Voilà une histoire qui a commencé avec deux personnages à peine esquissés, une vision que j'ai eue pendant un concert, et pas la moindre trace de scénario ; elle allait finir avec de nombreuses pages inachevées dans mon dossier Vide-ordures, mais finalement les protagonistes se sont improvisé un background bien sympa, et l'histoire se construit vaguement autour de rêves que j'ai fait, et d'idées prises au pif dans ma tête.
Fic écrite sur un mélange d'OSTs de Yoko Kanno, surtout Cowboy Bebop et Ghost in the Shell (Beauty is Within us) donc n'hésitez pas à les écouter expansivement pendant votre lecture !
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Nathaniel baissa la tête, retroussant les bas de sa robe, sur le petit tas gris informe à ses pieds. Il avait buté dessus au détour d'une ruelle, y cherchant un peu de solitude loin de l'agitation de ces infatigables humains ; c'était une boule de poils collés ensemble, de la même couleur que la poussière qui tapissait l'endroit sombre. Entre deux poubelles et un tas d'ordures renversées, sous les cordes à linges pleines à en ployer, l'homme vêtu de blanc se pencha et recueillit au creux de ses bras un énorme rat à peine en vie. Il murmura :
- Tu ne devrais pas, tu sais... mon dernier familier a fini écrasé...
Comme l'animal ne réagissait pas à l'avertissement, Nathaniel l'enleva avec lui jusqu'au sommet d'un bâtiment, où il trouva un robinet rouillé sous lequel le rincer. Il se demanda un moment si ça n'allait pas l'achever, mais il faisait chaud, et l'eau sembla en fait lui faire du bien. Il s'agitait un peu. L'homme passa un moment à le frotter de sa paume pour ôter les dernières couches de saleté, et lorsqu'il coupa l'eau, un poil roux-doré apparut, brillant au soleil. Le rat fit un effort méritoire pour redresser vaguement la tête mais ne parvint pas à croiser le regard de son bienfaiteur. Ses yeux étaient ternes, mi clos.
Nathaniel finit par se résoudre à l'examiner, et fut sidéré de découvrir une tumeur grosse comme une mandarine, qui était responsable d'une part de la taille anormale de l'animal, d'autre part de son état désastreux. Il la tâta de l'index, puis la tira hors du petit corps faible avec un bruit de succion. Sa peau s'écarta pour laisser partir la glande empoisonnée, que Nathaniel laissa choir et éclater sur le sol ; puis la peau se referma derrière, laissant seulement entre les poils une trace en relief.
- Je t'ai marqué... mais pour peu qu'on te nourrisse correctement, tu retrouveras des forces rapidement, dit l'homme au rat qu'il ne tenait à présent plus que d'une main, sa taille ayant diminué d'un généreux tiers.
Il avait voulu le poser là et s'en retourner ; mais quelque chose dans ce petit être l'en empêcha. Le rongeur avait déjà commencé à tisser le lien qui unit ange et familier, et Nathaniel était trop faible pour le refuser. Il le glissa dans les plis de sa toge et ordonna à son esprit de se fixer à nouveau sur la raison de sa présence dans cette petite ville côtière.
Loann. Il lui fallait trouver Loann. Il aurait aimé survoler les petits immeubles pour repérer sa signature astrale parmi celle des autres, mais deux grandes paires d'ailes blanches dans le dos d'un humanoïde volant aurait quelque peu attiré l'attention... il se contenta donc de sonder la ville de droite et de gauche jusqu'à repérer une faible lueur de la trace qu'il portait en son cœur. Il se laissa doucement glisser à bas de l'hôpital sur lequel il se trouvait, jusque dans la petite ruelle où il avait trouvé son rat, puis sortit au soleil et commença de marcher dans la direction ressentie.
C'était une bien modeste citée. Quelques commerces dont le plus notable était un supermarché trônant à côté de l'hôtel de ville, devant une large fontaine ronde au milieu d'une place ; un ou deux artisans de renom ; deux ou trois maisons de Dieu ; un port tranquille, qui vivait de pêche plus que de commerce. Il y poussait beaucoup d'arbres en cage, et les plantes étaient de mise à de nombreuses fenêtres. Par cet après-midi d'automne, la chaleur était encore suffisamment présente pour donner à l'ensemble des rues une impression générale de paix lente qui faisait grand bien à Nathaniel, cependant qu'il arpentait d'un pas fluide les trottoirs dallés, laissant derrière lui le centre ville pour se diriger vers un quartier en bordure de ville, fait de maisons et de jardins derrière des haies ou des murets.
La rue qu'il suivait s'interrompit brutalement pour laisser place à un bois qui semblait littéralement couper un bout de ville ; le goudron se muait soudain en chemin, et le chemin disparaissait à son tour sous le couvert des arbres. Un bien agréable lieu de promenade, imagina Nathaniel. Comme la maison qu'il visait était la dernière avant la forêt, il passa l'arche de feuilles pour pénétrer dans la fraicheur, contourna le jardin qui se coupait du bois par une haie, et se permit quelques secondes de vol pour atteindre le haut d'un épais châtaignier.
- Voilà qui tombe bien, n'est-ce pas, mon petit ami ? dit-il en sortant le rat de sa manche longue.
Ce dernier semblait un peu plus vif que tout à l'heure. Nathaniel tendit le doigt pour cueillir à une branche une bogue verte, l'ouvrit, en mâcha un moment le contenu pour en faire une bouillie que son compagnon puisse avaler facilement. Ce qu'il fit du reste avec effort. L'ange souriait.
- Tu prends le chemin de la guérison ! Mais avant longtemps tu regretteras peut-être l'existence que tu menais avant de me connaître, petit être...
Cette fois, le rongeur releva la tête et planta ses minuscules yeux dans ceux de son maître. Passa par ce chemin tant de reconnaissance, de soulagement et de vie que Nathaniel ne regretta soudain plus qu'il ait choisi de se trouver sur son chemin lorsqu'il avait besoin d'aide.
- Très bien... rat abandonné puis recueilli, mon familier aujourd'hui et jusqu'à la fin de ta vie, nous verrons bien ce qu'il adviendra de toi... puisse-tu trouver le bonheur à mes côtés ! Je te laisserais le soin de me confier ton nom lorsque tu seras prêt.
Sur ce, il reposa avec soin l'animal dans les plis de tissu de son vêtement, le jugeant trop faible pour tenir sur une épaule, et reporta son attention sur la maison. Tout était parfaitement calme. Et à vrai dire, Loann n'y était pas. La signature d'énergie qu'il avait rapprochée à la sienne était en fait plus présente dans la chambre de l'être humain que dans son corps... Ce cas, déjà bien ambigu pour commencer, devint vraiment étrange, et puisqu'il n'y avait personne pour le voir, Nathaniel laissa la curiosité et ses ailes l'emporter dans cette fameuse pièce, par une large fenêtre.
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Loann serra la main de l'adversaire qu'il venait de battre en challenge à la flûte traversière, rétablissant ainsi sa réputation de meilleure jeune flûtiste de la région que le nouveau venu avait failli mettre à mal. Le duel avait été acharné ; les notes avaient plu en trilles, et il se débrouillait presque aussi bien que Loann, mais pas tout à fait, et ce dernier avait fini par établir la victoire par une meilleure harmonie générale et une endurance à toute épreuve. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu'il avait joué un duo aussi long et difficile, et il était extrêmement fier d'avoir réussi à l'emporter. Son adversaire lui fit un sourire en lui rendant sa poignée de main.
- Je m'incline, mais je ne m'avoue pas vaincu !
- Excellent ! répondit Loann en riant. Nous nous reverrons donc !
- Il y a un an avant le prochain inter-écoles, et je te jure que tu ne m'auras pas si facilement alors.
Après avoir fini d'échanger les civilités avec les élèves des deux conservatoires invités, Loann mit son sac à l'épaule, sa flûte sous le bras dans son étui, et prit le chemin de la maison. Il fut bientôt rattrapé par sa meilleure amie, la pianiste Aurore. Elle lui posa une main sur l'épaule, essoufflée.
- Tu pars trop vite à chaque fois, tu pourrais m'attendre !
- Ah mais, si je t'attends, tu ne feras pas ton jogging quotidien pour me rattraper...
- Très drôle !
Ils marchèrent en silence quelques instants, le temps qu'Aurore retrouve son souffle. Ils avaient comme à leur habitude suivi la rue du port, et longeaient à présent le quai de pierre grise. Les quelques bateaux qui étaient restés mouiller en cette belle journée se balançaient doucement, malgré une absence complète de la moindre brise. L'air était complètement immobile, et tout était comme en suspens. Quelques mouettes se doraient au soleil, les voitures étaient rares, le roulis des vagues venait agrémenter l'air de son familier ronronnement. Loann sourit pour lui-même. Il se sentait bien.
- J'adore sortir de cours si tôt, fit Aurore. On évite le jaja de l'heure de pointe comme ça.
- Oui ! Ça fait du bien.
- Je ne t'ai pas félicité pour ta prestance de tout à l'heure ! C'était impressionnant, même Gaetan ne disait plus rien. Tout le monde retenait son souffle.
- Tu exagères, on n'allait pas si vite que ça, mentit Loann par acquis de conscience.
- Enfin, je suis sûre que si tu avais porté un décolleté moins conséquent, tu aurais gagné moins facilement ! Il avait les yeux dessus plus souvent que sur sa partition, ton flûtiste !
- Très drôle, marmonna Loann, mal à l'aise soudain comme à chaque fois qu'on évoquait le sujet. Encore un qui a accepté les seins sans regarder plus bas, hein... enfin tu me diras, il y a plein d'avantages à être une fille.
- Comme celui de s'attirer la sympathie des flûtistes les plus compétitifs !
- Puisqu'ils sont là, autant s'en servir, rétorqua Loann.
- Quand j'aurais ton âge, j'en veux d'aussi gros que toi !
Cette fois, Loann ne répondit pas, de plus en plus rouge malgré le ton léger qu'il s'efforçait d'adopter. Non content d'être présente, sa poitrine féminine était assez proéminente pour attirer effectivement le regard si l'envie lui prenait de la mettre en valeur. Mais il ne le faisait pas souvent, plus complexé qu'autre chose par son torse qui était, au final, la seule chose qui le désignât comme anormal... en surface. Lorsqu'il était plus jeune et que ses seins étaient apparus à la grande surprise de tous, ses parents lui avaient fait passer des tests, qui l'avaient catalogué de sexe hermaphrodite une bonne fois pour toute : il avait un appareil génital féminin en interne, et masculin en externe.
- Vraiment, si au moins, ça avait pu être le contraire, j'aurais eu une chance d'être normal...
- Qu'est-ce que tu marmonnes ? fit Aurore en fronçant les sourcils. Arrête de pessimister sur ta nature. C'est comme ça !
- Et toi, arrête d'inventer des mots.
- Non.
Ils finirent par arriver en haut de la rue terminée par une forêt de Loann ; Aurore prit congé ici pour obliquer à droite, vers chez elle. Loann continua seul. Il passa le portillon de son jardin sans un mot - ses parents n'étaient certainement pas rentrés à cette heure - et se déchaussa dans l'entrée.
- Je suis rentré, Marenga, dit-il en passant la porte de sa chambre, pensant n'y trouver que sa ratte.
- Bienvenue à la maison, Loann, répondit une voix d'homme.
Loann sursauta si fort qu'il faillit en lâcher sa flûte. Assis sur le rebord de la fenêtre, il y avait un homme très grand, aux cheveux blonds très clairs et immenses noués bas dans le dos, vêtu d'une sorte de tunique blanche à manches longues, un rat doré sur les genoux.
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Même s'il était prévenu, le double sexe de Loann était extrêmement plus troublant quand on se trouvait en face de lui que quand on en avait une signature astrale flottant au loin. Troublant car chaque humain porte en lui soit la capacité de semer la vie, soit de la recevoir ; cette sensation familière, qu'on apprend vite à reconnaître au contact des humains, était parfaitement absente du jeune hermaphrodite debout, interdit devant lui. D'autre part, le fait qu'il soit asexué jusque dans son caractère effleurait les sens de Nathaniel à la façon d'un Immortel et non pas d'un humain, et il avait du mal à garder à l'esprit qu'il ne s'agissait que d'un mouton du Seigneur et non pas d'un de ses bergers. Il faudrait qu'il apprenne à faire la différence, et vite.
Nathaniel pencha légèrement la tête, profitant que Loann était pétrifié pour le détailler. Il ne s'attendait pas à trouver un visage si fin, aux traits si doux qu'on en aurait dit une enfant... Ses cheveux bruns, presque aussi fins que ceux de l'ange, étaient tirés en arrière et noués dans la nuque, en catogan, influence vraisemblable de son père marin, et cela faisait ressortir son front large et sérieux, ainsi que la pâleur générale de son visage - probablement due au fait d'avoir un ange inopinément assis dans sa chambre. Allait-il l'identifier ? Certains humains avaient ce don, pas tous.
- Qui... qui êtes-vous ?
Et bien non. Pas celui-ci.
- Je suis celui qui n'est plus.
Nathaniel eut un sourire pour lui-même. Il s'amusait parfois à déformer la phrase par laquelle le Père se définissait ; cela ne plaisait pas quand il était en compagnie Immortelle, mais ici, seul avec un humain, tout au plus cela ferait-il froncer les sourcils de celui qui s'était chargé de sa supervision. S'il supervisait en ce moment même.
Loann, du reste, paraissait de plus en plus dérouté.
- Je... vous êtes dans ma chambre.
- Ah... pardonne-moi. Je voulais t'attendre à un endroit moins personnel, mais j'ai été attiré par la curiosité dans ton refuge...
L'ange tendit la main vers le bureau pour effleurer une photo encadrée d'un nourrisson. Cela fit réagir Loann, qui se précipita pour l'attraper.
- N'y touchez pas !
- Je m'y prends vraiment mal avec toi, n'est-ce pas ? (il se redressa pour s'incliner devant l'humain, une main sur la poitrine) Je me présente : Nathaniel est mon nom. Je suis un ange. J'ai été envoyé ici pour t'offrir un choix.
Loann posa son instrument et la photo sur une étagère derrière lui, et se laissa tomber lourdement sur son lit. Le manque d'élégance de ce mouvement ramena Nathaniel à la réalité : ce n'était pas un Immortel, mais un jeune garçon-fille, perdu dans la vie, perdu en lui, et surtout, perdu à cet instant précis. L'ange s'assit doucement à côté de Loann et lui prit le menton pour le regarder dans les yeux. L'humain ne bougeait plus du tout, et le regardait intensément.
- Je resterai avec toi deux semaines, enfant ; au terme desquelles tu choisiras quel sexe tu préféreras. Et je ferais de toi ce à quoi ton cœur aspire à ce moment-là.
Les yeux mordorés du jeune hermaphrodite s'emplirent soudainement de larmes, et il se dégagea pour dévisager Nathaniel. Ah, la facilité qu'ont les humains à pleurer ! Qu'un ange verse une larme, et c'est un astre qui s'écroule ; c'est Ehveras qui en avait fait tomber, il n'y avait pas si longtemps... mais la tristesse des Immortels est ô combien plus profonde et douloureuse. La voix de l'humain ramena Nathaniel au présent ;
- Choisir mon sexe ? Choisir si je veux être une fille ou un garçon ? Comment... impossible !
- Rien de mortel n'est impossible aux bergers du Seigneur...
Loann se recula et s'assit en tailleur sur le lit, face à Nathaniel.
- Attendez. Attendez, laissez-moi réfléchir. Vous arrivez dans ma maison, dans ma chambre, alors que les deux étaient fermés à clé...
- La fenêtre ne pouvait pas résister.
- ... et vous tapez justement là où ça fait mal, dans le plus gros problème de ma vie...
- Il est peu banal, et c'est pour ça qu'on m'envoie ici.
- ... donc vous connaissez ledit problème alors que je ne vous ai jamais rencontré... comment puis-je vous faire confiance ? On dirait un mafieux bien renseigné sur moi qui voudrait me tendre un piège !
- Il sera facile de prouver que mes paroles sont la vérité.
Et, comme il l'avait déjà fait à maintes reprises devant un mortel, il déploya quatre gigantesques ailes, prenant garde de ne rien renverser car il aurait touché les murs de chaque côté. Loann se redressa d'un bond.
- Incroyable ! Incroyable ! J'avais entendu parler d'anges qui descendent sur Terre, se battre ou régler des problèmes, mais je n'en avais jamais vu en vrai ! Je... je peux toucher ?
- Je t'en prie, répondit Nathaniel, surpris.
D'habitude, les humains tombaient à genoux, se mettaient à crier, à prier, restaient bouche bée, mais Loann était bien le premier à demander ! L'ange avait légèrement replié ses ailes pour prendre moins de place - on n'était pas à l'aise dans un bâtiment - et croisa les bras, incertain de l'attitude à adopter.
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Loann voyait bien qu'il avait surpris son surprenant invité. Il se demanda comment réagissait le commun des mortels tandis que, mains tendues, il s'approchait des plumes d'une blancheur surnaturelle. Il avait déjà touché des oiseaux : leurs ailes étaient dures, nerveuses et fibreuses, fragiles. Rien ne l'avait préparé à ce qu'il ressentit en posant les mains sur le duvet de la base des sus-alaires. C'était presque immatériel... il dut y enfoncer les doigts pour toucher la chair et l'os. Il sentit un frisson parcourir la membrane à ce contact et recula un peu.
- Excusez-moi ! Je vous ai fait mal ?
- Non... c'est juste... c'est une sensation étrange. C'est bien la première fois qu'un mortel touche mes ailes, je te l'avoue.
Les muscles puissants se nouèrent et se dénouèrent sous les paumes de Loann, puis s'affaissèrent un peu, comme s'il se détendait. Il se demanda s'il mettait l'ange mal à l'aise, mais la curiosité était la plus forte ; effleurant la courbe gracieuse sous laquelle se devinait une mince épaisseur de chair, il dut se lever sur la pointe des pieds pour toucher l'alule où se pliait l'aile qu'il avait sous les mains. Nathaniel tourna la tête pour lui lancer un regard indéfinissable par-dessus son épaule.
- Tu es un être humain bien étrange...
Ce dernier ne répondit pas, caressant de la paume plusieurs couches de plumes d'une longueur incroyable, jusqu'au sol. Il avait l'impression que ses mains ne seraient jamais assez sensibles pour apprécier complètement le toucher extraordinaire de ces ailes.
- C'est magnifique, dit-il sans réfléchir. Et tellement doux !
- Voilà qui venait du cœur ! lança l'ange, qui avait reporté son regard par la fenêtre, mais Loann pouvait entendre à sa voix qu'il souriait.
Émerveillé, Loann se rassit sur son lit pendant que Nathaniel se tournait vers lui, décroisant les bras.
- Je crois que c'est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, finit-il par déclarer.
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Le soir, l'ange blanc battit en retraite sur le toit lorsque la mère de son protégé rentra du travail. Ils avaient beaucoup parlé, ou plutôt il avait beaucoup écouté le jeune hermaphrodite. Il lui avait présenté le bébé de la photo encadrée, un frère aîné mort peu après sa naissance, un an avant la venue au monde de Loann. Ce dernier lui avait longuement raconté ce qu'il imaginait être la vie avec un grand frère, comment il l'aurait protégé des sarcasmes qu'il avait subits à l'école lorsque des seins s'étaient mis à pousser sur la poitrine imberbe d'un garçon de douze ans, comment il l'aurait soutenu alors qu'il convainquait ses parents de quitter la capitale pour recommencer ailleurs en dissimulant son secret. Il n'avait eu aucun à mal changer de sexe. Comme il disait amèrement, « papa a toujours dit que j'étais une fille, mais il pensait se tromper... », et puis il avait l'intérieur féminin. « Toutes les lunes, j'évacue du sang et un ovule par un pénis » avait-il fait remarquer aigrement. « tu en connais beaucoup qui peuvent dire ça ? Et c'est douloureux ».
Ils n'avaient pas parlé du changement définitif de sexe promis par Nathaniel, ce qui faisait monter d'un cran l'estime qu'il portait à l'humain - estime déjà involontairement haute à cause du ressenti qu'il avait de lui. Loann ne voulait pas se précipiter, il allait réfléchir sérieusement. L'ange porta machinalement la main à son torse, lisse et sculpté savamment par les mains du Créateur ; pas d'excès de muscle, juste ce qu'il fallait pour que n'importe quel mortel, en dehors de l'aura indiciblement attirante qu'il exhalait déjà, le qualifie de chef-d'œuvre de la nature.
Il se compara à Loann. Il n'avait pas de seins... Pourtant, aucun ange n'était réellement sexué malgré leurs corps masculins, se devant d'exister en harmonie parfaite avec eux-mêmes et le monde, chose impossible quand on doit se battre constamment avec des hormones, ou un point de vue trop masculin ou féminin. Le parfait équilibre. Pourquoi l'hermaphrodite ne pouvait-il voir ça en lui-même ? Ayant les deux côtés, il était forcément voué à être plus sage et objectif que la moyenne des hommes. En soupirant, Nathaniel se laissa glisser en position allongée, sur un coude. Il entendit alors un petit couinement de protestation.
- Oh, petit être ! Je t'avais presque chassé de mes pensées. Tu dois vouloir manger ?
Le rat sortit des manches blanches et lança un regard à son maître.
- C'est vrai, tu ne peux pas encore parler... à toi de décider quand tu voudras commencer ! Vous autres familiers avez chacun votre idée du moment adapté... mais Loann avait une ratte, si je ne m'abuse, peut-être acceptera-t-il de partager quelques graines avec toi.
L'ange se redressa, et se coula par la fenêtre de Loann, qui était assis devant son ordinateur portable d'un air absent. La photo de son frère était posée à côté. Il sursauta.
- Nathaniel ! souffla-t-il.
- Désolé de faire irruption ainsi, mais j'ai là un ami qui semble avoir l'estomac vide, répondit l'ange en tendant le bras, révélant l'animal dans les plis du tissu.
- Un rat ! Je savais bien que je n'avais pas rêvé... quelle belle couleur... ah ! Il n'a que la peau sur les os ! Qu'est-ce que tu lui as fait ?
Nathaniel résuma l'histoire en quelques mots pendant que l'humain allait fouiller dans les affaires de sa ratte sous la cage pour en tirer des graines. Cette dernière, l'air intéressée, flairait l'air avidement sur le lit où elle avait été sortie pour le soir. Nathaniel esquissa un geste pour s'y assoir.
- Ne te mets pas là ! l'avertit Loann. Ils vont se sauter dessus, et une portée de rats ça peut aller chercher jusque dans les vingt bébés !
- Je doute sérieusement qu'il soit en état de représenter un danger pour la petite, d'autant qu'elle n'est pas en chaleur.
- Heu... effectivement. Comment est-ce que tu sais ça ? demanda Loann, surpris, en s'asseyant à côté de l'ange pour tendre un bout de carotte séchée à son rat.
- Ça se sent. D'ailleurs, tu n'es pas en chaleur non plus.
Nathaniel avait dit ça simplement pour établir qu'il pouvait le savoir, mais Loann rougit perceptiblement.
- Ne fais pas ça sur moi !
- Faire quoi ?
- Je ne sais pas, ça, ressentir ce que les gens ont à l'intérieur d'eux-mêmes !
L'ange sourit, approuvant pour lui-même le choix des mots.
- Ce n'est pas quelque chose que je fais volontairement, mais si tu en ressens de la gêne, je n'en parlerai qu'à ta demande.
- Et bien... merci.
A ce moment, la ratte brune du jeune humain lui monta sur les genoux pour aller renifler le mâle occupé à manger.
- Elle s'appelle Marenga. Elle a presque six mois ! dit Loann en lui grattant les oreilles.
- C'est joli, répondit Nathaniel qui n'était pas sûr de savoir ce qu'il devait répondre.
- Tu dis que ce rat est ton familier ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Comment te décrire ça... c'est un animal qui passe sa vie avec l'ange qu'il a choisi, qui l'aide de son mieux, par ses conseils ou par ses vœux. Lui vient d'entrer dans ma vie, donc notre lien est trop récent pour ça, mais la plupart des familiers parlent à l'envi. Ils ressentent également à l'unisson avec leur compagnon.
- Ils parlent ? Des animaux normaux ?!
- Quand tu restes longtemps avec un ange et que tu es mortel, son aura opère sur toi certains changements, sur la longévité ou l'intelligence, par exemple. Mais tous les familiers ne choisissent pas de parler : par exemple, Cyrlight, le dernier que j'aie eu, avait choisi de communiquer par sensations ou par le regard, mais n'a jamais parlé que quand cela était absolument nécessaire. Il avait une belle voix...
Une voix riche, vibrante, qui portait loin et bien. Il l'avait fait entendre en manière d'avertissement plusieurs fois, et la dernière resterait gravée à jamais dans le cœur de l'ange blanc. « Nathaniel ! » Un rugissement déchirant la nuit. « Deux démons majeurs, et huit mignons ! Sauve-toi ! Prends le garçon ! »
- Nathaniel ?
La voix hésitante de Loann se superposa à celle de Cyrlight un moment, en une curieuse combinaison de sensations contradictoires. Ils mettaient tous deux les mêmes intonations de voix dans ce prénom.
- Un vieux souvenir.
- C'était aussi un rat ?
- Cyrlight ? Non, c'était un félin. Un lynx doré.
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