Comme neige au soleil
- Alors tu ne vas rien faire ?
- Non.
- Si j'étais toi, je pense que je lui sauterais dessus.
- Probablement.
- Qu'est-ce qui t'en empêche, alors ? Il est sexy et il s'intéresse à toi. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu te retiens.
- Est-ce qu'on parle du même Nicolas ? Parce qu'il me semble qu'il a toujours été très clair sur le fait qu'il n'avait aucune intention de s'engager.
- Qui te parle de t'engager ? Je te parle de profiter un peu de la vie ! Ça fait plus de six mois que tu es seul…
- Tu comptes pour moi, maintenant ?
- Au nombre de relations que tu as par année, ce n'est pas vraiment difficile de garder le compte.
- Arrête, tu veux ? Ça me convient très bien comme ça.
Je ne sais pas ce qui m'a pris de proposer à Max de le raccompagner chez lui. J'avais presque oublié à quel point il était bavard. Avec ses questions existentielles qui n'en finissent pas, j'ai du mal à me concentrer sur la route à moitié effacée par la poudrerie. Il fait vraiment un sale temps, cette nuit. Il y avait longtemps que je n'avais pas conduit dans une tempête de neige pareille, j'ai les épaules crispées et les mains engourdies à force de serrer le volant comme si ma vie en dépendait.
Max et moi, ça fait drôlement longtemps qu'on se connaît. Il a été mon premier petit ami. Je l'ai aimé comme c'est pas possible, à l'époque. On avait dix-huit ans quand on s'est rencontrés, dans un bar, pendant les vacances d'été. Et sans trop savoir pourquoi, ça a cliqué. Pourtant, c'est pas comme si on avait quoi que ce soit en commun. Il est extraverti, éternellement optimiste, un peu superficiel parfois et ne manque pas d'enthousiasme, alors que je suis plutôt du genre taciturne, réfléchi et, je dois l'admettre, un peu rabat-joie par moments. Mais notre plus grande différence, à trente ans et des poussières, c'est que je crois encore à l'amour avec un grand A, pendant que lui croit plutôt à l'amour avec un petit Q. Allez savoir comment on a fait pour rester d'aussi bons amis après toutes ces années…
Mais je ferais mieux de me concentrer sur la route (ou plutôt sur l'absence de route) devant moi. Il neige tellement fort que même les essuie-glaces ne réussissent pas à garder le rythme. Je monte un peu le volume de la radio, il y joue une chanson calme qui me détend un peu.
- C'est quoi, cette berceuse ? Tu veux t'endormir au volant ?
- Moi, je l'aime bien, cette chanson.
Comme souvent avec Max, mon opinion ne vaut pas grand-chose et il change le poste de la radio pour mettre une musique qui a plus d'entrain. Je râle un peu, mais je suis habitué à ses caprices, je n'en fais plus réellement de cas, maintenant. Et puis, il y a toute cette neige…
Je retiens mon souffle. La voiture est secouée sans ménagement et je comprends que j'ai dû rater un tournant. Je mets les freins, mais ça ne change rien, je n'ai déjà plus le contrôle. Les secondes qui suivent se passent comme au ralenti. Au-delà du pare-brise, on ne voit plus qu'un épais mur blanc éclairé par les phares. La voiture finit par s'immobiliser dans le noir, la radio grésille avant de s'éteindre en même temps que les phares, et je me tourne vers Max avec un pincement au cœur.
- Tu n'as rien ? Tu n'es pas blessé ?
- Non. Et toi ?
- Je vais bien.
- Il s'est passé quoi, exactement ?
- J'ai dû rater un tournant, je n'y voyais rien. Reste ici, je vais voir l'étendue des dégâts.
Je pousse sur ma portière et m'engouffre dehors en soupirant. Je fais quelques pas dans la neige et resserre mon manteau autour de mon cou, il fait tellement froid. Je regarde autour de moi. On est vraiment au milieu de nulle part. Il n'y a même pas de lampadaires sur cette route de campagne. Je reste sur place un moment, espérant voir une voiture passer, mais il n'y personne sauf nous. Malgré moi, je pousse un juron et reviens vers la voiture pour l'inspecter. On est coincés au fond du fossé mais, au moins, la neige a amorti la chute et la carrosserie n'a pas l'air en très mauvais état. Je retourne à l'intérieur, déjà frigorifié. Disons que je ne m'étais pas habillé pour aller jouer dans la neige, ce soir. Je me laisse tomber sur mon siège et Max se met à rire.
- Ça te va bien, les cheveux blancs.
Avant que je n'aie le temps de réagir, il passe doucement sa main dans mes cheveux pour enlever l'épaisse couche de neige qui s'y est déjà accumulée. J'ignore de mon mieux son sourire en coin, je sais trop bien à quoi il pense. Je change de sujet.
- Tu as ton téléphone portable ? On risque de se faire ensevelir vivants…
- Oui, attends.
Il se contorsionne agilement sur son siège pour fouiller dans la poche de son jeans trop serré… Pour me refroidir un peu les idées, je reporte mon attention sur le mur de neige écrasé contre le pare-brise.
- Oups.
- Quoi, oups ?
Max me fait une moue exaspérante et je redoute le pire. Non, non, ne me dis pas que…
- La pile est morte. J'ai oublié de le charger.
- Merde.
- Désolé. Tu vois, tu aurais dû m'écouter quand je t'ai dit de t'en acheter un.
- Tu ne vas pas recommencer.
- Et toi, change d'air. Tu commences à être désagréable.
On ne parle pas pendant plusieurs minutes. Oui, je boude, c'est encore un autre de mes défauts. J'ai conscience qu'en ce moment, on fait vraiment « vieux couple » tous les deux. C'est souvent comme ça, entre nous. J'inspire profondément et je finis par me raisonner. Après tout, ce n'est pas de sa faute si on se retrouve là.
- Excuse-moi, je suis un peu sur les nerfs.
- Je comprends, c'est vraiment bête ce qui nous arrive. On ne peut vraiment pas se sortir d'ici ?
- Non, la voiture est coincée, on est vraiment au fond du fossé… On pourrait marcher, mais il neige vraiment beaucoup et je ne sais pas combien de temps il nous faudrait pour trouver un endroit habité.
- Il commence à faire froid…
- Attends, je vais essayer de démarrer, on aura au moins le chauffage.
Je tourne la clé dans le contact mais, comme je m'y attends un peu, en bon pessimiste que je suis, il ne se passe rien. Un petit clic, et puis plus rien. Quelque chose a dû se briser au moment de l'impact… Je pousse un soupir et regarde Max qui fait la moue à nouveau.
- Désolé.
- On va mourir de froid si on doit passer la nuit ici. Tu aurais pas une couverture dans le coffre ?
- Oui. Donne-moi une minute.
À contrecoeur, j'affronte à nouveau la neige et les bourrasques de vent pour aller ouvrir le coffre arrière. Je suis un peu paranoïaque, aussi, j'ai oublié de vous le dire. En plus de la couverture en laine, j'ai une petite trousse de secours pour les imprévus du genre. J'y trouve deux barres nutritives aux fruits, ça va nous aider à passer la nuit. Je referme le coffre et ouvre ma portière en vitesse. Je m'étonne en posant les yeux sur le siège où Max était assis il y a un instant.
- Je suis là.
Il s'est glissé sur la banquette arrière et me regarde avec des yeux faussement innocents. Il a laissé ses bottes à l'avant et serre ses jambes contre son torse pour se réchauffer. Je lui tends la couverture pour ne pas qu'il prenne froid et reprends ma place derrière le volant. Je me passe les mains dans les cheveux pour enlever les flocons humides qui s'y sont accumulés.
- Viens, on va pouvoir se réchauffer…
Ses doigts rosis par le froid attrapent mon manteau et me tirent doucement pour m'inciter à le rejoindre sur la banquette arrière. Je résiste le temps d'enlever mes bottes et mon manteau couvert de neige, mais je finis par céder. Max appuie la tête sur mon épaule en enroulant la couverture autour de moi et je sens sa chaleur réchauffer mon corps. Nous restons un moment sans parler. J'en profite, sachant très bien que la trêve ne dure jamais longtemps avec lui.
-Je n'ai jamais compris ce que tu lui trouvais, à Julien.
Julien, c'est mon ex. Enfin, disons plutôt qu'il est le dernier sur la liste de mes ex petits amis. Ça doit bien faire six mois que je l'ai quitté mais, pour une raison obscure, Max continue de me rabattre les oreilles à son sujet, au moins une fois par mois.
- Pourquoi tu me reparles toujours de Julien ?
- Parce que je n'ai jamais compris, justement.
- Je l'aimais, c'est tout.
- Il avait l'air tellement ennuyeux… Pas du tout ton type.
- Ah, bon. C'est nouveau, ça. Et c'est quoi, mon type, alors ? Tu as l'air d'être plus au courant que moi, ça me sauverait peut-être du temps.
Il rit contre mon oreille et son souffle chaud dans mon cou m'excite tout d'un coup. En même temps, ça m'exaspère un peu, parce qu'il sait très bien que c'est mon point faible.
- Plutôt le genre mince, blond, spontané, extraverti, et j'en passe…
C'est moi où il vient de faire une description sommaire de lui-même ? Je dois avoir des points d'interrogation dans les yeux parce qu'il se remet à rire, son souffle chatouillant encore la peau de mon cou. L'instant d'après, il est à califourchon au-dessus de mes cuisses et ses yeux bleus me défient de le repousser.
Ce n'est pas mon genre, les histoires d'un soir. Mais quand il s'agit de Max, je ne réponds plus de moi-même. Ce n'est pas la première fois en dix ans que je me laisse attirer dans ses filets. Je sais que demain, je vais le regretter, mais pour l'instant, j'ai l'impression d'avoir à nouveau dix-huit ans.
Il se laisse aller contre mon torse et ses lèvres viennent se poser sur les miennes. Sans perdre de temps, sa langue se retrouve à caresser la mienne. Elle a un goût de souvenirs, sa langue, un goût mi-sucré, mi-amer. Mes mains s'accrochent à ses hanches, je le retiens pressé contre moi, sentant à travers le tissu de son pantalon que son désir est sincère.
Ses mains froides glissent sous mon pull, se réchauffent contre ma peau, caressent mes mamelons. Sa bouche quitte la mienne, ses lèvres frôlent ma mâchoire, sa langue se glisse derrière mon oreille. J'échappe un gémissement, à peine plus fort qu'un murmure. Trop concentré sur sa bouche, je n'ai pas porté attention à ses mains qui sont descendues jusqu'à la bordure de mon pantalon. Avec des gestes experts, il défait le bouton et descend ma braguette. Comme un automate, je soulève maladroitement les hanches et il en profite pour descendre mon pantalon jusqu'à la moitié de mes cuisses. L'espace est restreint, on ne peut pas vraiment faire mieux. Il a les yeux brillants quand il me regarde avant de se pencher sur moi. Il embrasse mon sexe et j'oublie aussitôt tout le reste, enivré par le plaisir de retrouver un instant mon amour de jeunesse, mon premier amant. Je rejette la tête vers l'arrière, appuyant ma nuque contre le cuir glacé de la banquette. Pourquoi ça n'a pas duré, déjà ? Toutes sortes d'émotions contradictoires se mélangent en moi. Plaisir, nostalgie, désir, amertume. Sa langue me connaît trop bien, je vais jouir trop vite…
Mais il s'arrête soudain et je sursaute. Quelqu'un vient de cogner trois petits coups contre la fenêtre embuée de la voiture. Max se met à rire et sort par la porte opposée pour me laisser le temps de remonter mon pantalon. Je sors à sa suite, la couverture autour des épaules, les joues empourprées. Heureusement qu'il fait noir…
L'homme qui nous a trouvés sur sa route par hasard a le bonheur d'avoir un téléphone cellulaire dont la batterie n'est pas à plat. Il nous appelle une remorqueuse et il insiste pour qu'on se réchauffe un moment à l'arrière de sa voiture, garée sur l'accotement. Le sourire de Max est lourd de sous-entendus, mais je l'ignore de mon mieux. On en profite pour manger les barres nutritives que j'avais presque oubliées, avec tout ça. Il faut près d'une heure pour que le camion remorque ne vienne sortir ma vieille voiture du fossé. Elle n'est pas trop mal en point, finalement. On monte dans la remorqueuse, le conducteur est plutôt sympa et ne voit pas de problème à faire un détour pour nous laisser descendre chez Max plutôt que de nous laisser, avec la voiture, chez le garagiste. « J'vais pas vous laisser marcher par un temps pareil, hein ! On se les gèle, ce soir. » Un sourire en coin étire mes lèvres lorsque je le remercie. Je dois avoue que j'avais même oublié qu'il faisait froid.
On descend devant l'appartement de Max et je paie le chauffeur de la remorqueuse en lui indiquant la direction à prendre pour trouver le garage où j'amène ma voiture, normalement, quand elle déraille. On se retrouve bientôt seuls et j'hésite un peu, devant la porte de son immeuble.
- Je devrais plutôt appeler un taxi pour rentrer chez moi. Je peux utiliser ton téléphone ?
- Tu ne vas aller nulle part.
Il me prend par la main et m'attire chez lui. Je n'ai pas la force de lui résister, mais maintenant que le désir est retombé, je me sens confus, avec mes émotions contradictoires. Je n'ai aucune envie de me réveiller demain en me disant que j'ai encore fait une connerie.
- Ce n'est pas raisonnable, Max… Je vais encore le regretter.
- Pourquoi tu regretterais ?
Il me regarde avec un air un peu blessé et je me sens coupable de ce que je viens de dire.
- Écoute… Ce n'est pas ce que je veux… Je n'aime pas ça, les histoires d'un soir…
- C'est pas juste un soir. C'est quand même pas la première fois…
- Même si c'est plusieurs soirs, pour moi, ça reste un soir de temps en temps. Ce n'est plus ce que je veux.
Quelque chose dans son regard vient de changer. Ses lèvres se posent tout doucement sur les miennes et je sens fondre ma détermination. Il déglutit difficilement et lève un regard tendre vers moi, un regard que je n'ai pas vu depuis longtemps.
- Et si je te disais que moi non plus, ce n'est plus ce que je veux ?
Je mets un moment pour comprendre. Max, l'éternel adolescent, vient-il de dire qu'il n'avait plus envie de vivre des histoires d'un soir ? Ses lèvres sont pourtant posées sur les miennes, ses mains frôlent ma peau, ses pas me guident vers le lit. Mon souffle s'accélère et mon cœur bat plus vite, comme réveillé d'un long sommeil. Je fais passer son pull au-dessus de sa tête et j'embrasse son cou, goûte la peau salée, respire son odeur différente de celle d'autrefois.
Cette nuit, pour le peu qu'il en reste, je vais lui montrer que je l'aime encore. Et demain, pour une fois, je sais qu'il ne va pas disparaître comme la neige sous les rayons du soleil.