Résumé: L'amour, la passion, le romantisme... ça fait bien longtemps que ces concepts à la con ont déserté la vie d'Anna, et elle s'en porte très bien. Entre une origine incertaine, un passé troublé, et un avenir indéterminé... elle a d'autres préoccupations en tête que des questions sentimentales qui en plus d'être secondaires sont handicapantes et carrément angoissantes. Mais si cet homme, entré dans sa vie brusquement et pour qui elle a un petit faible, parvenait à changer la donne? Bon, d'accord, il n'est pas non plus très porté sur les sentiments et leurs caractères similaires ont tendance à s'entrechoquer, mais qui sait? Après tout, on a beau être une figure isolée esquissée sur un fond de paysage impressionniste, il suffit de deux ou trois coups de pinceau bien placés pour changer toute la composition...

Prologue

Vous êtes-vous déjà demandé qui vous étiez ? Pourquoi vous étiez là et pas ailleurs ? Comment aurait été votre vie si certains détails avaient été différents, si certaines choses ne s'étaient pas passé de la même manière ? Je vous l'accorde, peu de monde perd son temps avec de telles questions ; après tout, pourquoi se prendre la tête quand, fondamentalement, on connaît déjà les réponses ? J'aurais aimé faire partie de ces personnes dont le passé est acquis ; ces personnes que ne se disent pas que leur vie aurait pu être de six milliards de façons différentes, et qu'elle n'est ce qu'elle est que par le simple fruit du hasard. Une naissance indésirable à un instant propice, un formulaire signé par une certaine personne, et votre sort est scellé.

En conséquence, j'ai vécu toute ma vie comme dans une toile de Turner : une épaisse brume lumineuse, abstraite, parsemée de formes indistinctes ; visuellement très jolie, mais dont le sujet ne peut être identifié au premier coup d'œil. Un mystère sur lequel on ne peut mettre de titre, une énigme à laquelle seul l'auteur a la réponse… Certaines personnes appellent cela une carapace, d'autres une forteresse, mais malgré le côté bancal de ces conclusions un peu simplistes, je dois dire qu'il y a un point exact où tous se regroupent : la défense est toujours le but premier. Mais ne prenez pas cela trop à la légère : mener une existence de fracassée – qu'elle soit justifiée ou non – c'est tout un art, et j'avais une grande manière ; j'étais le Michel-Ange de la névrose, le Raphaël de la dévalorisation…

***

Chapitre 1

La vie c'est comme une moumoute, certains jours elle fait illusion, et d'autres elle te ridiculise.

J'avais pris l'avion depuis Londres le matin même, et ce à contrecoeur. J'avais une sainte horreur de l'avion, mais ça, mon boss ne le savait pas. Et même s'il l'avait su, je ne crois pas que ça aurait changé quoi que ce soit puisqu'il fallait absolument que je sois à Aberdeen ce jour-là. Vous vous demandez sans doute pourquoi on m'avait envoyé au fin fond de l'Ecosse ; je me serais posée la même question à votre place. Je me la posais, d'ailleurs. Ce n'était certainement pas à moi d'être là, puisqu'on m'avait envoyée pour remplacer une collègue qui venait de partir en congé maternité. N'est-ce pas étrange cette façon qu'ont les gens de privilégier les femmes qui se conforment au rôle des genres ? A croire que nous ne sommes bonnes que pour une chose : la procréation !

Bref, là n'est pas la question. Je me trouvais depuis une quinzaine de minutes dans un bureau en face de deux types barbus qui me faisaient un remake de l'Ecole d'Athènes, et dans ces circonstances, croyez-moi, la procréation était la dernière chose à laquelle je pensais à ce moment-là ! Le sourire crispé, je les regardais parcourir les maquettes que je leur avais apportées : un projet de campagne publicitaire pour leur nouvelle gamme de produits pour le corps à l'Aloe Vera. Oui, je sais : qui aurait cru que Platon et Aristote faisaient dans la Cosmétique ? Quoi qu'il en soit, je priais silencieusement pour qu'ils ne me posent aucune question au sujet de la campagne, pour la simple et bonne raison que je n'y avais participé ni de près ni de loin. Comme je vous l'ai dit, j'avais remplacé au pied levé ma collègue qui s'était chargé de tout le travail, et je n'avais découvert les maquettes qu'un peu plus tôt dans la journée, pendant le trajet en avion – j'avais failli vomir dessus, d'ailleurs…

« Et bien… tout cela est très… intéressant », dit l'un des deux barbus dont le nom m'échappe – appelons-le Platon, tiens.

« C'est ce que vous attendiez ? » me risquai-je à demander, n'ayant pourtant aucune idée de quelle serait ma réaction s'ils me disaient que non.

« Et bien… en quelque sorte, oui… »

Il laissa traîner sa fin de phrase, laissant à mon esprit tout le loisir d'y ajouter le "mais" fatidique. Parce qu'il y avait forcément un "mais", croyez-moi. J'étais très perspicace quand il s'agissait de comprendre que j'étais dans la merde…

« En fait, Mademoiselle Worthington », commença-t-il, « nous ne sommes plus intéressés par les services de Webster Advertising. Nous sommes sur le point de signer un contrat avec AB Commercials qui ont une gamme d'offres qui correspondent davantage à nos attentes. Je suis vraiment désolé ».

Et merde. Pourquoi fallait-il que ça m'arrive à moi ? Pourquoi le jour où je suis chargée de faire la liaison avec l'annonceur, ce dernier décide de ne pas signer le contrat ? Je suis maudite. C'est la fée Peau de Vache qui s'est penchée sur mon berceau quand j'étais bébé ; je ne vois pas d'autre explication à ça… Je sentis alors un mélange subtil d'irritation et de panique se manifester en moi sous la forme de petites décharges électriques tout le long de mes fibres nerveuses. Le bout de mes doigts me picotait et je serrai les poings discrètement pour tenter de calmer mon inconfort.

« Vous auriez pu téléphoner, ça m'aurait évité le déplacement », lançai-je sèchement. Et surtout, ça m'aurait évité d'être tenue pour responsable de ce désastre ; parce que qui croyez-vous que mon supérieur allait blâmer pour cette perte de contrat ? Certainement pas l'autre bécasse avec son gamin !

« Oui, en effet, c'est ce que nous aurions dû faire », dit Platon. « Nous sommes désolés de… »

« Attendez, réfléchissez bien », interrompis-je. « Vous n'avez aucun intérêt à laisser tomber Webster Advertising ! Notre agence est responsable des plus grandes campagnes publicitaires du pays ! Quel est le problème ? Vous n'aimez pas les maquettes ? »

Je saisis ces dernières et les maintins dressées devant moi ; il fallait absolument que je trouve quelque chose à dire, rien n'était encore perdu. Je pouvais encore sauver le projet, il ne tenait qu'à moi de trouver les mots justes.

« Tenez, regardez cette affiche qui promeut la gamme peau juvéniles, par exemple », dis-je en désignant la maquette. « L'égérie qui a été mise en avant est une célèbre vedette de série télé pour les jeunes ; cela va forcément attirer leur attention ! Et vous avez déjà misé sur un format de bouteille attractif, hors du commun, qui est agréable pour l'œil et qui est parfaitement mis en valeur dans cette affiche ! Et notez comment le regard du consommateur est dirigé : la vedette qui attire l'attention, la bouteille de lotion qu'on trouve immédiatement intéressante, et enfin la marque qui est la dernière chose sur laquelle on s'attarde, celle que l'on va retenir ! Cette maquette est parfaite ! »

Les deux philosophes du produit de beauté échangèrent un regard bref, et je sentis une touche de fierté poindre en moi ; je distinguais le doute qui s'installait en eux, ce qui était une très bonne chose. Vive moi ! Il fallait à tout prix que je ramène le contrat signé le lendemain au bureau ; je ne pouvais pas laisser Webster Advertising perdre ces annonceurs ! Je précise en passant qu'il ne s'agissait pas là d'une volonté héroïque de rendre service au crétin pour lequel je travaillais, mais plutôt une tentative désespérée de sauver mes fesses qui risquaient d'être méchamment marquées au fer rouge si j'avais le malheur de me pointer au boulot les mains vides. Wallace, mon supérieur direct, n'hésiterait pas à me faire une scène ; et par "scène", j'entends "piquer une crise, devenir tout rouge et me traiter de petite idiote incapable devant tous mes collègues". Je n'étais pas du genre à me laisser démonter facilement et encore moins intimider, mais si je pouvais éviter qu'il ne prenne feu ça m'arrangerait. Parce que, mine de rien, ça coûte cher de faire venir les pompiers…

« Vous êtes dans le vrai, Mademoiselle Worthington », commenta l'autre barbu – appelons-le Aristote – qui prenait la parole pour la première fois. « Cependant, je dois dire que… »

Il s'interrompit au moment où je lui tournai le dos pour saisir la fameuse bouteille de lotion corporelle pour peaux juvéniles qui était exposée sur la commode à droite de la porte. Je la secouai méthodiquement sous leurs yeux et ils la suivaient d'un regard curieux.

« Webster Advertising va transformer votre gamme de produits en une vraie mine d'or, Messieurs… Il n'y a rien de mieux qu'une bonne campagne de publicité pour faire vendre, et aucune autre agence ne vous donnera de meilleurs résultats que la nôtre ! »

Pour donner plus d'emphase à mes mots qui avaient quelque chose de patriotique, j'ouvris la bouteille dans le but de respirer l'odeur du produit ; je leur exécutais un spot publicitaire en live, que demander de plus ? Le flacon était un de ceux, vous savez, qui s'ouvrent par en dessous ; le genre qui vous évite l'extrême inconvenance d'avoir à secouer le tout comme une bouteille de ketchup… Malheureusement, je n'avais pas prévu la texture extrêmement liquide de la substance hydratante – parce que quand on parle de crème, on s'attend à avoir de la crème – et cette dernière se mit à couler abondamment sur la table derrière laquelle étaient assis ces messieurs et qui était recouverte de documents. La surprise me fit lâcher le flacon qui s'écrasa sur le bureau sans cesser de libérer son jus !

« Merde, merde, merde ! » m'exclamai-je en faisant mon possible pour réparer mes dégâts. Tout cela n'était pas du tout prévu, j'étais censée briller comme une étoile ; je devais les séduire, les convaincre ! Après ma petite prestation, ils devaient normalement applaudir bruyamment et dégainer leurs stylos, prêts à signer tous les contrats que je leur mettrais sous le nez !

Platon et Aristote faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour essayer de sauver ce qui était encore susceptible de l'être, alors que j'épongeais tant bien que mal la crème à l'aide d'un mouchoir en papier.

« Les contrats ! » s'exclama un des barbus.

Je cessai toute activité – puisque apparemment je ne faisais qu'empirer les choses – et fis un pas en arrière, les laissant se démerder tous seuls pour réparer mes bêtises. Je n'étais pas d'une nature particulièrement maladroite, mais j'avais depuis longtemps appris à ne pas me reposer sur la chance ; cette dernière était rarement de mon côté…

« Oh, mais… mais ça pue, votre truc », lançai-je sans réfléchir alors qu'une odeur âcre parvenait à mes délicates narines. J'approchai mes doigts de mon nez et ne pus retenir une grimace. « Pouah, c'est infect ! Vous espérez vraiment que qui que ce soit se tartine ça sur le corps ? Ça sent les pieds ! »

J'étais tellement occupée à grimacer – et pour cause, ce truc puait réellement ! Imaginez l'odeur de pieds qui transpirent après une longue marche en été dans des chaussures fermées et sans porter de chaussettes. Ça y est ? Vous étaleriez cette odeur sur votre corps, vous ? – que je ne remarquai pas que les deux ancêtres s'étaient figés et qu'ils m'adressaient un regard perçant. Je me raidis, prenant soudain conscience de mes paroles : l'agence publicitaire pour laquelle je travaillais espérait signer un contrat avec ces types, et moi je critiquais leur produit. Il existe de meilleures stratégies pour boucler un accord, non ? Et puis merde ! Quel genre de slogan auraient-ils dû inventer pour un produit pareil ? "Mesdemoiselles, vous qui voulez éloigner les hommes, achetez de l'infection en bouteille ! Cette odeur, c'est vraiment le pied !" ?

Quoi qu'il en soit, j'avais merdé ; et ça aurait difficilement pu être pire, à en juger par la tête de psychopathes outrés qu'ils me lançaient. Mais il était hors de question que je m'excuse pour mon indélicatesse ! Je n'avais rien dit d'autre que la vérité !

« Bon, puisque de toute évidence vous n'êtes pas intéressés, je crois que… Je crois que je vais vous laisser », dis-je sur un ton fier et diplomatique, comme si le fait de noyer leurs dossiers sous une mare de lotion puante était totalement prémédité.

Ils ne prirent pas la peine de me répondre, trop occupés à me regarder comme si j'étais le Pharisien qui avait fait crucifier leur sainte crème. Aussi, je décidai de ne pas trop m'attarder, puisque de toute façon nous n'avions plus rien à nous dire. Je leur adressai un petit signe de tête et tournai les talons au plus vite sans même me soucier des maquettes que je laissai derrière moi. À défaut d'avoir des contrats signés, j'avais mis le Bronx dans L'école d'Athènes ; il ne me resterait plus qu'à espérer que cette petite mésaventure crémeuse ne s'ébruite pas et ne risque d'atteindre l'oreille perfide de mon patron…

*

Assise contre la fenêtre de ma chambre d'hôtel, je regardais la pluie tomber sans relâche, aussi intense et régulière que le jet d'un pommeau de douche. Figurez-vous que nous étions au début du mois de juillet ! Mais j'étais en Ecosse. Rien d'autre à dire. De temps à autre, un éclair déchirait le ciel et illuminait quelque peu le ciel gris de cette fin d'après-midi bien trop sombre pour une journée d'été. Et bien trop froide, aussi. Quelle poisse ! Le jour où ils m'enverraient en mission dans le sud de l'Espagne, là, j'arrêterais de me plaindre !

Je n'avais pas d'avion pour rentrer avant le lendemain matin et heureusement, parce que franchement je ne me voyais pas monter dans l'un de ces appareils pendant ce déluge – si je n'aurais pas été tuée dans un crash aérien, je serais morte de peur dans les turbulences… J'étais donc contente de devoir passer cette nuit-là sur place, à terre et au sec !

Je poussai un profond soupir et baissai les yeux sur le calepin que je tenais à la main et sur lequel j'avais exécuté un croquis de la cathédrale que je distinguais depuis ma fenêtre. J'y ajoutai encore deux ou trois coups de crayon rapides et maîtrisés, puis je poussai un nouveau soupir. Dessiner me détendait ; ça m'aidait à me calmer quand j'étais angoissée. Parce que oui, il se trouve que j'étais angoissée. Comment ne pas l'être après le flop que je venais de faire auprès des potentiels annonceurs ? Si je n'étais pas virée suite à ça, on dirait que j'avais une chance insolente ! Je ferais quoi sans mon travail, dites-moi ! Je n'avais certes pas un poste très important, puisque depuis le temps que je travaillais chez Webster Advertising, j'avais demeuré au bas de l'échelle… Je n'étais qu'un "petite" secrétaire au département artistique qui rêvait de devenir un jour Directrice artistique… Je voulais créer, je voulais concevoir, je voulais… peu importe. Avec la catastrophe que j'avais provoquée plus tôt ce jour-là, croyez-moi, ma promotion je pouvais me la brouter ! Mon désir immédiat, pour le moment, était de conserver mon job.

Je quittai finalement la fenêtre contre laquelle j'étais collée comme un moucheron mort depuis plus d'une demie heure, et posai mon calepin et mon crayon sur la table de nuit avant de me laisser tomber sur le lit. J'avais fait preuve de toute la volonté que j'avais en stock pour ne pas m'attaquer au minibar de ma chambre – parce que ces consommations m'auraient coûté la peau du cul et que je n'avais pas les moyens de prendre une cuite de luxe. Cela dit, j'avais bien envie de me changer les idées ; de penser à autre chose qu'à mon échec cuisant qui provoquait une boule dans ma gorge et un nœud dans mon estomac. Je voulais bien faire, vous savez, je voulais toujours bien faire. Pas pour lécher les bottes à qui que ce soit, mais parce que j'étais une perfectionniste ; j'étais très dure avec moi-même, ce que je faisais n'était jamais assez bien à mes yeux. J'étais une sorte de tyran russe sanguinaire qui ne cessait d'exiger toujours plus, pour finalement obtenir encore moins. Vous pouvez donc vaguement imaginer à quel point je me sentais nulle après cette journée…

J'attrapai paresseusement mon sac à main et fouillai brièvement à l'intérieur, à la recherche de mon téléphone portable. Quand je parvins enfin à trouver ce dernier qui était au fond de mon sac – parce que les portables se trouvent toujours au fond du sac, c'est bien connu – je constatai avec agacement que j'avais plusieurs appels en absence de Ryan.

Qui est Ryan ? Grande question, n'est-ce pas ? Je ne sais moi-même pas comment le définir. Ryan était, dira-t-on, un regrettable malentendu. Il s'agissait en fait d'un de mes collègues Chargé d'Etudes chez Webster Advertising ; un collègue avec qui j'avais eu le malheur de coucher une fois il y a plusieurs mois en arrière et qui à présent me considérait comme sa petite amie… Regrettable, vraiment. Pour faire court, Ryan était l'homme parfait. Celui sur qui toutes les femmes se retournaient dans la rue. Un physique de jeune premier et un sourire ultra Bright, voilà les principaux atouts de Ryan. Ses yeux bleus et ses cheveux blonds n'enlevaient rien à son charme sous lequel j'étais tombée malgré moi, et qui avait vite été rompu une fois que je m'étais immiscée dans son lit. C'est vrai, après tout pourquoi s'attarder une fois qu'on a eu ce que l'on désirait ? Sauf que ce cher Ryan, en homme loyal qu'il était, n'entendait pas les choses de cette oreille. Pour lui, notre partie de jambes en l'air avait annoncé le début de notre couple, et il s'accrochait à moi comme une sangsue affamée, sonnant le glas de ma liberté chérie…

Pourquoi ne pas l'envoyer balader ? me demanderez-vous. Et bien parce que d'une part, il répondait à mes besoins physiques ; il n'était certes pas le meilleur coup que j'avais connu, mais c'était mieux que rien. D'autre part, il était mon collègue, ce qui signifiait que j'étais amenée à le croiser tous les jours ; ce n'était pas un de ces hommes que je pouvais me contenter d'éjecter de ma vie en appuyant sur le bouton rouge… Aussi, je le laissai croire ce qu'il voulait ; son attachement ne me dérangeait pas, puisqu'il n'était pas réciproque. Ce qui me gênait, en revanche, c'était sa manie de vouloir jouer les petits amis protecteurs et de s'immiscer dans ma vie ; comme là, par exemple, quelle idée de m'appeler six fois de suite à trois minutes d'intervalle ? Qu'est-ce qu'il me voulait ? Il ne pouvait pas simplement me foutre la paix et me laisser pourrir tranquillement dans ma chambre d'hôtel ?

J'effaçai immédiatement Ryan de mon esprit – je n'avais pas voulu l'y faire entrer, de toute façon – et utilisai mon téléphone portable pour faire ce que j'avais en tête depuis le début : appeler Lexi. Je sélectionnai le numéro de ma meilleure amie dans mon répertoire, et collai le combiné contre mon oreille, espérant qu'elle veuille bien répondre à mon appel. Je n'étais pas spécialement le genre de fille qui cherche à tout prix à se confier à la première embûche, mais là j'avais simplement besoin de parler à quelqu'un de familier – et qui de plus approprié que Lexi, mon amie d'enfance que je connaissais depuis toujours ?

« Anna ! » s'exclama-t-elle au bout du fil, comme si elle avait attendu mon coup de téléphone avec impatience depuis des heures.

« Salut », dis-je misérablement. « Je te dérange ? »

« Non, j'étais en train de me préparer à manger… Alors, raconte, comment ça s'est passé ? »

Je poussai un soupir exagérément profond pour être sûr qu'elle l'entendrait depuis Londres. Rien de tel qu'un bon gros soupir pour se passer de mots ; et puis il faut dire qu'entre Lexi et moi, ces derniers étaient bien souvent superflus. Elle était la seule personne au monde à qui je ne pouvais rien cacher, et ça avait tendance à me faire chier, d'ailleurs…

« Si mal que ça ? »

« J'ai tout foutu en l'air et je risque de me retrouver au chômage… Et le pire, c'est que je n'avais rien d'autre à faire que leur montrer les maquettes ! Je suis un désastre ambulant, ou quoi ?! »

« Mais non, tu n'es pas un… désastre ambulant, Anna… Tu n'as pas eu de chance, tout simplement ».

« Mouais, je ne sais pas ce que je lui ai fait, à celle-là, mais elle a un peu trop tendance à m'éviter ! »

Lexi ne dit rien, mais je savais qu'elle secouai la tête doucement, comme elle faisait à chaque fois que je m'apitoyais devant elle. Je ne savais même pas pourquoi je me donnais la peine de me plaindre, puisqu'elle n'était jamais d'accord avec moi !

« Oublie ça… Si ça se trouve, ce n'est pas si grave et tu ne seras pas tenue pour responsable… »

« Hum ».

Ouais, tu parles ! On peut toujours rêver, ça ne fait pas de mal ! Contrairement à moi, Lexi avait le chic pour toujours aller chercher le bon côté de toute chose, une qualité qui m'impressionnait beaucoup chez elle. Parce que pour aller chercher le bon côté il fallait souvent se servir d'une grosse pelle mécanique ; et apparemment, les engins de chantier ne lui faisaient pas peur…

« Dis-moi… Je change de sujet, mais… tu as parlé à Ryan cet après-midi ? »

« Non. Et je n'ai pas envie de lui parler. Il va inévitablement me demander comment ça s'est passé, je vais devoir lui dire que j'ai merdé, et je ne suis pas prête à rivaliser avec Monsieur Perfection, tu vois ? »

Figurez-vous que Ryan était un excellent élément chez Webster Advertising ; il ne faisait jamais rien de travers, ne commettait jamais d'erreur, et je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir lamentable à-côté de lui. Il était en quelque sorte la plus belle pomme du pommier, celle que tout le monde a envie de bouffer, avec laquelle on a envie de faire une tarte… Il était le roi du Strudel… Mais pardonnez-moi, je m'égare.

« Je vois, oui », répondit Lexi, un sourire dans la voix. « Je dis ça parce qu'il a essayé de te joindre apparemment. Il a dit qu'il te laissait un message… »

« Ok, je l'écouterai tout à l'heure ».

Non, mais vous le croyez, ça ? Ce Tartempion n'arrive pas à me joindre et il appelle Lexi pour le lui dire. C'est quoi ce plan, au juste ? Aurait-il pressenti que peut-être je ne voulais pas répondre à ses appels ? Se pourrait-il que Monsieur Tout-Beau-Tout-Lisse doute de mon attachement à lui ? Comment est-ce possible, mon Dieu ?!

« Bien, alors on se voit demain, d'ac ? Et, au fait… évite de trop ressasser tes soucis, ok ? Sors prendre un verre quelque part, pense à autre chose… »

« Ok, message reçu. À demain, Lex… »

Je raccrochai. Mine de rien, ça m'avait fait beaucoup de bien de parler à mon amie ; je n'étais pas plus rassurée quant à ma bourde qui risquait de me coûter mon job, c'est vrai, mais son soutien me faisait me sentir moins seule. Au long de ma vie, je m'étais souvent sentie un peu laissée pour compte ; les gens ne me comprenaient pas, ils ne comprenaient pas mon malaise… Lexi était la seule qui avait été là pour moi depuis le début, et je lui en étais reconnaissante.

Piquée par la curiosité, je ne pus m'empêcher d'aller immédiatement consulter mes messages vocaux pour entendre celui de Ryan. Je me demandais ce qu'il me voulait et quelle était la raison pour laquelle il n'avait cessé d'essayer de me joindre. Ce n'était pas comme si je me sentais concernée, en réalité ; vous savez, de mon point de vue, je n'étais absolument pas sa petite amie. Je faisais semblant pour ne pas me mettre dans l'embarras, c'est tout… Et au moment propice, je me ferais une joie de rompre notre pseudo relation, notre histoire d'amour de pacotille qui était aussi romantique que Massacre à la tronçonneuse. Je pressai une nouvelle fois mon téléphone contre mon oreille et attendis patiemment que la voix de mon prétendu petit ami retentisse et vienne agresser mon cerveau comme une hache sur une souche de bois.

« Anna, chouchou, c'est moi… »

Évidemment, qui d'autre ? Quelle autre personne de mon entourage commettrait l'affront de me surnommer "chouchou" sans que je ne lui refasse immédiatement le portrait ?

« Apparemment, tu n'entends pas ton téléphone sonner, alors… voilà, je t'appelais juste pour m'assurer que tout se passait bien à Aberdeen et… Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi dernièrement et il y a quelque chose de très important que je voudrais te demander… Je ne vais rien te dire au téléphone, je préfère t'avoir en face de moi, mais… je voulais juste te prévenir. Voilà. Je passe te prendre à l'aéroport demain et on pourra discuter, d'accord ? Je t'embrasse fort. À demain ».

Je raccrochai et laissai tomber lentement mon téléphone sur le lit. Quelque chose d'important à me demander ? Depuis quand Ryan avait-il des choses à me demander ? En règle générale, c'était plutôt moi qui demandais : laisse-moi tranquille, oublie-moi deux secondes, éteins la lumière, fais-moi l'amour et surtout prends ton temps… Lui, il se contentait de dire Amen et d'obtempérer sans discussion. Parce que j'étais la fille et que j'avais le droit d'être chiante et exigeante. S'il n'était pas content, il n'avait qu'à me quitter – après tout, je n'attendais que ça…

Alors je vous avoue que là, j'avais beaucoup de mal à imaginer la nature de sa si importante requête. Je m'allongeai sur le dos, casai mes bras derrière ma tête et fixai mon regard au-dessus de moi, comme si j'allais pouvoir trouver une réponse à mes questions dans les moulures du plafond. Seulement, comme je ne lisais pas l'avenir dans le plâtre cassé, j'étais incapable de deviner de quoi il était question – que voulez-vous, je n'étais pas allée au bout de ma formation de voyante… Puis soudain, une idée folle me traversa l'esprit. Mais vraiment très folle, je vous préviens ! Je me souvenais d'une fois où Ryan avait glissé une insinuation qui n'avait pas été tout à fait à mon goût et que j'avais décidé d'occulter sur le moment pour le bien de ma santé mentale. Nous étions alors sur le chemin du retour à l'agence après notre pause déjeuner – je ne me souviens d'ailleurs plus de comment il avait fait pour me convaincre de la passer avec lui ­– et nous longions London Street quand, sans prévenir, il s'était arrêté devant la vitrine d'une bijouterie. "- Elles sont belles, ces bagues. Tu ne trouves pas ?" avait-il dit en glissant sournoisement son bras autour de ma taille. Évidemment, ma réponse désagréable ne s'était pas fait attendre, puisque je m'étais écartée de lui en affirmant que je n'étais pas plus intéressée par ces bagues que par les merdes de chien laissées dans un square. Ça, c'était dit.

Cet épisode avait eu lieu quelques semaines auparavant et je n'y avais plus repensé jusqu'à ce soir-là. Mais entre ça et son importante demande… Ne me dites pas qu'il avait l'intention de me demander en mariage ! Alors là, non, non, et non ! Je me levai d'un bon et me mis à faire les cent pas dans ma chambre, portant automatiquement mes doigts à mes lèvres, ce qui était chez moi un signe d'anxiété et d'inquiétude.

« Non », dis-je sèchement en pointant vers mon téléphone portable comme si je pouvais m'adresser directement à Ryan de cette façon. « Non, non, et non. Tu n'as pas intérêt à me faire ce coup-là, tu m'entends ?! »

Non, il ne m'entendait pas, mais ça n'avait aucune importance ; j'avais besoin de me défouler sur quelqu'un ou quelque chose. L'idée de Ryan me demandant en mariage pouvait paraître saugrenue, mais je connaissais parfaitement sa tendance à précipiter les choses pour obtenir ce qu'il voulait plus rapidement sans se soucier du tact. C'était une excellente stratégie au boulot, mais ce petit jeu n'allait pas marcher avec moi ! Oh que non ! Qu'est-ce que je ferais s'il me demandait vraiment en mariage, hein ? Je lui dirais non, ça c'est sûr, la question ne se pose pas ! Le véritable problème était sa potentielle demande ; je ne voulais pas me retrouver dans cette situation. Je ne voulais pas que qui que ce soit joue les princes charmants à la con, pose son genou à terre devant moi et prononce les mots "veux-tu m'épouser" avec le regard larmoyant d'une langouste défraîchie. Rien que d'y penser, j'en avais la nausée… Vous savez quoi ? Je crois bien que s'il me demandait en mariage, je lui vomirais dessus. C'est assez explicite comme réponse, à votre avis ? En tout cas, toute cette histoire sentait le fruit de mer à plein nez !

Je pris une profonde inspiration et tentai au mieux de relativiser ; peut-être que je me faisais des idées, après tout. Ce n'est pas parce que c'était possible, que c'était forcément probable… Mais qui devais-je prier pour que ce cauchemar ne se réalise pas ? Je saisis aussitôt mon téléphone que j'enfouis dans mon sac à main et enfilai mon blouson en similicuir que j'avais acheté en solde chez Monsoon. Il fallait que je sorte prendre un peu l'air – bien que déraisonnablement frais – pour me changer les idées. Penser à autre chose, c'était tout ce dont j'avais besoin…

*

Je décidai de ne pas m'aventurer très loin de mon hôtel ; après tout, l'air frais était à portée de main, n'est-ce pas ? Je fis quelques pas le long de la rue, regardant tout autour de moi et admirant la portion de ville que j'avais sous les yeux. L'Ecosse était un endroit très joli, on ne pouvait pas le nier ; c'était la première fois de ma vie que je quittais les frontières de l'Angleterre (alors on ne parle même pas du Royaume-Uni !), et malgré ma contrariété due au fait d'avoir été forcée à me déplacer, j'étais quand même contente de voir de nouveaux paysages – même très succinctement. Cela dit, c'était le genre de choses que je n'avouerais jamais à qui que se soit au bureau ! Admettre que j'avais eu tort de me plaindre ? Ah non, ça, même pas en rêve !

Je m'arrêtai devant un petit pub duquel s'échappait une lointaine musique d'ambiance ; je pouvais apercevoir par la fenêtre qu'il était plutôt fréquenté, et les clameurs satisfaites des clients parvenaient jusqu'à l'extérieur. J'hésitai pendant quelques instants à entrer, mais je finis par me décider à passer la porte ; quel meilleur moyen de se changer les idées que de boire un verre tranquillement, entourée d'une bande d'Ecossais qui font la bringue ?

Une fois à l'intérieur, je fus aussitôt rassurée par l'ambiance chaleureuse qui régnait ; j'entendais des éclats de rire, des choppes qui s'entrechoquent, et même des chants qui, bien que je n'y connaisse rien, me semblaient être traditionnels. Je fis un rapide tour d'horizon dans l'espoir de trouver une table libre, mais c'était peine perdue ; il n'y avait pas une seule chaise de disponible pour moi – et la galanterie, alors, messieurs ? J'aperçus soudain un type assis au bar qui semblait payer ses consommations, et je me précipitai aussitôt pour prendre sa place une fois qu'il l'eut quittée. Je me hissai tant bien que mal sur le haut tabouret et posai mes coudes sur le comptoir, soulagée de pouvoir installer mes fesses.

« Bonsoir Mam'zelle », dit le barman, un homme d'une quarantaine d'années, grisonnant, mais avec une carrure d'athlète à faire pâlir, mise en valeur par un t-shirt moulant. « Qu'est-ce que je vous sers ? »

« Euh… une pinte. S'il vous plait », demandai-je, formulant le tout comme une question plus que comme une réelle affirmation.

Le barman ne s'en formalisa pas et m'adressa un sourire qui disait clairement "t'es pas d'ici, toi". Il fit demi-tour pour saisir une choppe et je ne pus retenir un sourire au moment où je remarquai qu'il portait un kilt. C'était bel et bien un pub traditionnel… Je ne pus m'empêcher de me demander s'il s'était conformé à la tradition en ne portant rien en dessous. Pas que j'aie envie d'aller vérifier, ne vous méprenez pas, c'était par pur intérêt… culturel.

Monsieur Kilt m'apporta ma pinte et je lui tendis un billet de cinq livres qu'il prit avec un sourire avant de se diriger vers un autre client un peu plus loin. Je me concentrai alors sur ma boisson dont je bus une gorgée, et comme j'étais dos à la salle, je pris le temps d'admirer ce que j'avais sous les yeux : une belle rangée de bouteilles. Je poussai un profond soupir et posai mon coude sur le comptoir avant d'appuyer mon menton sur ma main ; c'était bien joli de vouloir se changer les idées, mais quand on est toute seule on ne peut pas faire grand chose d'autre que penser. Et figurez-vous qu'en ce moment, mes pensées tournaient autour de mon échec professionnel et de la demande importante de Ryan… Décidément, ce n'était pas mon jour. Je pris une autre grosse gorgée de bière et reposai bruyamment la choppe sur le bar avant de faire un tour d'horizon de ce qui se trouvait autour de moi. Les tables étaient toutes occupées par des groupes d'amis qui buvaient et riaient joyeusement – rares étaient les personnes seules. À ma droite, au bar, se tenait un homme d'une cinquantaine d'années accompagné d'un jeune homme qui devait probablement être son fils ; à ma gauche il y avait un autre homme, seul lui aussi, qui consommait tranquillement sa bière le regard perdu sur la surface du comptoir.

Je m'attardai un peu plus longtemps sur cet homme, dans un premier temps, parce que, tout comme moi, il était seul. Ce n'est qu'en l'observant plus en détail que je me rendis compte qu'il était également très séduisant. Ses cheveux bruns étaient courts, mais assez longs pour qu'on puisse aisément y glisser ses doigts et s'y agripper. Je ne voyais pas son visage dans sa totalité, puisqu'il était de profil, et j'avais de la peine à déterminer la couleur de ses yeux avec le peu de lumière qu'il y avait dans l'établissement – mais à priori, ils semblaient marron, peut-être noisette. Son profil était harmonieux, ses lèvres suffisamment charnues et ses joues mal rasées. Il avait l'air d'un aventurier de l'arche perdue, un fait largement confirmé par son style vestimentaire : un jean troué au genou, des bottes à bout rond en cuir brun vieilli (pas des Santiags, attention ! J'ai dit aventurier, pas Cow Boy !), et un t-shirt à manches longues en coton très fin avec trois boutons ouverts sur le devant. Il m'avait l'air plutôt musclé sans pour autant s'approcher des extrêmes (en clair, il était très, très loin du style bodybuilder), et il semblait plutôt grand, même si c'était difficile à dire étant donné qu'il était tout comme moi assis sur l'un de ces grands tabourets… Je pinçai mes lèvres et plissai les yeux ; ce type possédait un sex-appeal ahurissant !

« Si vous vous attendez à ce que je vous offre un verre, vous pouvez passer votre chemin », dit-il soudain sans quitter le comptoir des yeux. « Je ne suis pas vraiment d'humeur ».

Sa voix était chaude et douce, mais son ton était sec et cassant. C'était à moi qu'il parlait ? Où est-ce que, selon toute vraisemblance, il parlait à sa bière ? Ou au comptoir, peut-être ? Je fronçai les sourcils et regardai furtivement alentour, mais j'étais bien la seule personne autour de lui à qui il aurait pu adresser ces paroles. Et, franchement, comme premier contact, ça laissait largement à désirer !

« Je n'attends rien de tel de votre part », dis-je calmement.

Il se redressa doucement et se tourna pour me faire face ; mon cœur rata un battement au moment où je croisai son regard – noisette, tout compte fait – à la fois las et agacé. Je n'étais pas vraiment une adepte de ce qu'on appelle le "coup de cœur", mais ce type venait de prendre la première place dans ma liste de "mecs avec qui j'aimerais m'envoyer en l'air", détrônant Johnny Depp et Hugh Jackman.

« Alors pourquoi vous me fixez depuis cinq minutes ? » demanda-t-il très justement.

« Je ne vous… fixais pas », répondis-je d'un air détaché ».

Je le fixais totalement, et j'aurais dû me montrer plus discrète ! Je pouvais déjà m'estimer chanceuse qu'il ne m'ait pas surprise en train de baver ! Je m'installai perpendiculairement au bar, détournant ainsi mon regard de lui et bus une autre gorgée de ma pinte. Je fis en sorte de le snober pendant une poignée de secondes, mais je dois bien avouer que son regard sur moi me donnait étrangement chaud…

« Qui fixe qui, maintenant ? » demandai-je, le regardant en biais.

Il esquissa un sourire à demi amusé et je me tournai dans sa direction.

« Je vous préviens, je n'ai aucune intention de vous offrir un verre », ajoutai-je.

« Vous n'êtes pas non plus d'humeur, je suppose… »

« Pas plus que vous, non ».

Nous échangeâmes un sourire qui avait quelque chose de retenu, et je portai à nouveau ma pinte à mes lèvres avant d'essuyer ces dernières que je savais parsemées de mousse. Voyez-vous, je préférais ne pas attendre qu'il me le signale discrètement pour pouvoir lui offrir un sourire timide à la Julia Roberts avant de me nettoyer avec ma manche. Vu l'état dans lequel me mettait ce type que je ne connaissais pourtant ni d'Eve ni d'Adam, je lui aurais encore supplié d'essuyer la mousse de mes lèvres avec sa langue !

« C'est quoi votre petit nom ? » demandai-je, haussant un sourcil malgré moi.

« C'est Ben ».

« Ben ? Ah, oui, c'est un petit nom ».

« C'est un petit nom, oui ».

« Moi c'est Anna ».

« Enchanté ».

Oh, pas autant que moi ! Il me tendit sa main pour que je la serre et je glissai doucement ma paume contre la sienne, un peu plus sensuellement que je ne l'avais prémédité. J'avais l'impression que mon corps prenait le pas sur mon cerveau et qu'il ne demandait plus l'avis de mon bon sens avant d'agir… Mais est-ce que c'était de ma faute si ses mains étaient magnifiques ? C'était de ma faute si ma peau prenait feu au contact de la sienne ? Non, braves gens ! J'étais l'innocente victime de mes hormones !

« Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas, Anna ? » demanda-t-il une fois qu'il eut lâché ma main.

« Non, je suis là pour le boulot », répondis-je sur un ton légèrement lugubre. « Je rentre à Londres demain matin… »

Il hocha la tête doucement et but une gorgée de bière. Je pouvais dire d'après son absence d'accent caractéristique qu'il n'était pas Ecossais non plus, mais je m'abstins de poser une quelconque question à ce sujet. Peut-être que quelque part j'avais peur de l'ennuyer ; je n'étais pas une grande questionneuse, à vrai dire. Lexi me disait souvent que poser des questions était un signe d'intérêt envers une personne, mais c'était plus fort que moi : la peur d'ennuyer était plus puissante que tout. Et puis… quel genre d'intérêt cet homme avait-il pour moi, de toute façon ? Je ne le reverrais jamais après cette soirée, alors à quoi bon essayer de tisser des liens, dites-moi ?

Nous discutâmes de tout et de rien pendant de longues minutes ; une discussion qui fut bien souvent ponctuée de silences. Je me commandai une autre pinte et une fois de plus me pris à fixer la jupe… pardon, le kilt… du serveur.

« Vous croyez qu'il porte quelque chose là-dessous ? » demandai-je.

« Je n'en sais rien », répondit Ben. « Je ne me suis même pas posé la question, à vrai dire… »

« C'est parce que vous n'êtes pas gay… Si mon ami Jensen était là, on le saurait tout de suite s'il porte ou non des sous-vêtements ! »

Il esquissa un autre de ses sourires en coin. Apparemment, il ne riait pas à pleines dents ; pas avec moi en tout cas. Les seuls sourires auxquels j'avais eu droit n'étaient que très légers. Pourtant, ce n'était pas de la timidité ; un type dont les premières paroles envers vous sont "ne vous attendez pas à ce que je vous offre un verre" ne peut pas être timide, c'est impossible. Non, à mon humble avis, c'était plutôt de la distance. Ben était distant, je pouvais l'affirmer sans même le connaître.

« Quel genre de travail vous faites ? » demanda-t-il, alors que j'arrivais gentiment à la fin de ma deuxième pinte.

« Je travaille dans la publicité. Enfin… pour le moment, parce qu'après la bourde que j'ai commise cet après-midi, il n'est pas sûr que je conserve mon boulot… »

Il sembla interloqué, mais ne demanda aucun détail, ce dont je lui fus, dans un premier temps, fort reconnaissante. Apparemment, je ne l'intéressais vraiment pas ; ou alors il était comme moi et avait peur de mettre mal à l'aise… qui sait ?

« Et vous ? » demandai-je à mon tour.

« Je suis… jardinier ».

« Vraiment ? Et bien… ça se voit, vous êtes… »

Avec le bout de mon index, je palpai doucement le haut de son bras. Il sembla surpris par ce contact, mais ne dit rien, ni même se dégagea. Surprise, je l'étais aussi. J'étais surprise par mon propre comportement face à cet homme ; contrairement à ce que vous allez sans doute croire, je n'étais pas du genre à faire du rentre dedans. Je vous jure que c'est vrai ; la drague, ce n'était de loin pas mon domaine, je ne savais pas séduire un homme. Mais là, confrontée à ce type sublime et l'alcool désinhibant considérablement, j'avais l'impression de ne plus rien contrôler. C'était un peu comme si j'étais hors de mon corps et que j'assistais à toute la scène sans pouvoir intervenir ; sans pouvoir me mettre une bonne paire de baffes en hurlant "mais reprends-toi, ma fille ! Tu n'es pas une traînée !"

« Vous êtes très dur… » achevai-je. « Enfin, je veux dire… votre bras. Du muscle, vous avez du muscle ».

Il afficha un petit sourire moqueur qui me plut moyennement, mais je ne m'en formalisai pas. Pas question de se laisser démonter ! Quand j'étais en mode Bulldozer, on ne pouvait pas m'arrêter ! Heureusement que ça ne m'arrivait pas si souvent que ça !

Quand le barman me servit ma troisième pinte, là, j'étais partie. Je n'étais pas ivre, loin de là, mais disons que j'étais bien imbibée. Le fait est que je n'avais pas vraiment l'habitude de boire et l'alcool me montait rapidement à la tête. Sans oublier que la bière écossaise valait le détour ! Quoi qu'il en soit, j'étais complètement désinhibée et je parlais beaucoup ; j'avais parfois l'impression d'exécuter un monologue, mais malgré tout Ben était toujours là. Perché sur son tabouret, le regard fixé sur moi, un vague sourire sur les lèvres… Et plus la soirée avançait, plus je le trouvais beau et absolument irrésistible ; si ce mec avait voulu coucher avec moi, je n'y aurais opposé aucune résistance, soyez-en sûrs !

« J'en ai mis partout ! » m'exclamai-je. « Sur les contrats, sur les dossiers, partout ! Mais c'était censé être de la crème, bon sang ! La crème, ce n'est pas aussi liquide ! Vous croyez qu'on va me virer pour ça ? »

« Je ne sais pas, j'imagine que ça dépend de votre patron et de l'importance du… c'était un contrat à gros budget ? »

« Oh, ils s'en remettront ! Ce n'est pas le fric qui leur manque ! Si vous voulez tout savoir, le grand patron de la compagnie est un vieux con plein aux as qui se prend pour le roi du monde ! Je suis sûre qu'il se torche le cul avec des billets de banque ! »

Ben ne répondit pas, mais il sourit doucement. Mon moi raisonnable qui observait la scène depuis l'extérieur de mon corps mourrait d'envie de m'en coller une, mais c'était malheureusement le mauvais côté qui avait le contrôle pour le moment…

« Aujourd'hui, ce n'était décidément pas mon jour… » poursuivis-je. « D'abord ça, ensuite le message de Ryan… »

« Qui est Ryan ? »

« Ryan, c'est mon petit ami. Enfin non, ce n'est pas mon petit ami ; il croit que je suis sa petite amie. Le problème c'est que j'ai peur qu'il ne veuille aller trop vite et je risque de me retrouver embarquée dans une relation dont je ne veux absolument pas ! Je ne veux pas de relation ; je ne veux pas l'épouser ; je ne veux rien avoir à faire avec lui ! Le problème, c'est qu'on bosse ensemble, alors j'ai un peu de mal à m'en débarrasser… »

« Ça a l'air compliqué, votre truc… »

« Je suis compliquée ».

Il ne répondit pas, se contentant de me regarder droit dans les yeux sans sourciller. Il avait de très beaux yeux qui allaient parfaitement avec le reste de sa très belle personne. Mince, cet homme était tout à fait mon type ! Je lui souris doucement et me mordis la lèvre inférieure. Parce que voyez-vous, il semblerait que mon corps réclamait quelque chose que ma raison lui aurait refusé si elle avait été aux commandes… Je me regardai descendre de mon tabouret pour m'approcher davantage de lui ; et une fois arrivée à sa hauteur, je vis ma main glisser sur sa cuisse ferme et appétissante. Étrangement, il n'eut pas l'air surpris, ce qui semblait être bon signe pour moi. Aussi, j'osai approcher ma bouche de son oreille, constatant alors qu'il sentait terriblement bon. Je me mordis la lèvre une nouvelle fois alors qu'un petit frisson se faisait sentir dans mon bas-ventre.

« Vous habitez loin d'ici ? » lui soufflai-je.

« Assez, oui ».

« Mon hôtel est juste à-côté. Sur cette rue… »

Il posa sa main sur la mienne, et j'eus une envie folle de parcourir son cou avec mes lèvres ; une envie qui s'apaisa bientôt au moment où il s'empara de ma main pour l'ôter de sur sa cuisse. Je lui lançai un regard interrogateur et il esquissa un sourire.

« Vous feriez mieux d'aller vous coucher », dit-il. « Je crois que vous avez trop bu ».

Sa phrase me fit l'effet d'une douche froide, je l'avoue. Et son sourire condescendant qui donnait l'impression qu'il s'adressait à une malade mentale me tapa vraiment sur les nerfs… Je m'étais pratiquement jetée dans ses bras, et ce crétin se refusait à moi ?!

« Je n'ai pas trop bu », rétorquai-je, à présent plus intéressée par l'envie de me défendre que par celle de coucher avec lui. « Je suis parfaitement lucide, je n'ai pas besoin qu'on se soucie de moi ! Alors n'ayez pas peur d'avoir l'impression de profiter de moi, parce que ce n'est pas le cas, d'accord ? C'est moi qui vous donne le feu vert ; alors allez-y, profitez-en ! »

Son sourire narquois ne quittait pas ses lèvres et il secoua la tête doucement.

« Vous êtes très divertissante, Anna. Mais je ne suis pas intéressé, merci ».

Nouvelle douche froide. Ça commençait à faire beaucoup.

« Hé ! Mais c'est pas une part de gâteau que je suis en train de vous offrir, merde ! C'est quoi votre problème, hein ? »

« Vous n'allez tout de même pas me supplier, j'espère ».

« Alors là, certainement pas ! C'est vous qui y perdez, croyez-moi ! »

« Si vous le dites… Quoi qu'il en soit, j'ai été ravi de faire votre connaissance ».

« C'est cela, oui ».

Je croisai les bras, renfrognée, et évitai au mieux son regard. Je sentais qu'il me fixait et je détestais ça ! Je venais de prendre le plus gros râteau de me vie et, croyez-moi, ça fait drôlement mal. Évidemment, j'étais trop fière pour le montrer ; aussi, je préférais avoir l'air fâché, ce qui semblait beaucoup amuser Ben. Apparemment, il aimait bien se rendre irrésistible pour pouvoir appâter des filles avant de les envoyer paître comme des moutons une fois qu'elles sont sous son charme… C'était décidé : je détestais désormais ce type ainsi que tout ce qu'il représentait !

« Bon, vous m'excuserez, mais je dois rentrer », dis-je fermement. « Je dois me coucher tôt, j'ai un avion à prendre, moi, demain ».

« Certainement… Alors à un de ces jours, peut-être ! »

Cette saleté de sourire moqueur ne quittait jamais ses lèvres et je lui adressai un regard noir avant d'empoigner brusquement mon sac et de tourner les talons, sans même lui répondre. Plus qu'en colère, j'étais vexée et j'avais affreusement honte de moi. Vous savez quoi ? Heureusement que jamais je ne le reverrais !

*

Je rentrai dans ma chambre d'hôtel, trempée jusqu'aux os. Et oui, il avait cessé de pleuvoir quand j'étais sortie, mais ça avait recommencé peu avant que je ne quitte le pub ; c'est normal, il fallait bien quelque chose pour appuyer davantage mon humiliation, non ? Je balançai mon sac à main sur le petit fauteuil près de la porte, ôtai mon blouson dégoulinant et ébouriffai mes cheveux mouillés avant de finalement me décider à me déshabiller. Je restai ensuite plantée là, en sous-vêtements au beau milieu de la pièce, à regarder par la fenêtre, mon regard semblant être attiré par la noirceur de la nuit. Puis soudain, sans pouvoir le contrôler, je me mis à rire. Je ne sais pas si vous imaginez la scène, mais croyez-moi, je devais avoir l'air parfaitement ridicule… Je me sentais ridicule, en tout cas.

Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris ce soir-là dans ce pub ; un tel comportement ne me ressemblait pas. Et je ne pouvais même pas mettre ça sur le compte de l'alcool, puisque j'avais eu envie de cet homme bien avant de commencer à boire ! Je n'étais même pas ivre en plus ! Quoi qu'il arrive, si cette histoire venait à se savoir d'une manière ou d'une autre, je prétendrais avoir bu bien plus de deux pintes et demie, croyez-moi !

Je posai ma main sur mon ventre et pris une profonde inspiration pour calmer mon fou rire, puis je m'assis sur le bord du lit, un sourire figé sur mes lèvres. C'était nerveux, évidemment. Ce que je venais de vivre n'avait rien de drôle… Je n'étais à la base pas une championne de la confiance en soi, alors imaginez seulement ce que ça peut faire quand un homme qui vous plait vous rejette… Moi qui n'étais déjà pas folle de moi en ce moment, je me sentais encore plus lamentable.

Je m'allongeai sur le lit et fermai les yeux. Je revoyais le sourire en coin de Ben se dessiner sur ses lèvres et je fus parcourue d'un frisson. Peut-être que ce dernier avait pour cause le fait que j'étais en sous-vêtement, ce n'était pas impossible ; mais le simple souvenir de cette bouche me faisait me sentir toute drôle… J'aurais quand même bien aimé tester ; j'étais persuadée qu'il embrassait comme un dieu. Avec une bouche pareille, ce n'était pas possible autrement !

Je me pinçai violemment la cuisse et m'infligeai une conséquente baffe mentale pour me punir d'être aussi… portée sur la chose, dira-t-on. Parce que oui, désolée de décevoir les plus "fleur bleue", mais il n'y avait absolument rien de romantique dans mon attirance pour cet homme ; ça faisait d'ailleurs bien longtemps que le romantisme avait quitté ma vie… Je m'étais déjà trouvée dans une situation similaire auparavant, alors pas de quoi s'alarmer. Oui, vous savez, vous êtes dans un bar avec vos amis quand soudain vous voyez passer un véritable Apollon qui transpire le sexe et là, la perspective d'une partie de jambes en l'air traverse votre esprit. Vous ne le connaissez pas, il ne vous connaît pas, mais ça ne rend les choses que plus séduisantes : pas d'attaches, pas d'effusion de sentiments… juste du sexe. Par contre, si vous cherchez de la nouveauté, sachez que c'était la première fois que je faisais le premier pas ! Et au vu du résultat, se serait aussi la dernière !

Bon. Prochaine étape : oublier ce Ben à la noix une bonne fois pour toutes. Ça ne devrait pas être trop compliqué, puisque même si j'étais encore sous l'emprise de mon désir pour lui, le fait qu'il m'ait rejetée le faisait descendre considérablement dans mon estime ! J'étais peut-être blessée dans mon amour-propre, mais il était hors de question que je me prenne la tête à cause de lui – ce serait lui donner bien plus d'importance qu'il ne le méritait !

Épuisée, je me glissai doucement sous les draps et calai confortablement ma tête sur le coussin ; demain était un autre jour. J'avais passé une journée de merde, c'est vrai, et je ne pouvais qu'espérer un meilleur lendemain ; si mon avion ne s'écrasait pas, si je n'étais pas virée et si Ryan ne me demandait pas en mariage, ça ne pourrait être qu'un bon jour ! Ma tête se vida lentement de tous mes soucis comme une bouteille de lait qu'on aurait posée à l'horizontale, et ma dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil fut qu'étrangement, Ben n'avait pas des mains de jardinier…


A suivre...

Re-Bonjour! Bah ouais, encore moi... décidément...

J'espère que cette entrée en matière vous a plu et vous a donné envie de lire la suite. Le résumé n'est pas très détaillé, désolée, et pour le moment vous ne verrez pas le rapport avec le titre, mais je ne voulais pas tout dévoiler tout de suite (j'essaye tant bien que mal de titiller votre curiosité – je fais ce que je peux avec ce que j'ai...^^)

Je sais que ce n'est pas très facile de dire quoi que ce soit sur un premier chapitre, vu que l'histoire n'est pas encore totalement installée, mais si d'aventure vous voudriez me donner votre avis... J'aime beaucoup recevoir des reviews (QUI n'aime pas ça?!) Alors n'hésitez pas, hein? :-)

A bientôt!

Marana