Epilogue
Chère Mary,
Je t'écris cette lettre suivant le conseil de Layla. Je sais bien que tu ne lis pas plus que tu ne peux entendre, mais je suis plus à l'aise ainsi ; l'idée de parler à une pierre tombale m'horripile encore un peu. Écrire, c'est mieux… Je n'étais pas sûre d'avoir grand chose à te dire, si ce n'est peut-être merci. Car si je suis aussi épanouie aujourd'hui, c'est en grande partie grâce à toi.
Professionnellement, j'ai le vent en poupe, comme on dit. La galerie marche très bien et sa réputation est basée sur tes tableaux. J'ai aussi l'occasion de collaborer très souvent avec la salle de vente Christie's, et j'aime beaucoup ce que je fais ; j'ai enfin l'impression de servir à quelque chose. Layla est très impliquée dans cette entreprise – tu le sais sûrement déjà, mais elle a décidé de suivre des études artistiques elle aussi. Disons que c'est une sorte d'héritage que tu nous as laissé… Je suis très fière d'elle, c'est une jeune fille brillante, bien plus fraîche et bien plus vive que la première fois que je l'ai rencontrée. J'aime croire que j'y suis pour quelque chose, mais peut-être qu'elle s'est prise en main toute seule, comme une grande ; je sais qu'elle en est capable. J'ai aussi eu l'occasion de revoir Ava dernièrement – je l'ai invitée à dîner à la maison – et je l'ai trouvée un peu abattue, mais qui sait : peut-être que ça fait partie de sa personnalité.
En ce qui concerne ma vie privée, tout va très bien aussi. Ben et moi avons emménagé ensemble juste après qu'il soit rentré de Philadelphie. Les premiers mois, nous avons habité dans mon duplex adoré ; mais après de longues discussions pas toujours très diplomatiques, nous avons décidé d'un commun accord (mais plus lui que moi) de déménager. Nous sommes restés à Marylebone et notre appartement présent est tout aussi bien, alors je ne vais pas me plaindre. Notre relation est fabuleuse – évidemment pas aussi fusionnelle que les premiers temps, mais c'est tant mieux ; ça nous évite de nous lasser l'un de l'autre et ça me dissuade de l'étrangler dans son sommeil. C'est tout bénef', non ? Il nous arrive encore de nous disputer pour des broutilles – par exemple, on s'est pris la tête à cause d'un canapé qu'on devait acheter et sur le modèle duquel nous n'étions pas d'accord. Je lui ai dit que si on ne prenait pas celui que je voulais, le soir même il dormirait par terre ; dans le cas contraire, il dormirait sur le canapé que j'avais choisi… Ce n'est qu'au moment où il a éclaté de rire que les choses se sont arrangées – et j'ai eu gain de cause.
Ben travaille toujours chez Webster Advertising en tant que Planner Stratégique et accessoirement vice-président (non, Webster n'est pas encore mort). Il aime beaucoup son travail, excepté pour la partie vice présidentielle qui le relie systématiquement à Webster. Personnellement, je n'ai plus vraiment entendu parler de ce dernier et c'est très bien comme ça ; il doit être vert de rage contre moi pour lui avoir "volé" son héritier de droit divin…
En ce qui concerne Patricia et Jane, elles vivent toujours à Kingswells, et Ben et moi allons souvent leur rendre visite (j'ai toujours peur en avion, mais je prends des calmants avant de monter à bord…)
Entre Ben et moi, le mariage n'est toujours pas à l'ordre du jour et c'est très bien comme ça (un avis que ne partage pas ma mère, malheureusement, mais je crois qu'elle commence gentiment à se faire à l'idée). En revanche, l'autre jour il m'a parlé d'enfants… J'ai été extrêmement surprise, je l'avoue ; je n'aurais jamais imaginé que cette conversation arriverait sur le tapis. En fait, il m'a simplement dit que j'étais "la mère de ses enfants". Réaction instantanée : "quels enfants ?" Il m'a alors expliqué que si un jour, il devait avoir des enfants, ce serait obligatoirement avec moi et personne d'autre – bon à savoir, n'est-ce pas ? On s'est donc mis d'accord sur le fait que si un jour ça devait arriver, ce serait prémédité, désiré et on en prendrait bien soin ; pas question d'offrir à un gamin le genre de traumatismes qu'on a eus lui et moi (je parle-là du complexe d'abandon et de dévalorisation). Très sincèrement, je ne suis pas certaine d'avoir en moi la fibre maternelle ; quand on a peur des enfants, c'est peu probable, n'est-ce pas ? Mais qui sait… ? Et puis c'est vrai que ce serait drôle d'envoyer une carte de Noël à Webster avec une photo de nous et de nos enfants. Le choc risquerait de le tuer ! Hum, à méditer… Bref, ce qui est sûr, c'est que j'aime Ben plus que je n'ai jamais aimé personne, et que quand on aime de cette façon, on fait des choses dont on ne se croyait pas capable. C'est pour ça que je préfère ne pas me montrer trop catégorique sur quoi que ce soit…
Souvent, j'aime imaginer que Ben et moi c'est pour la vie parce qu'on s'aime et qu'on est heureux ensemble ; mais je ne suis pas naïve. Je sais que ça peut se finir, des couples se brisent tous les jours, et c'est pour ça que je fais mon possible pour préserver ce qu'on a et de vivre chaque instant avec lui comme si c'était le dernier. J'avoue que j'ai peur de le perdre, mais je suppose que c'est normal quand on est amoureux. Je sais que je ne connais pas grand-chose à l'amour, mais il n'y a rien de tel que d'apprendre sur le tas.
Lexi a pris un peu de poids depuis qu'elle s'est mariée – un peu. Jensen a tendance à se moquer d'elle, prétendant qu'elle se repose sur ses lauriers maintenant qu'elle n'a plus personne à séduire. Personnellement, je pense qu'elle est bien mieux maintenant ; je l'ai toujours trouvée trop maigre de toute façon. Quant à Blake, j'ai l'impression qu'il n'est pas mécontent des nouvelles formes de sa chère et tendre… Pendant un temps, j'ai cru qu'elle était enceinte, mais il s'est avéré que ce n'était pas le cas. Je sais que ma meilleure amie veut des enfants et qu'elle ne va pas tarder à s'atteler à la tâche… C'est tout ce qu'on a à faire quand on est marié, non ? C'est l'étape suivante, d'une certaine façon. Nous verrons bien ce que ça va donner.
Jensen, lui, a largué son tas de muscles – enfin, j'ai envie de dire. Il se trouve que Monsieur Silencieux était un tantinet violent. J'étais loin d'imaginer que la violence conjugale existait aussi chez les homosexuels et j'ai été très révoltée à l'idée que ça ait pu arriver à mon pauvre Jensen ! À présent il est revenu au "papillonnage", et privilégie les hommes un peu moins musclés et moins effrayants.
En ce qui concerne Miranda, il n'y a pas grand-chose à dire… Elle est toujours célibataire et, si tu veux mon avis, c'est parce qu'elle est beaucoup trop exigeante. Le jour où elle arrêtera de chercher Roméo, peut-être qu'elle trouvera un garçon sympa. Ou peut-être qu'elle finira vieille fille, qu'est-ce que j'en sais, après tout ?
Perv' est décédé. C'est arrivé très vite ; un matin nous l'avons retrouvé flottant à la surface de son bocal, sans vie. On peut dire qu'il a été un poisson fidèle et loyal, qui ne s'est jamais plaint d'être trimbalé de droite à gauche (ou alors c'est moi qui n'ai pas su déchiffrer ses bulles). Nous avons jeté son cadavre dans la Tamise et, pour faire bon usage de son bocal, nous avons acquis un autre poisson rouge que Ben a très sobrement nommé Psycho.
Et bien voilà, Mary, je crois que j'ai fait le tour des nouvelles pour le moment. Je vais terminer en te remerciant de m'avoir donné la vie (c'est vrai, l'avortement était aussi une option), et aussi de m'avoir confié à des gens aussi géniaux qui, même s'ils ne sont pas parfaits, sont les meilleurs parents que j'aurais pu imaginer avoir. Je voulais aussi que tu saches que je ne t'en veux pas – et même si, effectivement, ça a été le cas à un moment, je t'ai pardonnée. Merci également pour le tableau qui m'a vraiment donné du fil à retordre mais qui m'a aidée à te comprendre ; il est à présent suspendu au mur de notre salon.
J'aurais vraiment, vraiment, vraiment aimé te connaître.
Avec toute mon affection,
Anna (alias bébé XX Davenport).
Je relus la lettre pour la cent cinquante millionième fois (on n'est jamais trop prudent, Mary pourrait ne pas comprendre mon écriture…), puis je la repliai avant de la remettre dans son enveloppe. J'observai encore la pierre tombale en marbre noire sur laquelle était inscrite en lettres dorées l'épitaphe suivante :
MARY DAVENPORT
1962 – 2009
L'ART ABSTRAIT N'EXISTE PAS. IL FAUT TOUJOURS COMMENCER QUELQUE PART. ENSUITE, ON PEUT RETIRER TOUT VESTIGE DE REALITE. IL N'Y A ALORS PLUS DE DANGER PARCE QUE L'IDEE DE L'OBJECT AURA DEJA LAISSE UNE TRACE INDELEBILE (Pablo Picasso).
J'esquissai un sourire. Une trace indélébile. Oui, sans doute… Je pris une profonde inspiration et appuyai délicatement l'enveloppe contre la dalle, près du bouquet de tournesols que j'y avais déjà préalablement déposé.
« Je t'oublierai pas, promis », murmurai-je avant de tourner les talons et d'aller retrouver Ben qui m'attendait à l'entrée du cimetière.
FIN
Tadaaaaaah! Et voilà, c'est fini. J'espère sincèrement que l'histoire dans son ensemble vous a plu et que la fin est satisfaisante. N'hésitez pas à donner votre avis! :D
En tous les cas, j'ai eu beaucoup de plaisir à travailler sur cette fiction et je suis très reconnaissante envers ceux qui m'ont suivie, fidèles au rendez-vous du lundi. Merci d'avoir fait vivre cette histoire, et merci aussi pour vos reviews! J'espère avoir le plaisir de vous retrouver sur une prochaine fiction :-)
A bientôt!
Marana