. Nous prîmes la nationale, ce qui mit la Dedeuch de très mauvaise humeur – elle déteste les voitures nouvelle génération –, et j'en profitai pour discuter à nouveau avec Noël.
- Tu faisais quoi de ton vivant ?
- J'étais fils de bourgeois… Je ne travaillais pas. Et vous ?
Argh, la question qui tue.
- Pas d'emploi non plus, éludai-je prudemment.
Ce qui était une manière comme une autre de voir les choses : ni « dealer », « gros bras » ni « membre de bande » ne sont, après tout, des emplois reconnus par l'état.
- J'étais juste un petit voyou, j'en ai peur.
- Oh. Et comment t'es-tu retrouvé serveur ? Ca doit être ennuyant après toutes ces années de crimes, non ?
J'en connaissais un qui devait avoir une idée du monde du crime basée exclusivement sur les séries télés ou les Arsène Lupin.
- C'est surtout très reposant. Je suis passé devant le bar et le proprio m'a tout de suite abordé pour me demander si je voulais un job. Je n'avais nulle part où aller, donc j'ai accepté. Et toi, que fais-tu ?
- Remplaçant pour les esprits en tout genre ! Lorsqu'ils ont un endroit à hanter mais qu'ils veulent prendre des vacances, je me charge d'assurer la permanence. C'est très intéressant ! On côtoie des gens de toute origine, et puis j'ai l'occasion de varier les genres – tantôt un style plutôt mélancolico-effrayant, tantôt agressif, tantôt traditionnel avec des bruits de chaînes ou en tenant ma tête sous le bras…
- Ca a l'air intéressant, oui.
Il hocha la tête avec enthousiasme, regarda quelques instants à travers la vitre, trouva un nouveau sujet de conversation :
- C'est bien d'être un zombie ?
- Huh ? Euh, ça a ses avantages et ses désavantages, on va dire. Une fois que tu as réussi à tout remettre en marche et que tu t'es habitué à devoir tout faire fonctionner en permanence dans un coin de ta conscience… sais pas si je suis très clair…enfin bref, une fois que tu es habitué à devoir tout contrôler, ça va. Et puis le côté force surhumaine, les sens décuplés, ne plus sentir la douleur si tu ne veux pas… ça, c'est cool. Et puis… zombie, quoi. Ma race doit être la star d'une bonne centaine de films, c'est la classe ! Resident Evil ne serait rien sans nous !
Non que cela m'épargne de flipper à mort chaque fois que je joue aux deux premiers, mais c'était là un détail insignifiant qui n'allait sûrement pas intéresser Noël. C'est une expérience assez perturbante de se retrouver à hurler « SALOPERIES DE ZOMBIE DE MES DEUUUUUX » lorsque vous êtes zombies vous-même – surtout quand vous jouez entre potes et que ce sont des congénères qui se moquent de votre trouille. Mon petit fantôme me regarde d'un air candide :
- C'est quoi, Resident Evil ?
- Tu ne connais pas ?! Sérieux ? Attends, tu connais Silent Hill ?
- Non. C'est un film ?
- Seigneur, ton éducation en jeux vidéo est à refaire. Tu connais les films de Romario, au moins ?
- J'aime bien les films d'horreur, acquiesce-t-il. Tu connais The Ring ? J'ai dû faire quelque chose du même genre pour un remplacement.
- Tordre les mâchoires des gens ?!
- Non, hanter une télé. C'était abominable – il faut se fondre avec les particules, changer leur forme, se laisser saturer… Chaque fois que le mortel tentait de changer de chaîne, ça me donnait un mal de crâne abominable et il fallait quand même que je garde ma forme de visage décomposé déformé par un sourire maniaque. Horrible.
- Argh, je compatis. C'est ta pire expérience côté hantise ?
- Non – une fois, j'ai dû hanter un ordinateur. Plus jamais. Il n'arrêtait pas de taper des nouvelles adresses internet, d'ouvrir trois mille onglets, de lancer des programmes… Une horreur. Je ne comprends pas pourquoi les nouveaux fantômes tiennent tant à hanter des instruments pareils lorsqu'il est tellement plus simple et efficace de faire saigner un plafond, d'habiter des miroirs ou des peintures… Je veux dire, un ordinateur ou une télé, ça se balance par la fenêtre – ça m'est arrivé une ou deux fois, d'ailleurs, et c'est horriblement vexant.
Nous arrivâmes en ville, et je changeai de sujet :
- Tu sais sentir la mort ? Je ne suis pas très bon côté capacités surnaturelles.
- Pas de problème, acquiesce-t-il.
Il se fit soudain encore un peu plus translucide et une lueur verdâtre brilla au fond de ses orbites. La Dedeuch grogna son inquiétude et je l'apaisai d'une caresse.
- Il y a quelqu'un en train de mourir dans une ruelle, dit-il d'une voix liquide – et pour un bref moment j'entr'aperçus l'état réel de son corps, les os brunis auxquels s'accrochaient encore quelques lambeaux de vêtements. Un chien battu vient de mourir pas loin. Un adolescent s'étouffe dans son vomi. Une jeune fille vient de sauter du pont et l'eau envahit ses poumons. Une portée de chaton endormis vient d'être jetée à la rivière. Un clochard est en train d'agoniser et les gens évitent son corps. Un homme vient d'être victime d'une crise d'anévrisme. Tourne à gauche. Un enfant est juste mort dans son sommeil…
Je conduisis sous sa direction tandis qu'il débitait une longue liste de décès et d'agonies, le regard perdu dans le vide. Sa voix s'accéléra, se fit beaucoup moins humaine ; l'humidité commença à saturer le siège de la Dedeuch, qui protesta. L'air avait pris une consistance plus aqueuse, et je croyais parfois apercevoir des algues ou des poissons passer.
- C'est ici, déclara-t-il finalement.
Les hallucinations disparurent tandis qu'il reprenait un aspect plus vivant. Il se frotta le front :
- Les grandes villes sont toujours pleines de cadavre, désolé. J'y vais ?
- Ouaip. Et on prie pour qu'il y ait un chat noir sur la liste des animaux à éliminer.
Je cherchai une place où me garer, finit par élire la place la plus proche – une zone bleue – et regardai Noël partir. Les vivants auraient pu passer à travers lui, mais le froid qu'il dégageait les poussait à éviter instinctivement sa trajectoire. Il boitait toujours, mais je n'y prêtais guère attention : son jean mettait en valeur une paire de fesses rondes et musclées qui étaient très à mon goût, et j'avais du mal à regarder ailleurs.
***
Noël m'adressa un regard implorant. Le chat m'adressa un regard blasé.
- Il m'a suivi jusqu'ici…
Je contemplai le spécimen félin qui pendait au bras de mon fantôme préféré. C'était une chose noirâtre et décharnée, dont les yeux gris brillaient d'un éclat de malfaisance rusée. Il était bardé de cicatrice et il lui manquait une oreille. Il me lança un sourire félin, dévoilant une rangée de crocs jaunâtres. Ce n'était pas du félin d'appartement, ça : c'était le plus pur produit de la rue, trois kilos de vice et de muscles à l'état pur.
- Il est vivant, non ?
- Oui ! Mais personne ne l'a vu sortir.
Je lui adressai mon regard le plus pénétrant, style « je-sais-exactement-ce-que-tu-as-fait-ou-du-moins-je-fais-habilement-semblant-donc-avoue ».
- C'était juste quelques courants d'air glacial, se défendit-il, tombant dans mon piège. Rien de visiblement surnaturel ! Ils ne se sont doutés de rien !
- Et donc, tu as adopté ce chat.
- Euh… Oui. J'ai les yeux, au fait.
Le chat m'adressa un long regard et vint se jucher sur mon épaule. Le message était clair : que j'élève une seule récrimination et ma jugulaire passait dans la catégorie portés disparus. On aurait dit moi quand j'étais jeune, le sens de l'humour en moins. Je lui tapotais le crâne et il consentit à laisser échapper un ronronnement approbateur à faire honte à la Deudeuch.
- OK, on file ça à la sorcière.
Deux heures plus tard, j'étais de retour devant la chaumière de la sorcière. Un tintement de cloche et elle accourut, recevant avec une grimace les deux yeux que je déposai entre ses mains :
- Vous ne les avez pas enveloppés ?
- Non. Vous préférez ?
- Ca serait plus propre, oui. Au fait, tu es sûr que tu es prêt à faire tout ça pour ton ami ?
La question me surprit.
- Oui, pourquoi ?
- Cette récupération peut-être dangereuse…
- Ca va, merci.
Ce n'est pas comme si j'avais le choix : j'avais offert mon aide à Noël, je ne reviendrais pas sur ma parole. Elle soupira :
- D'accord. Au revoir, mon garçon !
Je pris donc congé et rejoignit Noël, qui attendait sagement dans la voiture. Le chat était perché sur le volant, comme de juste. Je le délocalisais prudemment sur mes genoux : le processus de cicatrisation est toujours très tannant à enclencher, ce qui est, pour être honnête, l'une des raisons pour laquelle je n'ai pas cherché à m'engager dans la mafia mort-vivante. Il se résigna à transformer Noël en planche à escalade, se juchant sur sa tête. La capacité de mon fantôme à se matérialiser était assez impressionnante : la plupart des fantômes n'arrivent à rester palpables que quelques minutes. Il avait dû avoir pas mal d'entraînement, aussi, au vu de son âge…
- Alors, on passe à la langue ? demanda-t-il.
- Yep.
- Comment va-t-on faire ? Encore sentir la mort ? Mais ça va laisser des traces… la Police ne va pas être contente si on laisse des traces d'activité surnaturelle…
C'était vrai qu'il y avait quand même plus discret qu'un suicidé sans langue, et la police des morts était très pointilleuse quant aux témoignages d'activités surnaturelles : des bonnes vieilles hantises comme on en avait toujours fait, quelques vengeances post-mortem et c'était tout !
- Il faudrait donc qu'on réussisse à convaincre un suicidé d'écrire une lettre d'adieu où il exprime sa volonté de laisser sa langue à un parfait inconnu.
Nous grimaçâmes en même temps. Cette conclusion était parfaitement logique, sauf si on la confrontait avec la réalité. De surcroît, si l'odeur de la mort imprègne bel et bien les mortels qui songent à se suicider, il était impossible de savoir dans combien de temps, où, et surtout comment.
- Peut-être qu'on pourrait aller dans un pays où la peine de mort existe toujours, suggéra Noël.
- Et voler la langue devant les yeux du bourreau ?
Nous soupirâmes de concert. La tâche s'avérait compliquée. Je commençais à comprendre pourquoi la sorcière nous l'avait confiée. Puis, soudain, Noël lâcha une exclamation :
- J'ai trouvé, annonça-t-il d'un ton résolu.
- Huh ?
- On trouve un suicidé près d'une mer avec requins. On laisse sa note d'adieu bien en vue près du rivage, ou on ajoute « la mer » en majuscule sur la feuille et on la laisse sur place.
C'était quoi cette idée abominable ?? D'un autre côté, c'était… bah, c'était pas mal trouvé. Quoique…
- Attends, j'ai mieux.
Je lui exposai mon idée. Il écarquilla les yeux, puis hocha la tête.
- C'est bien mieux que mon idée, admit-il avec quelque déception.
- La tienne était quand même excellente, affirmai-je en lui étreignant la main de la façon la plus platonique possible.
Passé le choc primitif, je trouvais assez sexy ses instincts amoraux. Séquelles de ma vie de débauche, sans doute : dans ma ligne de métiers, les talents domestiques que vous demandiez à un/e compagne/on entraient plus dans la catégorie « ruse et force brute » que « douceur et tendresse ». Je fis rugir le moteur de la Dedeuch et nous rentrâmes à nouveau dans le monde des morts, où je pus démontrer toute l'étendue de ma connaissance en matière de raccourcis. Nous passâmes par des forêts décharnées, des poches de temps figées, des éclats de folie, des illusions, deux ou trois Ponts de Trolls… dès le premier Nuage aux Dragons, je sus que nous avions atteint notre but.
- Terminus ! lançai-je gaiement.
Le monde des vivants nous laissa passer à contrecœur et nous nous retrouvâmes au beau milieu des quartiers pauvres de Pékin. Les habitants nous regardèrent passer avec indifférence. Ils avaient d'autres soucis que deux étrangers dans une voiture à moitié décomposée – pardon Titine. Noël commença à énumérer la liste des morts jusqu'à ce que nous trouvions un pendu. Après quelques essais, nous finîmes par trouver un type qui vivait en solitaire. Nous attendîmes qu'il se soit fini pour pénétrer à l'intérieur sous le regard indifférent des voisins. Restée seule, la Dedeuch claqua des portières d'un air menaçant, le chat caché sous un fauteuil tel une mine antipersonnel à l'adresse des voleurs éventuels.
Le corps pendait tout près de la porte d'entrée. Il était en assez bon état : la nuque s'était brisée net, lui procurant une mort quasi instantanée. Je le détachais et, attrapant l'une des chemises sales qui traînaient au sol, lui arrachai la langue avant de l'envelopper soigneusement dans du tissu. Il n'avait pas laissé de fantôme. Vu la tronche du voisinage, je le comprenais.
Nous partîmes en laissant la porte ouverte. Les quelques épaves qui traînaient dans les rues nous adressèrent un regard morne. Je ne doutais guère qu'ils iraient se servir à leur tour dès que nous aurions quitté les lieux. Si l'un d'eux avait, par quelque invraisemblable hasard, l'idée de reporter cette visite à la police, notre acte serait attribué aux extravagances des touristes étrangers, après tout détenteurs de tous les vices.
***
La sorcière tint à bout de bras le paquet détrempé de sang et de crasse que je lui tendais.
- C'est… très gentil d'avoir pensé à l'envelopper, mon garçon.
Je lui adressai mon regard le plus candide :
- Ca ne suffit pas ?
- Sisi, sisi…
- Tant mieux alors. Si vous m'excusez, je vais chercher le champignon maintenant…
Deux jours pour deux tâches : j'étais assez fier de moi. Rectification : de nous. Sans Noël et son idée démoniaque à base de requin, je n'aurais pas eu mon idée démoniaque à base d'indifférence urbaine.
- Tu es vraiment dévoué à ton ami, commenta-t-elle.
Elle me cachait quelque chose, je le sentais venir gros comme une maison. Pas moyen de l'interroger là-dessus, cependant : elle se contenterait de faire son innocente. Je me résignais donc à la saluer avant de rejoindre la Deudeuch.
Qu'est-ce qu'elle pouvait mijoter ? Les vesses-de-loup étaient-elles de puissants poisons pour les morts-vivants ? Non, j'en aurais entendu parler : à ce jour, il n'existe aucune mixture qui puisse nous nuire. Alors quoi ? Une malédiction ? Ou une potion destinée à asservir Noël ? C'était stupide : il était immatériel, et surtout loin de s'aventurer à proximité de sa chaumière. Peu désireux d'inquiéter mon fantôme favori par ce qui n'était sans doute que les élucubrations de mon esprit paranoïaque, je lui souris de mon air le plus rassurant :
- Et voilà ! Plus que la vesse-deloup. Je vais rechercher ça sur internet pour savoir où le trouver…
- Pas la peine, coupa Noël. Je sais où chercher. Ce sont bien des vesses-de-loup ? Les paysans en mangeaient quand ils ne pouvaient vraiment trouver rien d'autre. Ca doit se trouver facilement en cette période…
Je me laissai donc traîner par Noël à travers les champs. Guidé par ses indications, je découvris avec stupeur qu'il y a quand même un sacré nombre d'espèces dans nos campagnes – dont pas mal ont des noms à coucher dehors, telles que « vesse-de-loup », qui signifie en réalité « pet-de-loup ». Waouh, quel lyrisme, ces gens de la campagne !
En tout cas, Noël n'avait pas menti : dix minutes de molles recherches suffirent à découvrir une véritable colonie, que dis-je, une invasion de vesses-de-loups qui s'étalait sur tout un champ, J'en mis un dans ma poche de manteau et Noël m'adressa un sourire malicieux :
- Maintenant, marche dessus.
- Hein ?
- Les champignons.
Rendu perplexe par cette incitation à la violence forestière, je m'exécutai néanmoins. Une éruption de poudre blanche se déclencha aussitôt, redécorant mes chaussures et le bas de mon pantalon.
- Tudieu ! C'est quoi ce truc ?!
- Les vesses-de-loups arrivées à maturité explosent lorsqu'on marche dessus, expliqua-t-il, hilare.
Sur quoi il procéda à son tour à un véritable massacre champignonicide. De fil en aiguille, nous en arrivâmes à courir dans le champ tels des amoureux niais de romance hollywoodienne, génocide végétal et look mort-vivant en plus. Morts de rire, nous finîmes par nous laisser tomber au pied d'un gros arbre que Noël serait sans doute arrivé à nommer mais qui, à mes yeux de citadins, appartenait à l'espèce commune des chênes (classification arboricole citadine : les gros arbres sont tous des chênes, les arbres avec des marrons des marronniers, les arbres avec des branches tombantes des saules pleureurs, les arbres normaux des arbres forestiers, et les arbres à tronc blanc des bouleaux. Toute autre espèce d'arbre est strictement fictionnelle.).
- Je ne te l'ai pas encore dit, déclara soudain Noël, mais… merci beaucoup pour ton aide.
- Euh… Pas de problème, répondis-je avec embarras. C'est un plaisir !
- Et puis… euh… est-ce que… enfin, le bar où tu travailles… c'est un bar gay, non ?
Je m'arrêtai de respirer. Enfin, mauvais choix de mots, je ne respirai pas avant. Bref.
- Euh… oui.
- Et… tu… enfin… est-ce que… tu me trouves m-mignon ?
Il était écarlate, les poings serrées, et je le trouvais tellement adorable que j'avais envie de l'embrasser. Je souris :
- Le plus mignon de tous les fantômes.
Et, au final, c'est moi qui me fis sauter dessus par soixante kilos de fantôme tout mouillé.
***
La sorcière m'adresse un regard suspicieux. Blanc de poudre et passablement débraillé, je prends l'air le plus innocent de mon répertoire. Je commence à être assez professionnel en ce domaine.
- Voici votre champignon, madame. Il vous convient ?
- Parfaitement. Attends un peu ; je le range, et ensuite tu pourras entrer pour le chercher. Il doit être quelque part dans ma réserve, mais je me suis fait un tour de rein et je ne peux plus me pencher.
A bien y regarder, elle marche effectivement de manière assez raide. J'accepte donc. Après dix minutes d'attente, elle finit par reparaître :
- Voilà ! Ne fais pas attention au désordre, je t'en prie. La réserve est au bout du couloir à droite !
Désordre ? Où le voit-elle, son désordre ? La chaumière est toute propre, avec une odeur d'encaustique et de vieille dame. Je m'avance jusqu'au bout du couloir et pénètre dans une réserve étroite. Ah. Il est là, son désordre. Un vrai capharnaüm de pièces de tissus, d'épingles, de bibelots moches, d'oiseaux empaillés… Trente ans de bazar à fouiller, un vrai bonheur.
Je commence à fouiller, organisant de petites piles pour tenter de garder la trace de ce que j'ai déjà trié. C'est d'autant plus difficile que l'heure passée avec Noël passe son temps à tenter de me venir à l'esprit, brisant totalement ma concentration. Du coup, j'ai un sourire béat aux lèvres lorsque la sorcière débarque et me verse un mélange tiède sur la tête. Le liquide coule sur mes cheveux, mon front, jusqu'à mes lèvres, dans ma bouche. Je me retourne pour lui demander des explications, puis ne me rappelle plus pourquoi je me suis retourné. Il y a la Maîtresse à côté de moi, et elle me regarde avec un mélange de compassion et de gentillesse.
- Essuie-toi rapidement les cheveux et le visage, mon garçon. Ensuite, j'aurais besoin que tu attires le fantôme qui est venu avec toi jusque dans la maison.
J'exécute ses ordres, comme toujours. Je ne sais pas très bien qui est le fantôme ni comment je sais où il est. Il se trouve dans une voiture en train de caresser un chat. Je ressens quelque chose à sa vue mais je ne sais pas quoi. J'ouvre la portière pour me pencher vers lui. Il commence à me sourire mais s'arrête en voyant mon expression.
- Donatien ? Quelque chose ne va pas ?
Je souris parce que j'ai envie de lui sourire.
- Il faut que tu viennes à la chaumière.
- Il faut… Donatien, qu'est-ce qui s'est passé ?
Il lève la main vers mon visage. Je le laisse me toucher. Il faut que je l'amène à la chaumière. L'argument vient naturellement à mes lèvres :
- La Maîtresse veut te rendre ton os.
- La M… Donatien, qu'est-ce qui se passe ??
Il semble anxieux ou paniqué. Pourquoi ai-je dis « maîtresse » ? Je savais pourtant que je ne devais pas utiliser ce terme devant le fantôme.
- Viens. Il n'y a rien à craindre.
Mon assurance semble l'apaiser. Il me sourit avec hésitation.
- Elle ne va pas… tenter de me rendre esclave ?
- Non.
- Je te suis, alors.
Il cherche ma main et je la prends. Je ne sais pas pourquoi. Nous entrons dans le jardin. La Maîtresse attend avec un sourire et quelque chose de blanc dans la main. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai le réflexe de vouloir l'attraper. Je ne dois agir que par ordre cependant. Le fantôme tremble lorsqu'il voit l'os.
- Il est à moi, siffle-t-il.
La sorcière sourit et lui montre les runes d'obédience qu'elle a dessinées sur l'os. Il tente de l'attaquer, mais elle est protégée par des sortilèges et commence à chanter le sort qui le scellera à elle. Les protections du jardin empêcheront probablement le fantôme de sortir.
L'air devient soudain plus humide et lourd. Le fantôme se décompose sous mes yeux, et ses cheveux commencent à flotter. Ma tête devient plus claire. Les cheveux du spectre poussent de son crâne chauve en longs fils noirs, son visage réduit à un masque mortuaire. La maîtresse écarquille les yeux.
- C'est mon os, grince Noël, sa voix déformée et liquide. C'est mon Donatien. Tu nous as fait chercher les ingrédients d'une potion contrôleuse de zombie, n'est-ce pas ? Tu n'avais aucune intention d'honorer notre marché dès le début. Mais c'est ma cheville, c'est mon aimé, le seul, et il porte ma marque.
La sorcière tourne vivement la tête dans ma direction et je me souviens soudain de ce vieux livre de fantômes que j'avais lu quand j'étais gosse, sur ces amantes surnaturelles qui marquent de leur aura le malheureux mortel tombé entre leur bras. L'effet de la potion continue à se défaire. L'air est presque liquide maintenant. La sorcière commence à suffoquer, incapable de respirer. Elle tente d'invoquer un sortilège et l'eau se précipite dans sa bouche. Les sortilèges de sécurité qui bardent le jardin et la chaumière réagissent, mais Noël est vieux, très vieux, et sa puissance accumulée dépasse de loin celle de la sorcière. Elle vacille et c'est une momie noircie qui la retient, ses longs cheveux venant l'enserrer. Ses lèvres sont depuis longtemps racornies par le marais même qui l'a momifiée, mais mon imagination peint un sourire sur ses lèvres lorsque Noël se penche vers la sorcière.
La suite, j'ai le regret de l'avouer, est assez sanglante.
***
Noël me regarda d'un air incertain, les yeux pleins de larmes.
- Je suis désolé, dit-il d'une voix tremblante. C'est juste… quand nous autres esprits nous attachons à quelqu'un, nous ne pouvons nous empêcher de laisser une marque sur lui. C'est l'instinct… Et… je ne voulais vraiment pas me disputer avec la sorcière, je déteste quand je me mets en colère, j'espérais vraiment pouvoir atteindre un accord… Je suis désolé. Je suis vraiment désolé.
Il avait les larmes aux yeux, il était adorable et il venait de massacrer une sorcière en quelques instants. Le pire, c'est que je n'eus même pas besoin de réfléchir pour prendre ma décision.
- Mignon et redoutable à l'occasion, tout à fait mon style de fantôme, plaisantai-je en lui prenant les mains.
Son visage s'éclaira.
- V-Vraiment ?
- Promis. Je suis un zombie. Je suis revenu à la vie alors que j'aurais pu la quitter tranquillement. Tu crois vraiment que je suis sain d'esprit ?
Il se jeta dans mes bras et m'étreignit le plus fort possible. Perchée sur la colline, la Dedeuch klaxonna son impatience tandis que le chat miaulait son outrage devant l'abandon caractérisé que nous commettions.
Il allait falloir que je remercie Geoffroy. Très très fort. Même six kilos de fondants au chocolat ne suffiraient pas.
Noël se lova contre moi sitôt installé dans son fauteuil. Le chat renifla son mépris et s'installa d'autorité sur mes genoux. La Dedeuch grogna, écœurée par la niaiserie qui saturait l'atmosphère.
Souriant comme un imbécile, je décidai que la mort valait décidemment la peine d'être vécue.
Fin