Salutations,

Ceci est une nouvelle de moi-même et, en toute logique, elle m'appartient.

Pour information : ce texte comporte du slash, une relation gay entre deux individus de sexe masculin, donc les lectrices et lecteurs que cela dérange feraient mieux, dans leur propre intérêt, de ne pas poursuivre leur chemin. Il en va de même pour le rating de la fiction. Je vous prie de vous référer aux indications présentes sur ce même site et de les respecter.

Bonne lecture !


La Saison des Limaces


Pour Carole.


Les feuilles jaunissaient déjà depuis un long moment. Elles avaient amorcé leur chute un peu plus tard, chaque jour plus nombreuses à terre. Sur les sols encore secs, elles s'étaient elles-mêmes asséchées, prenant une teinte brunâtre et des formes pleines de reliefs, ce qui les distinguait alors de la période où elles fleurissaient bien haut perchées.

Avançant à pas vifs sur un trottoir quelconque, Anthony prenait un malin plaisir à perturber le silence qui régnait dans la rue en écrasant joyeusement les feuilles mortes. Il ne laissait aucun pas au hasard. Chaque action, chaque endroit où l'un de ses pieds allait se nicher était prémédité. Il avait tout son temps et il tenait à en écraser un maximum en faisant le plus de bruit possible. C'était une incontrôlable manie de sa part et il était bien content qu'aucun de ses potes ne soit ici et ne se moque de lui. Il fallait absolument qu'il écrase ces feuilles qui pointaient vers le ciel et qui ne demandaient qu'à s'émietter. Il s'agissait presque d'une question de vie ou de mort. Lorsqu'il piétinait les feuilles, le bruit produit par la semelle de ses godasses sonnait comme une victoire pleine d'allégresse à ses oreilles.

Oui, à bien y penser, ça devait être ça son seul vrai vice : écrabouiller le plus de feuilles mortes en automne, voire les autres saisons si jamais il lui arrivait d'en croiser. C'était très certainement là son plus lourd secret. Anthony frémissait à l'idée que qui que ce soit puisse prendre conscience de cette obsession qu'il nourrissait à l'égard des feuilles mortes jonchant le sol. Pour sûr, on le prendrait non seulement pour un idiot mais il perdrait plus d'un copain dans l'affaire, il n'en doutait pas.

Il n'était pas sans ignorer que s'il avait encore été un petit enfant, cette attitude véritablement puérile lui aurait été entièrement pardonnée ; quel gamin n'avait pas un jour ou l'autre décidé d'écraser toutes les feuilles mortes sur son passage ? Seulement Anthony avait déjà fêté ses dix-sept ans depuis un petit moment et à ce stade-là, ce type de comportement ne passait pas spécialement bien auprès des adolescents dits normaux. Un jeune homme normal ne s'amusait pas à faire ce genre de choses à moins que la tendance — les mœurs et coutumes — ne s'y prêtent or, c'était loin d'être le cas. On le qualifierait de taré ou pire, de marginal, si son travers était dévoilé au grand jour.

Le jeune homme assouvissait donc ses pulsions dans une rue qui était presque toujours déserte puisque située à l'arrière d'un des gymnases de la ville. Personne ne passait ici, ou presque. Il pouvait alors laisser libre court à sa passion, sautant parfois à pieds joints sur une pauvre feuille sans défense, un grand sourire aux lèvres. Mieux valait éviter de penser à ce que les gens qu'il connaissait diraient de lui — et à ce que lui-même pensait de ça. Oui, trop réfléchir était une perte de temps. Accessoirement, quand on cogitait on s'amusait rarement, n'est-ce pas ? De ce fait il n'y avait aucun intérêt à la chose. Dans la vie, pour se mettre bien, il fallait avant tout passer du bon temps, avoir plein de potes, déconner, délirer, être en osmose parfaite avec le plus de copains possible. Il fallait s'entendre avec tous ceux qui suivaient le mouvement et envoyer se faire foutre ceux qui ne parvenaient pas à enfiler le costume du groupe. Tous ces pseudomarginaux le faisaient bien rire, se pensant uniques alors qu'à chaque fois qu'il en croisait un, c'était le même modèle — aussi triste et ridicule — que les autres. On avait qu'une vie alors autant faire en sorte de passer les meilleurs moments possibles sans se prendre la tête !

Et surtout, il fallait éviter d'évoquer les feuilles mortes. Elles ne valaient sûrement pas la peine qu'il réfléchisse intensément à leur sujet. Autant vivre son obsession en solitaire. Il aurait le temps de se repentir quand il serait au moins aussi vieux que ses parents. Ce serait un secret qu'il devrait porter seul et que même son meilleur ami — à qui il racontait toute sa vie dans les moindres détails —, ne connaîtrait pas. Il en allait de sa sociabilité. S'il se montrait différent des autres avec une telle originalité, il ne serait plus accepté par les siens ; et être reconnu par l'autre bande de débiles qui se pensaient tous uniques en leur genre était un de ses pire cauchemar.

Oui, Anthony était un adolescent superficiel et il le revendiquait. Panurgisme et hypocrisie dictaient largement sa façon de vivre. Pour rien au monde il refuserait de faire partie de cette majorité à laquelle il adorait appartenir. On pouvait dire de lui qu'avec une telle attitude il ne risquait pas de faire des étincelles, et il le savait pertinemment. On pouvait penser ou dire de lui qu'il n'était pas une lumière, mais peu lui importait. Ceux qui le jugeaient ne valaient pas mieux et n'en seraient pas plus heureux dans la vie parce qu'ils se pensaient supérieurs. Il avait toujours entendu dire « heureux les bienheureux » et il était fier de faire partie de ces derniers. Plus t'es con, mieux tu vis, pensait-il souvent. Et Anthony vivait très bien.

Les feuilles mortes à ses pieds n'étaient désormais plus que miettes, à la limite de la poussière — elles s'envolaient, disparaissant définitivement. Il contempla son œuvre avec un ravissement immodéré, avant de jeter un coup d'œil aux alentours. Personne ne l'avait observé et il soupira de soulagement avant de poursuivre sa route en évitant de regarder le sol, sans cela il se serait à nouveau vu contraint de tout écraser.

Il devait récupérer Eddy — son meilleur ami —, après son cours de sport. Anthony avait proposé de venir car il savait qu'il y avait plein d'arbres derrière le gymnase et qu'il aurait le temps de s'amuser. Son obsession atteignait des niveaux considérables, mais mieux valait ne plus s'attarder là-dessus.

Il longea le bâtiment d'un pas rapide et se trouva devant l'entrée pile à l'heure de la sortie. Il reconnut certaines têtes, d'actuels camarades ou bien d'anciens et en salua quelques-uns distraitement, guettant l'arrivée d'Eddy. Ce dernier ne tarda pas et vint rapidement rejoindre son ami, un sourire aux lèvres.

Eddy — Edouard de son véritable prénom, qu'il détestait parce que selon ses propres dires c'était un prénom de vioc — était de nature joyeuse. Un véritable boute-en-train qui ne cessait toujours d'amener Anthony vers le côté positif des choses, les rares fois où il voyait la vie en noir. On pouvait ajouter qu'Eddy vivait encore mieux qu'Anthony, ce qui n'était pas peu dire.

Ce dernier prit congé de ses collègues et entraîna Anthony à sa suite. D'eux deux, Eddy avait toujours pris les initiatives, et ça ne dérangeait pas l'autre qui était bien heureux d'avoir quelqu'un à suivre et à copier sans se poser de questions. Quand Eddy s'ajustait au style qui était dans le vent, Anthony le suivait de près. Les choses s'étaient déroulées de cette manière depuis qu'ils se connaissaient, c'est-à-dire un peu plus d'une dizaine d'années. Physiquement, Anthony avait souvent rêvé de ressembler à Eddy. Il avait toujours suivi ses coupes de cheveux. Il avait teint ses cheveux châtain clair de mèches blondes ; son ami ayant les cheveux d'un châtain relativement foncé et méché par nature selon leur exposition au soleil. Au niveau morphologique, ils avaient quelques similitudes. Une taille dans la moyenne, un corps athlétique mais relativement fin, un visage aux traits tout aussi fins. Les yeux vert clair d'Eddy étaient malheureusement impossibles à copier pour Anthony, ce qui le chagrinait un peu. Dans le fond, il aurait adoré qu'ils soient frères, jumeaux de préférence.

Anthony avait toujours considéré Eddy comme un modèle. Si populaire, si souriant, si propre sur lui. Il semblait être l'idéal de l'adolescent dans le coup. Bon copain avec tous, on l'appréciait toujours, qu'on soit fille ou garçon. Il était de ceux qui connaissaient tout le monde et dont personne — de bien, on emmerdait les autres — ne disait du mal. Il sortait avec des filles dans son genre, l'idéal de l'adolescente dans le vent. Anthony l'enviait, il était toujours avec les filles qu'il voulait lui-même avoir. Jamais il ne restait avec elles plus de quelques semaines et Anthony s'admirait aussi de la capacité qu'il avait à toujours rester bon copain avec ces dernières. De son côté, il y avait toujours eu des pleurs, des cris et de la colère. Aucune de ses anciennes petites amies n'avait souhaité rester sa bonne copine. Quand il le questionnait, Eddy lui répondait toujours qu'il n'avait pas de technique et que de toute évidence les relations amoureuses ne l'intéressaient pas trop dans l'heure. Il préférait faire la fête et avoir des tonnes de potes. Il ne voulait surtout pas se prendre la tête avec une meuf. Même à leur jeune âge, personne n'ignorait qu'une relation, c'était avant tout des sacrifices, beaucoup trop de concessions, et il valait mieux se lancer le plus tard possible, après avoir bien profité de sa vie.

L'heure était donc à l'amusement et pas à autre chose. Les découvertes amoureuses c'était pour les gamins de quatorze ou quinze ans. Ils étaient déjà blasés de tout ça. Ils avaient tout deux réalisé qu'ils ne voulaient pas sacrifier le temps qu'il passaient entre copains, à sortir et à organiser des soirées, pour accompagner chérie faire les boutiques ou bien au cinéma, ou encore au restaurant — ou quoi que ce soit d'autre. Ils pouvaient tout aussi bien faire ça entre potes et avec encore plus de filles. Une petite amie, à dire vrai, ça ne servait qu'à vous casser les couilles et à tirer sa crampe quand vous vous y preniez bien. Le côté affectif et tendre pouvait être comblé avec des copines puisqu'elles adoraient toutes faire des câlins aux copains. Garder les copines sans en faire des petites copines s'avérait être un choix judicieux ; ainsi ils ne leur devaient rien, n'avaient pas à passer leur temps avec elles si jamais ils n'en avaient pas envie, et surtout, ils n'étaient pas tenus de jouer les petits copains doux et attentifs, voire amoureux, ce qui était plutôt chiant lorsque dans le fond, leur seul intérêt était d'avoir une vie sexuelle active. Bref, ils étaient de jeunes cons à la mentalité peu évoluée, mais ça leur allait bien.

Néanmoins, Anthony avait pour sa part déjà été véritablement amoureux d'une de ses petites amies. La dernière en date, qui l'avait largué pour un prétexte vague. Fortement déçu, il avait décidé — à ce moment-là, et pas avant — de remettre les amourettes à plus tard.

Tout à ses réflexions, Anthony n'écoutait même pas son meilleur ami.

— Eh gros, tu penses à quoi ? J'te parle tu m'calcules même pas !

— De quoi ? fit Anthony, en quittant son petit nuage et en jetant un coup d'œil à Eddy.

— Qu'est-ce que t'as dans la tête là ? demanda-t-il — ça sonnait comme un reproche.

— Ouais, non, rien... j'pensais juste à que c'était le bon plan de privilégier les potes aux meufs, c'tout, baragouina-t-il, sans filtre.

Eddy hocha la tête en souriant légèrement.

— Clair. On a toute notre vie pour se prendre la tête avec ces conneries, dit-il, toujours en acquiesçant.

— Ouais. Qu'est-ce tu branles en rentrant ? questionna Anthony.

— J'sais pas. J'crois j'vais bouffer un truc et après on verra. Une p'tite partie de foot en ligne bien peinard dans le canap' p't-être... tu viens ? répond Eddy.

— Ouais, ouais.

Sans plus un mot, ils marchèrent tranquillement dans les rues, Eddy en pianotant sur son téléphone portable et Anthony fermant à moitié les yeux pour ne pas les poser sur ces feuilles toutes sèches qui trônaient sur les trottoirs, n'attendant que ses impitoyables pieds.

Ils parvinrent dans leur rue, une impasse joliment fleurie — même en cet automne —, toute orangée, jaunie et ensoleillée. Les airs d'hiver n'avaient étrangement pas encore fait leur apparition et personne n'allait s'en plaindre, même s'il y avait toujours des rabat-joie qui raillaient que le Soleil ne réchauffait plus grand chose et qu'un vent frais s'installait petit à petit. Pas de quoi paniquer Anthony et Eddy, qui arpentaient toujours les rues avec des vêtements légers.

Anthony fit un tour d'horizon de l'endroit avec un certain soulagement. Il n'allait pas tarder à pouvoir s'enfermer bien à l'abri et bien loin de la vue de toutes ces feuilles mortes qui un jour ou l'autre causeraient très certainement sa perte.

L'impasse — dans laquelle tous deux vivaient — était toute petite et ses habitants semblaient quelque peu éloignés du reste de la ville. Personne ne passait jamais par-là et ils cohabitaient donc forcément les uns avec les autres dans ce lieu à l'apparence paisible, entouré de verdure ; car si la rue était une impasse, ce n'était que parce qu'elle s'était presque entièrement insinuée dans un petit bois.

Tandis qu'ils se dirigeaient vers la maison d'Eddy, Anthony observait les alentours. La première maison à gauche était la sienne. Il y vivait avec ses parents et ses deux sœurs, une plus âgée que lui et l'autre plus jeune. Ils vivaient un peu comme une petite famille modèle. Ses parents et ceux d'Eddy étaient de très bons copains et il n'était pas rare que leurs deux mères soient fourrées ensemble, chez l'une ou bien chez l'autre. Personne n'aurait pu dire du mal de sa famille, ils étaient tous tellement bien... oh oui, sa famille étaient des gens bien.

La première maison à droite était habitée par un couple de sexagénaires dont les enfants débarquaient régulièrement en fin de semaine avec leurs petits marmots, ce qui animait la rue de cris et de jeux. Bien que d'une autre génération, l'entente était cordiale entre ces vieux — à noter que tout ce qui a plus de vingt-cinq ans est estampillé « vieux » — et la plupart des autres habitants.

La seconde maison à gauche, quant à elle, était habitée par un couple qui avait deux filles, dont l'une de l'âge d'Anthony. Ils s'entendaient très bien puisqu'ils avaient un peu le même genre. Eddy était par ailleurs déjà sorti avec elle un ou deux ans auparavant. La mère des deux filles était elle aussi souvent en compagnie de celle d'Anthony et d'Eddy. Un peu moins ces derniers temps, puisque des rumeurs comme quoi il y avait de l'eau dans le gaz à la maison couraient depuis de longs mois déjà.

La seconde maison à droite était habitée par des gens qui avaient aménagé un peu moins de cinq ans auparavant. Ils n'étaient pas du tout le genre à vivre ici, ou du moins leur façon d'être dénotait totalement de celle des autres habitants. Renfermés, ils ne parlaient pas aux autres et depuis qu'ils vivaient ici, leur maison semblait s'être délabrée. La propreté de leur ruelle en était amoindrie. Vivaient ici un couple avec leurs deux enfants, une petite fillette et un jeune homme qui devait avoir l'âge du grand frère d'Eddy, c'est à dire environ dix-neuf, vingt ans. Le grand frère d'Eddy et ce garçon s'étaient battus plusieurs fois lorsqu'ils étaient lycéens. Bien souvent, on les ignorait, d'autant plus que la rumeur — toujours elle —, les touchait. On entendait souvent des bruits étranges en provenance de leur demeure et ils apparaissaient comme de méchantes personnes, peu soucieuses de quoi que ce soit, un peu comme venant d'un autre monde ou trempant dans d'affreuses magouilles, des gens agressifs et violents.

La troisième maison à gauche était investie par un jeune couple aux mœurs de dépravés. D'apparence toujours très propres, ils étaient d'une hypocrisie à toute épreuve avec tout le monde, l'homme de la maison cherchant sans cesse à s'attirer les faveurs des autres hommes bien-pensants de l'impasse et la femme en faisant de même, invitant les autres à venir boire un petit quelque chose chez elle pour converser entre dames. Face à eux, personne ne disait rien et ne leur reprochait quoi que ce soit, mais cette éternelle rumeur comme quoi ils participaient à des soirées échangistes et sadomasochistes grondait doucement. Cela faisait toujours ricaner et grimacer de dégoût Eddy et Anthony lorsqu'ils l'évoquaient. Ils évitaient néanmoins de s'en approcher, savait-on si ce pouvait être contagieux...

La troisième maison à droite était habitée par un vieux bonhomme qui passait son temps à jardiner. On le saluait avec respect et on élucubrait sans cesse sur sa jeunesse car, de mémoire d'homme, il avait toujours vécu ici et on ne lui connaissait ni femme, ni famille, ni amis. Anthony et Eddy le saluèrent par ailleurs en passant devant son grand jardin et il leur répondit d'un signe de main et d'un grand sourire.

Pour finir, la dernière maison tout au fond de l'impasse était celle d'Eddy. Ses parents, son grand frère et lui-même étaient tout ce qu'il y avait de plus respectable dans le secteur. Une vie apparemment bien réussie, avec jolie maison, grande voiture et beaux enfants tous deux populaires. Il n'y avait rien à y redire. Eddy paraissait vivre dans une série télévisée tellement tout était lisse et bien organisé dans sa petite vie. La maison sentait toujours bon la propreté et le nettoyant parfumé aux odeurs de lavande. Tout était toujours bien rangé et malgré tout chaleureux. On sentait que les habitants étaient soigneux et ne laissaient pas traîner quoi que ce soit.

Après être entrés chez ce dernier, ils refermèrent la porte derrière eux et ôtèrent leurs chaussures. Dehors, le ciel se couvrait et on sentait pointer l'humidité.

— Babin mon frère, ça va bien péter ce soir ! s'exclama Eddy en fermant la porte d'entrée de la maison, fronçant les sourcils à la vue du changement climatique qui allait s'opérer.

Anthony jeta un rapide coup d'œil à l'extérieur avant d'acquiescer et de suivre son meilleur ami.


Quelques heures plus tard, l'orage avait enfin éclaté. Depuis la fin de l'après-midi, le ciel n'avait cessé de noircir et la douce chaleur mêlée au léger vent frais avaient été annonciateurs de la nuit qui allait suivre.

Accoudé à la fenêtre de sa chambre, Eddy prenait un peu l'air en contemplant l'ambiance apocalyptique qui régnait dans la ruelle. Les grands arbres du bois dans lequel l'impasse s'enfonçait étaient secoués par des bourrasques de vent impressionnantes. Le bruit qu'il produisait en sifflant à travers les feuilles rivalisait avec les coups de tonnerre. Leurs sœurs les feuilles mortes se mêlaient aussi à la compétition, le vent les poussant à racler le sol avec toujours plus de force.

Si en journée l'impasse avait affiché des couleurs vives et chaudes, plus rien n'en restait, hormis les éclairs d'un violet surréaliste. Lorsque ces derniers n'éblouissaient pas tout le paysage, tout était d'un noir que les lueurs blafardes des lampadaires n'éclairaient que peu.

Dans la pénombre de sa chambre, Eddy fermait les yeux à chaque coup de vent et les écarquillait lorsqu'un éclair traversait le ciel, fasciné par les merveilles de la Nature. La pluie ; une de ces fortes pluies diluviennes qui accompagnent les tempêtes ; n'allait certainement pas tarder, et il devrait alors fermer la fenêtre sans cela sa chambre s'en trouverait inondée. Il fallait qu'il profite de l'air frais pendant qu'il en était encore temps, avant de devoir s'emmurer dans la chaleur moite de la pièce. L'été les avait quitté depuis plus d'un mois, mais il avait oublié d'emporter le climat avec lui. Qui donc irait s'en plaindre ?

Eddy soupira doucement en ressassant sa journée. Il n'avait rien fait de bien fameux, comme trop souvent pendant les vacances. Finalement, il n'y avait qu'en période scolaire qu'il sortait beaucoup ; pendant ces coupures, une bonne partie de ses copains quittaient la ville. De ce fait, il n'avait pas accompli grand chose. Encore un réveil tardif pour mettre les pieds sous la table, suivi d'un après-midi chargé en sport plus ou moins intense. Pour finir, Anthony était venu le récupérer — il avait l'air bizarre — et tous deux étaient rentrés chez Eddy puis avaient passé une bonne partie de la soirée ensemble.

Ils devaient jouer aux jeux vidéo, mais la conversation avait méchamment dévié. Le jeune homme n'aurait su dire pourquoi. C'était à n'en pas douter de la faute d'Anthony, il avait véritablement eu la tête ailleurs aujourd'hui. Habituellement, il n'était pas du genre à penser et à réfléchir. Tous deux n'avaient presque jamais d'autres discussions que celles concernant leurs petites personnes, leurs amusements, et leurs amis. Rien d'autre que leur petite vie ne les préoccupait. Sauf en cet après-midi qui n'annonçait à la base rien de bien particulier. Anthony avait amorcé le sujet concernant leurs voisins, ceux qui s'organisaient des partouzes quelques fois dans le mois. C'était plutôt marrant à la base d'essayer d'imaginer tout un tas de guignols copuler les uns avec les autres dans une joyeuse farandole de sexe et de débauche frisant le ridicule, en y ajoutant du cuir, quelques coups de fouet, et de la cire de bougie. Ils en avaient souvent ri et ce sujet intarissable les avait animés maintes fois lorsqu'ils avaient croisé leurs voisins.

Seulement en cette fin d'après-midi, les choses n'avaient pas tourné de la même manière et Eddy s'en était trouvé déstabilisé. Tout avait commencé comme d'habitude, par une discussion des plus banales. Puis Anthony lui avait demandé s'il savait d'où provenait cette rumeur, qui l'avait obtenue, qui donc avait pu savoir ce qui se passait dans la vie de ce couple. Qui avait bien pu trahir leur petit secret ? Perplexe, Eddy avait répondu qu'il l'ignorait. Contrairement à Anthony, il n'avait jamais cherché à savoir comment les rumeurs pouvaient apparaître et se propager, et quel genre de personne s'amusait à colporter ces ragots. Eddy lui avait alors répondu qu'il n'en avait rien à secouer, que les gens disaient ça donc que ça devait bien être vrai. Il ne voyait pas d'intérêt à ce que des adultes puissent raconter ce genre de bobard. Son meilleur ami avait alors secoué la tête et répliqué que si personne n'avait pu prouver ça, alors toute cette histoire avait de très fortes chances d'être fausse. Et si elle avait été vérifiée, cela signifiait par ailleurs que la personne qui avait lancé la rumeur avait soit participé aux rassemblements sexuels en tout genre, soit avait fouiné dans la vie de ces gens. Dans ce cas, elle ne valait pas mieux que les accusés.

Eddy avait alors soupiré face à l'intense réflexion qui s'annonçait. Il ne voyait pas où Anthony voulait en venir et il le lui demanda. Ce dernier stipula alors que si quelqu'un avait pu voir ça de ses propres yeux, ce quelqu'un pouvait alors très bien participer aussi à ce genre de choses et le cacher beaucoup mieux. Dans un éclair de pur génie — selon le principal intéressé —, Eddy lui avait alors répondu que sa théorie ne tenait pas debout, puisque la personne ayant balancé ces rumeurs serait immédiatement suspectée de pratiquer, ce qui serait quelque peu honteux. Anthony avait donc haussé les épaules et répondu, fataliste, que peut-être un membre du couple avait confié son lourd secret à quelqu'un de la rue en pensant que cette personne était digne de confiance — et finalement pas du tout —, ou pire encore, avait-il répliqué quelques secondes plus tard, quelqu'un dans cette rue était un fieffé menteur et contait tout un tas de bêtises concernant les autres habitants dans un but un peu vague. Eddy avait fortement soupiré avant de dire à son meilleur ami de se la fermer et d'aller se faire foutre avec ses histoires de merde.

Bien évidemment, Anthony ne l'avait pas le moins du monde écouté. Au lieu de changer de sujet, il lui avait proposé la situation suivante : Eddy devait imaginer qu'il confiait un important secret honteux qu'il ne gardait que pour lui à son meilleur ami, c'est-à-dire lui-même, Anthony. Ce dernier en parlait vaguement à une de ses sœurs et voilà, ce n'était plus un secret. Et très vite, par déformation des propos, la rumeur était lancée. Ne serait-il dont pas un traître et un très mauvais ami, s'il venait à agir de la sorte ? Eddy n'avait pu que reconnaître les faits, Anthony serait un très mauvais ami doublé d'un sacré traître indigne de confiance. Puis Anthony avait exposé un nouveau dilemme. Eddy était ce qu'il était, Anthony aussi, et la sœur d'Anthony, par exemple, pouvait inventer qu'Eddy et Anthony participaient à des orgies, comme les voisins. Elle serait alors une sacrée menteuse et on ne le saurait pas puisque les ouï-dire n'atteignaient que très rarement les protagonistes d'une histoire, qui étaient toujours les derniers mis au parfum. Peut-être même qu'un tel racontar circulait déjà sans qu'ils le sachent !

Une légère grimace était apparue sur le visage d'Eddy à cette pensée, mais il resta muet un moment avant de dire à Anthony que cette discussion ne les mènerait nulle part, qu'il n'y avait absolument rien à raconter les concernant, et qu'il n'était pas utile de se prendre la tête avec des bêtises pareilles. Ils étaient des adolescents bien et propres sur eux. Personne n'avait rien à redire à ce sujet, donc il n'y avait aucune raison qu'ils se tracassent pour des futilités. Leurs voisins étaient de toute évidence de sacrés blaireaux qui avaient bien mal protégé leur secret, rien de plus. Anthony s'était contenté de détourner le regard et de se cloîtrer dans ses réflexions, n'en faisant plus aucune part à Eddy, ce qui convenait très bien à ce dernier.

Cependant, cette conversation était revenue hanter Eddy. Le raisonnement de son ami était loin d'être faux et il frissonnait doucement à la pensée que quelqu'un puisse venir à savoir ce qu'il avait enfoui au plus profond de lui ou bien pire encore, ne le devine. Le cauchemar ultime serait que des rumeurs circulent à son égard, vraies ou fausses. En y réfléchissant bien, ce type de cancans pouvait détruire une vie. Il deviendrait totalement impopulaire si quelqu'un s'amusait à ses dépens. L'opinion des autres comptait tellement. Elle déterminait tout. Si les autres ne l'appréciaient pas, il n'était pas utile de vivre. C'était là le fond de la pensée d'Eddy. Il fallait absolument qu'on l'apprécie et qu'il puisse compter plus de potes que ses propres copains. Quitte à passer pour le plus grand des hypocrites, mais peu lui importait puisque dans le fond, il n'était absolument pas exigeant avec les gens — il ne leur demandait jamais rien. Il suffisait qu'ils soient dans le même délire — à peu de choses près — et il les adorait sincèrement.

Un nouvel éclair dans le ciel perturba Eddy et le coupa brusquement de ses pensées. La pluie commença alors à tomber avec une épaisseur et une force phénoménales. Le bruit des feuilles mortes raclant la chaussée disparut alors en même temps que l'eau trempait et humidifiait les feuilles, leur rendant pour un instant un aspect plus vivant.

Quelques gouttes s'écrasèrent avec un drôle de bruit sur Eddy et il décida alors qu'il était temps de fermer la fenêtre de sa chambre. Il s'apprêta à le faire lorsqu'un mouvement dans la rue le fit sursauter. Se sachant à l'abri des yeux et des regards, il fronça les sourcils, tentant de repérer de nouveau l'objet massif qui avait bougé dans l'impasse. Il entraperçut alors une silhouette longeant les murs et prit peur. Qui pouvait avoir l'idée saugrenue de se balader dehors en plein orage ? Un voleur ?

Les rafales de vent mêlées à la pluie l'empêchaient de bien saisir ce qui se passait. La tête totalement hors de la fenêtre, il passait plus de temps les yeux fermés qu'en train d'analyser la situation. Au bout d'un certain moment, ne percevant plus rien, il s'enferma bien à l'abri dans sa chambre, nettoyant son visage trempé. Cependant, après ce qu'il avait pu voir ; les coups de tonnerre associés au vent sifflant dans les feuilles et à la pluie qui s'écrasait sans pitié contre les vitres ; Eddy ne se sentait pas le moins du monde rassuré. La pièce dans laquelle un silence et une immobilité religieuse régnaient lui semblait être effrayante. Ses yeux épouvantés la balayaient du regard, guettant la silhouette qui se mouvait discrètement à l'extérieur. Peut-être était-ce un criminel en fuite, un de ceux qui ne laissent que sang et carnage sur leur passage.

Eddy se mit alors à trembler. Il quitta sa chambre à pas de loup, comme si le tueur en série était susceptible de se balader à l'intérieur de la maison. Descendant les escaliers avec une lenteur affligeante, il prêtait attention au moindre mouvement et au moindre son, sursautant dès que le vent venait violemment plaquer des feuilles contre une vitre ou bien qu'un éclair transperçait le ciel, donnant l'impression que certaines choses bougeaient dans la maison. Arrivé au rez-de-chaussée, il constata avec frayeur que certains volets n'avaient pas été fermés et qu'ils se baladaient au gré des violentes bourrasques, cognant avec des bruits sourds et irréguliers, ce qui n'était pas fait pour apaiser Eddy.

Le cœur battant la chamade, il rasait les murs, suspectant le moindre objet qui lui passait sous les yeux. Dire qu'il était trouillard n'était qu'un doux euphémisme. Eddy pouvait être bien plus que ça. Petit, il se cachait sous son lit dès qu'il pleuvait et en ressortait très rapidement les mains sur les fesses pour se protéger, songeant que les monstres dévoreurs d'enfants se cachaient aussi sous le lit. Cette attitude avait bien duré au moins jusqu'à ce qu'il entre au collège, et même à l'heure actuelle il craignait parfois de laisser ses pieds traîner trop longtemps à la base du lit.

Ceci dit, là n'était pas la question. Au même moment, pas loin de son jardin, un tueur à gages voulait sa peau ou bien celle de sa famille. Qui d'autre se promènerait dans les rues en pleine nuit et avec un climat aussi menaçant ? Ce ne pouvait être qu'un assassin qui égorgeait ses victimes en douce, lâchement. Eddy paniquait. Il fallait qu'il trouve de quoi assommer ce mercenaire si jamais il tentait d'entrer par effraction chez lui. Un balai ferait-il l'affaire ? D'un geste souple et sans le moindre bruit, Eddy pivota, se dirigeant sans un mot vers la buanderie. Ses yeux suivirent le même mouvement que son corps et croisèrent une fenêtre qui donnait sur une partie de son jardin et sur l'impasse. Un éclair illumina alors la pièce ainsi que l'extérieur. Plaquant ses mains sur ses lèvres, le jeune homme étouffa un cri de terreur en reculant pour se placer dos au mur le plus proche. Tremblant de tous ses membres, Eddy se laissa alors glisser au sol, horrifié comme il ne l'avait jamais été.

Il allait mourir. C'était une certitude. Là, juste devant le petit portail de son jardin, la silhouette s'était tenue droite, son visage semblant tourné dans sa direction. Eddy était désormais grillé. Le meurtrier chercherait donc à le tuer coûte que coûte puisqu'il l'avait repéré. Dans quel monstrueux merdier venait-il de se fourrer ? Il ferait bel et bien mieux d'aller réveiller ses parents discrètement et de prévenir immédiatement la police. Le tueur lui en laisserait-il seulement le temps ? La peur au ventre et un nœud aussi gros que lui dans le fond de l'estomac, il ne savait que faire. Des petits coups sinistres sur les carreaux en provenance de l'extérieur résonnèrent. Eddy laissa échapper un gémissement de désespoir avant de lever difficilement les yeux en direction de son bourreau.

Dans la pénombre environnante on ne distinguait rien. Eddy sentait néanmoins déjà la lame froide d'une hache rouillée s'abattant sur son corps sans défenses. S'appuyant contre le mur, il tenta de se hisser sur ses jambes mais ces dernières refusaient de le soutenir, et il s'affala de nouveau. Il déglutit en songeant qu'il n'allait même pas être en mesure de fuir pour donner un peu de fil à retordre au tueur, comme dans les bons films d'épouvante.

Des coups retentirent encore contre les carreaux et Eddy émit une nouvelle fois un son plaintif. D'une main, il se tenait l'estomac par peur de régurgiter ce qu'il avait mangé lors de son dernier repas, certainement le tout dernier de sa bien trop courte existence. Il devait s'éloigner de cette maudite fenêtre derrière laquelle était planté ce fichu égorgeur de braves gens. Il parvint péniblement à se relever, et malgré lui ses yeux se fixèrent sur le meurtrier dont il ne distinguait que difficilement les contours. Un éclair vint l'aider et il pu enfin apercevoir les traits de son ennemi.

Horreur parmi les horreurs. Pourquoi cette pensée ne lui avait pas effleuré l'esprit auparavant ? Celui qui s'impatientait derrière la vitre n'était autre que le fils de ceux que tout le monde dans la rue suspectait de tremper dans de louches affaires. On ne les accusait pas sans raisons, non ! Pourquoi diable Eddy n'avait-il pas songé à eux ? S'il y avait bien des gens violents, dont on ne s'étonnerait pas le moins du monde qu'ils aient échappé à la prison en fuyant dans un autre pays suite à une condamnation pour meurtre, c'étaient eux. Ils pourraient même très bien recommencer ici sans aucun état d'âme.

Le prétendu tueur cogna avec plus de force contre le carreau et Eddy — recouvrant ses facultés — quitta la pièce presque en courant, des frissons lui parcourant l'échine. Il s'appuya contre le mur quelques mètres plus loin et tenta de calmer sa respiration.

C'est alors qu'on frappa désormais à la porte. Il plaqua ses deux mains sur son visage et le frotta doucement, tentant vainement de se réveiller, espérant se trouver hors de ce cauchemar.

Dehors, son futur meurtrier se fit plus insistant encore, donnant des petits coups sur la porte sans jamais s'interrompre, ce qui en plus d'horrifier Eddy, l'agaçait au plus haut point.

— Je sais qu'il y a quelqu'un, alors ouvre cette porte. C'est méchant de laisser une pauvre personne sous la pluie en plein orage ! cria le tueur, rivé à la porte d'entrée.

Eddy ne l'avait entendu que difficilement à cause de la tempête et c'est en tremblant de tous ses membres qu'il s'approcha de la porte et se colla prudemment contre elle, redoutant encore le coup de hache.

— T'habites pas loin, rentre chez-toi, parla-t-il en haussant légèrement le ton, de façon à être entendu uniquement par l'autre garçon.

— Je préfère rentrer chez-toi. Allez Vincent, ne m'oblige pas à te supplier... répondit-il.

— C'est quoi ce cevi ? J'suis pas Vincent ! répliqua Eddy en serrant les dents.

— T'es le petit Edouard alors ? Désolé, dans le noir, je t'ai pris pour ton frère. Ouvre-moi s'il te plait, je suis trempé et je me les caille, dit l'autre garçon.

Eddy grommela, mais intrigué, il déverrouilla la porte et jeta un coup d'œil au garçon sur le perron, dont les vêtements — et pas seulement — étaient entièrement trempés. Il ne semblait pas cacher d'arme, ni quoi que ce soit de dangereux.

— Argh, relou ! Tu rentres pas comme ça, tu vas tout niquer, dit Eddy en cherchant des yeux comment arranger la situation.

— Va me chercher une serviette et un sac plastique, ordonna simplement l'intrus.

Eddy suivit ses exigences à la lettre, se giflant mentalement pour obéir aux ordres d'un pauvre mec qui venait ici pour une raison qui lui échappait totalement. Voulait-il voir Vincent ? Pourquoi ? Tous deux se détestaient et s'étaient battus plusieurs fois. Eddy ne voyait donc pas pourquoi ce type était venu traîner dans le secteur. De plus, il se sentait immédiatement chez lui, donnant des ordres à Eddy alors qu'il avait eu l'amabilité d'ouvrir cette porte — sans raisons. Il n'habitait pas loin, il aurait très bien pu rentrer chez lui, évitant d'incommoder d'innocentes personnes qui ne souhaitaient que dormir. Au lieu de ça, il était venu ici et désormais Eddy était bien curieux de savoir ce que ce dérangé du bulbe leur voulait.

Quelques minutes plus tard, après avoir bien pris son temps — juste pour emmerder le jeune homme qui attendait trempé —, Eddy revint à la porte et l'ouvrit de nouveau, tendant sans un mot la serviette et le sac plastique au garçon qui les lui arracha presque des mains.

— Merci, dit-il simplement.

Puis il commença à ôter ses vêtements et Eddy, gêné, se retourna, attendant patiemment qu'il en ait fini. Il était perplexe et se sentait perturbé par la situation fort peu commune. Ce garçon, ses manières étranges — sa façon d'être, tout simplement —, faisaient qu'Eddy n'osait même pas s'enquérir du pourquoi du comment de sa présence. Il fallait dire aussi que les racontars n'étaient pas pour aider. Il craignait que l'autre ne le frappe s'il osait dire quoique ce soit. Il avait l'air violent. Il lui avait même donné des ordres et il se mettait déjà à son aise. Eddy réprima un frisson. Il avait fort heureusement prit le temps de vérifier l'absence de hache autour du garçon. Dans le cas contraire, il serait très certainement parti en courant.

— C'est bon. Je peux entrer ? demanda le jeune homme à Eddy, qui fixait la porte d'un air éteint, la peur au ventre.

— Ouais, répondit-il — faisant le fier et s'armant de courage — en ouvrant grand la porte, le garçon juste derrière lui.

Eddy grimpa lentement les marches des escaliers, se faisant le plus discret possible. Le garçon l'imita, se rendant plus furtif encore qu'Eddy. Ils pénétrèrent dans sa chambre — pourquoi l'amenait-il ici ? c'était sa pièce, il se sentait plus en sécurité, et au moins, c'était discret —, et il referma la porte derrière eux. Puis il alluma sa lampe de chevet, terrifié à l'idée de rester dans la pénombre avec un inconnu.

— Par contre faut parler bas, j'veux pas qu'mes vieux voient que t'es ici, chuchota Eddy.

— Pas de problème, dit le garçon d'un ton très faible.

Il détailla la pièce du regard, et Eddy se demandait bien à quoi il pouvait penser, debout au milieu de sa chambre, une longue serviette enroulée autour de lui et un sac plastique à la main, analysant les lieux. Il était légèrement plus grand qu'Eddy, mais vraiment très subtilement ! Ses cheveux noirs étaient coupés assez courts, sans aucun style. Ses grands yeux noirs pétillaient d'une malice qu'Eddy avait envie de qualifier de mauvaise. Il était fin, presque maigre, et sa peau laiteuse laissait voir pas mal de petits grains de beauté éparpillés. Eddy avait horreur des grains de beauté. Lui-même avait le malheur d'avoir le même type de peau que ce garçon : pâle et avec des petits grains de beauté qui ressortaient trop bien sur sa peau claire.

— Ta chambre est sympathique, commenta le garçon au bout de quelques secondes.

Eddy jeta un regard méfiant à sa chambre, se demandant si le garçon prévoyait de lui voler quelque chose ou bien de se servir après l'avoir étranglé. Il fut cependant rassuré de constater que physiquement, il semblait avoir l'avantage. Le garçon n'avait pas l'air d'être un grand sportif. Peut-être qu'il aurait des facilités pour le mettre hors d'état de nuire en cas de problème. Néanmoins, s'il s'en référait aux films de combat, parfois ce n'était pas le gabarit qui comptait. Ce type pouvait très bien être un champion d'arts martiaux !

Voyant que le garçon le fixait comme s'il était idiot, Eddy finit par se dire qu'il fallait qu'il prenne la situation en main.

— Ouais. Merci. Moi c'est Eddy, et toi ? demanda-t-il au garçon.

— Je croyais que tu t'appelais Edouard, répondit ce dernier.

Son hôte tiqua, agacé, puis répliqua.

— Eddy, dit-il simplement.

— J'entends tes parents t'appeler Edouard des fois, insista le garçon.

— Babin bouffon, tout le monde m'appelle Eddy. C'est mon blase, quoi !

— Je vois... dit simplement son interlocuteur en fronçant les sourcils. Puis, après quelques secondes : je préfère t'appeler Edouard.

— Eh ! Fais pas ton fouleck ! Tu m'appelles Eddy parce c'est comme ça, c'est tout. Et d'abord c'est quoi ton nom ? demanda je plus jeune, irrité.

— Parle-moi français, s'il te plait...

— Ta mère, répondit Eddy.

— Pas les mamans, on les laisse en dehors de tout ça, rétorqua le garçon.

Eddy soupira, ne commentant pas la dernière phrase : il fallait se montrer discret, et il sentait bien qu'il perdait déjà patience. Il allait rester poli, et après ce civisme de base, il allait s'enquérir du but de la visite de ce type.

— J'sais toujours pas comment tu t'appelles, dit-il au bout d'un moment.

— Vincent ne te parle jamais de moi ? s'étonna le garçon.

— Si, pour dire qu'il a marave sa gueule au boulet qui vit dans la rue. Tu t'appelles pas boulet, ni blaireau, ni connard, ni pédé, ni débile, ni dégénéré ? J'crois que j'en zappe, répliqua Eddy.

— T'as dû oublier bâtard, c'est son préféré, dit simplement le garçon.

— Peut-être. Tu m'gaves à pas répondre, acheva Edouard.

— C'est parce que c'est drôle de te voir taper du pied de plus en plus vite, répondit le garçon avec un grand sourire.

Eddy le regarda — de la pointe du crâne aux ongles des pieds — avec une moue dégoûtée. Ce gars était une véritable tête à claques. Comme on n'en faisait plus ! Malgré tout, même s'il semblait être un casse-couille de premier ordre, il n'avait pas l'air d'être un tueur à gages, un voleur ou quoique ce soit dans le genre ; contrairement à ce que lui avait dit Vincent. Par chance, ce dernier dormait chez une copine et ne pourrait pas se confronter à son ennemi de toujours. Dormir devait être un bien grand mot, songea alors Eddy en imaginant son frère s'envoyer en l'air avec une jolie blonde. Peu importe, le fait est que ce type n'avait pas l'air si mauvais que ça. Chiant, à la limite. Néanmoins, une petite voix dans la tête d'Eddy lui rappela que les rumeurs étaient rarement infondées...

— J'ai soif, dit le garçon en fixant Eddy, l'interrompant dans ses grandes réflexions.

— Je t'emmerde, répliqua ce dernier.

— D'accord, mais après m'avoir servi à boire.

— Tu me fous le seum avec tes trucs de relou, grogna Eddy en croisant les bras.

— Allez, sois gentil petit Edouard, j'ai pas envie d'essorer mes fringues pour me désaltérer, répondit le garçon.

Eddy se demanda s'il ne devait pas lui-même étrangler ce crétin qui lui prenait sérieusement la tête, mais il décida de jouer le jeu, un peu à contrecœur.

— Ouais, je t'apporte à boire, mais seulement si tu m'donnes ton prénom.

— Isidore.

— Argh ! Meskine pour toi ! T'as un nom de clébard ! s'exclama Eddy en éclatant de rire puis en se reprenant immédiatement, songeant que ses parents dormaient.

— Je me disais aussi que Vincent et toi n'étiez pas frères pour rien. Vous avez les mêmes réactions de débiles, répliqua simplement Isidore, ses yeux noirs jetant sans arrêt des lueurs qui le faisaient paraître espiègle.

Ce qu'il était à n'en pas douter.

— Ta gueule, dit le débile en question.

— J'ai toujours soif, railla l'invité.

Eddy soupira et descendit chercher un verre d'eau, sursautant à chaque éclair et coup de tonnerre qui frappait. Quand il revint dans sa chambre, Isidore n'avait pas bougé d'un poil.

— Merci beaucoup, dit-il en lui prenant le verre des mains et en savourant lentement chaque gorgée de liquide.

— Qu'est-ce que t'es venu foutre ici ? demanda Eddy, profitant du fait qu'Isidore était occupé à boire.

— Je t'ai vu, je suis venu, c'est tout, répliqua le garçon.

— Tu venais pas voir mon frère ? Et puis c'est pas une raison ! On s'connait pas, j'aime pas ta gueule, t'aimes pas la mienne, mon frère t'a cassé la tienne j'sais pas combien d'fois. Dehors c'est la fin du monde, il est presque deux heures du matin et toi t'étais planté dehors comme un con. C'est quoi l'truc ? marmonna Eddy en ayant la sensation de s'exprimer intelligemment.

Isidore lui adressa un drôle de regard, avant de répondre

— Nous ne nous connaissons pas. Je n'apprécie pas du tout ton frère et il me le rend bien. Mais je ne tire aucune conclusion hâtive te concernant. J'ai l'âge de faire ce que je veux, je n'ai pas à me justifier face à toi de ce que je faisais dans la rue aussi tard. Il n'y a aucun truc.

Puis il jeta son dévolu sur le mobilier, et reprit.

— Sans transitions, il n'empêche que j'aime bien l'ambiance qu'il y a dans ta chambre. C'est tout propre, sans rien qui dépasse et ça reste assez chaleureux. C'est étonnant. Je peux poser mon sac dans un coin et m'asseoir sur ton lit ?

— Euh... fit simplement Eddy, déstabilisé.

L'autre garçon prit cette absence de réponse pour une affirmation, et alla déposer le sac plastique contenant ses vêtements humides près de la fenêtre, s'installant sur le grand lit deux places, trônant à l'autre bout de la petite pièce contre deux murs ; un bureau et un placard l'avoisinant.

— J'aime pas trop ça, commença Eddy, comme si de rien était. J'aime pas, y a plein d'histoires qui circulent sur toi et ta famille, et mon frère a raconté plein de crasses sur toi aussi. J'ai pas très envie que tu restes assis — là — sur mon lit. Je veux que tu rentres chez-toi, poursuivit-il en prenant son courage à deux mains.

— Tu sais, la rumeur court, gronde, s'amplifie et ne part de rien, sinon de quelques préjugés et d'attitudes parfois mal interprétées. Tu devrais faire attention. Je sais ce qu'il peut se dire sur ma famille, contrairement à ce que tu peux croire. J'ignore d'où ça part et je trouve ça puéril mais c'est la vie, il faut éviter de s'en référer à ça. De toute évidence, quand on est un minimum intelligent on n'y accorde aucun crédit, déclama tranquillement Isidore.

— T'insinues quoi là ? gronda Eddy, qui avait surtout compris qu'on l'insultait sous couvert de mots pompeux.

— Je dois dire que ça me semble pourtant clair, répond l'invité en souriant.

— Eh ! Fais pas ta pute avec moi ! s'exclama — tout en silence, aucune crédibilité — le plus jeune, en contenant son envie de crier sur le débile qui avait prit ses aises, tranquillement assis sur son lit.

— Loin de moi cette idée. Il me faut même avouer que je n'ai jamais joué ce rôle-là avec personne, répliqua Isidore, ses yeux lançant des éclairs de jubilation.

— Disquette, tu me prends la tête ! Tu m'gaves à fond. Casse-toi et rentre chez-toi, tu me pètes les couilles. Bouge ! railla Eddy en pointant du doigt la porte de sa chambre.

C'était sa façon de dire que le garçon était vraiment un drôle d'oiseau, et qu'il ne savait pas comment se comporter face à lui.

— Ce n'est pas très respectueux de t'adresser à un aîné de la sorte. Et ce n'est pas gentil du tout de me virer de chez-toi, alors que je n'ai rien sur le dos et que le climat ne fait qu'empirer dehors. Tu me déçois, petit Edouard, gronda Isidore sur un ton faussement affectueux.

— M'appelle pas comme ça ! lança le plus jeune, désespéré, en levant les yeux au plafond.

— Chiale un bon coup. Après, ça ira beaucoup mieux, dit Isidore en posant son verre vide sur le bureau d'Eddy.

S'apprêtant à répliquer, le petit Edouard fut coupé net dans son élan par un éclair qui illumina intensément la pièce. Il fut immédiatement suivit d'un coup de tonnerre assourdissant qui fit bondir le jeune homme. Quelques instants plus tard, il n'y avait plus aucune lumière, que ce soit dans la pièce ou à l'extérieur.

— Coupure… de… courant... chantonna doucement Isidore.

Dans la pénombre la plus complète, n'entendant que les horribles bruits en provenance de l'extérieur et se sachant seul avec une personne de très mauvaise fréquentation, Eddy se mit à paniquer. Il n'osait pas bouger d'un poil, puis il pensa aussi aux monstres nocturnes et jugea qu'il serait bien plus à l'abri sur son lit. Il avança doucement en direction de sa cachette secrète sous les draps, cherchant son matelas du bout des doigts. Il s'affala rapidement dessus, s'éloignant le plus possible d'Isidore et s'installant en tailleur. Il était totalement apeuré.

— Tu vas bien ? demanda l'invité en sentant l'angoisse dans les gestes et dans la respiration de l'autre.

— Lâche moi ! marmonna difficilement Eddy.

— Tu veux que je te raconte une histoire pour te détendre ? questionna Isidore, goguenard.

— Mais va te faire foutre, pédé ! râla son hôte, d'autant plus terrorisé à l'idée que l'on puisse se moquer de lui.

— Non, non. Couche toi ! Je vais te raconter des histoires d'empereurs romains, tu vas adorer, annonça Isidore en prenant son ton le plus sérieux possible.

— Qu'est-ce que je m'en branle de tes conneries ! grommela Eddy, subitement exténué.

Isidore lui semblait plus pénible que des enfants en bas âge.

— Fais ce que je te dis, et fissa, ordonna gentiment l'aîné.

Le cadet laissa échapper un soupir et — après avoir vérifié que l'autre se trouvait à bonne distance —, ôta non sans crainte ses vêtements, économisant chaque mouvement. Il enfila son espèce de pyjama, un tee-shirt blanc associé à un caleçon noir et se coucha bien à l'abri sous ses couvertures, avec la ferme intention de rester sur le qui-vive pour surveiller ce voleur. De toute évidence, il ne pourrait pas fermer l'œil avec cette terrifiante tempête.

Sentant que son hôte était bien installé, Isidore commença à conter ses fables d'empereurs romains — dont il inventa la quasi-totalité —, mais peu importait puisque tout ce qui comptait, c'était que le petit trouillard se calme. Rapidement, le garçon endormit Eddy dans tous les sens du terme. Sa méfiance se perdit en même temps que le sommeil venait et l'adolescent ne se soucia plus de savoir si on l'étoufferait pendant son sommeil, ni même si on allait lui voler toutes ses affaires personnelles.

Le petit Edouard trouva le sommeil bien sagement, oubliant la tempête et omettant tout ce qui n'était pas cette voix calme qui racontait des sornettes qu'au final, il n'écoutait même pas tant que ça.


Eddy ouvrit péniblement les yeux, la lumière en provenance de l'extérieur l'aveuglant de manière fort désagréable. Il eut un moment de flottement pendant lequel il ne sut plus très bien dans quelles conditions il s'était endormi la nuit précédente, puis tout lui revint en tête d'un bloc. Il sursauta dans son lit et éjecta ses couvertures. Il s'était bel et bien laissé berner par Isidore. Par ailleurs, ce dernier n'était même plus présent dans le secteur. Il jeta un coup d'œil à ce qui l'entourait, se demandant ce que ce fieffé voleur avait bien pu lui dérober. Aux premières vues, rien. Il avait même oublié d'emporter le sac plastique contenant ses vêtements. Alors quoi ? Quels méfaits avait-il bien pu commettre avant de s'en être allé ? Est-ce qu'il avait pillé la garde-robe de bon goût de son hôte ?

Posant un pied à terre et se levant sans plus attendre, question d'aller vérifier partout que rien ne manquait à l'appel, Eddy hurla en sentant qu'il s'enfonçait dans une texture plus molle que le sol, mais aussi plus vivante. La chose qui bougea poussa le même type de cri que lui. Eddy se cacha prestement sous ses couvertures en tremblant, tandis qu'à ses pieds, le monstre dévoreur d'enfants se relevait calmement.

— Espèce d'abruti ! Parfois ça t'arrive de regarder où tu fous les pieds ? grogna la voix déformée — et donc bizarrement nasillarde — d'Isidore.

La tête du plus jeune s'extirpa de sous la couette pour lancer un regard noir à celui qu'il avait cru parti.

— Y a pas idée aussi de pioncer à moitié sous le lit de quelqu'un ! s'exclama-t-il en tentant de calmer les battements de son cœur.

Isidore secoua la tête en se tenant le nez, prenant vraisemblablement Eddy pour le dernier des imbéciles.

— Bon ben j'attends que tu me ramènes de quoi réparer les dégâts, tu m'as écrabouillé le nez, commenta-t-il en voyant qu'Eddy ne bougeait pas d'un poil.

— Rien à foutre. De toutes façons, ça changera rien à ta sale gueule, grommela le plus jeune, fâché.

— C'est sûr, tant que je n'en viens pas à te ressembler ça va encore, répliqua Isidore en secouant sa main ensanglantée en l'air, laissant quelques petites gouttes s'écraser au sol.

— Tu fous quoi, espèce de grosse merde ? Arrête de secouer ta putain de main partout dans la chambre ! Babin ! T'es en train de foutre du sang sur tous mes trucs ! Dégage ! s'écria Eddy en se levant d'un bond, attrapant Isidore par le bras et le traînant sans ménagements hors de sa chambre.

— Merde l'est quelle heure ? Si mes vieux sont encore là c'est la misère ! Bouge pas ! reprit Eddy en pointant Isidore du doigt et en allant consulter son téléphone.

Fort heureusement pour les deux zouaves, la onzième heure de la matinée avait déjà sonné et les parents d'Edouard avaient quitté le domicile depuis longtemps. C'est donc soulagé qu'Eddy revint à l'entrée de sa chambre, un air boudeur accaparant ses lèvres lorsqu'il croisa la mine rieuse d'Isidore.

— Disquette... Tu le fais exprès ou quoi ? grogna-t-il en jetant un coup d'œil au plancher, vérifiant que son intenable invité n'avait pas encore agité son nez plein de sang, ou bien la main qui le tenait, partout.

— Salle… de… bain... claironna l'aîné avec ce petit air qu'il affectait lorsqu'il se foutait royalement de la gueule du monde.

— Cevi d'merde. J'vais t'en donner moi d'la salle de bain, connard ! râla Eddy en attrapant de nouveau le jeune homme par le bras et en le forçant sans trop de mal à descendre les escaliers en direction de la porte d'entrée.

En chemin, il reprit la parole.

— Pourquoi t'as dormi au pied du lit, fouleck ? T'avais rien de mieux à foutre ? T'as pas de piaule dans ton taudis ? Tes vieux s'en pètent de ce que tu fais ? questionna-t-il, plus curieux que jamais.

— Je suis majeur et vacciné, je n'ai aucun compte à rendre, répondit simplement Isidore.

Le jeune homme le tira de plus belle à sa suite. Finalement, il n'avait pas méjugé la force corporelle de son adversaire. Bien que possédant une certaine robustesse, Isidore ne faisait pas le poids face au physique bien entraîné d'Eddy, qui malgré toutes les résistances de ce dernier, parvenait — sans peine — à tirer l'aîné vers le bas.

Une fois arrivé devant la porte, Isidore, fatigué de tenter vainement de dissuader son hôte de le mettre dehors, plaqua sa main — rouge du sang s'écoulant de son nez — sur le visage concentré d'Eddy, qui vociféra de rage en sentant le liquide chaud sur sa peau. Ce dernier répliqua alors d'un coup de poing dans le ventre de son adversaire qui se plia en deux en toussant, agitant son corps de soubresauts et plaquant sa main rougie sur son nez.

Eddy laissa Isidore reprendre légèrement ses esprits avant d'ouvrir la bouche pour parler.

— T'as capté ? Maintenant tu dégages.

— Je suis à moitié à poil... souffla Isidore, la voix hachée.

— M'en branle, rétorqua Eddy en lui lançant un regard encore plus féroce ; puisque désormais il n'avait plus aucune crainte du garçon qui se trouvait en face de lui, sachant très bien qu'en cas de problème, il avait un très net avantage sur lui.

— J'ai oublié mes vêtements dans ta chambre en plus, poursuivit l'aîné.

— Rien à foutre, je te les balancerai par la fenêtre, répliqua le plus jeune, agacé, en tapant du pied.

— T'imagines la réaction des voisins, s'ils me voient sortir de chez-toi presque à poil et en saignant ? marmonna Isidore, sachant très bien qu'il prenait le pauvre Edouard par les sentiments.

Eddy se figea, la panique le gagnant. Un sourire goguenard fleurit discrètement sur les lèvres du brun tandis que l'autre se sentit brusquement bien moins malin. Ce que disait Isidore n'était pas faux. Qu'en serait-il de l'avis des gens en voyant cet horrible type quitter sa chaumière à cette heure-là, une serviette autour de la taille alors que seul lui-même se trouvait à la maison ? D'atroces images lui vinrent en tête. C'était tout bonnement indécent. Il devait faire sortir Isidore de l'autre côté de la maison, d'où personne ne le verrait. Seulement accepterait-il de jouer le jeu ? S'il le jetait de force dehors, ne risquait-il pas de sortir en fanfaronnant et ne camperait-il pas dans son jardin pendant des lustres ? Eddy n'en savait rien, mais il avait la certitude qu'Isidore était clairement capable de lui nuire.

— Bah... alors tu nettoies ton pif, tu t'habilles et tu te casses. C'est bon ? dit-il après moult réflexions.

— Oui, ça me va. Ta salle de bain ? répliqua l'invité surprise.

Eddy pointa du doigt la pièce en question, évitant d'approcher Isidore. Savait-on si cet odieux personnage ne le contaminerait pas de ses affreuses manières. Dans le fond, il était bel et bien en train de le faire chanter — songeait-il. Pour vrai qu'il était dangereux : il le menaçait de lancer une rumeur, ni plus ni moins.

Certain de ce qu'il avançait, le jeune homme fronça les sourcils. Les paroles prononcées la veille par Anthony lui revinrent en mémoire. Dans cette rue, quelqu'un était en mesure de s'amuser à propager des rumeurs. Peut-être même que cette famille s'amusait comme ça et qu'Isidore et les siens avaient d'ores et déjà propagé tout un tas de ragots concernant ses amis et ses proches. Et, dans son cas, on ne pouvait relater que des bêtises, et ça, c'était une des choses qui fichait le plus la trouille à Eddy. Le fait que les gens puissent supposer des abominations le concernant était de ce qui le perturbait le plus au quotidien. Néanmoins, à bien y réfléchir, qui pouvait croire une famille comme celle d'Isidore ? Ces gens-là fleuraient bon la déchéance et la vilenie à plein nez. Si le voisinage ou qui que ce soit d'autre venait à voir le brun quitter sa maison à moitié nu et camper dans son jardin, on ne pouvait que penser à une intrusion forcée dans son domicile, et son nez ensanglanté démontrerait plutôt qu'il avait pris une bonne raclée et qu'il se retrouvait dehors dans cette position parce qu'il l'avait bien mérité.

Rassuré par son raisonnement d'une logique implacable, Eddy jeta un coup d'œil en direction de la porte grande ouverte de la salle de bain, observant à la dérobée Isidore qui se rinçait le nez et réparait les fuites avec du coton qu'il avait trouvé — minute ! —, du coton qu'il avait forcément trouvé dans un placard. Cet idiot avait donc fouillé dans les placards de sa salle de bain pour se servir ; ce qui fit soupirer Eddy, qui s'approcha lentement de la pièce, s'arrêtant à mi-chemin lorsque le regard d'Isidore croisa le sien.

— Viens ici petit Edouard, tu as bien besoin de te démaquiller un peu ! railla le brun d'un air mesquin.

— Va te faire enculer, grogna Eddy, avant de reprendre. Je t'ai pas permis de foutre tes sales pattes dans les affaires de ma famille, bouffon. T'avais pas à fouiller.

— Désolé, j'allais pas attendre que tu me rejoignes en me vidant de mon sang dans ton lavabo, asséna Isidore, tortillant un morceau de coton avant de le caler dans une de ses narines.

— Ouais, ben crève en silence… chuchota le plus jeune, se tenant toujours à bonne distance de l'entrée de la salle de bain.

— T'attends le déluge ? Allez, viens ! dit le brun sans fixer — et sans entendre — le plus jeune, observant son reflet dans le miroir de la pièce et se massant le nez ; qui avait pris une teinte entre le violet et le jaune et dont le volume avait augmenté.

Eddy soupira de désespoir. Que lui voulait encore ce crétin ? Pourquoi insistait-il ?

— Tu veux quoi encore, crétin ? demanda-t-il par ailleurs à Isidore, renforçant sa pensée par la parole.

Ce dernier lui lança un regard éteint, secoua la tête puis répondit.

— Rien du tout, espèce de débile. T'as une bonne tête de vainqueur là, surtout, ne change rien.

Perplexe, Eddy entra dans la salle de bain en bousculant le brun qui tâtait toujours son nez, guettant une éventuelle fracture. Contemplant son propre reflet, Edouard sentit la honte et la colère l'envahir. Il avait effectivement oublié que son visage portait une belle marque de la main d'Isidore imprimée du sang contenant probablement des microbes, ainsi que des résidus de morve de ce dernier. Hors de question pour Eddy de remercier l'abruti qui lui avait ravalé la face, même si c'était lui qui lui avait fort aimablement rappelé son crime.

Tout occupé à se débarbouiller, Eddy jetait des regards courroucés au reflet d'Isidore, qui vaquait à renouer correctement la serviette autour de sa taille — au moins pour la vingtième fois depuis le début de son séjour ici.

— Faut que je m'habille quand même. Il a l'air de faire vachement froid dehors, dit ce dernier, tout en observant avec intérêt les gestes du plus jeune.

— Ouais, ben ton sac il a pas bougé, t'as qu'à aller enfiler tes trucs, grommela Eddy, grattouillant un dernier bout de sang séché qui paradait encore sur son visage.

— Mes vêtements sont encore mouillés... T'as qu'à me prêter un pantalon et un teeshirt bien secs. Je te les ramènerai un peu plus tard dans la journée, rétorqua Isidore avec un aplomb et un naturel qui sidéraient Eddy.

— En gros, tu veux me chourer des sapes, bougonna le plus jeune.

L'aîné soupira, quittant sans un mot la pièce et se dirigeant rapidement à l'étage, ce qui effraya immodérément Eddy. Abandonnant son reflet désormais propre et qu'il adorait pourtant analyser sous toutes les coutures, le châtain se lança à la poursuite de son invité qui n'en faisait décidément qu'à sa tête.

C'est désespéré par l'attitude de ce dernier qu'Eddy débarqua dans sa chambre quelques secondes après le brun, souhaitant avant tout surveiller s'il ne piquait rien.

— Tu cherches quoi à la fin ? questionna l'hôte, de son français irréprochable.

— Des habits... secs, de préférence. J'ai froid comme ça, répliqua Isidore en pointant son maigre et pâle torse du doigt.

Agacé, Eddy — magnanime — ouvrit son armoire sans plus un mot, cherchant un vieux pantalon de survêtement vert foncé extrêmement laid qu'il n'avait pas mis depuis près de trois ans ainsi que le teeshirt le plus vieux de sa collection. Il les lança à l'autre sans un mot. Le brun ne rattrapa que le pantalon et laissa le teeshirt tomber à terre, se baissant maladroitement — serviette obligeait — pour l'enserrer de ses doigts. Se redressant, Isidore observa une dernière fois l'intérieur de la garde-robe bien fournie d'Eddy avant que ce dernier n'en rabatte les grandes portes.

— Dis donc, ça en jette là dedans ! Il y a de la couleur partout et t'as dévalisé un magasin entier ou quoi ? C'est le cirque, y a du peuple, commenta Isidore.

— Ouais, heureusement qu'y a des gens qu'ont du goût, le toisa Eddy en s'appuyant contre le meuble.

Tout le contraire de son invité, qui avait naturellement encore moins de style que s'il se fût pointé habillé d'un sac-poubelle.

— Chez-toi vous mettez pas de sous-vêtements en vous habillant ? demanda le brun, sans prendre le temps de relever la remarque.

— Ben si bouffon, dit le plus jeune en secouant la tête comme s'il s'agissait-là d'une évidence.

— Dans ce cas, j'aimerai bien en bénéficier aussi, clama Isidore en observant de nouveau Eddy d'un regard signifiant clairement qu'il le trouvait d'une bêtise accablante.

— Casse-toi ! T'as craqué ton slip ou quoi hier ? râla Eddy.

— Il était tout trempé, et comprends moi, je voulais pas risquer d'attraper une testiculose glacialis, donc je l'ai enlevé. Tu m'en prêtes un ? Avec des chaussettes s'il te plait... dit Isidore, armé d'un grand sourire.

Légèrement désabusé, et ne comprenant pas tout ce dont il était question, y compris le nom bizarre de ce truc dont il n'avait jamais entendu parler — il se fit la réflexion qu'il devrait un peu mieux suivre les cours à l'avenir, dans le doute —, Eddy ouvrit à nouveau l'armoire et en extirpa les sous-vêtements les plus ancestraux qu'elle contenait, les jetant comme précédemment à Isidore.

— Grouille maintenant, je veux que tu te tires et surtout pas qu'on te voie, ordonna le plus jeune en quittant la pièce, laissant le brun se vêtir avec décence.

Guettant le moindre mouvement suspect à l'intérieur de sa chambre, Eddy se fia à son instinct concernant ce que faisait Isidore, et il ouvrit donc sans hésitations la porte de sa chambre à l'instant qu'il jugea être le plus propice, c'est-à-dire lorsque le brun en était à enfiler la dernière chaussette.

— Me voilà tout prêt pour le grand départ, dit l'aîné en se mettant debout dès qu'Eddy pénétra dans la pièce.

— Cool, répliqua son hôte sans lui accorder un regard, avant de reprendre quelques secondes plus tard. Tu prends tes trucs et tu me suis. Tu vas te tirer par la porte-fenêtre qui donne sur l'arrière du jardin et tu passeras par le bois pour rentrer chez-toi. C'est bon ?

— C'est plutôt folklorique comme plan mais bon, pourquoi pas... soupira Isidore en haussant les épaules.

L'aîné suivit alors le plus jeune tandis qu'ils descendaient les escaliers à vive allure, se dirigeant sans attendre vers l'arrière de la maison. Eddy ne voulait absolument pas que qui que ce soit le voie en si mauvaise compagnie. Il hâta donc le pas et ouvrit la porte d'un geste brusque, se prenant une sacrée bourrasque de vent dans la figure qui le congela entièrement, lui qui était encore en pyjama.

— Maintenant, sors ! dit-il simplement à Isidore, ne souhaitant pas laisser l'ouverture béante plus longtemps.

— Ouais. On se dit « à bientôt » alors, je ne tarderai pas à venir te rendre tes vêtements, répliqua le brun avant de sauter à l'extérieur, serrant son sac plastique contre lui.

Eddy ferma la fenêtre sans attendre, ignorant royalement les quelques mots de son indésirable visiteur. Il devait impérativement nettoyer tout ce que cet importun avait sali.


Exténué par une matinée des plus harassantes, Eddy s'était affalé sur le canapé du salon dès la fin du déjeuner. D'un œil torve, il fixait sa mère qui — comme à l'accoutumée — se répandait en recommandations avant de quitter la maison pour retourner travailler.

Le garçon laissa échapper un soupir dès que cette dernière eut franchi la porte d'entrée. Son esprit bouillonnait et les pensées y tourbillonnaient sans arrêt. Il ne parvenait pas à ordonner ses idées et à réfléchir posément sur ce qui s'était passé depuis la veille au soir. Il avait le sentiment que beaucoup de choses étaient liées mais, n'étant pas habitué à fournir d'intenses efforts de réflexion, le lien logique entre les évènements ne se faisait pas. Eddy savait qu'il ne faisait pas des étincelles et qu'il ne brillait certainement pas par son intelligence. Jamais jusque-là il n'avait souhaité que ce fût le cas. Mais il sentait bel et bien qu'il n'avait aucune emprise sur ce qui se déroulait.

Tout avait commencé par Anthony et ses réflexions concernant le mystère entourant les rumeurs. C'était à cet instant précis que les choses avaient — en quelque sorte — dégénéré. Il y avait ensuite eu ce pauvre type, Isidore. Là aussi, le sujet avait rapidement tourné autour des rumeurs. Le lien entre tous les évènements, était-ce la rumeur et son lancement ? Comment Eddy pouvait-il déterminer ce qui était rumeur et ce qui ne l'était pas ? Devait-il vérifier par lui-même tout ce qui s'était dit ? Fallait-il qu'il se contente d'observer pour valider ou rejeter un bruit qui courait ? Ou devait-il prendre les gens comme ils étaient et en établir ses propres conclusions ?

Faire comme s'il ne savait rien sur les gens, ignorer les on dit lui semblait être impossible. Eddy était objectivement incapable de partir à zéro concernant Isidore. Quand bien même, il le trouvait aussi affreux que ce que l'on — tout particulièrement son frère — disait. De plus, le mystère qui planait sur sa famille et plus récemment encore sur sa venue étrange ne contribuait pas à défaire la rumeur, bien au contraire. Comment était-il possible que ce garçon se soit trouvé dehors en pleine nuit — sous la tempête —, et soit venu chez lui : chez des gens qui ne l'appréciaient pas et qu'il n'appréciait pas plus — avec Vincent, ils se méprisaient ouvertement — ? Sachant qu'il vivait à deux pas de là, pourquoi ne s'était-il pas réfugié dans sa propre demeure ? Où était le problème ? Qu'était-il venu faire chez des inconnus à une heure aussi indue, s'endormant tranquillement et ne se souciant à aucun moment de rentrer chez lui ? Voilà bien une preuve que sa famille était louche. Un des leurs quittait la maison en pleine nuit et ils ne semblaient pas se poser de question. Bien sûr, Eddy n'était pas allé vérifier mais, si jamais une telle chose s'était produite chez lui, ses parents auraient appelé la police et en auraient fait un tapage monstrueux, parce qu'ils se seraient inquiétés pour lui ou pour son frère.

Isidore, lui, avait un culot frisant l'insolence et ne semblait pas le moins du monde s'être senti déplacé dans un tel endroit avec quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Il n'avait pas eu l'air inquiet non plus, ni fâché contre qui que ce soit...

Aux yeux d'Eddy, il était impossible qu'Isidore se soit disputé avec ses parents et soit venu chez lui. Tout d'abord, il lui semblait improbable que l'on se dispute en pleine nuit quand tout le monde dormait ; quoique sa famille devait bien être du genre à vivre la nuit, l'heure où l'on pouvait commettre des bassesses sans craindre quoi que ce soit. Eddy était perdu. Il était rarement curieux des mystères et autres secrets personnels, mais cette fois, l'histoire le concernait de très près. Lorsqu'une quelconque affaire l'impliquait, ce qui était rare, Eddy devenait alors extrêmement curieux. Pour le coup, c'était l'évènement le plus étrange qui lui était jamais arrivé. Vraiment, qui donc pouvait se targuer d'avoir vécu une situation aussi saugrenue, voyant débarquer un voisin presque inconnu — que l'on déteste par principe —, le tout dans des conditions totalement floues et prêtant à une suspicion élevée de malfaisance ? Le jeune homme était certain de ne connaître personne ayant vécu une chose pareille. Hormis lui-même.

Dans ce cas, que faire ? Isidore n'avait pas eu l'air de vouloir répondre à ses pauvres questions et Eddy flairait pourtant le mauvais coup à plein nez. Oui, il sentait bien qu'il y avait là anguille sous roche. Ce n'était pas une situation banale et n'importe quelle personne aussi peu maligne que lui se serait sentie piquée par la curiosité et aurait cherché à savoir ce qui se passait dans la petite impasse. Un vent de mystère planait au dessus du brouillard pesant des rumeurs. Eddy allait tenter de faire le ménage là-dedans, du moins en ce qui concernait Isidore, cet imbécile heureux qui prenait ses airs supérieurs et qui donnait l'impression d'en savoir beaucoup plus que lui.

Questionner ses parents ou bien son frère ne produirait aucun résultat. Ils ne comprendraient pas ses motivations et en viendraient probablement à le prendre pour un idiot ; ou pire, quelqu'un qui réfléchit trop. La vérité, c'est qu'il craignait pour lui. Isidore n'avait fait que renforcer l'effet mais le véritable élément déclencheur, c'était Anthony. Son meilleur ami, qu'il avait toujours pris pour plus con que lui et qui finalement, pensait trop et probablement bien. Il avait soulevé des questions qui touchaient Eddy, et la venue d'Isidore avec ses lueurs diaboliques dans le fond des yeux n'avait rien arrangé.

La rumeur faisait réfléchir les gens, de plus en plus de gens dans le voisinage. Elle était dangereuse car elle influençait considérablement l'opinion des autres et, dans cette rue, Eddy était certain que la majorité des habitants s'en référaient à ça, comme lui, comme Anthony, comme Vincent, comme ses parents. Ce que les autres pensaient, ce qu'ils faisaient, les « qu'en dira t-on », et il en passait des meilleures. Dans le petit microcosme qu'était leur impasse, tout ceci ne s'en trouvait que plus important encore.

Les propos d'Anthony en tête, Eddy ne parvenait plus à mettre ce sujet de côté. Cela l'obnubilait. Dans cette impasse, qui pouvait bien avoir à gagner quelque chose en colportant de sombres histoires ou en instaurant un climat de malaise et de mystère où les non-dits faisaient légion ? Des clans se créaient, certaines personnes se retrouvaient isolées, et dans le fond, personne n'était étranger à toutes ces histoires. Toute la petite population de l'impasse contribuait au climat qui y subsistait. Un paysage paradisiaque, digne d'une série américaine qui puait l'hypocrisie à plein nez. Voilà ce qu'était réellement l'impasse. C'était quelque chose d'artificiel, qui semblait trop propre lorsque l'on la traversait mais qui dégageait une certaine odeur nauséabonde lorsque l'on s'y attardait. On y cachait peut-être de lourds secrets, mais surtout, on y faisait planer des doutes.

« Diviser pour mieux régner », voilà la citation qu'Eddy avait sur le bout des lèvres, en bon philosophe du dimanche. Le tout était de savoir qui voulait régner...

Fier de cet exploit mental qu'il venait d'accomplir, le jeune homme bondit hors du canapé en direction de la cuisine et alla se servir un grand verre d'eau. Il n'y avait pas à dire, réfléchir était quelque chose d'épuisant et il avait bien besoin de s'hydrater pour éteindre le feu de concentration qui s'était allumé en lui. Tout en se désaltérant, il ne pouvait s'empêcher de laisser son regard se perdre sur l'impasse, dont on avait une belle vue depuis la cuisine. Après réflexion, l'endroit lui paraissait plus louche que jamais.

Ses parents fermaient obligatoirement les yeux là-dessus, il en était certain. C'était impossible qu'ils n'aient pas senti l'aura malsaine de l'endroit. De même pour Vincent. Il connaissait un peu Isidore — assez pour contribuer à la propagation de sa mauvaise réputation —, donc il devait forcément savoir quelque chose. Seul lui, Eddy, ne s'était douté de rien ; et il ne se serait jamais douté de quoi que ce soit s'il n'y avait pas eu coup sur coup, la discussion avec Anthony et l'apparition fortuite d'Isidore. Cependant, sentant que l'on lui cachait quelque chose d'important et qui le concernait de près ou de loin, il fallait à tout prix qu'il sache.

Il avait besoin de parler. L'option grand frère était à mettre de côté pour l'instant — il passait beaucoup trop de temps avec sa copine — et vu le vent monumental qu'il avait foutu à Anthony la veille, il était certain que ce dernier n'aurait aucunement l'envie d'écouter les toutes fraîches élucubrations d'Eddy portant sur le même sujet, ni l'envie de mener l'enquête avec lui.

Eddy, ayant épuisé tout son stock intellectuel de la journée, soupira en s'appuyant contre le mur le plus proche, les yeux continuellement rivés à l'impasse de toutes ses réflexions. Pas un mouvement dans la rue, si ce n'était celui du vent soufflant toujours plus fort dans les hauts arbres environnants. Déçu de ne pas apercevoir de vile rumeur rampant en plein milieu de la route, Eddy s'apprêtait à retrouver son canapé pour camper devant la télévision lorsque son regard accrocha quelque chose, ou plutôt quelqu'un.

Isidore — ce trou du cul, drôle de coïncidence — venait de faire son apparition dans son champ de vision. Il sortait des sacs-poubelle, ce qui, à une heure ou le Soleil brillait si haut dans le ciel, était quelque chose de suspect. Il n'en fallait pas plus pour inquiéter Eddy. Trouillard comme il l'était, ce dernier imaginait déjà sans peines le cadavre scié en plusieurs morceaux — macabre ! — qui était entassé à l'intérieur de ces sacs et qu'Isidore sortait, l'air de rien.

Les lèvres pincées et le pied battant sur le sol, Eddy ne se sentait pas en mesure d'attendre une seconde de plus alors que, peut-être, le prochain macchabée dans ce sac serait quelqu'un de l'impasse, quelqu'un qu'il connaissait. Peut-être même qu'Isidore ne savait pas ce que contenait ce sac. Il le sortait, bêtement, obéissant aux ordres de ses horribles parents. Pire, il était forcé de faire tout ceci et s'était réfugié chez lui la veille pour avoir un instant de répit. Non... Isidore avait un air fortement sournois, il ne pouvait pas être une victime, il faisait partie de la catégorie des criminels, le genre bien vicieux. On le sentait sans l'ombre d'un doute lorsque l'on plongeait les yeux dans son regard perfide.

Perdu dans ses pensées plus folles les unes que les autres, Eddy ne se rendit pas compte qu'il se dirigeait machinalement vers la porte d'entrée et qu'il sortait sans attendre sur le perron, faisant abstraction du vent glacial qui rafraîchissait considérablement l'atmosphère. Le bruit de la porte qui claqua — avec fracas — derrière lui le fit sortir de sa torpeur. Jetant un rapide coup d'œil vers ladite porte, il revint rapidement vers Isidore, dont l'attention s'était désormais focalisée sur lui.

Eddy fit un tour d'horizon de ses yeux et contourna son jardin, allant se poster à l'orée du petit bois. Normalement, Isidore avait dû repérer sa stratégie et ne devrait pas tarder à le rejoindre — il ne l'avait pas lâché des yeux. En attendant, il se contenta de contempler les arbres l'entourant, ne se sentant nullement à l'abri lorsqu'il prenait conscience de leur hauteur, de leur noirceur et des bruits qui provenaient du cœur du bois. Peut-être bien que le problème venait du fond des bois. Qui savait si une vieille harpie adepte de sorcellerie ancestrale ne s'amusait pas à propager les rumeurs, les inondant tous de doutes pour ensuite leur faire du mal sans éveiller les soupçons ? Un frisson parcourut le corps d'Eddy et il sursauta lorsqu'il entendit des pas approcher.

— Ben alors, la chochotte est de sortie en forêt ? Fais gaffe, si tu t'enfonces encore un peu, tu risques vraiment de pénétrer dans le bois, fit la voix d'Isidore sans réprimer un ricanement.

— Ta gueule le moche, répliqua Eddy en se tournant vers lui, se sentant néanmoins rassuré par la présence d'une autre personne à ses côtés.

— Je t'ai manqué ? T'avais déjà un profond besoin de me retrouver, c'est ça ? susurra le brun.

Eddy recula d'un pas en fronçant les sourcils, souhaitant le plus possible creuser la distance entre ce fielleux personnage et lui-même.

— Y a quoi dans les sacs-poubelle que t'as sorti ? demanda le plus jeune, incapable d'attendre avant d'assouvir sa curiosité.

— J'aime bien ta façon d'aborder les choses, petit Edouard, mais tu sais, j'étais persuadé que tes parents t'avaient un peu appris les bonnes manières, dit Isidore en secouant la tête.

— Babin bouffon... tu fais chier grave, maugréa Eddy, agacé.

— Ouais... visiblement, l'éducation qu'ils servent laisse à désirer... affirma Isidore en secouant la tête d'un faux air désespéré.

Eddy se demandait de plus en plus si Isidore n'était pas en train de se moquer de lui depuis le début et s'il avait été une seule fois sérieux. Il fallait bien reconnaître qu'à force, le châtain en doutait. Il était alors légitime pour Eddy de remettre en cause toute la crédibilité de ses propos, voire des réponses correspondantes aux questions qu'il serait en mesure d'offrir si jamais il décidait de répondre.

— Hier tu m'as pas dit c'que t'étais venu foutre chez-moi... grommela-t-il de façon peu intelligible.

— De quoi ? Tu veux bien t'exprimer clairement des fois ? rebondit Isidore, un grand sourire aux lèvres.

Levant les yeux au ciel, Eddy se fit la réflexion que même son atroce petit cousin — de neuf ans son cadet — se montrait plus coopératif que ce crétin jovial.

— Pourquoi t'es venu chez-moi, hier ? demanda-t-il alors, faisant un énorme effort d'articulation.

— Ah, ça ! s'exclama simplement le brun, avant de se baisser pour ramasser une belle feuille morte ramollie par la pluie de la veille et dont la propreté laissait cruellement à désirer.

— Tu t'fous d'ma gueule... fit Eddy quelques secondes plus tard, alors qu'Isidore se complaisait dans l'analyse de sa feuille.

L'aîné leva ses yeux malicieux — malveillants semblait être un terme plus juste — vers Eddy.

— Tu sais que t'es très mal caché là. N'importe qui dans l'impasse peut nous voir, c'est franchement pas discret. Les gens vont vraiment finir par se poser des questions... marmonna Isidore, faussement mielleux.

— Putain... il m'fout le seum c'te connard, j'te jure, grogna Eddy, plus pour lui-même que pour l'autre.

Il jeta cependant un coup d'œil en direction de l'impasse et décida qu'effectivement, ils étaient bien mal dissimulés, pas même cachés par un petit arbre qui traînait sur le chemin ; et bien au contraire, on ne pouvait que les remarquer, puisqu'Eddy avait la fâcheuse habitude de ne se vêtir qu'avec des vêtements très colorés qui attiraient forcément les regards ; d'autant plus à l'orée d'un bois bien sombre que l'automne semblait à peine avoir atteint et où il restait encore bien du boulot à accomplir pour que toutes les feuilles soient jaunes, oranges, rouges et à terre.

Sans un mot, Eddy tourna le dos à Isidore et s'enfonça un peu plus dans le petit bois. Après avoir esquissé une vingtaine de pas, l'idée comme quoi Isidore était en train de le pousser vers l'antre de l'horrible sorcière l'effleura. S'il avançait encore, il allait mourir et ça, il en était persuadé. Il stoppa net sa progression et se retourna, ne distinguant que quelques pans de sa maison, le reste étant caché par les arbres.

— Essaie même pas de m'assommer, dit-il en fixant Isidore — qui le talonnait — dans les yeux.

Ce dernier lui jeta un regard perplexe, s'arrêtant à quelques pas du plus jeune.

— Maintenant, tu vas me dire ce que t'es venu foutre chez-moi hier ? reprit Eddy après un moment de silence, désirant absolument obtenir une réponse digne de ce nom.

— T'as vu, il se met à pleuvoir, répondit le brun, sans transitions.

Un gémissement de désespoir s'échappa du fond de la gorge d'Eddy, qui à cet instant précis songeait réellement à prendre la place du méchant de l'histoire pour éliminer une bonne fois pour toutes cette ordure d'Isidore de la surface de la Terre.

— Ouais, mais on s'en branle, il pleut pas sur nous à cause des arbres ! répliqua le plus jeune en serrant les dents.

Grâce aux arbres...

— Ta gueule, tu m'gaves à mort, ronchonna Eddy.

— Y a plein de boue ici, tu vas salir tes chaussures de petit gosse de riche, constata Isidore en inspectant le terrain.

Eddy suivit son regard et remarqua qu'il n'avait effectivement pas choisi le meilleur endroit pour son concile secret avec le brun. Il recula de quelques pas en fixant toujours le sol, heurtant rapidement un tronc d'arbre qui lui barrait la route.

— T'es trop con ! s'esclaffa Isidore, goguenard. Faudrait que t'apprennes à marcher droit, reprit-il tout en se dirigeant vers le plus jeune, l'attrapant par le bras et tentant de le tirer vers un endroit moins boueux.

C'était sans compter sur la résistance et la plus grande force d'Eddy, qui se détacha brutalement, glissant sur la boue et perdant l'équilibre, s'accrochant et se retenant maladroitement à une branche d'arbre dans une position plus que ridicule ; ce qui fit hurler de rire Isidore.

— La ferme avec ta tronche de défiguré là... râla Eddy en tentant vainement de ne pas se casser la figure, ce qui était sans espoir, compte tenu de la texture de la boue.

Le brun — toujours en riant, ne s'interrompant que pour respirer — recula de quelques pas et s'appuya sur un tronc d'arbre à quelques mètres de là.

— Le spectacle risque d'être cool, je reste, siffla-t-il entre deux gloussements, fixant Eddy sans cligner des yeux, un sourire béat prenant place sur ses lèvres.

— Le fils de pute... murmura le châtain d'une voix inaudible, crispé par l'effort qu'il effectuait en se retenant à la branche souple qui menaçait de craquer sous peu.

Seulement à chaque fois qu'Eddy tentait de prendre appui sur une de ses jambes, il glissait et risquait de tremper dans la fange au moindre geste brusque. La vue d'Isidore complètement mort de rire à quelques mètres de là ne contribuait assurément pas à détendre la situation. Comme quoi le hasard faisait bien mal les choses. Il fallait qu'il se tape la honte face au mec le plus naze qu'il connaissait. L'unique chose qui rassurait Eddy était le fait que ce crétin n'avait pas un seul ami à qui conter ses malheurs, ce qui ne risquait donc pas de ruiner sa réputation.

Cependant, il y avait bel et bien un petit problème. Peut-être qu'Isidore avait tout manigancé et qu'Eddy venait de tomber dans un traquenard ! La sorcière allait-elle débarquer à tout moment ? Pire encore, la famille du brun ? Armés... de haches ? La panique commença à le gagner. Il valait probablement mieux dire merde à ses vêtements tous neufs et passer pour un idiot devant ses parents plutôt que de mourir bêtement parce qu'il avait peur de se casser la figure dans la boue.

— Bon allez, petit Edouard. Tu me fais franchement de la peine là... donne ta p'tite menotte, je vais te sauver de la vilaine terre gluante.

— J't'encule ! s'exclama Eddy, vert de rage à l'idée que l'on se moque aussi ouvertement de sa personne.

— Ah non ! On est pas encore assez intimes pour ça et je préfère qu'on me demande mon avis quand même. T'es bien mignon mais je trouve que tu brusques un peu les choses. C'est l'âge bête, t'es en plein dedans petit Edouard. On fait connaissance, et ensuite, on pourra envisager des choses plus sérieuses. T'aimerais aussi que je t'encule, dis ? le chambra Isidore, les yeux pétillants de cette malice qui le caractérisait lorsqu'il riait aux dépens des autres.

— Va voir ailleurs si j'y suis... soupira moins vulgairement le plus jeune, complètement à bout, prêt à lâcher sa branche pour se vautrer dans la boue.

— Ben t'es bête, je sais que t'es là ! déclara l'aîné, le plus naturellement du monde.

Eddy n'osa même plus répliquer, de peur de tomber immédiatement dans une dépression profonde.

— Attrape ma main, tu veux ; je voudrais pas que tu ressembles à un porc — déjà que t'en as le vocabulaire — en étant tout sale, reprit le brun.

Un soupir plus long que tous les autres quitta les lèvres d'Eddy, qui saisit néanmoins la main tendue d'Isidore et qui s'appuya fermement sur lui, manquant tout de même parfois de glisser.

Lorsqu'ils furent bien à l'abri sur un sol plus ou moins sec, le brun souffla de contentement avant de prendre de nouveau la parole.

— Dis donc, c'est qu'on en vit de sacrées aventures tous les deux.

Croisant le regard polaire d'Eddy, il se passa de la grande tape dans le dos qu'il prévoyait pourtant à la base et s'écarta de quelques pas, imposant une distance de sécurité entre le plus jeune et lui-même.

— T'es grave taré toi... affirma le châtain en secouant la tête, désabusé.

Isidore haussa les épaules, levant les yeux au ciel.

— Pas du tout, c'est toi qui es à côté de la plaque... répondit-il.

— J'crois pas, toi même tu sais que j'suis carrément normal. C'est toi qu'a rien capté à comment ça s'passe. T'es dans un vieux trip de gars qui se croit original avec son vieux genre et tout. La vérité j'te l'dis, ça le fait pas. Tu crains... acheva Eddy, laconique.

— Eh ! T'as vu là bas, sur la branche ? s'exclama Isidore en pointant du doigt l'arbre qui se trouvait juste derrière le plus jeune, ignorant royalement les remarques précédentes.

Perplexe et terrorisé par le ton brusque de la voix du brun, le plus jeune tourna immédiatement la tête vers l'endroit indiqué, fronçant bêtement les sourcils parce qu'il ne distinguait absolument rien. Il mit quelques secondes avant de comprendre que l'aîné se fichait encore éperdument de lui. Une fois qu'il assimila ce fait, Eddy pivota face à Isidore, ouvrant déjà à moitié la bouche pour l'ensevelir sous de copieuses injures. Le son n'eut malheureusement pas le temps de franchir ses lèvres, que celles — toutes fraîches — du brun se posaient rapidement sur les siennes. L'horreur de la situation frappa Eddy — sans attendre — et il écarquilla les yeux ; jamais il ne les avait autant ouverts, mais il fallait admettre qu'il n'avait encore jamais reçu un tel choc.

Isidore fut dès lors repoussé avec une brutalité insoupçonnée. Il eut tout de suite le réflexe de masser son torse douloureux tandis que le plus jeune reculait de plusieurs pas. Plusieurs au sens large, très large.

— T'es ouf ! Disquette ! Y a un truc de dingue dans ta tête ! marmonna Eddy, livide, en tremblant légèrement, déglutissant suite à l'épreuve émotionnelle extrêmement négative qu'il venait de vivre.

— Ben quoi... chuchota Isidore, l'air de rien.

— T'es pas bien ! Non mais t'es vraiment un pauvre type ! Un trou de balle ! Il te manque une case, gros ! renchérit le plus jeune en secouant férocement la tête de droite à gauche.

— Regarde, comme il pleut, on voit plein de limaces qui sortent ! commenta le brun — spécialiste en changement de sujet — en souriant, encourageant d'un mouvement de tête l'avancée des gastéropodes vers la lumière.

— Fais pas genre ! T'as craqué dans ta tête toi... non mais tu t'es vu sérieux ? T'as pété un plomb ! C'est dégueulasse ce que t'as fais ! Qui t'as dit qu'tu pouvais m'toucher espèce de merde ? poursuivit alors Eddy, halluciné, tout en sentant la colère l'envahir après s'être quelque peu remis du choc.

Isidore lui jeta encore un de ses regards du genre « t'es le mec le plus débile que j'ai rencontré dans ma vie », ce qui acheva complètement Eddy, qui laissa sa rage presque contenue déborder enfin.

— Qu'est-ce que tu m'regardes comme ça ? Tu te prends pour qui ? Espèce de pauvre type, sale pédé... Franchement, ça va pas ! Non mais t'as vu ta gueule ? T'as cru t'étais un beau gosse ? T'es trop laid sérieux, va te faire refaire la tronche ! En plus t'as vu comment tu te sapes ? C'est trop moche, ça va même pas ensemble, tu ressembles à rien, on dirait pire qu'un clochard qui zone depuis des années !

Il reprit sa respiration, essoufflé, avant de continuer son monologue.

— En plus t'es trop maigre, c'est affreux, avec ta peau toute blanche on dirait un vieux cadavre d'un film de zombies de merde ! T'as cru tu pouvais pécho avec ton vieux style ou quoi ? Même pas dans tes rêves, et encore moins avec moi. On m'paierait que je préfèrerais crever que de t'emballer, bouffon...

Puis il eut comme un déclic.

— Eh mais, j'suis un mec en plus, connard ! Au cas où t'aurais pas encore appris à faire la différence ! Dégage de là avant que j'te marave la gueule ! cracha le châtain en postillonnant partout autour de lui, sans jeter un regard à l'aîné, aveuglé par la bouffée de haine qui s'emparait de tout son être.

Il releva enfin la tête et ses yeux — chargés d'étincelles de colère — croisèrent ceux d'Isidore, d'où toute forme d'espièglerie avait désormais disparu.

— T'es encore plus con que ce que je pensais... souffla simplement le brun avant de tourner le dos à Eddy et de quitter les lieux.

Ce dernier observa sans un mot la silhouette du jeune homme qui s'éloignait. Qu'est-ce qu'il le trouvait ringard dans son vieux manteau de pluie bleu marine qui n'était pas du tout assorti à son horrible pantalon marron foncé. Et sa dégaine de débile... comment ce pauvre type avait-il pu tenter sa chance ? Eddy s'en trouvait sidéré.

Il patienta quelques minutes, vérifiant qu'Isidore n'était plus du tout en ligne de mire, et décida de rentrer chez lui, esquivant sur son passage les nombreuses limaces qui assiégeaient le terrain.

Il était déçu. Lui qui avait espéré trouver quelques réponses auprès de cette racaille d'Isidore — qui dans le fond semblait avoir de bien curieux intérêts — rentrait finalement chez lui avec plus de questions encore.


Une bonne douche — de celles qui calment les esprits —, s'était imposée. Après tout, ce n'était pas tous les jours qu'il vivait un moment aussi pénible que celui qui s'était déroulé un peu plus tôt dans les bois.

Eddy était rentré chez lui — il avait fait un détour par la cuisine, se ravitaillant un peu plus que nécessaire —, l'esprit complètement embué par ce qu'il avait vécu et par toutes les pensées qui lui venaient en tête à la suite des derniers évènements. Ensuite, il était allé prendre cette fameuse douche, comme pour se laver de tout souvenir. Sans le moindre résultat, bien évidemment. Pour finir, il s'était coiffé et habillé avec soin car même s'il était chez lui et ne comptait pas le moins du monde quitter la maison, Eddy se devait d'être impeccable.

Une fois fin prêt, il observa une dernière fois son reflet dans le miroir et se fit la réflexion qu'il était bien dommage de ne pas profiter du fait qu'il se trouvait être sur son trente-et-un. Probablement aurait-il mieux fait de prévoir une sortie. Cela lui fit penser qu'Anthony n'avait pas donné signe de vie alors qu'à l'accoutumée il ne se passait pas une dizaine d'heures sans qu'il n'indique sa présence à Eddy. Néanmoins, ce silence arrangeait bien le châtain puisqu'il n'avait pas véritablement envie de sortir, ni de voir quiconque, que ce soit en cette fin d'après-midi, pour dîner ou bien plus tard dans la soirée. C'était très rare de sa part, mais il estimait avoir déjà eu sa dose d'émotions pour la journée. Il avait déjà de quoi se prendre la tête — chose qu'il ne faisait pas avant le début de cette histoire — pendant un bon moment.

Il reprit sa place sur le canapé, comme au tout début de l'après-midi. Il aurait certainement mieux fait de rester affalé dessus en jouant au légume plutôt que d'être allé voir Isidore. L'escapade ne lui avait rien valu, hormis cette scène un peu dérangeante qui commençait à le faire tergiverser. Isidore était vraiment stupide. Eddy se demandait ce qui avait pu traverser son esprit de dégénéré.

Cependant, avant d'être stupide, le brun pouvait surtout être qualifié d'insupportable. Une véritable tête à claques. Il n'avait pas répondu à une seule de ses interrogations, ce qui faisait qu'Eddy avait dû lâcher l'affaire. Il ne savait donc toujours pas ce qu'il y avait dans les sacs-poubelle, ni même où vivait la folle psychopathe des bois — dont il suspectait uniquement l'existence —, encore moins ce qu'il était venu faire chez lui en pleine nuit et, pire encore : il ignorait tout de la vérité concernant les rumeurs.

Non seulement l'enquête piétinait, mais de plus, Eddy devait avouer que les interrogations s'ajoutaient. Quant à l'affaire du baiser, elle le laissait plus que confus. Il lui semblait désormais légitime de se demander quelles pouvaient bien être les véritables motivations d'Isidore. Pourquoi avait-il bien pu agir de la sorte ?

Une horrible pensée traversa l'esprit d'Eddy. Il se trouva bête de ne pas y avoir songé plus tôt. Isidore souhaitait uniquement qu'il tombe dans le piège ! Ce n'était pas très malin de sa part ; qui pouvait se laisser aller à tomber dans le piège, il était laid comme un pou — son abominable style n'arrangeant rien. Isidore devait probablement être celui qui lançait les rumeurs. Pour quelle raison ? Eddy l'ignorait. Cet imbécile prenait sans doute son pied de telle manière. Présentement, son but était de compromettre Eddy. Il voulait à coup sûr lancer la rumeur de son homosexualité, Edouard en aurait désormais presque mis sa main à couper.

Une autre question s'imposa alors à son esprit. Pourquoi diable Isidore avait-il décidé de lancer précisément ce type de rumeur ? Gêné, Eddy se redressa brusquement dans le canapé. Telle s'avérait être la véritable question. Un garçon n'en embrassait pas un autre en se disant qu'il se prendrait inévitablement un scud. Le brun avait-il percé à jour son secret ? Impossible, se dit Eddy, le cœur battant la chamade.

S'il y avait bien une chose que le jeune garçon souhaitait cacher, c'était ça. Toutes les questions qu'il évitait de se poser, il ne souhaitait nullement qu'Isidore se les pose à sa place et n'essaie d'y répondre par lui-même, sans le consentement du principal protagoniste.

Subitement décidé à endurer la colère de son frère, Eddy avait la certitude qu'il devait lui parler immédiatement. Il fallait absolument qu'il en sache un peu plus sur l'affreux personnage qu'était le brun. Alors sans plus de réflexions, il sélectionna le numéro de Vincent dans son répertoire et l'appela. La sonnerie retentit plusieurs fois et il tomba sur son répondeur. Cependant, le châtain n'était pas du genre à se décourager aussi facilement, dans de telles circonstances — il avait besoin d'être rassuré. Il appela à nouveau une fois, sans succès. Puis une troisième fois, toujours aussi vaine. Lors de sa cinquième tentative, son frère décrocha en soupirant. Eddy devina bien vite qu'il l'avait interrompu dans des activités nettement plus intéressantes.

— Qu'est-ce que t'as ducon ? Tu peux pas attendre que je rentre ? lâcha Vincent d'une voix agacée.

— C'est urgent, dit simplement Eddy avant de poursuivre. J'ai grave besoin que tu m'expliques c'qu'il s'passe ici dans la rue. Y a trop des putains de trucs bien chelous. C'est flippant.

— De quoi ? Qu'est-ce tu racontes ? T'as craqué ton string ou quoi ? J'capte que dalle. Il s'passe quoi dans la rue, balance… piaffa son frère.

— Comme d'hab'. J'vais pas t'emmerder longtemps. Dis-moi juste des trucs sur Isidore, il m'casse les couilles, répliqua le plus jeune en sachant qu'il était plus qu'inutile de se confier à Vincent, d'autant plus s'il n'avait rien compris et qu'il ne voyait pas où il voulait en venir.

— Quoi ? C'bâtard ? Vas-y quand je rentre j'te jure j'le plante ce connard... Qu'est-ce qu'il a fait ?

— Ben... Il m'emmerde... Juste il existe et ça m'saoule... J'veux aussi le faire chier et tu l'connais... grogna simplement Eddy, ne souhaitant pas s'attarder sur le fait le plus dérangeant de sa journée.

— Bah… J'sais pas… On était juste ensemble au lycée... Non mais laisse tomber, c'est juste un vieux gars sans amis. Personne peut l'encadrer parce qu'il raconte n'importe quoi et qu'il s'y croit à mort. Y a trop de gens qui l'ont marave parce que c'est trop une grande gueule. T'as qu'à lui frapper sur sa tronche aussi, comme je faisais. Comme ça, il arrêtera de trop l'ouvrir, répondit Vincent.

— Ouais... Sa famille sinon ? Tu sais des trucs sur eux ? demanda le châtain.

— Non. Puis j'm'en branle sec. Personne s'intéresse à un pauvre mec comme lui. Il a rien à dire à part de la merde, répliqua son frère.

Eddy se contenta d'hocher la tête, les lèvres pincées.

— Cimer mon frère. 'Scuse de t'avoir emmerdé.

— C'est ça ouais... soupira une nouvelle fois Vincent tout en raccrochant.

L'adolescent n'eut plus qu'à se complaire dans l'inexistence d'informations concernant Isidore et sur le fait qu'il n'était absolument pas en mesure d'appréhender les réactions et les pensées du garçon. L'aura de mystère qui l'entourait s'épaississait toujours plus. Il fallait ajouter à cela que le jeune homme était on ne peut plus imprévisible.

Eddy soupira en s'affalant encore une fois comme une loque sur le canapé. Peut-être que s'il continuait d'ignorer le brun, ce dernier le laisserait tranquille. Après tout il avait lui aussi de quoi constituer une rumeur ; le garçon l'avait bel et bien embrassé et ses potes vivant dans la rue ne mettraient jamais en cause sa parole. Néanmoins, le châtain n'était pas certain que ce genre d'histoires affecte le guignol en question.

Le châtain dégaina de nouveau son téléphone portable, les sourcils froncés. Puis, d'un geste peu sûr, il le rangea de nouveau dans sa poche. Il voulait appeler Anthony, mais il ne savait pas vraiment quoi lui dire. Lui raconter que leur voisin l'avait embrassé ? Qu'il était venu le voir en pleine nuit ? Qu'Eddy était un gros trouillard craignant les monstres sous son lit ou dans son jardin ? Ce n'étaient absolument pas de bonnes idées. Parfois, mieux valait rester seul avec ses doutes, surtout face à quelqu'un comme Anthony qui n'était sans doute pas à même d'appréhender le problème ; ce d'autant plus que — normalement — le chef c'était Eddy, pas lui. Aux yeux du châtain, ce genre de choses était significatif.

Fermant les yeux, il se prit à ruminer l'affaire tout en mordillant ses lèvres. Isidore lui faisait vraiment peur.

Son cerveau s'échauffant comme jamais, Eddy déglutit face à l'effort produit. Il resta assis jusqu'à ce que la soirée se profile doucement et que certains occupants aient rejoint sa chaumière éclairée. Cependant, ses pensées ne se couchèrent pas avec le Soleil.


Le soir, de nouveau. L'orage qui menaçait d'éclater, encore. Une sensation de déjà-vu.

Toujours accoudé à sa fenêtre, Eddy vivait de nouveau la scène de la veille, avec bien d'autres pensées supplémentaires bouillonnant à l'intérieur de son crâne. Les lèvres pincées, il se prenait à guetter la silhouette d'Isidore à travers l'impasse faiblement éclairée. L'œil vif, il ne cessait de traquer chaque ombre mouvante derrière les petits buissons. Souvent il ne s'agissait que de l'ombre des plantes en question, que le vent agitait fortement. Eddy ne voyait que dalle et rien d'étrange ne se déroulait à l'extérieur, hormis l'éclairage qui semblait diminuer à chaque instant.

Le jeune homme leva les yeux au ciel. Ce n'était plus qu'une question de minutes — voire de secondes — avant qu'une pluie diluvienne ne s'abatte sur le quartier. Il soupira, s'apprêtant à fermer la fenêtre de sa chambre. Au moment où ses bras agrippèrent fermement les battants des volets, Eddy vit nettement une silhouette avancer à pas rapides sur le trottoir. Un peu comme une hallucination, quelque chose que le châtain souhaitait voir arriver tout en sachant que ça semblait fortement improbable.

Isidore approchait sans hésitations de la dernière maison de l'impasse. Un drôle de nœud à l'estomac, Eddy en oublia de fermer sa fenêtre, quittant sa chambre d'un pas souple, silencieux et rapide. Il descendit les marches à pas de loup pour se trouver devant sa porte d'entrée. Parvenu devant elle, il la fixa d'un air hagard, ne sachant au juste ce qu'il allait découvrir de l'autre côté. Après tout, Isidore était peut-être venu pour régler ses comptes et même si Eddy n'avait pas semblé voir l'ombre d'une hache briller dans la pénombre, le brun pouvait très bien opérer avec un couteau suisse, ou un coupe-ongles. Tout était possible.

Eddy sursauta en entendant des coups frappés à sa porte. Il leva les yeux au plafond, tentant de saisir — par une grande inspiration — quelque zeste de courage. Approchant sa main de la poignée, il hésita de longues secondes avant de l'abaisser, prenant brusquement conscience qu'il fallait avant tout qu'il tourne la clef dans la serrure pour déverrouiller ladite porte. Chose qu'il fit en tremblant de plus belle.

Une fois la porte ouverte, le jeune homme tenta de prendre son air le plus sévère et fixa Isidore sans ciller, ou presque.

— Tu veux quoi encore ? T'as pas peur de réveiller mes darons ? demanda-t-il avec toute la hargne qu'il se sentait capable de manifester.

Vraisemblablement, Isidore l'avait une nouvelle fois grillé la tête hors de la fenêtre de sa chambre, comme la veille au soir.

Sans mot dire, le brun lui tendit un sac plastique qu'Eddy saisit d'un geste maladroit.

— C'est quoi ? questionna-t-il en jetant un regard perplexe à l'aîné.

Isidore haussa les épaules tout en soupirant et en levant les yeux au ciel. Puis il pivota lentement sur ses talons et s'éloigna de l'endroit. Eddy ne le remarqua même pas, tout occupé qu'il était à dénouer le sac pour jeter un regard avide de curiosité à l'intérieur. Quelle ne fut pas sa déception — fait étrange au demeurant — en constatant que l'emballage ne contenait que les vêtements qu'il avait prêté au brun dans la matinée. Effectivement, Eddy était assez stupide pour avoir espéré un instant y trouver des réponses à ses nombreuses questions.

Il leva alors la tête et ses yeux partirent à la recherche de l'autre garçon, qui quittait le jardin d'un pas tranquille.

— Eh bouffon ! T'aurais pu me rendre ça une fois propre ! s'indigna-t-il.

Isidore se tourna vers Eddy et avança de quelques pas dans sa direction.

— Tu sais, en ce vingt-et-unième siècle, plus besoin de rouler sur l'or pour se payer un lave-linge et un sèche-linge... dit-il en adressant un triste sourire au plus jeune ; un de ces sourires qui l'insultaient ouvertement sous couvert d'autre chose, plus indéfinissable — diablerie !

Eddy en eut les lèvres pincées.

— Et puis d'abord, qu'est-ce tu fous ici encore une fois, la nuit ? répliqua-t-il, cherchant plus ou moins consciemment à faire durer l'échange.

C'est que malgré tout, Edouard tenait à ses réponses. Il voulait savoir pourquoi Isidore lui tournait autour, ce qu'il cachait, mais aussi quels mauvais coups il prévoyait.

— Je suis venu te rendre tes vêtements, répondit Isidore en croisant les bras, imperturbable.

— Pourquoi maintenant, en pleine nuit ? demanda le plus jeune en fronçant les sourcils.

— Je croyais que c'était toi qui avais peur qu'on nous voie ensemble, marmonna l'aîné, un rictus grinçant au bord des lèvres.

Le châtain se contenta de marmonner un « putain, t'es con » en secouant la tête et en se détournant de ce garçon qu'il méprisait, chose qui semblait être quasiment réciproque.

— Non mais je t'ai vu à la fenêtre de ta chambre, donc je suis venu te les rendre, je savais que tu me verrais, confirma Isidore en voyant qu'Eddy s'apprêtait à rentrer chez lui.

— Disquette ! Tu m'espionnes, c'est ça ? grogna ce dernier, ravi que sa paranoïa ne le trahisse pas et que le brun lui tende le bâton pour se faire battre.

— T'es désolant... affirma Isidore en lâchant un soupir évocateur.

— C'est pas pire que d'être pédé ! railla méchamment Eddy.

— C'est sûr. Ce qui est pire, c'est d'allier les deux, hein ? chantonna le brun en s'armant d'un grand sourire qui sonnait faux.

Eddy répliqua par une étrange grimace, ne comprenant pas réellement le sens des phrases de son comparse.

— Babin, si t'as envie de te tailler tout seul. Maintenant casse-toi connard, tu saoules. finit-il par dire face à l'expression de plus en plus étrange de l'autre.

Isidore leva les yeux vers le lampadaire électrique dont la lueur vacillait de plus en plus à mesure que le vent et les lointains orages s'intensifiaient.

— Si on reste là, on va finir par se prendre un coup de jus sur la tronche, plaisanta-t-il tant bien que mal, en lançant un regard qui se voulait malicieux au plus jeune.

Les orages, Eddy n'aimait pas ça, ça lui faisait toujours un peu peur, surtout à cause des sinistres histoires que Vincent lui contait — pour le terrifier — lorsqu'ils étaient enfants et qui malheureusement, le hantaient encore.

Un éclair traversa le ciel et Eddy fit un bond, surpris. Quelques secondes plus tard, le bruit du tonnerre résonna dans l'obscurité environnante et la pluie commença elle aussi à tomber. Isidore attrapa Eddy par le bras et celui-ci se laissa traîner jusque sous le porche de l'entrée, les mettant à l'abri.

— Fait pas chaud, l'air de rien, dit le brun pour rompre le silence, après de longues minutes pendant lesquelles tous deux observaient le paysage nocturne.

— Ouais, j'vais rentrer chez oim, répliqua Eddy en posant sa main sur la poignée de la porte, jetant un dernier coup d'œil à l'impasse.

— D'accord. Bonne nuit, alors, répondit Isidore en rabattant la capuche de son vieil anorak sur sa tête.

Eddy soupira fortement en contemplant l'horrible capuche dont le brun s'appliquait consciencieusement à tirer les ficelles pour les nouer sous son cou.

— Arrête ça, c'est grave ridicule, clama Eddy, implacable.

— C'est pour ne pas tomber malade, expliqua l'aîné, soucieux.

— T'as qu'à courir aussi. T'habites à dix mètres ! s'exclama le châtain, perplexe.

— On sait jamais, affirma Isidore, sûr de lui.

— Sérieux vieux, c'est super moche, j'ai honte pour toi là, dit Eddy en lâchant la poignée de la porte.

Isidore ne répliqua pas. Il se contenta de jeter à Eddy un regard noir que ce dernier ne perçut pas, nuit aidant. Puis le brun s'aventura sous la pluie sans autre forme de procès.

Eddy le vit quitter les lieux et s'éloigner dans la pénombre. Il fronça les sourcils en constatant que le jeune homme ne semblait pas décidé à rentrer chez lui. Ne distinguant plus aucune silhouette, le châtain avança quelque peu sous la pluie désormais diluvienne. Impossible d'y voir quoique ce soit, la lueur des lampadaires se faisant mince sous les assauts de la nature. Fort heureusement pour Eddy, un éclair transperça le ciel à l'instant précis et en l'espace de quelques millièmes de secondes, il put voir Isidore tourner au coin de la rue.

Sans hésiter et au pas de course, Eddy se lança à sa poursuite. Il le rattrapa facilement.

— Tu fous quoi là ? cria-t-il à l'attention de l'aîné.

— Je me promène, ça ne se voit pas ? Pourquoi tu me suis ? répliqua Isidore en se retournant.

— T'as pas l'impression que c'est pas trop le moment ? Je te suis parce que t'es louche, rétorqua Eddy en frissonnant — puisqu'il était désormais trempé jusqu'aux os.

Le brun sembla hausser les épaules et le plus jeune secoua la tête, atterré.

— Allez, viens... On va pécho la crève si on reste là, dit simplement le plus jeune après un moment d'observation mutuelle d'une complexité rare pour ses deux protagonistes.

Eddy saisit Isidore — qui visiblement comptait faire la statue un bon moment encore — à contrecœur par la manche de son atroce anorak. Cette fois, ce fut lui qui le traîna jusque chez lui. Il ouvrit la porte d'entrée et glissa quelques mots au brun avant de la refermer.

— Attends-moi ici, je grouille.

Une fois la porte refermée sur Isidore, le châtain ôta ses vêtements trempés, les emporta dans la salle de bain, et en profita pour se sécher. Puis il se rendit compte qu'il avait éparpillé des gouttes d'eau un peu partout et il nettoya sans un bruit tout ce qu'il avait sali ; prenant bien soin — avant tout — de vérifier que personne ne pouvait rendre compte de ses activités nocturnes du moment, à savoir faire le ménage totalement nu. Grimpant à l'étage une fois le labeur accompli, il s'habilla de vêtements propres et secs avec satisfaction.

Eddy s'assit un instant sur son lit, faisant craquer les os de sa nuque. Il se rendit alors compte que ça devait faire au moins vingt minutes qu'il avait laissé Isidore devant la porte d'entrée. Il se releva d'un bond, se demandant si le brun l'attendait encore. Il récupéra une serviette propre et le sac de vêtements que le brun lui avait rendu un peu plus tôt.

Il soupira — de soulagement, fait étrange — en constatant qu'Isidore était toujours sous le porche, ringard à souhait dans son vieil anorak trop large.

— Tiens ! Fais comme hier et frappe à la porte quand t'as fini, lui ordonna Eddy en tendant le sac et la serviette.

— Pourquoi ? questionna le brun, étonné.

— Euh... fit simplement Eddy, penaud.

C'était une bonne question. Pourquoi Edouard s'acharnait-il à inviter ce truand chez lui ? Il n'en avait pourtant pas la moindre envie. Ou plutôt si. Il voulait savoir ce que fichait Isidore. Pourquoi il ne rentrait pas chez lui et allait faire des promenades par des temps pareils. Oh, Eddy avait bel et bien une foule de questions à lui poser. La curiosité qui germait en lui depuis la veille ne cessait de croître, lui qui jusqu'à présent avait été une des créatures les plus aveugles et bornées qui soient.

— Bon, c'est pas grave. Rentre le temps que je me change, répliqua Isidore en voyant que la réponse ne viendrait pas et, dans un acte extrême de miséricorde, accordant un certain bénéfice du doute au châtain.

Eddy se sentait inquiet. Les orages, Isidore, les rumeurs et secrets inavoués, ses parents qui à tout instant pouvaient surgir et le trouver en compagnie de cette fréquentation peu recommandable. Il y avait bien des choses qui gênaient Eddy.

De petits coups à la porte le sortirent de ses pensées. La nuit de la veille semblait se rejouer au plus grand regret d'Eddy, qui sentait l'agacement pointer à mesure qu'il réfléchissait à tout ce qui s'était passé entre temps. Il avait celle sale sensation de tomber dans un traquenard.

— On fait quoi, du coup ? demanda Isidore, tentant de ne pas faire de bruit avec le sac plastique contenant son cher anorak — qui ne protégeait pas si bien que ça d'une telle averse —, ainsi que ses vêtements trempés.

Eddy soupira. Bonne question, encore une fois.

— Pas d'bruit pour commencer. Tu m'suis en fermant ta putain de gueule et ça ira, chuchota-t-il d'un air boudeur que l'aîné ne voyait même pas.

Isidore ne dit rien et Eddy l'entraîna à sa suite dans un silence absolu. Là encore, la tournure événementielle semblable à celle de la veille l'agaçait prodigieusement. Il ne tenait pas vraiment à ce que le brun reste toute la nuit dans sa chambre. N'ayant pas encore eu l'occasion de vérifier, il était en droit d'émettre l'hypothèse selon laquelle Isidore commettait des larcins pendant son sommeil.

Une fois parvenu dans la pièce, Eddy alluma sa lampe de chevet et constata — non sans s'énerver un peu plus — qu'il avait omis de fermer la fenêtre de sa chambre. Tout ça à cause de l'imbécile qui restait debout dans son dos à ricaner grassement de son ânerie. Il fallait avouer que de l'eau, pas mal d'eau, formait une charmante flaque des pieds de la fenêtre jusqu'au milieu de la chambre.

D'un pas précipité, mais aussi destiné à éviter de passer ses nerfs sur Isidore, le jeune homme se dirigea vers ladite fenêtre et la referma non sans faire sentir — à travers ses gestes — qu'il était d'humeur massacrante.

— Bouge pas. J'vais chercher de quoi nettoyer ça, dit-il à son invité d'une voix légèrement agressive.

Quand Eddy revint, quelques minutes plus tard, Isidore s'était contenté de s'asseoir sur le lit. Il avait probablement fourré son gros et affreux nez tordu — par les bons soins du plus jeune — partout. Le châtain préféra ne pas s'en préoccuper pour le moment.

Durant tout le temps de son nettoyage, le brun se contenta de l'observer d'un air vaguement intéressé par ce qu'il faisait, préférant lorgner sur la chambre admirablement bien tenue de son si charmant — ou pas — hôte. Encore une fois, ça ne contribuait pas à calmer Eddy, qui se refusait pourtant à bâcler sa tâche. Seule la fatigue l'empêchait de pester bruyamment contre son comparse.

Sans lésiner un instant sur les soupirs, Eddy vint à bout de la flaque d'eau et descendit ranger le matériel, non sans jeter moult regards méfiants en direction du brun. Lorsqu'il revint dans sa chambre, Isidore était debout et semblait chercher quelque chose sur son bureau.

— Qu'est-ce tu fous, blaireau ? demanda-t-il à l'aîné en fronçant les sourcils.

— Je cherche du papier et des crayons pour faire des dessins — faut bien s'occuper —, répondit Isidore, le plus naturellement du monde.

— Okay. Prends-moi pas pour un con, trouduc, pesta Eddy, se faisant violence pour modérer le ton de sa voix ; la peur au ventre à l'idée que ses parents se réveillent et viennent faire un tour dans sa chambre.

— Je suis sérieux. Tiens, là, voilà ce que je cherche, chuchota le brun en se servant de feuilles blanches, d'un stylo et d'un manuel de géographie.

Puis il s'installa sur le lit, en tailleur. Posant ses quelques feuilles sur le manuel lui servant d'appui, il s'appliqua à dessiner Eddy-ne-savait-quoi sur le papier. La langue dehors, il avait l'air concentré.

Edouard sentit un ricanement — mélange de nerfs qui lâchent et de désespoir — s'échapper hors de son corps. Ce mec face à lui était tout simplement incroyable. Il se posait là et ne trouvait rien de mieux à faire que de lui chourer des feuilles pour dessiner. Le tout avec sa sale langue de vipère qui pendouillait.

Malgré tout curieux, Eddy s'approcha prudemment de lui et jeta un regard ahuri aux gribouillis du brun.

— Bordel ! C'est trop cheum ! Mais tu sais même pas dessiner ! s'exclama-t-il le plus bas qu'il pu, en arrachant presque des mains d'Isidore la feuille qu'il tenait.

— Et d'abord, c'est quoi ça ? Un nuage ? Une mare de boue ? poursuivit-il en tournant la feuille dans tous les sens, jetant des regards effarés à Isidore.

— Un lama... J'aime bien dessiner des animaux, répliqua ce dernier, visiblement vexé.

— C'est quoi ce truc ? On dirait pas une bête ton machin. C'est comme les gribouillages des gamins : t'es trop naze en dessin, marmonna Eddy en hochant la tête, signe qu'il s'agissait d'une évidence imparable.

— Un lama, c'est un peu un genre de chameau croisé avec un mouton. Rends-moi mon dessin maintenant. Tu n'as visiblement aucune notion artistique, affirma Isidore en tapotant légèrement avec son stylo sur le paquet de feuilles qu'il tenait.

— Un chameau, ça ? demanda Eddy — confus — en pointant l'œuvre du doigt.

— Un lama ! insista Isidore en secouant la tête.

— C'est pareil, ça y ressemble pas dans tous les cas ! ronchonna le châtain en levant les yeux au ciel.

— Non, mais ça n'a strictement rien à voir ! marmonna le brun en appuyant sur chacun de ses mots.

— On s'en branle ! chuchota Eddy en balançant la feuille au visage d'Isidore. Toute façon, je vois même pas pourquoi on parle de conneries comme ça alors qu'on a plein de conversations importantes à avoir !

— Tu dis ça parce que tu serais pas capable de faire mieux... grommela l'aîné en se replongeant dans le griffonnage de son lama.

— Rah le bail à la con ! Mais t'es grave un gamin ma parole ! s'étonna Edouard.

Isidore ne répliqua guère et prit un air extrêmement sérieux. Armé d'un des stylos favoris d'Eddy, il faisait comme si de rien était. Il dessinait, imperturbable ; ignorant royalement son hôte.

— Disquette ! Le cevi ! Si tu l'prends comme ça, aboule une feuille. J'vais te montrer c'que c'est qu'un vrai dessin, persifla Eddy en prenant deux trois éléments sur son bureau et en venant s'installer lui aussi sur son lit.

Le brun lui tendit une feuille que le châtain posa soigneusement à plat sur son manuel d'histoire. Il s'appliqua alors à dessiner lui aussi ce qu'il imaginait être un lama. Peu à peu, Isidore tourna la tête vers lui, cherchant à observer le résultat.

Un éclair plus lumineux que les autres, suivi de très peu par un coup de tonnerre assourdissant firent sursauter Eddy. Il prêta alors attention à son invité, qui lorgnait sans discrétion sur sa feuille.

— T'as un problème ? le questionna-t-il.

— Fais voir, dit Isidore, sans plus de cérémonies.

Edouard lui tendit son dessin inachevé sans un mot. Le brun se pencha dessus, se mit à pouffer et balança sa sentence.

— Tu crois qu'il suffit de traits, de ronds et de crayons de couleurs pour savoir dessiner ? Franchement, tu manques d'ambition, de vision !

— Au moins, c'est plus beau que ta merde, et on voit que c'est un lama, affirma Eddy, sérieux.

— Non, on dirait un âne, répliqua Isidore en secouant la tête.

— Va te faire foutre, marmonna le plus jeune en récupérant toutes les feuilles, tous les stylos et crayons ainsi que tous les manuels pour aller les déposer sur son bureau. Maintenant on arrête de jouer ! Faut qu'on...

Un éclair l'interrompit, un coup de tonnerre l'assourdit et son petit monde se trouva tout aussi brusquement que la veille plongé dans les ténèbres les plus complètes.

— C'est marrant, ça fait comme hier ! chuchota Isidore en riant doucement.

— C'est pas drôle du tout… ronchonna Eddy, flippé.

Incapable de faire le moindre mouvement, le châtain ne cessait d'imaginer des monstres mouvants, des créatures infernales venant lui grignoter les pieds. Puis Isidore qui était là, qui peut-être allait vraiment en profiter pour lui faire du mal, cette fois. Tentant de se contrôler le plus possible, Eddy amorça des gestes lents et mesurés pour atteindre un coin de son lit proche d'un mur. Un autre éclair le fit sursauter mais lui permis de constater que le brun n'avait pas bougé d'un poil, se contentant d'observer la fenêtre comme s'il attendait d'apercevoir quelque chose.

Tâtant de ses mains sa table de chevet, le plus jeune mit les doigts sur son téléphone portable ; ce qui lui permit d'éclairer la pièce. Un peu moins apeuré, il alla alors s'installer là où il se sentait en sécurité.

— T'es quand même un sacré froussard ! ricana Isidore.

— Casse-toi ! balança Eddy, vexé.

Le brun gloussa encore. Exaspéré, son hôte rangea son téléphone dans sa poche, songeant qu'il ferait mieux d'économiser la batterie car il ne savait pas ce que la nuit lui réservait, d'autant plus en si pitoyable compagnie. Vraiment, les situations les plus étranges s'enchaînaient, et il semblait qu'il n'y soit pas pour rien, lui non plus — personne ne l'avait contraint à convier son voisin, ce soir-ci !

— Tu veux que je te console encore une fois ? demanda Isidore, hilare.

— Sors de chez-moi, baragouina Eddy, mal à l'aise et vexé par les moqueries de l'aîné.

Attentif au moindre bruit, le plus jeune se braqua en sentant le brun approcher de lui.

— Dégage, murmura-t-il rapidement.

— T'es gêné ? demanda Isidore d'une voix basse.

— J'ai pas envie que tu t'approches de moi, répliqua Eddy en s'éloignant quelque peu, se calant tout contre le mur, comme s'il essayait de s'enfoncer dedans.

— Parce que je t'ai embrassé tout à l'heure ? soupçonna le brun, immobile.

— Ouais, entre autres, lui certifia son hôte en fronçant les sourcils, chose dont l'aîné ne pouvait pas réellement se rendre compte.

Dehors, le bruit de la forte pluie résonnait jusqu'à leurs oreilles, tandis qu'à l'intérieur de la pièce, un silence lourd s'installait.

— Je suis désolé. Je pensais que je pouvais, chuchota Isidore au bout de longues minutes, pendant lesquelles l'un comme l'autre s'étaient sentis de plus en plus tendus.

— Putain mais ça va pas ! T'as cru t'étais mon genre ? Mais quelle horreur ! pesta Eddy, choqué — voire outré ou offusqué — et offensé que le brun ait pu penser qu'il ne serait pas gêné à l'idée que ce zouave l'embrasse.

La chambre replongea dans le silence.

— Tu pleures ? demanda le châtain après quelques instants, sentant un léger cas de conscience l'envahir.

— Non, répondit Isidore d'une voix calme.

— T'as envie de pleurer ?

— T'es con, affirma l'aîné, tout aussi posément.

— Si j'veux, j'peux tout balancer. T'auras encore plus la honte, dit le plus jeune dans un chuchotement hargneux.

— Si ça t'amuse... murmura le brun.

Se sentant stupide au possible, Eddy la boucla pendant un moment.

— Suis gavé. Ai envie de pioncer, bailla-t-il plus tard, dans une volonté de faire passer la puérilité de ce qu'il avait pu dire auparavant.

Tâtonnant, il se glissa sous les couvertures sans enlever ses vêtements de trop, de crainte qu'Isidore ne l'observe — il avait toujours eu la désagréable sensation comme quoi il était le seul à ne rien voir dans l'obscurité. Il mit un certain temps à y parvenir, s'aidant des éclairs qui illuminaient la pièce pour esquiver le brun de loin.

— Je vais peut-être rentrer chez-moi, dans ce cas, dit Isidore.

— Ouais, répondit Eddy en étouffant un bâillement.

Cependant, Isidore ne bougea pas, ce qui agaça le plus jeune.

— Tu t'barres, oui ? Tu connais le chemin je crois, râla-t-il, déjà à moitié endormi.

Le brun remua enfin, se levant doucement, un soupir aux lèvres. Un nouvel éclair fit encore sursauter Eddy. De l'autre côté de la pièce, un grincement se fit entendre.

— Hey, je crois qu'il y a quelqu'un debout chez-toi, souffla Isidore en s'éloignant de la porte de la chambre, qu'il venait pourtant d'atteindre.

— Merde ! Viens par ici. Va sous le lit. J'crois que c'est mon frère et si c'est lui il va venir ici. Grouille ! marmonna précipitamment le plus jeune, la peur au ventre.

Tant bien que mal, Isidore fit ce que lui demandait Eddy. Une tripotée de secondes plus tard, on frappait de discrets coups à la porte et sans attendre, on entrait.

— Je t'entends faire du bruit. Tu dors toujours pas ? demanda bêtement Vincent en éclairant le visage d'Eddy avec son propre téléphone portable.

— Pas encore. J'étais au téléphone avec Anthony, mentit son petit frère, un énorme nœud à l'estomac. Pourquoi tu rentres maintenant ? poursuivit-il tandis que Vincent s'approchait un peu plus et venait s'asseoir sur son lit.

— Une prise de tête avec ma meuf. Eh putain, t'as vu le temps de dégueulasse ? On voyait que dalle sur la route ! C'est la galère en plus, y a plus de courant à la maison. Je voulais me prendre une douche, mais là, ça va pas être possible, débita Vincent.

— Ah... ben moi, j'veux pioncer, avoua malhabilement Edouard.

— Tu fais ta poule ? Dis moi plutôt pourquoi tu m'as appelé à propos de l'autre con, déclama son grand frère.

Eddy se sentit d'autant plus mal. Son nœud à l'estomac s'intensifia. Du nombril, il lui remontait jusqu'à la gorge et lui descendait jusqu'aux couilles. Il imaginait sans peines Isidore attentif à tout ce qu'ils pourraient dire et souhaiter régler ses comptes après coup.

— C'est rien. Je l'ai juste croisé, répondit le plus jeune, tentant d'avoir l'air sûr de lui.

— Il a ouvert sa grande gueule je parie.

— Euh... ouais, un peu, certifia Eddy, gêné.

— Faut pas que t'hésites à la lui fermer la prochaine fois. C'est une tapette. Quand j'étais au lycée, en sport, on se foutait tous de sa gueule, c'était une brêle ! dit Vincent en éclatant de rire.

— Ouais... j'y penserais... marmonna Eddy, d'autant plus mal à l'aise.

— Bon, t'as l'air mort. Je vais te laisser dormir, fit Vincent en tapant sur l'épaule de son frère et en se levant.

— Mmh... se contenta de répondre le plus jeune, attendant que son frère quitte la chambre et referme la porte.

Quelques secondes plus tard, Eddy attrapa son téléphone portable et se leva, se mettant à plat par terre pour s'adresser au brun, soigneusement caché sous son lit.

— Eh, c'est bon, tu peux sortir maintenant ! dit-il en l'éclairant à l'aide du téléphone, songeant qu'à la place d'Isidore, il n'aurait personnellement jamais pu se cacher sous un lit — l'effet des monstres, encore — ni dans un placard, réflexion faite.

L'invité bougea doucement, rampant tranquillement pour se dégager de sa cachette. Eddy se sentit vraiment stupide. Il avait toujours l'impression d'être dans une de ces séries à la con. Il fallait dire que depuis la veille, les faits les plus étranges qui soient s'étaient enchaînés. Le châtain n'était pas à l'aise avec toute cette bizarrerie. Ce genre de choses n'arrivait pas à des gens normaux, ni à des gens anormaux. C'était le genre de bêtises qu'on ne faisait pas. Quoique dans le fond, savait-on réellement ce qui se passait chez les autres ? Aux vues des évènements et des bruits qui couraient, Eddy avait plutôt tendance à penser que tous les gens — ou presque — étaient ravagés, dans le secteur.

— C'est pas si propre que ça finalement, chez-toi. J'ai trouvé un mouton sous ton lit, marmonna Isidore une fois sorti de sa cachette, sans regarder Eddy dans les yeux.

— Désolé pour mon frère, des fois il est con, reconnut le plus jeune.

— T'en fais pas, je connais le personnage, et puis… j'ai cru comprendre que c'était de famille, non ? répliqua le brun en se levant, son acolyte en faisant de même.

Ce dernier secoua la tête, tout en coupant la lumière de son téléphone.

— On fait quoi maintenant, du coup ? demanda Isidore un instant plus tard, en se tournant vers Eddy.

— Sais pas, répondit le châtain, traînant encore sa boule d'angoisse dans la gorge.

Le téléphone de nouveau dans la poche d'Eddy, seuls les éclairs leur permettaient de voir correctement.

Isidore posa à nouveau ses fesses sur le lit, suivi de près par son hôte qui n'avait plus l'air de savoir comment agir. Pendant quelques minutes, ils écoutèrent la pluie, pensifs. Puis le brun se décida à briser le silence.

— J'ai l'impression de pouvoir entendre ton cœur battre. T'as un problème ? C'est moi ?

Eddy ne répondit pas. Pour avoir un problème, ça, il sentait bien qu'effectivement, il en avait un. Perdu, tel était le mot. Terrorisé, aussi. Eddy se sentait perdu et avait peur. Toute cette situation l'effrayait au plus haut point, le paniquait, le désappointait. Il ne savait plus réellement ce qu'il voulait, ou du moins ne parvenait plus à lier qui il était vraiment, qui il était aux yeux des autres et qui il voulait être. Il ne savait même plus si le verbe à employer était bien vouloir et non devoir. Trop d'émotions et d'évènements le submergeaient. Il ne savait plus où donner de la tête. Il voulait y voir clair, et à ses yeux il devait avant tout voir clair dans le jeu des autres pour être en mesure de voir clair dans son propre jeu. Les rumeurs, les « qu'en dira-t-on ? » et autres histoires de coin de rue, il tenait à les vérifier. Sa vie s'était trop longtemps basée là dessus. Sur les autres, leurs opinions, ce qu'il fallait faire. C'était important, c'était primordial.

Maintenant, qu'apprenait-il ? Que ce qu'il pensait des autres était basé sur des sornettes dont ils n'avaient même pas vent dans la plupart des cas ! Les autres étaient-ils des gens aussi droits que lui et dans ce cas, on ne faisait que médire sur leurs dos ? Eddy eut une brève pensée pour ses voisins soit disant sadomasochistes qui, peut-être, ne l'étaient pas du tout, probablement qu'ils n'en savaient rien et certainement qu'ils prenaient pour de l'honnêteté l'attitude hypocrite des gens à leur égard. Ils ne savaient sans doute pas que tout le monde se fichait d'eux dans leur dos.

Puis même si ça s'avérait être la vérité. Qui était cette mauvaise langue qui avait osé déballer l'intimité de ces gens ? Soupirant, Eddy se rendit compte à quel point Anthony pouvait avoir raison. Il comprit pourquoi il avait eu l'air tellement préoccupé l'autre jour. Il comprit aussi à quel point l'inverse pouvait se valoir elle aussi. Peut-être qu'on racontait n'importe quoi sur lui. Peut-être la vérité, aussi. Dans tous les cas, il avait l'air d'autant plus stupide à s'efforcer d'agir le plus normalement possible, puisque dans le fond, tous étaient des mauvaises langues. Tout le monde inventait des histoires, tout le monde en colportait, tout le monde fouinait pour deviner de sombres — ou moins sombres — secrets. Chacun y allait de sa patte, ajoutant son grain de sel à la mixture. Le tout dans des manœuvres plus ou moins subtiles où chacun finissait par se trouver à la fois bourreau et victime.

Comme dans un jeu de piste géant, Eddy se posait la question de savoir qui était vraiment qui, au-delà des apparences et au-delà de ce que l'on pouvait dire et entendre. Il sentit simplement qu'il en avait besoin, ne serait-ce que pour trouver sa vraie place et être moins bêtement naïf qu'il ne l'avait été jusqu'alors ; ça ne lui disait plus rien d'être mené en bateau par tout le monde et d'être le roi des cons. Il voulait bien être con, mais il voulait en avoir conscience et être capable de l'être moins quand il le faudrait.

Et cet abruti d'Isidore qui éludait toutes ses questions…

Une main se posa sur son épaule, et le jeune homme tourna la tête vers le brun, le distinguant à peine dans la pénombre. Eddy savait qu'il comprenait bien plus de choses que lui. Il aurait aimé qu'il l'éclaire, seulement le jeune homme ne semblait pas avoir particulièrement envie de l'aider à élucider le mystère.

— Tu vas bien ? T'as l'air d'angoisser... dit Isidore, ôtant sa main de l'épaule du plus jeune maintenant qu'il avait obtenu son attention.

La respiration lourde, Eddy se contenta d'entortiller un bout de son couvre-lit entre ses doigts, le stress et la peur le rongeant.

— Hey ! fit le brun en le secouant légèrement.

— C'est rien. Juste... suis perdu, marmonna Eddy en passant une main maladroite dans ses cheveux.

— C'est à cause de moi ? demanda Isidore, étonné.

— C'est tout ça. Tout ce qui arrive, répondit Eddy, mentalement surmené.

L'aîné mit sa main sur le dos du plus jeune en appliquant un mouvement qui se voulait rassurant.

— Pourquoi tu m'pelotes ? Tu me kiffes vraiment ? reprit le châtain en soupirant, plus largué que jamais.

— C'est un geste de réconfort, répliqua sèchement le brun, cessant toute action.

Edouard ne dit plus rien. Alors Isidore reprit lentement son geste de réconfort. Eddy soupira de nouveau et en réponse, la main de son invité remonta sur sa nuque et lui ébouriffa les cheveux.

— Arrête de me décoiffer, ronchonna son hôte, en esquivant la main d'un mouvement de tête, de plus en plus mal à l'aise.

Ricanant et moqueur, Isidore laissa glisser sa main sur la joue du châtain.

— Putain ! T'es ouf ! râla Eddy en sursautant, dégageant brusquement la main d'Isidore.

Il se tut, de peur d'avoir fait trop de bruit. Cependant, rien ne vint les troubler dans la chaleur tendue de la pièce, et il se sentit malgré tout un peu plus soulagé.

— T'as la peau douce, chantonna doucement Isidore.

— Ta gueule, bouffon, répliqua le châtain, outré.

— Et tu es si gentil, si aimant, poursuivit le brun, amusé.

— Tu recommences à me foutre le seum, souffla Eddy, saturé.

Puis il mit un coup de coude à son invité, juste pour faire taire ses gloussements agaçants.

— Aïe ! fit ce dernier en massant ses côtes endolories.

Le silence qui s'ensuivit ne dura pas assez longtemps pour que le plus jeune retourne s'enfermer dans ses pensées.

— T'as peur, affirma Isidore.

— C'est pas vrai, marmonna Eddy en fronçant les sourcils.

— C'était pas une phrase qui nécessitait une réponse de ta part, répliqua le brun. Je sais que t'as peur et moi aussi j'ai peur. C'est normal.

— J'ai pas peur et de toutes façons tu comprends que dalle, grommela Eddy, de mauvaise foi.

De quoi pouvait-il bien avoir peur ? C'était lui, le psychopathe, dans l'histoire.

— C'est moi qui te fais peur, là. Si ça peut te rassurer, je me fais peur aussi, chuchota l'aîné.

— Ben ça m'rassure pas, dit le plus jeune, nageant dans l'incompréhension la plus complète.

Isidore sembla réfléchir un moment, pendant lequel Edouard attendit, se doutant bien que la suite n'allait pas spécialement lui plaire.

— Qu'est-ce qui te fais le plus peur : ce qu'il y a dans ta tête, ou bien moi ? demanda-t-il après mûre réflexion — essayant de formuler une phrase simple, car il avait bien compris à qui il s'adressait.

— Euh... toi... y a carrément pas photo, t'as vu ce que tu fais ? s'étonna Eddy.

Il sentit le brun remuer et son malaise s'intensifia. Il y ajoutait désormais un fort sentiment de culpabilité. Isidore était étrange, c'était la vérité, mais lui aussi. Il ne valait pas mieux — ni moins —, même s'il prétendait le contraire.

— Tu fous quoi ? questionna-t-il brusquement à Isidore, qui s'était levé et qui gigotait dans tous les sens.

— Je te rends tes beaux petits vêtements et je remets mes sapes de bouseux. Je pars, et c'est la fin de l'histoire. Comme ça t'auras plus à avoir affaire au chelou de service, tu seras content.

Eddy sentit nettement l'amertume dans la voix du brun, et sa culpabilité doubla.

— Arrête, fais pas ton chouineur. J'suis désolé, j'voulais pas t'vexer, marmonna le châtain.

— Non, c'est moi qui suis désolé. Je me sens plus que con. Tu peux pas comprendre, visiblement, affirma Isidore, la voix éraillée.

Plus coupable et paumé que jamais, Eddy se leva, cherchant l'aîné dans la chambre obscure en se fiant à son ouïe plus qu'aux éclairs ; qui s'espaçaient tellement qu'il lui aurait fallu plusieurs minutes pour repérer le garçon — s'il avait attendu d'en voir un pour agir.

— Déconnes pas, chuchota-t-il bêtement en s'approchant d'Isidore d'une façon qui portait à croire que le brun était une créature particulièrement dangereuse.

— Ah ! couina l'aîné, surpris, en sentant une des mains du châtain lui prendre le bras.

Edouard le relâcha immédiatement.

— Qu'est-ce que tu fiches ? demanda Isidore à Eddy, tout en lui jetant dessus le teeshirt que lui avait prêté son hôte, histoire qu'il le laisse tranquille.

— Bouge plus ! grogna Eddy, saisissant le brun — qui ne cessait de gesticuler — par ses deux bras, et le secouant.

— Fiche-moi la paix ! Sinon je hurle ! pouffa Isidore, vexé de ne pas parvenir à fuir l'emprise du plus jeune.

— Fais ça et j'balance ta tronche de connard par la fenêtre ! marmonna le châtain en libérant néanmoins Isidore.

Un ange passa.

— Faut savoir ce que tu veux à la fin... je pars ou pas ? Tu me détestes, ou il y a autre chose ? demanda finalement l'aîné après avoir pris quelques distances.

Eddy soupira, se sentant réellement stupide. Dans sa tête — tout comme au sein de sa chambre —, il avait la nette impression que tout s'emmêlait, que tout se nouait et se dénouait étrangement. Il chercha de nouveau à rejoindre son lit, plus perplexe que jamais. Pour sûr, la présence d'Isidore le perturbait bien plus qu'il n'aurait souhaité l'avouer. Eddy ne savait plus du tout où il en était. Peut-être qu'il y avait bien des choses qu'il avait reniées trop longtemps. Après tout, il devenait un adulte et l'heure était probablement venue où il devait impérativement faire face à ses démons. Ouais, mais : il en avait une trouille bleue, là aussi.

— Reste, murmura-t-il finalement, en ayant l'affreuse sensation de sceller son destin : assurément tragique, puisqu'il s'éloignait de la voie qu'il avait prévue de suivre pour rester un mec « normal sous tous rapports ».

La peur au ventre et son nœud à l'estomac plus gros que jamais, Eddy attendait le verdict d'Isidore ; encore une moquerie, sans doute.

— D'accord, chuchota simplement le brun, tout en venant s'installer tranquillement sur le coin de lit qu'il occupait auparavant.

Un silence s'instaura une nouvelle fois entre eux.

— On fait quoi du coup ? questionna-t-il ensuite, tandis que le châtain s'était encore paumé dans ses méditations.

— J'suis mort moi. Faut vraiment que j'pionce, gémit Eddy, s'allongeant paresseusement sur son lit.

— Tu veux bien me prêter un petit coin de lit alors ? Pas que ça m'emmerde de dormir par terre comme hier, mais c'est un peu le meilleur moyen de se retrouver avec un… membre en moins, dit Isidore en ricanant bêtement.

Son hôte soupira, encore. S'appliquant à détacher consciencieusement les draps et couvertures de son lit, il s'y glissa bien au chaud, puis répondit à son invité.

— Si tu veux, mais reste loin, dit-il. Très loin, grommela-t-il encore dans sa barbe.

— Je te remercie, gentil petit Edouard, murmura le brun de sa désormais — coutumière — intonation chantonnante.

Un grognement lui répondit, puis Eddy se retourna, pour se retrouver dos au loustic.

Tentant de faire abstraction de la présence perturbante du brun, le plus jeune se concentra uniquement sur sa respiration — qu'il tentait de réguler —, et à mesure qu'il y parvenait, ses pensées dérivèrent. Les yeux fermés, Eddy se sentait paisiblement partir vers le joyeux — ou pas — pays des rêves.

— Tu dors ?

Eddy soupira, tiré de sa torpeur.

— Ah, non, tu dors pas, répondit Isidore avec un petit rire.

— J'essaie, assura sévèrement le châtain.

Le brun ne commenta pas et le temps passa. Les minutes défilèrent et Eddy sentit de nouveau son esprit partir vers des terres plus ou moins inconnues.

— Et maintenant, tu dors ? redemanda Isidore.

Eddy ne réagit pas, se contentant de froncer les sourcils en désapprouvant la puérilité — pire encore que celle de son petit cousin — de son invité.

Il sentit alors le brun se rapprocher de lui. S'efforçant de ne pas paniquer, ne pas trembler ni contracter tous ses muscles, le plus jeune se concentra sur la régulation de sa respiration qui avait trop tendance à s'emballer. Se préparant mentalement au choc, Eddy ne sursauta même pas lorsqu'une main d'Isidore effleura son dos. Néanmoins paralysé par la sensation de la main de l'aîné sur lui, le châtain sentit une bouffée de colère l'envahir.

Alors comme ça, cette saleté de pouilleux voulait abuser de lui pendant son sommeil ! Cette crapule trouvait le moyen de s'incruster chez lui pour commettre ce genre de méfaits, venait l'air de rien s'incruster dans son lit — fait ô combien étrange — pour ça. Il n'allait pas tarder à voir de quel bois lui, Edouard, se chauffait. Il allait lui ratatiner la face à coups de poings dans sa vilaine tronche de vicieux.

— Hey, réveille-toi... murmura simplement Isidore en exerçant diverses pressions sur le dos du plus jeune.

Eddy soupira encore et se tourna vers le brun — restant à bonne distance —, voyant ses folles hypothèses partir en fumée.

— Quoi encore ? J'suis crevé moi ! Alors sauf si c'est pour balancer tout, laisse moi tranquille, ronchonna-t-il, épuisé.

— J'arrive pas à dormir. Tu veux bien qu'on parle ? Je peux te raconter les histoires des lamas célèbres depuis la nuit des temps ! Tu veux ? demanda le brun.

— Tu te fous vraiment de ma gueule ! Arrête tes conneries et sois raisonnable, pour une fois, grommela Eddy, interrompant son bâillement.

Il avait l'impression de s'exprimer comme ses parents.

— J'arrive franchement pas à fermer les yeux, dit sérieusement Isidore en se tournant vers son hôte.

— Mais je m'en cogne ! répliqua l'hôte en question, désespéré.

— Je me sens pas très bien.

— Ouais, bah moi non plus, râla Eddy.

— Tu veux en parler ? questionna Isidore.

Eddy ne répondit pas. Les lèvres pincées, il tentait de refouler ses sentiments quant à ce qu'il vivait. Si Isidore se sentait lui aussi mal dans cette situation, c'était bel et bien parce qu'elle n'avait rien de normal ; même pour un excentrique à la con comme lui. De plus, ça signifiait qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il faisait lui non plus. La situation était débile, tout était ridicule.

— Non, t'es pas normal comme truc, dit-il enfin, avec maladresse.

Le brun se contenta de remuer et Eddy sentit leur gêne commune s'entrechoquer. Assommé par sa rude journée, il tenta vainement de retenir un nouveau bâillement ; ce qui fit glousser son invité avant qu'il ne prenne la parole.

— Et bien, le truc, comme tu dis, il t'aime bien, et il aimerait savoir si ça te dérange par rapport à toi, ou par rapport aux autres ; parce que les autres tu peux choisir d'en avoir rien à faire et de ne rien dire, si toi, t'as envie… expliqua Isidore.

— Pas compris, marmonna Eddy, clignant bêtement des yeux.

— C'est pas grave. J'ai voulu faire simple et tu captes pas, alors différemment tu risques encore moins de comprendre, soupira Isidore.

— T'es relou, répliqua le châtain.

— Oui, je sais.

— Pour la peine je vais dormir, bougonna Eddy.

— C'est ça, fais ton gamin, petit Edouard, ricana l'aîné.

C'était ironique, dénué de la moindre joie.

Le silence s'installa de nouveau. Pas pour longtemps, cependant, puisque l'un comme l'autre ne cessaient de gigoter.

— Fait chaud. Vais ouvrir la fenêtre, j'crois qu'il pleut plus, déclara Eddy, mal à l'aise, en quittant son lit à tâtons ; faisant divers détours pour ne pas approcher le brun.

La fenêtre ouverte, il s'y accouda un instant, songeant aux phrases obscures de l'aîné.

Dehors, le temps se calmait peu à peu. L'orage s'éloignait et la pluie n'était plus que fines gouttelettes qui s'écrasaient presque sans un bruit sur le sol. Un vent incroyablement froid s'était levé, rafraîchissant Eddy bien plus qu'il ne l'aurait souhaité. Dehors, tout semblait désert, et il s'en trouvait étrangement rassuré. C'était la première fois que le sentiment de solitude — ou de quasi solitude — le réconfortait ; et mieux valait ignorer l'énergumène qui se vautrait dans son lit — gesticulant dans tous les sens depuis plusieurs minutes —, sans ça, il risquait de réfléchir un peu trop.

Tremblant de froid, Eddy s'apprêta à refermer la fenêtre. Il sursauta alors, sentant la présence — maléfique ? — d'Isidore derrière lui.

— Tu fais quoi ? demanda sévèrement le châtain en se tournant vers son invité.

— Je viens moi aussi me rafraîchir les idées, répondit simplement le brun, rejoignant Eddy.

— Pourquoi les idées ? le questionna son hôte, perplexe.

— Laisse tomber, murmura Isidore, désabusé.

— Arrête de te foutre de moi, pesta Eddy, frigorifié.

Au moins, le froid avait ça de bon : ça l'avait totalement réveillé. Ses yeux accoutumés à la pénombre environnante, il scrutait Isidore, lui lançant des regards assassins.

— Qu'en dis-tu ? lança finalement le brun.

— De quoi ? s'enquit le plus jeune, agacé de ne jamais rien comprendre à ce que son aîné racontait.

— Ben : ça, répondit simplement Isidore, en se pointant du doigt, geste difficilement perceptible dans le noir.

Eddy se contenta de fixer le garçon, ne sachant toujours pas ce qu'il avait en tête.

— D'accord... Tu peux pas être plus clair ? lui demanda-t-il en tapant du pied et en se frottant les bras à l'aide de ses mains.

Le brun éclata d'un tout petit rire qu'Eddy ne lui avait pas encore entendu — à son humble avis, ça n'augurait rien de bon.

— Quoi ? s'impatienta Eddy.

Isidore se tourna vers lui et l'attrapa par le bras avec douceur.

— Euh... fit le plus jeune, se laissant néanmoins attirer vers l'aîné.

Alors le brun l'embrassa, tout comme il l'avait précédemment fait dans le bois. Les yeux exorbités, Eddy laissa néanmoins faire, se refusant à toute pensée parasite.

— D'accord, t'as l'air chaud pour insister… déclara-t-il d'une voix lente, une fois le baiser échangé, observant Isidore dans les yeux.

— T'es d'accord pour ça ? murmura son invité en souriant.

— Euh... j'ai froid... prononça rapidement Eddy, mal à l'aise, avec une volonté certaine de détourner le sujet.

— Je vois. Coquin ! chuchota Isidore en riant, se collant tout contre son hôte.

— Non. J'veux juste fermer la fenêtre ! s'exclama Eddy, tendu, en reculant.

Le brun ferma ladite fenêtre sans un mot et revint se placer tout près du plus jeune.

— C'est mieux comme ça ? lui demanda-t-il.

Eddy se contenta d'hocher la tête, se sentant infiniment perdu, et fatigué.

— Qu'est-ce qui se passe ? T'as l'air paumé, dit le brun après quelques secondes d'immense gêne entre eux.

— Ouais... marmonna Eddy.

— C'est rien de mal, affirma doucement Isidore, en posant sa main sur le bras de son hôte.

Il tremblait un peu. Il voulait paraître plus sûr de lui que ce qu'il était vraiment.

— Je sais... répliqua sèchement Eddy, après de longues secondes de silence.

Pour sûr, il était loin d'avoir la certitude que ce qu'il faisait était convenable. Isidore, ce dingue qui ne faisait même pas le poids face à lui, avait visiblement plus de couilles. Eddy savait qu'il devrait avoir honte, mais voilà. Lui n'était pas un de ces gens qui se rebellaient contre la société — des gens qu'il méprisait, en plus — en réclamant des droits à la différence. Lui, il aimait bien être normal. Il ne voulait pas être obligé de revendiquer cette sexualité autre dont il avait eu connaissance quelques temps auparavant. Puis surtout, il ne voulait en rien qu'on l'associe à Isidore ou à des semblables.

Après réflexion, ce qui l'emmerdait le plus, c'était que l'idée même de fréquenter le brun ne le dérangeait pas intrinsèquement. Ce qui le faisait royalement chier, c'était le regard des autres, leur opinion, tout ce qu'ils pourraient dire, toutes ces fichues rumeurs qu'ils pourraient éparpiller. Eddy voulait à tout prix avoir l'air parfait et l'être aux yeux de tout le beau monde. Il ambitionnait de plaire à tous. Hors de question de ternir son image : cette seule pensée lui semblait insupportable.

— Hey ! Je suis là !

La voix d'Isidore, plus timide que précédemment, le sortit de ses pensées. Son invité l'observait gravement, ses grands yeux malicieux ne reflétant désormais que de la gêne. Confus, Eddy plaça son bras libre autour de l'aîné pour l'attirer contre lui. Serrant un peu plus le bras du châtain, le brun soupira. Il semblait rassuré.

Eddy était vraiment dans la merde. Soupirant lui aussi, le plus jeune se mit mentalement des baffes. Non seulement il se laissait aller, succombant à ses vices, mais en plus, il ne choisissait même pas le meilleur élément. Isidore était loin d'être un canon, avec ses yeux trop grands, ses très nombreux grains de beauté — la chose qu'Eddy détestait le plus chez lui-même —, sa stature cadavérique et surtout son style surpassant de loin le mauvais goût vestimentaire communément admis. En plus de ça, il était complètement fou, était beaucoup trop grande gueule, était mal éduqué — culotté —, et un peu trop excentrique. Là encore, ce n'étaient que quelques défauts parmi tant d'autres. Eddy se demandait ce qu'il pouvait bien lui trouver pour se laisser aller à accepter baisers et étreintes sans le repousser définitivement.

Le nez désormais enfoui dans le cou du plus jeune, Isidore reniflait doucement l'odeur de l'humidité — liée à la pluie — et de la sueur mêlées sur la peau du plus jeune.

— C'est reposant d'être près de toi, chuchota le brun, lâchant enfin le bras d'Eddy pour le passer sur le dos de son compère.

Son hôte déglutit, honteux de casser du sucre sur Isidore alors que ce dernier le complimentait — ou du moins Eddy le prenait-il comme un compliment.

— Tu trembles. Tu veux qu'on retourne se coucher ? demanda le brun en frottant doucement le dos du plus jeune.

— Carrément, marmonna Eddy, s'éloignant déjà de son invité pour aller rapidement se réfugier dans son lit.

Isidore le rejoignit tout aussi vite et se colla sans attendre contre lui. Eddy songea un instant que ce type ressemblait à un fichu moustique. Ces affreuses bestioles qui vous veulent du mal, qui font un bruit insupportable et qui vous tournent sans cesse autour.

Attirant Eddy contre lui, Isidore posa encore une fois ses lèvres sur les siennes. Confortablement installés l'un contre l'autre sur un bon lit, la situation en devenait un peu plus agréable. Se laissant quelque peu aller, Eddy — tout en éteignant son maigre cerveau beaucoup trop sollicité ces derniers jours —, approfondit les chastes baisers du brun, qui avait sans doute eu jusque-là quelques scrupules à l'idée d'offusquer le plus jeune ; à moins qu'il n'ait pas la moindre expérience.

Leurs lèvres et langues occupées les unes avec les autres, leurs jambes en profitèrent pour se chevaucher et leurs mains pour se balader lentement sur les corps l'un de l'autre.

— C'est peut-être pas le moment de... commença Isidore après de longues minutes de ce traitement.

— Ouais, j'suis mort, l'interrompit Eddy — soulagé —, expirant calmement tout contre le brun.

— On dort ? demanda l'aîné.

— On dort, confirma le châtain sur un autre ton, suivi d'un long bâillement.

Chacun de leur côté — mais plus proches que la bienséance d'Eddy ne l'aurait imposé —, ils ne tardèrent pas à s'endormir, l'épuisement aidant.


Lorsqu'Eddy ouvrit les yeux, des rayons lumineux l'aveuglèrent. Il sursauta, se demandant quelle heure il pouvait bien être et combien de temps il lui restait pour virer Isidore avant que sa mère ne rentre pour le déjeuner. Jetant un coup d'œil par dessus l'épaule du brun, il soupira de soulagement en constatant qu'il était à peine un peu plus de neuf heures.

S'installant de nouveau au chaud sous ses couvertures, Eddy se prit à détailler le visage d'Isidore, endormi. Pas qu'il soit plus beau quand il dormait, mais au moins il était nettement plus supportable et ça, c'était déjà génial. Il fallait bien l'avouer — mais pas trop —, Eddy était plutôt satisfait d'avoir ce crétin — un objet de sexe masculin — dans son lit, presque autant qu'il l'avait été la première fois qu'il avait trempé son biscuit entre les jambes d'une donzelle. Pas que ça l'ait foutrement passionné, mais il s'était senti incroyablement mâle et viril après ça. Disons qu'il avait été capable de le faire et que ça l'avait bêtement rassuré concernant sa sexualité. Erreur !

Dans tous les cas, le mal était fait. Si Isidore s'était foutu de sa gueule, il avait de quoi satisfaire l'impasse en potins. Cette affreuse pensée en tête, Eddy sentit un frisson lui courir le long du dos. Il était désormais forcé de reconnaître qu'il avait un secret impossible à camoufler à la Terre entière puisqu'un de ses habitants avait levé le voile sur son intimité.

Eddy se posait la question de savoir s'il pouvait être en mesure de poursuivre normalement sa vie après cet échange de baisers passionnés. Il avait désormais l'étrange impression que la vérité était écrite partout sur les murs de sa chambre, voire pire : tout était entre les mains perfides du brun.

Isidore remua dans son sommeil, rappelant le jeune homme à la situation actuelle. Il gloussa doucement en contemplant le nez tuméfié du brun. Il l'avait bien mérité. Curieux, Eddy ne résista pas à l'envie de tripoter le pif encore gonflé d'Isidore. Ce geste fort peu bienveillant réveilla l'aîné, qui écarta brusquement la main du plus jeune.

— Ben dis donc, pour ce qui est des réveils en douceur on y repassera ! Qu'est-ce qu'il t'a pris, ça fait mal ! râla Isidore en se massant le nez.

— Désolé, j'voulais juste voir comment c'était, répliqua Eddy, confus.

— Ouais, ben pour voir, contente toi de tes yeux, bougonna le brun.

Quelques secondes passèrent, durant lesquelles le plus jeune sentit de nouveau la gêne l'envahir.

— Hey ! Salut ! s'exclama subitement son invité après s'être frotté les yeux, comme s'il venait de découvrir la présence de son hôte.

Eddy lui jeta un regard perplexe tandis que l'aîné s'approchait de lui pour l'embrasser sans ménagements.

— Babin, arrête, grogna le châtain en repoussant doucement le brun.

— Quoi ? questionna Isidore en fronçant les sourcils.

— Disquette ! On pue d'la gueule là, c'est le matin. C'est dégueulasse. Prends les bonbons sur la table, ronchonna Eddy en pointant du doigt une petite boîte.

— Rah ! La chochotte, j'te jure ! s'exclama le brun en secouant la tête mais en obéissant néanmoins.

— Ta gueule pélo. C'est pas toi qui a failli clamser en reniflant ton haleine de chacal, pesta le plus jeune, plus franc avec Isidore qu'il ne l'avait jamais été de toute sa vie avec qui que ce soit ; ce qui était certainement un signe à ne pas négliger.

L'invité tendit à son hôte une dragée et en saisit une lui-même.

— T'as l'air gentil, avec ton apparence de mouton-mignon-accro-à-la-mode-boulet-neuneu-mordu-de-sport, mais en fait, t'es sacrément chié, répliqua Isidore, le bonbon à la bouche.

— Crève, asséna Eddy.

— Seulement après un baiser fougueux. Sens ! J'ai l'entraille qui embaume le citron mentholé ! siffla le brun, goguenard, en expirant sous le nez du plus jeune — qui tourna la tête —, désabusé.

— Tu gaves direct, dès le matin, affirma Eddy, qui tentait de composer avec sa gêne, en mettant un gentil coup sur l'épaule d'Isidore.

L'aîné pouffa de rire, venant malgré tout se coller au plus jeune pour le bécoter consciencieusement. Mal à l'aise, son hôte se prit cependant à sourire bêtement et il attrapa le visage d'Isidore entre ses mains pour l'embrasser dans les règles de l'art.

— Attends ! dit le brun en s'éloignant d'Eddy. Il est quelle heure ? Tes parents sont pas là ? On a un peu de temps pour être tranquilles ?

— Pas encore dix heures, on a le temps, répondit ce dernier avec un petit sourire, avant d'aller renouer ses lèvres à celles d'Isidore.

— J'aime bien comment t'embrasses, chuchota le brun entre deux baisers.

— Moi aussi, murmura Eddy, se serrant un peu plus contre Isidore.

— Toi aussi t'aimes bien comment t'embrasses ? Narcissique ! s'esclaffa l'aîné.

— Ferme ta gueule ! grogna le châtain.

Parti dans un éclat de rire, Isidore était plié en deux sous les couvertures. Face à cette bonne humeur des plus communicatives, Eddy gloussa aussi.

— T'es quand même vachement mignon, même si tu parles n'importe comment, reprit Isidore une fois calmé, glissant une de ses mains dans les cheveux du plus jeune.

Eddy se contenta de sourire, quelque peu dérangé par la situation ; et à défaut d'une réponse, il se contenta d'embrasser de nouveau son partenaire.

— T'es pas gêné par ce qui nous arrive ? demanda-t-il à Isidore, une fois le baiser échangé.

— Mmh ? Si, un peu… marmonna le brun en souriant.

— Moi, euh... c'est la toute première fois que ça m'arrive, avoua Eddy en fixant son invité dans les yeux, sérieux comme jamais, en rougissant légèrement et en esquissant une drôle de grimace.

— Pareil... confessa Isidore, hagard, ses grands yeux ouverts, en levant la tête de l'oreiller ; un des côtés de son crâne voyait pulluler des cheveux aplatis par une nuit relativement paisible, ce qui lui conférait un air des plus ahuris et un manque de style des plus complets aux yeux d'Edouard.

— On dirait pas, t'as l'air habitué... dit le châtain, avec suspicion.

— Faut bien compenser ton attitude et avoir du culot, répliqua le brun en lançant un grand sourire au plus jeune.

— J'ai pas peur, mentit Eddy.

Dans un sens, il n'avait pas vraiment tort. Ce qui le gênait réellement, c'était le fait qu'on puisse l'apprendre et que ça ruine bien des choses dans sa vie. Il se faisait chier à cultiver une certaine attitude pour avoir une certaine réputation. Il n'allait pas risquer de tout bousiller juste pour le sourire d'un zouave à l'intelligence douteuse.

— Si tu le dis, grommela Isidore en ricanant.

— Babin, t'es un vrai gamin. Pas chaud de rester sérieux deux minutes, soupira Eddy.

— Bien sûr que si... t'es juste pas drôle, alors je fais contrepoids, ronchonna le brun.

Le plus jeune ne dit rien et secoua la tête, rivant ses yeux au plafond et se concentrant pour vider son esprit.

— T'as aucune raison d'avoir peur, commença Isidore. J'ai envie d'être avec toi, et je crois que t'as aussi envie d'être avec moi. Et vu qu'on y connaît rien, pas de raisons de se foutre la pression non plus, au contraire. C'est super, parce que j'avais un peu cette idée en tête depuis un moment. Je te voyais, tout mignon, je t'aimais déjà bien, donc c'est bien tombé.

Isidore s'expliquait calmement, tout en jetant des coups d'œils au ciel partiellement bleu et aux rayons de soleil bienvenus qui s'invitaient dans la pièce.

— Ouais mais, on est pas seuls au monde, déclara Eddy.

— Je vois... toi et les autres, une folle histoire d'amour qui ne te permet pas de les tromper avec moi, c'est ça ? dit le brun, légèrement vexé.

Son hôte tourna la tête, embarrassé.

— Tu captes pas, t'es pas dans le truc, murmura le châtain, gêné.

— T'es pas obligé de raconter ça à toute la planète. Tu dis rien, et on te fait pas chier, assura l'aîné.

— Oui, mais les gens parlent quand ils voient des choses qui sont pas comme d'habitude, lança Eddy.

— Vis pour et à travers les autres va, t'iras loin, balança Isidore en se levant.

— Disquette ! Tu fais quoi là ? demanda le plus jeune en s'asseyant sur son lit.

— Je file, j'ai plus rien à faire ici. J'ai plus envie de rester, en fait. Je viendrai te rendre tes vêtements plus tard, déclara le brun en prenant ses affaires.

— Arrête ! s'exclama Eddy, outré. J'ai rien fait ! On parle ! Pourquoi tu joues ton bâtard ?

Isidore lui jeta un regard sévère.

— Fais pas ta pute, merde ! râla le châtain en quittant son lit, allant rejoindre son invité pour l'attraper par le bras.

L'expression sur le visage de l'aîné se fit un peu plus douce, quoique toujours amère.

Eddy prit Isidore dans les bras et ce dernier se laissa faire. Il l'embrassa et le brun répondit à son baiser, avec une sacrée dose d'assurance en moins.

— Ça va pas ? T'as un problème ? questionna le châtain en fixant l'aîné dans les yeux.

— Non, ça va, répondit Isidore en se dégageant doucement de son étreinte.

Le plus jeune constata bien évidemment que c'était faux, mais il n'osa pas insister.

— T'as faim ? s'enquit Eddy, cherchant à dissiper le malaise.

— Non, c'est bon. Merci, répliqua son invité.

— Ton ventre grogne, le gronda piteusement Eddy, qui au final préférait voir Isidore se moquer de lui plutôt que de sembler si morose.

— T'en fais pas. Je voudrais surtout pas déranger et en plus de ça manger votre nourriture, dit simplement le brun, avec une pointe de sarcasme qu'Eddy ne détecta pas.

— Oh, ça va. J'suis chez-moi, j'nourris qui j'veux, grommela le châtain en prenant son invité par la main et en le traînant hors de la chambre.

Ayant discrètement amené Isidore dans la cuisine et l'ayant forcé à prendre place autour d'une petite table, Eddy s'employa à préparer rapidement un petit déjeuner relativement copieux. Le brun lui semblant un peu trop chétif, son hôte avait inconsciemment l'intention de le remplumer. Puis, prenant place près de son invité, le châtain resta un instant interdit en le voyant grailler comme un porc, engloutissant le tout sans trop réfléchir, alors qu'il donnait l'impression d'avoir un appétit d'oiseau. Eddy en fut cependant satisfait.

La scène s'étant déroulée sans un mot — un exploit pour nos loustics —, Eddy s'empressa de remettre un peu d'ordre dans la cuisine et de ramener Isidore à l'étage. Après tout, son frère était censé être encore à la maison, il l'avait oublié — la panique l'envahit lorsqu'il réalisa ce fait. Ceci dit, comme il ne se levait pas avant midi, a priori ils n'avaient couru aucun danger.

— Alors, ça va mieux maintenant ? demanda le châtain, une fois qu'ils furent de nouveau dans l'intimité de sa chambre.

Le brun hocha la tête avant de prendre la parole.

— Dis moi, t'es sûr qu'il n'y a personne chez-toi ? Ton frère bosse aussi ? questionna-t-il en réponse.

— Non, il dort, j'crois, avança le plus jeune.

— Alors Monsieur prend des risques ! s'exclama son invité, les yeux écarquillés et un sourire malicieux aux lèvres.

— En fait, je l'avais oublié... avoua Eddy, confus.

Isidore ricana bêtement et son hôte s'en trouva rassuré. Tout s'arrangeait.

Le brun s'approcha du plus jeune et l'embrassa brusquement, sans plus de cérémonies. Eddy le plaqua contre lui et lui mordit les lèvres, désireux de goûter un peu plus son partenaire. Isidore lui rendit la pareille, tout en lui agrippant les cheveux. Usant de sa force, Eddy accula l'aîné contre un mur. Un gloussement facétieux s'échappa des lèvres du brun, qui s'accrochait au châtain avec un contentement évident.

Les baisers alternant entre plus ou moins féroces — dents contre lèvres — et plus ou moins doux — langue contre lèvres —, Eddy décida alors de glisser sa bouche sur le cou d'Isidore et le mordit, soulageant ensuite la légère douleur d'un coup de langue. Les faibles soupirs de l'aîné démontraient au plus jeune que la situation n'était pas pour lui déplaire.

Les mains sous le teeshirt du châtain, Isidore le caressait sans ménagements, remontant tranquillement le long de son dos, et passant de l'arrière vers l'avant.

— Tu veux bien l'enlever, c'est pas pratique, marmonna le brun en tirant sur ledit teeshirt.

Eddy acquiesça et ôta l'objet incriminé.

Passant ses mains sur le torse de son hôte, Isidore sourit, charmé par l'ambiance et par le jeune homme qu'il avait sous les yeux. Quant aux mains d'Eddy, plaquées contre le mur de part et d'autre du brun, elles ne servaient qu'à enfermer l'aîné dans un cocon sensuel.

— Tu vas me dévorer tout cru ? demanda Isidore, l'œil pétillant.

— Ça se trouve, ouais... répliqua Eddy en passant distraitement sa langue sur ses lèvres.

— T'as de la chance, je suis un produit tout frais ! dit le brun, rieur, en resserrant sa prise sur le corps du châtain.

— De quoi ? fit simplement le plus jeune, entre deux baisers dans le cou de son invité.

Isidore ne répondit pas, se contentant de rire faiblement.

— Enlève ça, toi aussi, grogna subitement Eddy en désignant le teeshirt du brun.

Les joues rouges et un petit sourire gêné aux lèvres, Isidore rendit la situation plus équitable en se mettant au niveau de son hôte.

Découvrant de ses doigts la peau dénudée de son partenaire, Eddy constata que finalement, cette même texture de peau qui était la sienne s'avérait être très agréable au toucher, les grains de beauté ne se percevant pas, ou si peu.

Se plaquant tout contre Isidore, le châtain en profita pour le caresser, glissant ses mains entre leurs deux corps ou bien entre le mur froid et la peau tiède et ferme du brun. Ce dernier en faisait de même, allant jusqu'à palper consciencieusement l'arrière-train toujours vêtu de son partenaire.

— J'ai chaud... soupira l'aîné, d'une voix extrêmement basse.

Eddy sourit, tout en entreprenant de se débarrasser du pantalon d'Isidore. Il fit d'une pierre deux coups et ôta à son invité vêtement et sous-vêtement.

Contemplant la nudité de son amant, Eddy commença à se sentir gêné malgré l'envie du moment. Peut-être que... quelque chose lui disait… insistait… sur le fait qu'ils allaient bien trop vite et qu'il aurait fallu se poser un instant pour cogiter. Baste ! L'excitation aidant, la réflexion devenait l'ennemie de l'Homme. Ce n'était pas le moment de réfléchir. Il se colla de nouveau au brun, dont une légère gêne transparaissait aussi. Rien de bien étonnant, ils étaient tous deux novices.

— Moins chaud ? demanda alors le plus jeune en soufflant dans le cou de son invité, qui frissonna.

— Oui. Non. C'est pire… je crois… répondit Isidore en allant mordre affectueusement l'épaule de son hôte.

— Tu fais moins le malin quand t'es à poil, constata Eddy, ravi, en caressant distraitement les parties du corps d'Isidore nouvellement dénudées.

— Tu sais ce qu'on dit : « un homme en chaussettes est un homme habillé », alors je ne suis pas nu, répliqua malicieusement le brun en s'attaquant au pantalon du plus jeune.

— Et voilà ! On a l'air tout pareil ! s'exclama joyeusement l'aîné, une fois le méfait accompli.

Tous deux gloussèrent en jetant un coup d'œil à leurs pantalons et compagnie, paralysant leurs chevilles. Effectivement, ils avaient l'air stupide. S'accrochant l'un à l'autre, ils libérèrent leurs chevilles emprisonnées et allèrent s'appuyer contre un nouveau pan de mur. Cette fois, ce fut Eddy qui se retrouva acculé contre la surface dure, la fraîcheur de la paroi le faisant sursauter.

Chaussettes aux pieds donc toujours dignes, ils reprirent — où ils les avaient laissé —, caresses et baisers.

Isidore, avide de nouvelles expériences, se chargea de taquiner de ses doigts les tétons d'Eddy ; qui de passablement endormis s'en trouvèrent vivement dressés.

La tête rejetée contre le mur, les yeux rivés au plafond, le châtain savourait ces attouchements. Semblant sans craintes, les doigts du brun descendaient le long de son corps, s'arrêtant sur ses muscles abdominaux qui se contractaient à la fois d'une anticipation attendue et d'un malaise contenu. Puis les mains de son invité glissèrent ensuite vers son nombril, qui se trouva finalement laissé pour compte.

N'y allant pas spécialement par quatre chemins, Isidore effleura alors de ses mains baladeuses la queue partiellement tendue d'Eddy, qui se trémoussa légèrement en soupirant face à cette bien agréable surprise. Encouragé, le brun agrippa pleinement l'objet en question, le traitant comme il lui arrivait parfois — un peu plus souvent que parfois — de traiter le sien.

Attrapant le visage d'Isidore entre ses mains, Eddy l'embrassait férocement, animé d'une nouvelle excitation un peu plus intense. Ragaillardi par le bel effet de sa hardiesse, le brun mordit les lèvres du plus jeune et déposa ensuite ses baisers sur le cou du châtain, descendant lentement le long de son corps.

Le châtain s'en léchait les babines, d'autant plus qu'il pensait deviner ce qu'Isidore avait derrière la tête, ce qui était bien loin de lui déplaire. Comme il s'en doutait, le souffle du brun se fit sentir sur sa queue. Avant qu'il n'ait eu le temps de soupirer de contentement, l'aîné engloutit sans préambules ce qu'il avait sous les yeux.

Eddy en gémit de surprise, glissant par réflexe une de ses mains dans les cheveux courts et décoiffés d'Isidore ; l'autre main contre le mur lui offrant un appui supplémentaire.

Aucun doute sur la chose : son invité ne savait pas vraiment y faire, en comparaison avec la relation la plus longue d'Eddy ; une de ses voisines, la seule avec qui il avait couché et eu l'occasion de faire quelques galipettes.

Il ne savait donc pas y faire, dans le sens où il cherchait la technique la plus adaptée pour donner le plus de plaisir au châtain, s'éparpillant et se trouvant un peu partout à la fois. Le résultat y était, Eddy n'avait jamais autant apprécié cette caresse. Le fait qu'Isidore soit lui-même devait aussi aider à ce constat.

Des soupirs et une respiration lourde animaient le plus jeune et démontraient à Isidore qu'il se débrouillait plutôt bien. Ce faisant, la caresse produisant son effet et Eddy perdant de plus en plus ses moyens, le brun se démena de plus belle. Tant et si bien que le châtain sentit qu'il arrivait au bout de sa résistance.

— Stop ! gémit-il en tirant par les cheveux la tête d'Isidore, le délogeant.

Surpris par la brutalité de la chose, le brun ne put qu'observer — d'un air ahuri, la bouche luisante et entrouverte — le sperme jaillissant qui alla s'écraser sur le sol, passant à deux centimètres de son oreille. Puis il éclata de rire.

— Merci de m'avoir prévenu, pourtant t'étais à deux doigts d'avoir l'occasion de m'intoxiquer ! chuchota-t-il malicieusement.

En réponse, Eddy sourit en observant Isidore, toujours à genoux devant lui. La main du châtain caressant délicatement la joue du brun, Eddy soupira néanmoins à la vue du sol taché de sperme.

— Putain, j'ai tout dégueulassé, ronchonna-t-il, tandis qu'Isidore se relevait et plaquait son corps nu tout contre le sien.

— On s'en fout, on nettoiera après, répliqua l'aîné en embrassant le plus jeune.

Son hôte laissa faire sans entrain, retrouvant doucement son esprit rationnel, puisque l'excitation s'était envolée. Ce résidu de lui-même, grouillant de bestioles, s'étalant par terre à mesure qu'il se liquéfiait de plus en plus n'était pas pour lui plaire. De plus, ses inquiétudes revenaient et il hallucinait de s'être laissé sucer par Isidore — mâle et voisin pénible de son état. Créature qu'il ne connaissait que depuis quelques jours, dont il avait pourtant une opinion peu brillante, qui était plutôt moche à ses yeux et qui visiblement, attendait un certain retour des choses qu'Eddy ne se sentait absolument pas en mesure d'offrir.

La respiration évocatrice d'un être toujours excité, Isidore fixait Eddy de ses yeux vifs et actuellement emplis d'un désir certain. Les joues légèrement rouges de l'effort accompli, accompagnées d'un zeste de gêne, agrémentaient son petit sourire facétieux. Eddy réalisa néanmoins qu'il lui trouvait malgré tout un charme indéniable.

— J'ai envie de toi... chuchota Isidore à l'oreille du châtain, en l'enserrant dans ses bras.

Le sexe du brun — dur comme un poteau —, était coincé entre leurs deux corps, et le châtain le sentait frétiller contre son ventre.

Eddy songea précipitamment à ce qu'il faisait ici, dans cette situation pour le moins incongrue, et à son absence de gêne apparente. Il eut quelque peu honte d'apprécier autant l'instant et de n'avoir aucun problème à l'idée de tripoter un garçon — Isidore, de surcroit.

Pour sûr, il y avait déjà quelques années qu'il avait compris où allaient ses préférences. Il avait eu le temps de s'y faire, de s'y préparer. Le seul point l'emmerdant véritablement, c'était le reste du monde et le fait qu'il s'était dit que tant qu'il ne franchissait pas le pas, il restait innocent ; ou bien de supposer que s'il essayait, il n'aimerait pas. Maintenant, le mal était fait. Il avait essayé et il aimait ça. Il avait envie d'Isidore et se projeter avec lui dans un futur proche lui semblait une chouette perspective. C'était ses volontés, ses envies viscérales, mais il sentait que l'histoire ne pouvait pas durer, que ça poserait bien des problèmes et que l'un comme l'autre ne trouveraient aucun terrain d'entente.

En attendant, Isidore avait toujours chaud et il attrapa une des mains d'Eddy, qu'il posa sur sa queue tendue.

— S'il te plait... marmonna-t-il en ondulant tout contre le châtain.

Tout à ses réflexions, le plus jeune embrassa lentement l'aîné et se détacha de lui, s'éloignant de plusieurs pas.

— Désolé. J'peux pas là, dit-il simplement, culpabilisant à l'idée qu'il appréciait vraiment trop ce qui arrivait et que si les autres apprenaient qu'il aimait ça, ils risquaient de le considérer différemment, d'une manière plutôt méprisante ; s'il en croyait ce qu'il voyait de part le monde.

Il évita d'observer Isidore, chez qui le moindre ersatz d'excitation avait disparu.

— J'ai fait quelque chose qu'il fallait pas faire ? demanda ce dernier, livide.

— Non, c'est moi. J'ai pas envie, désolé. Ce serait mieux que tu retournes chez-toi, là, tout de suite, répondit Eddy, extrêmement mal à l'aise.

Un silence des plus lourds s'engagea. Fixant le sol, Eddy jugeait préférable de ne pas avoir à subir les foudres d'Isidore. Mieux valait qu'il s'en aille et que cette fichue histoire prenne fin dès à présent. Après tout, ils n'avaient rien à faire l'un avec l'autre, et puis le châtain savait qu'il ne pouvait pas se permettre de saisir cette opportunité. Sa vie sociale en dépendait et à ses yeux, elle était bien plus importante qu'une quelconque vie amoureuse.

Le temps refusait de s'écouler à une allure décente et la scène se profilait un peu trop longuement aux yeux du plus jeune. S'en était presque insupportable. Finalement, l'hôte sentit Isidore remuer lentement mais il ne lui accorda toujours aucun regard. Le bruit du sac plastique perça le silence et Eddy s'en sentit d'autant plus peiné. Le brun ouvrit la porte et quitta la pièce sans un mot, ce qui paniqua le châtain — Isidore était du genre bavard, et il n'était pas vraiment convaincu qu'il partirait sans faire de vagues.

Enfilant rapidement ses vêtements éparpillés sur le sol, Eddy quitta promptement la pièce. Descendant les escaliers au pas de course, il retrouva Isidore dans son salon, qui avançait vers la fenêtre donnant sur le jardin arrière ; celle-là même que le plus jeune lui avait fait franchir la veille pour quitter la maison en toute discrétion.

Marchant derrière le brun, Eddy, plus que perplexe, se décida à briser le silence.

— Tu devrais enfiler tes vêtements, tu sais, marmonna-t-il en jetant des coups d'œils partout dans la maison.

Isidore ne répondit pas, avançant toujours, tête baissée, serrant contre lui le sac plastique contenant toutes ses affaires — chaussures comprises — entièrement trempées. Il n'était vêtu que des chaussettes d'Eddy.

Sans mot dire, le châtain le suivit, interloqué par le comportement loufoque de son invité.

Arrivé près de la fenêtre, l'aîné l'ouvrit et lentement, prudemment, il enjamba comme il put le chambranle. Quelques bons mètres derrière lui, Eddy le regardait faire, plus gêné que jamais.

— T'es ouf, réagis pas comme ça, ça sert à rien de faire ta pétasse vexée... Imagine quelqu'un te voie à poil en plus ! Puis tu vas pécho la crève, fait pas chaud dehors... dit le plus jeune d'une voix calme tandis qu'intérieurement, le stress et la culpabilité gagnaient de l'ampleur.

Le brun ne pipa mot, une fois encore. Fatalement à l'extérieur, il se trouva alors un bref instant face au châtain. Les lèvres tremblantes et les yeux bien trop brillants, il lui tourna finalement le dos et s'engagea dans le bois, de sa démarche particulière ; sa peau nue et trop pâle tranchant avec l'environnement, sa minceur et ses tremblements évidents donnant l'impression qu'il était une créature des plus fragiles.

Eddy ferma la fenêtre et le regarda partir en déglutissant, un air coupable imprimé sur le visage. Pourtant, il n'avait aucune raison d'avoir des remords : il avait agi au mieux pour tout le monde, de façon responsable. De toute évidence, qui pouvait bien avoir envie de sortir avec un idiot capable de se balader dehors nu par un temps pareil ? Non, décidément, les excentriques, il n'aimait pas ça. Ce n'était pas pour lui.

Sur ces sages pensées, Eddy tourna le dos à la fenêtre.


Il avait passé le reste de la matinée à nettoyer et à arranger le bordel de sa chambre. Tout comme la veille. La tête aussi remplie de questions, mais plus vraiment les mêmes. Son enquête était définitivement passée à la trappe, et il l'avait oubliée. Il ne songeait qu'à Isidore ; à quel point il avait dû le blesser en le rejetant mais surtout à ce qu'il pouvait faire actuellement. Est-ce qu'il était bien rentré chez lui ? Eddy espérait que le brun ne se soit pas baladé en tenue d'Adam dans toute la ville, se faisant probablement agresser par nombre de gens encore moins fréquentables que lui.

— Tu fous quoi ? Tout ton boucan est insupportable, j'peux même pas ronfler tranquille, déclama Vincent en débarquant dans le salon, rejoignant Eddy qui soufflait enfin sur le canapé.

— Rien, je rangeais la merde que j'ai foutue. Puis maman va bientôt rentrer pour le déjeuner et elle aurait pas trop aimé que tu sois encore au lit.

Vincent étouffa un bâillement.

— Ça a pas l'air d'aller, toi, dit-il subitement en observant son petit frère.

— J'ai pas très bien dormi, grogna le châtain en se levant pour quitter la pièce, préférant être seul en compagnie de ses sombres pensées.

Le souvenir du petit sourire confiant et à la fois gêné d'Isidore à ses pieds le hantait désagréablement. Eddy se collait mentalement bon nombre de gifles en songeant à l'attitude de gros salaud qu'il avait eue. Jamais de sa vie il n'avait agi comme ça avec qui que ce soit. Il s'était toujours montré respectueux avec les filles, d'autant plus concernant les deux gonzesses en question avec qui il avait partagé de rares instants d'intimité. Là, son comportement dépassait son entendement. Il en était juste à espérer que le brun ait bien compris ses intentions et ne pense pas n'importe quoi de lui...

À cet instant précis, une idée absolument atroce lui traversa l'esprit. Peut-être qu'Isidore avait dans l'idée de raconter ça à tout le monde pour se venger ? Maintenant, il connaissait des détails de son corps qui pourraient le trahir ! Pour sûr qu'il avait dû remarquer l'affreux grain de beauté qu'il traînait sur sa couille gauche. Bon, c'était juste une abominable tache marron relativement voyante, sans aucune grosseur, mais quand même, ça se voyait. Il paraissait peu probable qu'il ne l'ait pas remarquée. S'il en parlait, il serait confondu. Son ancienne copine, vivant dans la rue, savait bien qu'il avait ce grain de beauté. Anthony et Vincent aussi, parce qu'il leur avait parlé de cette tache peu seyante à cet endroit-là, qui lui avait valu bien des complexes plus jeune — à l'époque où il était tellement peu velu de l'entrejambe que ç'aurait pu éblouir un aveugle.

Le brun allait foutre la merde, ça ne faisait aucun doute. N'importe qui agirait de la sorte après l'humiliation que le châtain lui avait infligée.

Mortifié, Eddy sut qu'il ne pouvait se permettre de laisser couler et d'attendre voir ce qui arriverait. Qui sait si l'imbécile allait attendre avant de propager la nouvelle. Edouard n'avait aucune envie d'être surpris. Ce qu'il voulait, c'était étouffer l'affaire. Il refusait de prendre le risque de tout perdre : amis, famille, crédibilité, situation. Il ne voulait en rien que les choses changent.

Que pourrait-il donc faire pour empêcher Isidore d'agir ? Les mots prononcés hier soir par son frère lui revinrent subitement en tête : le brun n'avait que de la gueule et n'en imposait pas des masses physiquement. Eddy avait même pu constater qu'il semblait facile de lui ramollir la tronche. Alors pourquoi ne pas le menacer qu'il allait vraiment en chier s'il l'ouvrait ? Ah, parfois le châtain avait vraiment des éclairs de génie, il fallait le reconnaître. Cette idée qu'il venait d'avoir lui sauverait très certainement la mise.

Tout à son optimisme retrouvé, le jeune homme su qu'il mettrait son plan à exécution l'après-midi même.

Les heures s'écoulèrent alors lentement. Sa mère rentra pour le déjeuner, comme convenu. Puis suite au repas et une fois leur génitrice repartie, Vincent saoula un bon moment son frère avec ses histoires à dormir debout, sa prise de tête futile — contrairement à celle d'Eddy — avec sa copine, et il en passait des meilleures. Après tout ça, le châtain pu prendre une douche bien méritée et s'habiller, se coiffer, s'apprêter. Tout ceci l'occupa bien plus d'une heure, puisqu'il soignait énormément son apparence.

C'est donc en plein milieu de l'après-midi, bien après quinze heures, qu'Eddy — très tendance dans ses vêtements neufs aux couleurs criardes —, quitta aussi discrètement que possible la maison. Passant par l'arrière, s'engouffrant quelque peu dans le bois — mais pas trop parce que les sorcières rôdaient aussi de jour dans cette constante pénombre —, il se dirigea lentement vers la demeure d'Isidore.

En chemin, Eddy contourna bien des obstacles. Flaques de boue, terre glissante et grosses limaces rampantes. L'automne avait un nouvel aspect. Tout fleurait l'humidité et l'odeur de terre, d'herbe, d'arbres et de feuilles mortes mouillés frappait considérablement l'odorat. Le Soleil brillait, haut dans le ciel. Pourtant le vent soufflait, extrêmement froid, faisant grelotter le promeneur. L'environnement était trompeur, les yeux croyaient à la chaleur et les autres sens en percevaient tout le froid qui envahissait la contrée, insidieusement. Les arbres agités par le vent se dépouillaient. Aujourd'hui, l'automne ne montrait pas son plus doux visage.

Arrivé près du lieu du crime, Eddy hésita, longtemps. Comment s'y prendre ? Y avait-il foule chez Isidore ? Cette maison semblait bien peu avenante et il n'avait pas envie d'être agressé par les mafieux qui y vivaient.

Toutes ces tergiversations maintinrent le châtain en place une bonne demi-heure, ne sachant comment procéder à l'annonce de sa sentence. Tant et si bien que les cloches d'une lointaine église avaient certainement déjà sonné quatre heures depuis un petit moment lorsqu'il prit enfin son courage à deux mains.

Avançant droit sur une porte à l'arrière de la maison, après vérification que personne n'était présent à l'horizon, il se planta devant ladite porte et frappa bien fort. Il patienta. Personne n'apparut. Alors il recommença, frappant plus fort encore. Il se fit ensuite la réflexion qu'Isidore n'était peut-être pas chez lui. Frappant de nouveau — toujours plus bruyamment —, il se dit qu'il devrait retenter sa chance plus tard ; et d'avoir perdu son après-midi, tout ceci l'agaça prodigieusement.

Il comptait aller retrouver sa paisible chambre lorsque la vieille porte grinça, laissant apparaître un Isidore plus pâle encore qu'il ne l'était dans la matinée, un air hagard greffé sur son visage épuisé.

— J'peux entrer vite fait ? demanda Eddy, soudainement très gêné, voyant que le brun n'amorçait pas la discussion et se contentait de lui jeter un drôle de regard tout en s'appuyant contre la porte.

Sans un mot, Isidore libéra le passage, laissant le châtain pénétrer dans sa chaumière. Refermant la porte derrière lui, le brun passa devant le plus jeune d'une allure taciturne et, mal à l'aise, Eddy le suivit.

À l'intérieur régnait un désordre monumental. Le plus jeune n'avait jamais vu un lieu aussi sale et mal rangé de toute sa vie. Il en eut les lèvres pincées, songeant aux cris d'horreur qu'auraient poussé ses deux parents — maniaques de la propreté pour l'une et du rangement pour l'autre — en pénétrant dans cette porcherie. La poussière n'avait pas été faite depuis quelques semaines — au moins —, les tapis à terre étaient constellés de taches ; des magazines, journaux, nombre de jouets et parfois des chaussettes et vestes jonchaient le sol ou bien s'entassaient à quelques endroits. Une bonne partie des lieux situés en hauteur étaient ensevelis sous les ordures diverses : paquets de gâteaux déjà consommés, bouteilles vides accompagnées de leurs bouchons, sachets de chips contenant quelques miettes et autres déchets. Sans parler de l'odeur. Une abomination, cette maison était une véritable atrocité, complètement à l'opposé de celle d'Eddy, qui se demandait comment on pouvait supporter de vivre là-dedans.

Il suivit Isidore à l'étage, et ce dernier le fit entrer dans sa chambre mais ne l'y suivit pas immédiatement. Pas mieux rangée, la piaule du brun était pourtant nettement plus propre. Pas d'ordures, hormis dans la corbeille prévue à cet effet. Néanmoins, une foule de bouquins et quelques vêtements du garçon étaient éparpillés partout dans la pièce.

Puis l'aîné revint, ferma la porte et s'exprima enfin.

— Fais pas de bruit, ma sœur dort, glissa-t-il.

Eddy hocha la tête avant d'ouvrir la bouche.

— Ouais. Toute façon je vais pas rester longtemps. J'ai juste un truc à te dire, assura le châtain, tentant de garder son calme dans cet environnement hostile.

Isidore lui lança un regard chargé d'étincelles — que le plus jeune ne chercha pas à décrypter —, et s'appuya simplement contre la porte de sa chambre, laissant un Eddy fort peu rassuré seul au centre de la pièce.

— Je voulais te dire à propos de tout ce qui s'est passé chez-moi, que t'as pas intérêt à ouvrir ta gueule, sinon tu vas prendre cher, marmonna le châtain sur le ton de la menace.

Le brun baissa la tête un instant, puis la releva, emprunt d'une nouvelle contenance.

— Heureusement que tu me préviens. J'avais la ferme intention d'aller crier ça partout.

— Disquette... Te fous pas de moi, j'suis pas d'humeur, je rigole pas avec ça, grogna Eddy en jetant un regard mauvais à Isidore.

— Ah mais je me fous pas du tout de toi, c'est vrai. Je comptais vraiment aller me ridiculiser en public, à raconter comment je me suis tapé l'humiliation de ma vie, à dire partout à quel point je suis tombé de haut, la façon dont je me suis fait jeter comme une grosse merde après que t'aies plus eu besoin de moi, murmura l'aîné.

— Déconne pas avec moi, connard, marmonna le châtain, se sentant enrager.

Le second degré, ça ne le connaissait pas vraiment.

— Vas-y Edouard, colles une beigne dans ma gueule, t'en meurs d'envie. Comme ça, en plus de t'avoir servi de vide-couilles, je peux te permettre aussi de passer tes nerfs. Fais-toi plaisir ! chuchota le brun, provocateur et sarcastique.

— Babin, t'es trop con ! cracha Eddy en s'approchant d'Isidore et en le tirant brutalement et sans difficultés vers l'intérieur de la chambre, dégageant ainsi l'entrée, qu'il ouvrit. Je dégage et toi, reste tranquille, je veux plus entendre parler de toi, acheva-t-il avant de partir quasi au pas de course.

Il descendit les escaliers, cherchant à rejoindre la porte de derrière quant il tomba face à quelqu'un, chose dont il ne se méfiait même plus.

— Oh ! Bonjour ! fit la dame — sans aucun doute la mère d'Isidore —, chargée de sacs de courses qu'elle alla déposer sur la table sans quitter le châtain du regard.

— Bonjour... répliqua Eddy, gêné.

Il entendit alors les pas du brun dans les escaliers et l'instant d'après, il les avait rejoint.

— Bah alors mon grand, tu invites des amis à la maison alors que le ménage n'a pas été fait depuis plusieurs jours ! Je suis sacrément confuse, c'est vrai. J'ai eu beaucoup de choses à faire, pas le temps de ranger, et ma petite Hortense qui passe ses journées à tout éparpiller dans la maison, dit la mère en secouant la tête, s'adressant d'abord à son fils, puis à l'invité surprise.

— Je suis venu de manière imprévue, dit le châtain, rougissant, qui malgré son langage habituellement peu châtié, avait reçu une éducation d'où les règles de politesse quelles qu'elles soient n'avaient jamais été épargnées.

La femme lui sourit, d'un de ces sourires aimables et extrêmement chaleureux.

— C'est gentil de passer. Pour une fois qu'un ami d'Isidore vient à la maison, je suis vraiment contente ! D'ailleurs, si je ne me trompe pas, tu es bien le fils des voisins ?

— Euh, oui... de ceux qui vivent au bout de l'impasse. J'suis leur fils le plus jeune : Edouard, répondit le châtain, toujours aussi mal à l'aise.

La mère du brun lui sourit en hochant la tête. Elle fouina quelque peu dans ses sacs de courses et en sortit un paquet de biscuits qu'elle tendit à Isidore, qui restait en retrait, les yeux baissés et le visage fermé.

— Tiens, prends ça et allez goûter ensemble, lui dit-elle gentiment.

Le fils leva vers sa mère des yeux brillants, leur tourna subitement le dos et monta s'enfermer dans sa chambre sans demander son reste.

— Bah... fit la maman, penaude, le paquet à la main. Qu'est-ce qu'il a ? questionna-t-elle en regardant Eddy.

— Je sais pas... mentit le châtain, couvert de culpabilité de la tête aux pieds.

— Oh, je me doute bien en tant qu'ami que tu ne peux rien me dire. Vois-tu, je suis très inquiète, il n'a rien mangé ce midi et il était pâle comme la mort. Je me doute bien que quelque chose le tracasse, tout n'est pas rose chez nous en ce moment, soupira-t-elle en tirant des yeux de chien battu qui firent de la peine à Eddy.

L'adolescent resta un moment interdit face à l'adulte, de peur de se trahir. Rapidement, la mère d'Isidore leva vers lui son visage soucieux mais souriant.

— Prends ces biscuits et force-le à en avaler un peu. À cet âge-là, nous autres parents n'avons plus aucune autorité sur nos enfants, alors à quoi bon essayer... secoua-t-elle la tête, se parlant plus à elle-même qu'à Eddy.

Le paquet à la main, le châtain grimpa les marche et alla frapper à la porte de la chambre d'Isidore. Il aurait voulu fuir, mais n'avait pas osé le faire face à la mère du brun. Comme personne ne lui intimait l'ordre d'entrer, Eddy se permit d'entrouvrir la porte pour se glisser dans la pièce, prenant son courage à deux mains pour affronter Isidore et sa culpabilité.

Le brun était à moitié affalé sur son lit, sanglotant la tête dans l'oreiller. Le châtain sentit une grande tristesse l'envahir. Il en oublia ses stupides idées de menaces, d'histoire d'un soir à oublier et de colère irrationnelle. Posant les biscuits sur un coin du lit, Eddy se posa près du brun ; optant pour le consoler comme sa propre mère le faisait lorsqu'il était enfant. Il empoigna le brun qui se laissa faire sans opposer aucune résistance et le prit dans ses bras. Isidore pleurait en silence, doucement, son corps tressautant à peine.

— Ça va aller... murmura Eddy, le berçant lentement tout contre lui, ne sachant que faire d'autre.

Il sentit l'humidité transpercer ses vêtements et humecter son épaule. Isidore reniflait aussi discrètement que possible, et il finit par se détacher du châtain quelques minutes plus tard.

— Ahah ! Je tiens ma vengeance ! J'ai étalé ma morve partout sur ta veste ! s'exclama-t-il tout sourire et farceur, ses yeux trahissant néanmoins sa tristesse.

Il essayait simplement de ne pas perdre plus contenance, se cachant derrière ses manières de type illuminé.

Eddy le trouva on ne peut plus touchant et se flagella mentalement d'être à l'origine des larmes d'Isidore, qui avait pourtant plutôt l'air d'être un mec courageux. Il se sacra plus stupide que jamais : comme quoi la panique causait bien des dégâts. Il réalisa qu'il avait bien mal jugé le brun, le prenant pour quelqu'un de malfaisant et d'impassible alors qu'il s'avérait simplement être un drôle d'énergumène, avec la sensibilité imputable à tout un chacun.

Observant son nez encore gonflé, il se demanda quelle excuse le brun avait dû trouver pour justifier ça auprès de ses parents.

— Ouais, et ça la fout carrément mal, répliqua enfin Eddy en constatant qu'effectivement, il y avait de drôles de substances mêlées aux larmes d'Isidore sur sa veste.

Étonnamment, il ne lui en voulut pas. En temps normal, le salir justifiait qu'il se mette en rogne.

Le brun esquissa un sourire triste, ses bras encore tremblants. Le châtain ne s'en formalisa pas et attrapa le paquet de biscuits remis par la mère d'Isidore. Il l'ouvrit et en agrippa un, qu'il tendit vers l'aîné.

— Ta mère a dit que tu devais manger un peu et j'pense la même, alors mange.

Une petite grimace — qui ne lui était pas adressée — lui répondit.

— C'est quoi ce bail ? Fais pas ton gamin, mange, t'es maigre comme un clou, exagéra Eddy, qui prenait son rôle très à cœur.

— Tu peux t'en aller tranquille. T'en fais pas, je raconterai rien à personne, dit Isidore en détournant la tête.

Le châtain soupira. Il avait là une des plus grandes opportunités de sa vie à saisir. Après tout, il était venu ici dans ce but précis, alors il ferait tout aussi bien de partir sans chercher quoi que ce soit de plus. Sur ces mots, Eddy se leva, reposa le biscuit sur le paquet, et se dirigea lentement vers la porte de la chambre. Il jeta un dernier regard à Isidore, qui évitait soigneusement de l'observer, et dont les mains reposaient — agitées — sur ses genoux. Le plus jeune se ravisa, tournant le dos à la porte et s'approchant de l'aîné, se refusant à le traiter comme il l'avait précédemment fait, dans un comportement purement égoïste et digne du dernier des connards. D'autant plus que ce n'était pas comme si Isidore lui était indifférent.

— Arrête... marmonna le brun sans pour autant le regarder. Je veux pas de ta pitié de piaf écervelé. Tire-toi avant d'empirer la situation, poursuivit-il sèchement.

— J'voulais pas de tout ça, affirma Eddy, se justifiant comme il le pouvait.

— Ouais, ça va, c'est bon, j'avais compris, répliqua Isidore.

— Mais, j'veux pas que tu croies que j'voulais juste me vider les couilles, c'est pas vrai, raconta le châtain, souhaitant démentir ce que le brun avait dit quelques minutes auparavant.

— C'est ça... Le pire, c'est que quand t'es venu, j'ai bêtement cru que t'étais là pour présenter des excuses, mais ce que t'as dit m'a permis de comprendre que tu me considérais encore plus comme de la merde que ce que je croyais... baragouina l'aîné d'une voix inaudible.

Eddy sentit un gros nœud lui ficeler l'estomac.

— Mais non, pas du tout ! s'insurgea-t-il.

— Alors quoi ? lui demanda Isidore en lançant un regard blessé.

Eddy ne répondit pas, mal à l'aise.

— Le problème vient du regard des autres dont t'es fan, c'est ça ? Ceux que tu peux pas tromper avec moi parce qu'ils ont des yeux et des oreilles partout, hein ? À moins que ce ne soit autre chose, n'est-ce pas ? poursuivit le brun, laissant transparaître une légère colère.

Eddy leva les yeux au plafond, se mordant les lèvres tellement il se sentait gêné, d'autant plus dû au fait qu'Isidore tombait partiellement juste.

— Alors, pourquoi m'avoir jeté à ce moment-là ? Si l'idée que les autres te voient avec un mec t'emmerde, pourquoi être allé aussi loin ? C'est pas spécialement crédible, tu me l'accordes.

Le jeune homme entortilla ses doigts, et reprit.

— Je suis plutôt d'avis, comme tu l'avais si bien dit avant, que je suis un gros thon à tes yeux et qu'au moment où t'as senti que t'allais devoir rendre la pareille, tu t'es dit que c'était pas possible, j'étais vraiment trop affreux pour toi, pauvre chou...

Edouard soupira, ouvrant la bouche pour s'exprimer. C'était sans compter sur Isidore, qui ne comptait pas mettre un terme à son monologue.

— Ça, cumulé au fait que t'as honte de moi parce que d'une, ben je suis moche, de deux je suis pas comme tes potes, de trois je suis un mec, de quatre je suce comme une quiche, de cinq j'ai pas de style, de six je suis con, de sept ajoutons que je suis taré, de huit je suis encore plus moche qu'en « un » car en plus je suis super maigre, de neuf je suis encore plus naze qu'en « quatre » mais t'as pas osé le dire, de dix je suis encore plus moche encore qu'en « un » et en « huit » car en plus j'ai l'air plus mort qu'un cadavre.

Eddy écarquilla les yeux.

—Tu vois, je comprends bien pourquoi tu veux pas de moi, acheva Isidore, laconique.

— Putain ! Mais non ! C'est pas vrai ! s'exclama le châtain, outré.

— Ah, parce que tu crois que j'ai oublié ce que t'as balancé hier ? « Espèce de merde », « va te faire refaire la tronche », « t'es trop laid », « tu ressembles à rien » et j'en passe, sans compter ma préférée : « on me paierait que je préfèrerais crever que de t'emballer ». Au moins ça, c'est fait.

Gêné, Eddy baissa les yeux, fixant le sol, se sentant comme un enfant pris en faute.

— Je peux te dire, poursuivit Isidore, j'ai jamais complexé de ma vie sur mon physique — que je trouvais plus qu'honorable jusqu'alors —, mais toi t'as réussi l'exploit de me faire me sentir mal dans ma peau. Je devrais presque t'applaudir mais je le ferais pas, j'ai trop peur de briser mes mains de squelette, reprit le brun, amer et sarcastique.

— Je voulais pas... commença le châtain, avant d'être interrompu par l'aîné.

— Bien sûr ! T'as dit tout ça sans vouloir. Quoique, vu ce que t'as dans le crâne ça m'étonnerait même pas. Un peu d'honnêteté te tuerait pas, tu sais. Et tu pourrais au moins savoir ce dont tu as envie, parce que le « un coup je t'insulte, un coup je te roule des pelles », ça t'aide pas à paraître moins con, asséna Isidore.

— Ferme. Ta. Gueule, prononça distinctement Eddy, qui n'était pas friand des monologues du brun, et qui avait aussi envie d'en placer une.

— Alors vas-y, parle… tu vas me détromper ? Tu m'as jeté pour quelle raison spécifique alors ? J'avoue que j'hésite entre « tu suces pas aussi bien que l'autre pouffiasse de voisine » — oui, j'ai été jaloux d'elle, quel abruti j'ai pu être ! —, et « t'es trop moche pour rester près de moi ». Sachant qu'il y a moyen de combiner les deux, termina-t-il.

Isidore était on ne peut plus déchaîné. Au comble de la gêne, Eddy ne savait même pas quoi lui répondre.

— T'es relou, je sais pas ce que tu veux que je te dise, répondit-il, perdu.

— La vérité, non ? C'est pas toi qui voulait me dire quelque chose ? Je te rassure, t'es plus à ça près question humiliation, affirma le brun, venimeux, ses mains terriblement nerveuses toujours sur ses genoux tandis que le châtain ne cessait maintenant de passer les siennes sur son visage.

— Okay... fit simplement Eddy, se secouant pour rassembler ses esprits, assommé qu'il l'avait été par les dires d'Isidore.

L'aîné le toisa, souhaitant laisser transparaître une colère froide. Ça ne fonctionnait qu'à moitié, il avait aussi l'air meurtri.

— Bon. Les rumeurs et l'opinion des autres m'emmerdent et oui, tu fous la honte. C'est vrai, t'as pas de style, tu t'habilles mal, tu te coiffes pas, tu t'arranges pas on va dire, et en plus t'es ridicule... je continue ? questionna Eddy, ne souhaitant pas vraiment enfoncer une porte ouverte.

Mais Isidore hocha la tête.

— Tu dis des trucs qu'on comprend jamais, alors c'est pas facile de t'intégrer dans un groupe et de te faire passer pour quelqu'un de normal. En plus, je suis sûr que t'as même pas envie d'être dans un groupe de potes. On est pas du tout faits pour être ensemble, tu vois bien ! J'ai pas envie de faire genre je passe au-dessus, et je suis désolé de te dire ça, exposa finalement le châtain en toute honnêteté, malhabile et avec un nœud aux tripes d'autant plus intense.

— Oui, bon, sois gentil, fais pas de bruit, répliqua simplement le brun, tendant l'oreille vers Eddy-ne-savait-où.

Le plus jeune resta planté là, perplexe, tandis qu'Isidore quittait la pièce, le laissant seul quelques minutes.

— Tu disais quoi déjà ? lui demanda l'aîné en revenant ; une fois la porte de sa chambre soigneusement refermée.

— Euh... commença Eddy, avant d'être interrompu par le brun.

— Non, c'est pas la peine de te faire chier à me redire ça, je me souviens parfaitement que c'était très désagréable, dit Isidore.

— Cevi, putain... tu sais, franchement si on enlève ça, je t'aime vraiment bien, bougonna le plus jeune, faisant de grands gestes en plein milieu de la pièce, son hôte l'observant sans ciller.

— En gros, tout ce qui fait que je suis moi mis à part : tu m'adores, ricana nerveusement le brun.

— Non, mais...

— Parce que tu penses que personnellement, j'ai envie de me balader avec toi main dans la main ? Tu crois que j'ai envie que tout le monde soit au courant de ça ? Tu crois que tu me fais pas honte non plus avec tes attitudes de gamin trouillard, ton style vestimentaire tendance de mes deux, et ton parlé de débile ? le coupa l'aîné, d'une voix basse mais farouche.

— J'ai capté... marmonna le châtain, les sourcils froncés. Mais tu sais quoi ? C'est toi qui me court après, non ? Et c'est toi qui est vexé comme un clou — un pou, pensa très fort son interlocuteur —, pas moi. Parce que la vérité gros, c'est que crari tu penses ce que t'as dit ? Tu me kiffes, et t'as la haine. Mais moi, je suis sincère. Toi, non.

Isidore ne pipa mot, se contentant d'agresser physiquement son couvre-lit.

— Toi, t'es pas comme moi, poursuivit Eddy. C'est pas vital pour toi que les autres t'apprécient et parlent pas dans ton dos pour dire de la merde. Moi, j'meurs si j'perds mes potes, c'est ma vie ! affirma-t-il.

— T'as pas encore compris que dans ton foutu monde d'hypocrites, vous faites tous genre ? Tu crois sincèrement que parce que ta bande de guignols et toi vous vous dites potes, que vous vous adorez sincèrement ? Ouvre les yeux : c'est déjà rare d'avoir un bon pote, un ami sur qui tu peux compter, alors toute une bande ! C'est déjà pas simple de s'entendre à deux, mais alors à cinq ou à vingt, je te dis pas le bordel ! s'emporta Isidore.

Il chuchotait avec hargne, les yeux brillants. Il reprit.

— Tu crois qu'ils sont honnêtes avec toi, eux ? Tu sais ce qu'il y a de merveilleux avec les rumeurs, c'est que ça touche jamais les principaux intéressés. Toi, con comme t'es, tu t'es dit qu'il n'y en avait aucune te concernant vu que tu l'entendais pas !

Le châtain déglutit, ne sachant que dire ; son silence permettant au brun de reprendre sa diatribe.

— T'es qu'un abruti pour croire que parce que t'entends rien de mauvais à ton sujet, tout le monde t'adore et t'as que des copains et copines. À ton avis, pourquoi j'ai débarqué l'autre nuit ? Je t'ai vu à la fenêtre et j'ai pensé aux rumeurs que je connaissais et qui te concernaient. Je me suis dit « pourquoi pas tenter ta chance, il y en a peut-être une ». Tu te demandes quelles sont ces rumeurs ?

Eddy devint livide.

— Sache donc que la moitié des gens dans cette rue pensent que t'es un petit pédé. Certains le pensaient déjà à tes airs un peu maniérés, mais devine qui a amplifié cette jolie rumeur ? L'autre pétasse avec qui t'es sorti. Ça t'en bouche un coin, hein ? Elle aurait parlé à quelqu'un, qui aurait parlé à quelqu'un, et ainsi de suite. Vive les potes !

Edouard recula de deux pas, se retrouvant dos contre la porte

— Apparemment, t'étais pas assez viril avec elle et tu semblais te poser des questions sur ta sexualité. Tu donnais pas l'air d'avoir envie d'elle, tu lui as vraiment laissé l'impression que les mecs t'intéressaient bien plus que les filles.

Isidore se tut quelques secondes et croqua violemment dans le biscuit posé sur le paquet transporté par les bons soins du plus jeune, puis poursuivit, les larmes coulant sur ses joues.

— La voilà ta foutue vérité, Edouard. C'est pas parce que tu fais plein d'efforts pour aimer les autres et être accepté par eux que c'est le cas. Tu vois, qu'on fasse bien illusion ou pas, dans le fond c'est la même pour tout le monde. Seule l'attitude apparente des gens à ton égard change. Si t'es faux-cul, ils te diront pas qu'ils t'aiment pas, si t'es franc, ils te le diront.

Le biscuit dévoré, le brun en attrapa un autre avant d'achever son discours.

— Je voulais pas te dire tout ça, mais c'est ce que tu voulais savoir, non ?

Il essuya ses larmes d'un revers de la manche. Son nez dégoulinait aussi, mais il n'y prêta pas attention.

C'était désormais au tour du châtain de se sentir extrêmement blessé. Tête baissée, sans un mot, il quitta la pièce et descendit au rez-de-chaussée. Il salua poliment la mère d'Isidore, le regard perdu. Il quitta la maison par la porte donnant vers le bois, au grand étonnement de la femme, et s'en alla à l'orée dudit bois pour empêcher ses yeux humides de céder.

La tête penchée en arrière, il espérait ainsi que les larmes refluent vers ses glandes lacrymales et oublient leur envie de s'écouler. Fermant les yeux très fort et tentant de respirer normalement, Eddy peinait à avaler sa salive et ne parvenait pas à digérer les mots du brun.

C'était dingue, tout de même... Il en avait fait des choses pour cacher ça et ça n'avait servit à rien, il avait immédiatement été mis à nu. Eddy savait qu'il avait eu de gros doutes qu'il avait sans doute laissé transparaitre — malgré ses tentatives pour tout cacher — quelques temps auparavant, ce d'autant plus avec cette fille en question, la première qui avait eu une certaine importance pour lui. Ses amis étaient peut-être tous au courant... dans ce cas, pourquoi certaines filles sortaient quand même avec lui ? Serait-ce que la nouvelle n'avait circulé que dans l'impasse ? Et Anthony, savait-il ?

Affolé, perdu dans ses questions et réalisant soudain l'horreur de la situation, Eddy trébucha, la vue brouillée par les larmes qui se stockaient sans pour autant couler. Il plaqua ses mains tremblantes sur son visage, ne sachant que faire. C'était stupide, mais il pensait qu'il y avait urgence. Comme si ce qu'il venait d'apprendre était quelque chose de nouveau et que d'un instant à l'autre, quelqu'un appellerait toute sa famille pour leur annoncer la nouvelle.

S'appuyant contre un tronc d'arbre, Eddy songea à aller voir Anthony. Après tout, il était son ami, son vrai ami, celui qui jamais ne l'avait abandonné depuis toujours. Il n'y avait aucune raison pour qu'il le fasse un jour, le châtain essayait de s'en convaincre.

Une main le prit brusquement par l'épaule et le secoua.

— Ça va aller, y a pas mort d'homme, murmura Isidore.

— Ta gueule ! Tu captes rien ! s'exclama Eddy, rageur, clignant des yeux comme jamais pour retenir ses larmes.

Il se détacha du brun et s'éloigna maladroitement, zigzagant.

— Bien sûr que je comprends ! Je voulais vraiment pas te blesser, écoute, sinon je te l'aurais avoué avant... Je vais t'expliquer pourquoi je t'ai révélé ça... dit Isidore en rattrapant le plus jeune.

Eddy stoppa son avancée et plié en deux, les mains sur les genoux, il se contentait de respirer bruyamment tout en grimaçant.

— Je voulais juste... Comment dire... Tu vois... Enfin, ils connaissent déjà ces rumeurs. Pas tout le monde, mais certaines personnes dans la rue. T'en es pas mort, ils savent déjà depuis un certain temps, et tout va bien. T'as pas perdu de prétendus amis et quoi que tu fasses, la rumeur est lancée. Ce genre de truc, ça te suit jusqu'à ce que tu te barres, et si tu restes, ça continuera peut-être même après ta mort, expliqua l'aîné en plaçant de nouveau sa main sur l'épaule du châtain.

Eddy grogna et plaqua une main sur sa bouche.

— Putain, j'ai envie de gerber, marmonna-t-il.

— Vas-y, si ça te fait du bien, répliqua Isidore, lui tapotant sur l'épaule.

Le plus jeune se contenta de cracher par terre tandis que le brun reprenait la parole.

— En tout cas, si t'as besoin de quelqu'un avec qui parler, je suis là... même si tu m'as traité comme une merde, moi, je t'aime bien, et ça me plairait qu'on essaie de construire quelque chose ensemble, tous les deux dans notre coin, sans s'occuper du reste de la planète, chuchota-t-il.

Ses yeux brillaient encore : un reste de larmes, et un fond d'espoir mal contenu.

Eddy leva la tête en direction d'Isidore et esquissa un léger sourire avant de le prendre dans ses bras.

— S'il te plait, excuse-moi pour ce que j'ai dit, c'était pas contre toi, affirma le châtain tout en entraînant le brun dans cette accolade à la fois virile, tendre et chargée de peines et de remords.

— T'en fais pas, ça ira, répondit simplement Isidore.


Les yeux levés vers le ciel, Eddy constatait que les branches des arbres étaient presque entièrement dénudées. Il ne leur restait que quelques feuilles d'un orange terni par le froid et les pluies ; feuilles qui n'attendaient qu'un dernier coup de vent pour rejoindre leurs milliers de consœurs au sol. L'impasse n'avait plus rien d'éclatant, les feuilles mortes au sol étant devenues d'un marron foncé des moins lumineux et la verdure ayant perdu tout son éclat estival. L'hiver approchait, et on le sentait à l'humidité constante et glacée qui s'installait insidieusement.

Les jardins n'avaient plus rien de convivial et les bestioles en tous genres les avaient déserté. Seuls quelques escargots et quelques limaces se manifestaient encore, osant ramper aux yeux de tous contre un mur blanc ou sur des allées caillouteuses.

Le bois avait perdu tout son côté féerique et profond qu'il pouvait avoir lorsque l'automne venait à peine de commencer. Les innombrables branches noires et acérées pointant vers le ciel lui conféraient une ambiance glauque de paysage malsain — parfait pour la sorcière du fond du bois.

Eddy se les caillait comme pas permis.

Passant d'un pied sur l'autre pour se réchauffer, il avait les mains autour du col de sa veste, le remontant pour le serrer autour de son cou. Son problème ? Il s'habillait toujours bien trop léger pour l'époque, mais il fallait bien rester à la mode et en ce moment, celle-ci n'autorisait pas tellement les manteaux et autres vêtements épais. Peu lui importait donc le temps ; qu'il grêle ou qu'il vente, Eddy n'abandonnait pas ses petites vestes.

De la buée se formait à chaque souffle qu'il laissait échapper. Le châtain devait avouer que depuis l'hiver dernier, c'était là le premier jour de grand froid qui se pointait. Il se frotta alors piteusement les mains, comme s'il allait pouvoir les réchauffer de cette manière.

Il avait eu cours dans la matinée. L'après-midi était libre, et Eddy voulait en profiter, comme tout adolescent. Cependant, avec ce temps de merde, ça semblait mal parti pour traîner la rue. D'autant plus que des souvenirs quelque peu oubliés lui étaient revenus en tête la nuit dernière. Depuis, il rongeait son frein, retournant moult pensées en tête. Il avait vraiment été stupide. Obnubilé par tout autre chose, il en avait oublié l'essence même de son action, le pourquoi du comment. Heureusement, ça lui était revenu et il espérait bien qu'il ne soit pas trop tard pour obtenir réponse à toutes ses questions.

Consultant sa montre, Eddy grogna. Isidore avait déjà deux minutes de retard.

Début décembre, et le temps s'écoulait réellement à une vitesse folle. Cela faisait déjà un peu plus d'un mois que le châtain fréquentait le brun. Six semaines à vue d'œil, dirait-il.

Les prémices de leur relation avaient été fort houleux. Prises de bec pour des broutilles, insultes gratuites et Eddy en passait des meilleures. Ils avaient néanmoins appris à se connaître un peu, sous divers aspects, et les choses semblaient naturellement s'apaiser entre eux. Le châtain avait même l'impression de connaître le brun depuis toujours. Peut-être parce qu'il avait passé ces dernières semaines à le voir aussi discrètement et régulièrement que possible.

Cependant, la situation n'était pas simple à gérer pour Eddy. Il devait impérativement composer et jongler entre sa famille, ses potes, Anthony — qui resterait toujours son meilleur ami — et Isidore. Sa famille, ses potes et Anthony ignorant tout de sa relation et de ses moments passés en compagnie du joyeux drille. Il mentait et inventait bien des choses pour justifier ses trop nombreuses absences. Il sentait bien qu'il s'enfonçait et qu'il serait tôt ou tard contraint d'en dire plus, mais il aviserai au moment venu. En attendant, tout allait bien, il s'était presque fait à l'idée que de sombres rumeurs couraient sur lui. Il s'employait à les défaire en racontant des conneries aussi subtilement qu'il savait le faire ; c'est-à-dire sans délicatesse.

Dans tous les cas, il avait pu constater que la rumeur n'avait pas vagabondé bien loin, tous ses proches — ou presque — ne semblant pas au courant. Les sœurs d'Anthony avaient sans aucun doute été mises au parfum, il le sentait, mais elles n'en avaient parlé en aucun cas à leur frère. Probablement parce qu'il lui aurait passé le message.

Tout à ses réflexions en plein milieu du bois, Eddy n'entendit pas les pas qui venaient en sa direction, et il sursauta lorsqu'une main s'abattit brusquement sur son épaule.

— Babin ! T'es trop con ! Tu m'as fait flipper ! s'écria alors le châtain en se tournant vers Isidore qui riait bêtement, fier de lui.

— J'ai pas pu m'en empêcher. Pas ma faute, t'avais l'air à l'ouest ! répliqua le brun, malicieux.

Eddy secoua la tête et embrassa son petit ami, avant de poser les yeux sur son habillement de mauvais goût qui avait cependant cet avantage de ne pas le faire souffrir du froid. Il soupira mentalement et laissa l'aîné lui transmettre un peu de sa chaleur.

— Désolé du retard, j'avais quelques trucs à arranger avant de venir, marmonna Isidore, tout contre le plus jeune.

— Pas grave, ça m'a fait penser à des choses et j'voudrais t'en parler, répondit Eddy en se détachant du brun.

L'aîné lui jeta un regard perplexe tout en s'adossant à un tronc d'arbre.

— Tu m'as bien niqué, faut dire. À cause de toi, j'ai complètement zappé ce qui me préoccupait quand je t'ai rencontré : les rumeurs de l'impasse ! Je comptais sur toi pour tout me dire ! affirma le châtain, très sérieux.

À ces mots, Isidore éclata de rire puis fixa Eddy de ses yeux pétillants.

— D'accord. Je te dis tout ce que tu veux, mais pas ici. J'ai pas envie que tu meures de froid, expliqua le brun.

Le plus jeune lui adressa un sourire et se contenta de hocher la tête.

— On va chez-toi alors ? demanda-t-il une fois qu'ils eurent esquissé quelques pas entre les arbres nus.

— Ben ouais, pour changer, ironisa Isidore.

Confus de ne pas être en mesure d'emmener le brun à la maison en pleine journée — sous peine d'être surpris par sa famille —, Eddy lui attrapa le poignet et l'attira tout contre lui.

— On pourra commencer par taper une discussion à poil sous tes couvertures, et je jure que je me plierai en quatre pour exaucer tous tes désirs, murmura Eddy, passant sa langue sur les lèvres du brun.

— Chouette ! Je veux qu'on fasse un plouf-plouf pour savoir qui branle qui, qui suce qui, qui encule qui, qui fait quoi à qui, en gros. Je choisirai les gages en fonction de l'envie du moment ! ronronna Isidore, aux anges, sans se départir de son air coquin et moqueur.

— Ouais, voilà, t'as toujours la connerie au corps, toi, répliqua le plus jeune en se bidonnant.

— Vite alors, fait froid ici et c'est pas du tout stimulant, dit l'aîné en se dirigeant vers son humble demeure, talonné par un Eddy hâtif mais songeur.

Dans le fond, le châtain avait déjà eu la réponse à la plupart de ses questions. Il avait rapidement appris les rumeurs le concernant, immondes et atrocement véridiques. Puis quelques jours plus tard, Isidore avait levé le voile sur les rumeurs qui les entouraient, lui et sa famille. Eddy avait ainsi appris qu'ils ne roulaient pas sur l'or, ce qui validait aussi la rumeur ; qu'ils étaient pourtant d'honnêtes gens qui tentaient de s'en sortir, ce qui pour le coup infirmait ces dernières.

Leur malheur avait commencé quelques années auparavant, avant même qu'ils n'emménagent dans l'impasse. Hortense, la petite sœur d'Isidore, s'était avérée être atteinte d'une démence — très — précoce. Elle n'était pas entièrement délirante ni complètement lucide, ses parents avaient donc pris le parti de s'en occuper tant bien que mal. Suite à divers problèmes occasionnés par la petite avec leur voisinage, ils avaient dû déménager et avaient atterri dans l'impasse. Ils avaient alors tous repris leur rôle : Isidore allait à l'école, la mère s'occupait de la petite Hortense et le père travaillait, subvenant comme il le pouvait aux besoins de sa famille. Des malheurs arrivant rarement seuls, le père n'avait pas supporté la situation et avait commencé à noyer son chagrin dans l'alcool. Il avait la biture calme et ceci lui permettait de s'endormir paisiblement chaque soir. Ivrogne et emploi stable ne faisant pas bon ménage, il avait dès lors fini par perdre le sien, enfonçant un peu plus sa petite famille.

Malgré tout courageux, il allait de petit boulot en petit boulot, tentant vainement d'étouffer son vice. Pour pallier au manque d'argent, son épouse avait elle aussi trouvé des emplois précaires, faisant le ménage pour des pauvres vieilles par-ci, faisant leurs courses par-là. Face à ça, il avait alors fallu que quelqu'un s'occupe d'Hortense lorsqu'elle était à la maison et pas dans un endroit spécialisé qui ruinait ses parents malgré les aides de l'État. Isidore n'eut d'autre choix que de s'y coller, abandonnant — d'abord partiellement puis totalement — l'université qu'il venait d'intégrer. La vie avait poursuivi son bout de chemin et eux avec, s'en sortant tant bien que mal, entre deux crises de la petite.

Toute cette histoire avait rendu Isidore amer. Condamné pour le moment à garder sa sœur au lieu de continuer les études de ses rêves, il ne s'en portait pas spécialement bien. À l'heure actuelle, le brun avait repris des recherches pour ses études, cherchant à cumuler travail et cours. Il sortait se renseigner sur des formations quand il pouvait, espérant prendre la place d'un de ses parents pour que l'un deux prenne la sienne. Pas que la pauvre Hortense soit un calvaire et un fardeau aux yeux d'Isidore, mais il voulait aussi réussir sa vie, et pour lui, ça passait par décrocher le boulot de ses rêves.

Eddy devait avouer qu'il n'avait pas tout bien saisi à cette affaire — la maladie de la petite, il ne la saisissait pas encore —, hormis le fait que les rumeurs se plantaient royalement et que ces gens n'avaient rien de criminel ou d'occulte.

— Bon, par contre, on casse pas la baraque, hein. Ma mère et ma sœur sont à la maison, chuchota Isidore en faisant entrer un Eddy pensif chez lui.

Le châtain acquiesça et suivit silencieusement l'aîné. La maison était beaucoup mieux tenue que la première fois qu'il y était entré. Au fil des jours, il avait eu l'occasion de voir tout le monde et de parler un peu avec le reste de la famille d'Isidore. Il connaissait leurs mœurs et avait appris qu'il valait mieux ne pas faire trop de bruit dans l'après-midi, Hortense faisant de longues siestes. Une fois à l'étage, les deux garçons s'enfermèrent dans la chambre et entreprirent de s'envoyer en l'air, avec tendresse et sensualité, mais le plus silencieusement possible.

Un long moment plus tard, ils jugèrent avoir besoin d'un peu de repos. Nus l'un contre l'autre sous les couvertures, ils regardaient par la fenêtre de la chambre la pluie et le vent qui battaient leur plein.

— Qu'est-ce qu'on est bien ici au chaud, surtout quand on pense aux imbéciles habillés comme toi qui se sont laissés piéger dehors, murmura Isidore en embrassant l'épaule d'Eddy.

— Je t'emmerde, grogna le plus jeune en lui mettant un léger coup sur la tête.

Le brun gloussa de bon cœur — comme il le faisait souvent —, faisant aussi rire son petit ami.

— Tu crois qu'on a pas fait trop de bruit ? demanda Eddy après un énième baiser.

— Trop je pense pas, mais si quelqu'un avait l'oreille collée à la porte, sûr qu'on devinait aisément ce qu'on faisait, répliqua Isidore, rieur.

— Merde ! s'exclama le châtain. Tu crois pas qu'ils vont finir par s'en douter ?

L'aîné haussa les épaules, fataliste.

— Je leur ai déjà dit, avoua-t-il.

Eddy se plaça immédiatement en position assise et fixa sévèrement son petit ami.

— Wesh gros, c'est quoi le bail ? Quand ça ? Tu dis rien ? Putain ! Et tu fous quoi de mon besoin de cacher ça à tout le monde ? grommela-t-il, les sourcils froncés.

— T'emballe pas, abruti... j'ai le droit de parler à mes parents ! Ils se doutaient de quelque chose, alors la semaine dernière je leur ai avoué que j'aimais les garçons, et ils en ont conclu qu'on était ensemble, soupira le brun.

— Tu sais que t'as le droit d'inventer d'autres excuses, fouleck ? pesta Eddy, rageur.

— Pas envie... Je suis honnête, moi... Je voulais pas t'inquiéter avec ça, je pensais que tu me harcèlerais pour savoir s'ils le prenaient bien et que tu insisterais des heures parce que je t'aurais sans cesse répondu que ça allait... acheva Isidore, refroidi.

— Disquette ! Arrête de faire ta pauvre victime comme à chaque fois que je réagis pas comme tu veux ! ronchonna Eddy, sentant déjà la culpabilité l'envahir.

— En tout cas... commença le brun, comme si de rien était, tout en s'asseyant lui aussi et en se plaquant contre son petit ami — qui malgré la colère lui rendit la pareille. En tout cas, ils l'ont pas trop mal pris. Sur le coup, avec l'alcool, mon père s'est mis à pleurer en disant que c'était horrible, qu'il avait mis au monde deux tarés.

Eddy secoua la tête en déposant un baiser sur la joue d'Isidore, qui parlait toujours.

— Ma mère — qui était troublée par ce que j'ai dit — a crié après lui et ils se sont disputés. Puis le lendemain, mon père est venu présenter des excuses en me disant qu'il s'était emporté et qu'il pensait rien de ça, et ma mère m'a dit que tant que j'étais heureux, c'était bien. Les trucs de base, on va dire.

Le plus jeune lui sourit, un très léger sourire.

— Elle a ajouté, en plus, que t'avais l'air d'un mec gentil et que t'étais charmant, qu'elle était contente pour moi. En vrai, je crois que ça les a un peu déçu, mais ils s'y font, ils le prennent pas mal. Hier soir on a même parlé un peu de toi à table : tout le monde t'apprécie, même Hortense — qui comprend rien à l'histoire — a mis son grain de sel...

Eddy embrassa Isidore. Se rallongeant, le châtain attira le brun tout contre lui et l'enlaça tendrement, le réconfortant par les gestes.

— C'est frais, si ça se passe bien pour toi, murmura-t-il à son petit ami. Je sais très bien pour moi que ça passerait pas comme ça du tout. Ils auraient grave la haine et seraient pas sympa. Je pense même que mon frère pourrait me cogner dessus en pensant que ça me remettrait les idées en place.

Isidore le regarda longuement et sérieusement.

— Dis pas ça. T'en sais rien. Tu peux pas savoir tant que t'as pas parlé. Tu connais pas tes parents. À Faux-cul-ville on peut même pas se fier aux membres de sa famille. On peut déjà que moyennement ailleurs, mais chez-toi, moins encore, dit le brun.

— J'ai quand même pas envie d'essayer, baragouina Eddy.

— Je sais, je te pousse à rien et je te comprends, c'est délicat, répondit simplement l'aîné.

Le châtain lui caressa doucement la joue. Ils restèrent dans cette position des minutes durant, en silence, s'observant, s'offrant des sourires complices, chargés de désir et d'affection. Jusqu'à ce qu'Eddy décide de briser le calme.

— Faut que tu me racontes, maintenant.

— De quoi ? questionna Isidore, la tête enfouie dans son oreiller, les mains sur le corps de son petit ami.

— Les rumeurs, tout ça... je veux savoir. Et surtout, je veux savoir d'où tu tiens ça, toi… marmonna Eddy.

— Ouh... tu veux que je commence par quoi ? Parce que tu sais, je ne sais pas grand chose. J'ai juste des rumeurs totalement différentes des tiennes. Quelle version est vraie ? Peut-être aucune ? Faut pas s'y fier, tu sais...

Edouard haussa les épaules : il se fichait des mises en garde, il voulait savoir.

— Faut distinguer la rumeur de l'histoire. Pour toi, j'y suis allé au feeling, en me disant qu'il y avait de fortes probabilités que ce soit faux. Ton attitude m'a vraiment fait passer du coq à l'âne. À des moments, j'ai cru que la rumeur n'était basée sur rien. Mais finalement, c'était pas tant que ça une rumeur, c'était plus une supposition qui était facilement vérifiable. Tu me suis ? tenta d'expliquer le brun.

— J'crois... en tout cas, tu m'as toujours pas dit ce que tu foutais dehors à ces heures-là, c'était quand même louche, chuchota le plus jeune, caressant le dos d'Isidore.

— Je prenais un peu l'air après des journées difficiles. Rien d'extraordinaire, je t'assure. Puis je t'ai vu, j'ai senti ce besoin d'avoir quelqu'un avec moi et je me suis jeté à l'eau sans trop cogiter, répondit l'aîné.

Eddy hocha la tête, songeant à quel point il avait pris le garçon pour un demeuré.

— Et t'as entendu parler des rumeurs sur les deux sadomasochistes, toi ? demanda poliment Eddy.

C'était surtout ça, qui le taraudait depuis des plombes. Qui pouvait savoir ? Comment ? Il craignait intérieurement que ce soit ses parents ou ceux d'Anthony, qui soient à l'origine de ça.

— Les quoi ? hallucina Isidore.

— Ben... commença le plus jeune, avant d'être interrompu par le brun.

— J'espère que tu me parles pas de mes voisins de gauche, les petits vieux, c'est franchement une image mentale dont je me passerais bien...

Eddy éclata de rire, embrassant son petit ami qui tirait une drôle de tête — un semblant d'air horrifié et d'air stupide mixés.

— Je parle de mes voisins de droite, l'informa-t-il ensuite.

— Tu déconnes ? fit Isidore, perplexe.

Le châtain secoua vivement la tête, hilare. Le brun le rejoignit rapidement dans son fou rire. Sans pour autant retrouver son sérieux, Isidore reprit la parole.

— Non ! Ça, je savais pas du tout ! C'est quoi ces conneries ? demanda-t-il en ricanant.

— J'sais plus d'où j'ai entendu ça, c'est ça qui me dérange. De pas savoir d'où ça vient, et pourquoi ça vient… répondit Eddy en calmant son rire.

— C'est n'importe quoi, sérieux... tout ce que je sais d'eux, c'est que ce sont des gens qui apparemment se tuent à la tâche pour faire un gosse, mais y aurait des problèmes plutôt graves. Ma mère discute avec la nana. Ils auraient déjà eu un gosse qui serait mort suite à des complications après la naissance. Ce serait génétique donc ils sont sous traitement tous les deux, je te passe les détails.

Isidore fit une pause pour se gratter le nez, puis reprit.

— Ça, c'est simplement la version que j'ai. Moins drôle que la tienne, c'est clair, mais je sais pas pour autant si c'est vrai ou pas, même si la mienne paraît honnêtement plus plausible, soupira-t-il.

— C'est fou, on entend pas du tout les mêmes histoires... murmura le châtain, mortifié à l'idée qu'on raconte des sottises sur sa propre famille.

— Évidemment. Tu sais, parfois suffit d'aller demander clairement aux gens. Tu vois, mon voisin de droite — ton voisin de gauche —, ben pendant que tout le monde spécule sur ce qu'il a fait de sa vie, j'ai discuté avec lui, et il m'a dit que dans le temps, il avait été un grand jardinier et il s'était occupé de l'entretien des plantes d'immenses jardins dans les parcs de certains châteaux. Pas eu le temps pour une femme, ni pour une famille. Ce sont ses seuls regrets, mais il m'a dit que dès qu'il humait l'odeur de ses chères fleurs, il n'en éprouvait plus aucun, chuchota le brun, passant une main sur le bras d'Eddy et le caressant.

— C'est presque poétique, affirma le plus jeune.

Il sourit à Isidore, n'évoquant pas ses propres élucubrations à propos du vieillard, comme quoi selon lui il aurait épousé la sorcière vivant au cœur du bois. Son petit ami le trouverait plus que ridicule, à n'en pas douter.

— Et t'as demandé comme ça à plein de gens ? questionna-t-il, étonné par le culot du brun.

Lui, il ne parlait pas aux inconnus, ni aux grandes personnes.

— Carrément pas. Après, comme tout le monde, j'ai entendu certains bruits courir, mais je m'y fie pas du tout, répondit l'aîné.

— Comme quoi ? demanda Eddy, curieux.

— Me demande pas ça, Edouard. Je t'assure que t'as vraiment pas envie de savoir ! répliqua Isidore, se serrant plus fort contre son petit ami, bien au chaud sous les couvertures.

— Allez, raconte ! supplia le châtain en secouant son hôte.

— Bon, mais je veux que tu me jures que tu vas pas faire ton effarouché et que tu vas pas me tanner avec ça. Ce ne sont que des « on dit », d'accord ? prévint le brun, le doigt en l'air.

— Mmh… grogna Eddy, toujours souriant mais légèrement angoissé par ce qu'Isidore promettait de lui conter.

L'aîné hocha la tête et ouvrit la bouche, prêt à dévoiler nombre de petits ragots croustillants.

— Bon. T'es peut-être au courant qu'entre les parents de ton ex, il y a de l'eau dans le gaz, non ? demanda-t-il.

— Ouais, grave. Pourquoi ? répliqua Eddy.

— Le cher mari irait voir ailleurs, et pas n'importe où ailleurs puisque ce serait avec la mère de ton meilleure pote là, Alexandre...

Anthony, le coupa le châtain. Comment ça ? J'crois j'ai pas tout capté.

— C'est pas compliqué. La mère d'Anthony se fait troncher par le père de ton ex copine. Ce serait pour ça que ta mère et la sienne fréquentent plus la mère de ton ex copine. Ça, on le tient des vieux qui passent leur journée à espionner, et comme ma mère fait des fois le ménage pour eux, ben la vieille lui parle et lui a raconté ça.

Eddy plisse les yeux, dans un intense effort de concentration.

— Il semblerait que les deux en question se voient en dehors et que personne n'est au courant, sauf la mère de ton ex qui se méfie à fond — mais a priori pas de quelqu'un de l'impasse —, et qui en a parlé à ses filles qui sont des championnes de la rumeur, comme tu l'avais compris. C'est pas super passionnant, tenta d'expliquer Isidore, nonchalant.

— Rah, le bail de merde ! Faut que j'en parle à Anthony ! protesta Eddy, indigné.

— Minute, trouduc ! Je t'ai pas dit que c'était valable à cent pour cent, alors va pas foutre la merde chez les gens en colportant peut-être des bêtises, dit le brun.

Le châtain fronça les sourcils, se retint de lui coller une bonne tape sur la tête et songea à son meilleur ami. Il lui vint subitement en tête qu'Anthony avait pu amener le sujet sur la table avec lui tout simplement parce qu'il avait entendu certaines rumeurs pas nettes. Il soupira et se ravisa. Isidore avait certainement raison. Mieux valait fermer les yeux et adopter cette attitude d'éternel hypocrite qu'il gardait sans cesse, même s'il était extrêmement touché par ce qui pouvait atteindre son meilleur ami, qui à ses yeux était comme un frère.

— T'as d'autres trucs dans le genre ? demanda Eddy après un long moment de silence durant lequel il était plongé dans ses pensées.

— Oui, certainement. Je t'assure que c'est pas intéressant... marmonna Isidore.

— Y en a sur ma famille ? questionna le châtain, très — trop — sérieux.

Le brun l'embrassa doucement et l'enlaça.

— On s'en fout, arrête de te faire du mal avec ces bêtises et contente-toi de me prendre dans tes bras. Je veux des câlins, ronronna-t-il en s'accrochant à son petit ami.

Eddy soupira mais lui rendit la pareille.

— T'as ce que tu veux. Maintenant, parle, ordonna-t-il d'une voix douce.

— Oh, s'il te plait Edouard, y a rien de bien fameux et puis tu sais, faut pas prendre les ragots pour argent comptant. Sache seulement que plus on essaie d'avoir l'air tout blanc, moins on l'est, murmura le brun en bâillant.

— C'est pas du tout rassurant, répliqua le châtain, livide.

— Laisse les limaces envahir ton jardin, rien ne sert de les exterminer. Elles reviendront toujours et tout le monde verra qu'elles sont passées. Oublie ça. Ce qui compte, c'est qu'on soit là tous les deux malgré tout, déclama Isidore pour clore la session, posant deux doigts sur la bouche de son petit ami, ne l'autorisant pas à rétorquer quoi que ce soit.

Inquiet et perplexe, le plus jeune accentua la force de son étreinte, et la chaleur accompagnée de bien-être que le brun lui offrait lui fit de nouveau zapper les affreuses rumeurs, aussi bien vraies que fausses, qui couraient sur leur compte et sur celui de leurs proches.

Peut-être qu'il l'aurait à l'usure, mais peut-être qu'il valait mieux qu'il passe à autre chose. La vie était déjà bien assez compliquée comme ça.


Le bus n'était pas spécialement bondé car on approchait du terminus. La buée sur les vitres empêchait de voir correctement à l'extérieur. On entendait néanmoins les voitures passer et la pluie frapper violemment les carreaux. Aujourd'hui, il faisait moins froid qu'hier, mais par contre il pleuvait.

Eddy restait debout dans un coin, pensif. Il avait séché le dernier cours, prétextant qu'il se sentait mal, ce qui n'était pas faux. Il devait certainement couver une bonne maladie hivernale, et puis il avait envie de passer un peu de temps avec son mec, ça lui faisait du bien. Anthony ne lui en voudrait pas trop d'être rentré sans l'attendre, le châtain lui avait envoyé un message pour le prévenir.

Se frottant doucement le visage, Eddy vit le bus s'arrêter à l'arrêt le plus proche de l'impasse avec un grand soulagement. À la vue de l'intense pluie et du climat presque hivernal qui se profilait, il mit la capuche d'une de ses vestes colorées sur la tête et quitta le bus. Il esquissa quelques pas et retomba sur terre en apercevant Isidore, emmitouflé dans un affreux manteau, une abominable capuche soigneusement ficelée autour de la tête.

Le châtain jeta des coups d'œil aux alentours, voir s'il n'y avait personne, et se dirigea vers le brun.

— Fraîche ta surprise ! s'exclama-t-il avant d'embrasser furtivement son petit ami, heureux des attentions que ce dernier lui portait, certainement pour le consoler de cette future grippe qui le menaçait.

Isidore répondit à son baiser, mais Eddy remarqua rapidement qu'il y avait quelque chose qui clochait.

L'aîné tenait à la main un sac de courses, et le châtain avait le souvenir qu'il devait aller faire quelques emplettes dans la journée. C'était étonnant qu'il ne soit pas rentré pour les ranger.

— Un souci ? demanda-t-il en déglutissant, un nœud apparaissant immédiatement dans son estomac.

Le brun hocha doucement la tête, en silence.

La pluie les trempait des pieds à la capuche mais ils restaient là, comme paralysés. Eddy observant Isidore et ce dernier les yeux rivés au sol, son sac de courses serré contre lui, ses mains blanches crispées dessus. Le temps semblait s'écouler au ralenti, mais finalement le brun ouvrit la bouche, trouvant la force de parler.

— Il y a des voitures de pompiers, des ambulances et des voitures de police dans l'impasse, marmonna-t-il d'une voix tremblante.

— Quoi ? fit Eddy en s'étranglant.

Isidore baissa d'autant plus la tête.

— Suis pas sûr de savoir, je voulais pas voir, pas tout seul ! Je faisais des courses et je suis rentré, j'ai vu ça au loin, je suis revenu ici pour t'attendre... expliqua difficilement Isidore, qui avait du mal à avaler sa salive.

— T'es là depuis longtemps ? demanda le châtain, outré, la voix étrangement éraillée, déformée par la crainte ; il n'avait quant à lui qu'une seule hâte : savoir.

— Une trentaine de minutes, répondit le brun.

— Et tu... et tu sais pas du tout ? Ça peut être n'importe quoi ! Ça nous concerne peut-être même pas ! articula péniblement Eddy.

Isidore secoua la tête avant de répliquer.

— Non... je sais pas du tout, j'ai peur pour ma famille, mon père, ma sœur… mais je... je me suis dit qu'on pourrait y aller tous les deux, c'est plus rassurant, non ?

Le châtain fronça les sourcils.

— C'est quoi le cevi ? Après c'est moi que tu traites de trouillard ? grogna Eddy.

— C'est pas pareil... chuchota Isidore.

Le plus jeune ne répliqua pas. Lui-même se sentait très inquiet. Quelqu'un était blessé ? Pourquoi une foule de pompiers, d'ambulances et de voitures de flics ? C'était forcément très grave, non ?

— J'te suis, on y va pas ensemble, t'imagines on nous voit tous les deux... marmonna le châtain en massant son ventre noué.

Isidore gémit péniblement et se détourna d'Eddy, s'éloignant de quelques pas avant de se raviser et de revenir vers lui.

— Edouard, si ce qu'il y a dans cette rue me concerne, je ne veux plus jamais entendre parler de toi. C'est dans ce genre de moments qu'on voit qui tient à nous... et tu préfères qu'on ne nous voie pas ensemble plutôt que l'on se soutienne ? Alors qu'on a tous les deux peur ? Franchement, tu me déçois…

Il lui tourna le dos, avançant désormais d'un bon pas sous la pluie.

— Tu fais chier… hurla le châtain en lui courant après.

Le brun se tourna de nouveau vers lui, tremblant de rage.

— Ouais, je suis un emmerdeur débile ! J'ai besoin de toi aujourd'hui, Edouard… et t'es même pas capable d'assumer un peu, et d'entrer dans cette putain d'impasse en marchant à côté de moi, juste comme si on était des « connaissances ». Ça en dit long, non ? Je te fais toujours honte, et c'est plus important que le reste, plus qu'un éventuel accident ou décès ! cria-t-il, le vent et la pluie atténuant beaucoup sa voix hachée.

Isidore lui tourna de nouveau le dos et Eddy plaqua ses mains sur sa bouche, étouffant un cri de rage, ne retenant pas ses larmes de peur, de colère et de tristesse qui se mêlaient à la pluie.

Tandis que l'aîné s'éloignait sous ses yeux, le châtain avait de plus en plus la trouille. Il y avait peu de chances que ça le concerne lui, ou son petit ami. Moins d'un tiers, il en était persuadé. Il espérait de tout cœur qu'Isidore n'ait pas un nouveau coup dur à subir.

Tremblant de tout ses membres, il songea à ce qui avait bien pu se passer. Ce matin, tout semblait pourtant calme dans l'impasse. Et puis merde.

Sans plus réfléchir, il se mit à courir et rattrapa Isidore, agrippant son manteau informe et le tirant en arrière.

— C'est bon, gros con, je viens avec toi, dit-il d'une voix qu'il voulait assurée, mais qui était chevrotante.

Le brun ne pipa mot et lui adressa un signe de tête.

Marchant côte à côte, Eddy sentait tous ses organes palpiter à mesure qu'ils se remettaient en marche. Il serrait ses poings tellement fort dans sa poche qu'il en avait mal. Oubliée, cette crève qui s'installait. La respiration difficile, ils approchaient du but, leur impasse se profilait à l'horizon, clignotant de rouge, de bleu. Il y avait du mouvement, mais la pluie les empêchait d'entendre le moindre bruit. Pour Isidore, cela importait peu, car quoi qu'ils découvrent, ils seraient ensemble, et ce serait plus facile. Eddy était finalement là pour lui, et c'était déjà un mystère de moins à résoudre.


Fin


N'hésitez pas à me signaler toute erreur qui a échappé à ma vigilance ; ou encore à venir échanger avec moi, c'est la raison pour laquelle je publie en ligne.

À bientôt.