Alexander referma la porte derrière lui et embrassa du regard l'appartement.
C'était petit, mais accueillant : un grand lit occupait la droite de la pièce tandis qu'un canapé deux places et une table basse faisaient face à la porte d'entrée. La cuisine ouverte derrière un comptoir façon bar occupait la gauche, et un petit couloir menait à une porte qu'il devina être la salle de bains. La large porte-fenêtre du coin-cuisine donnait sur un grand balcon et devait laissait entrer la lumière du jour à flots. Le tout était raisonnablement rangé : le lit était fait et si quelques bouquins et magazines étaient empilés à la diable sur la table de chevet, le propriétaire des lieux faisait manifestement un effort pour limiter le désordre au maximum, malgré l'exigüité des lieux.
Alexander sourit : un appartement en disait long sur son occupant et il était satisfait de voir que celui-ci correspondait à l'idée qu'il se faisait de son hôte. Il se tourna vers une vitrine pour observer quelques bibelots soigneusement rangés : de petits verres à saké et à thé finement ouvragés, des bijoux en argent qui lui évoquèrent l'Afrique du Nord et un très beau katana ancien qui semblait authentique.
Le laissant à son examen, Chiaki se dirigea vers la cuisine.
« Tu te doutes bien que je n'ai pas de champagne à te proposer. Est-ce qu'une bière pourrait faire l'affaire, pour une fois ? » demanda-t-il, le nez dans le frigo.
Alexander grimaça.
« J'aime autant un thé, si tu veux bien et si tu en as »
« Oser demander à un anglo-japonais s'il a du thé, c'est à la limite de l'hérésie. Vert, noir, parfumé, nature ? » demanda le jeune homme en exhibant plusieurs boîtes à thé décorées de motif chinois.
Alexander lui rendit son sourire.
« Vert. Et parfumé au jasmin, de préférence » dit-il en déposant sa veste avec soin sur le dos du canapé.
« Bien, Monsieur. Monsieur désire-t-il autre chose ? » demanda Chiaki sur le ton du majordome stylé en faisant une petite courbette.
Alexander se percha sur un des hauts tabourets du bar et le fixa sans répondre, un demi-sourire ambigu aux lèvres. Le jeune homme se troubla un peu et se détourna pour brancher la bouilloire. Il s'affaira dans le placard pour en sortir une belle tasse en porcelaine accompagnée de sa soucoupe, retourna pêcher une bière dans le frigo, mit un temps infini à faire son choix … tout pour éviter de croiser le regard qu'il sentait peser sur lui. Il était indéniablement attiré par son trop bel invité et il se demandait pour la millième fois ce qu'il lui avait pris de l'amener chez lui ! L'homme ne lui avait jamais dit qu'il était gay, mais il n'avait jamais prétendu le contraire non plus, et Chiaki réalisait très bien que son intérêt pour lui était loin d'être totalement innocent …
Il soupira : il était soit trop tôt, soit trop tard pour se poser ce genre de question. Il servit le thé sur un petit plateau en laque et son invité le suivit dans le salon, en lui reluquant discrètement les fesses au passage. Le jeune homme ne payait pas de mine dans sa tenue réglementaire d'ambulancier, mais les jeans et t-shirts ajustés qu'il portait « en civil » mettait en valeur un corps qui semblait sans défaut. Alexander réprima un petit sourire carnassier : hétéro ou pas, un jour, il aurait cette beauté dans son lit, il s'en faisait le serment.
Ils s'assirent côte à côte sur l'étroit canapé et Alexander croisa les jambes, posant sagement sa tasse sur ses genoux. Il avait des jambes étonnamment longues pour sa taille moyenne, et Chiaki ne pouvait s'empêcher d'admirer son élégance androgyne ; presque féminine, même, malgré la masculinité de son costume strict et bien coupé. Il avait de très belles mains, fines et soignées, des cils si fournis qu'ils avaient l'air maquillés et de longs cheveux noirs retenus en un catogan impeccable sur sa nuque. Chiaki était indubitablement troublé par sa présence si proche et il le regardait tremper ses lèvres parfaites dans son thé avec un drôle de pincement à l'estomac.
Voire plus bas …
Il se secoua un peu et engagea la conversation sur un terrain neutre : Alexander était-il avocat depuis longtemps, avait-il toujours eu cette vocation ? L'homme sourit et parvint à répondre de bonne grâce à toutes ses questions sans jamais rien révéler d'important sur lui-même, et Chiaki se demanda si c'était une déformation professionnelle ou si c'était délibéré.
« Mais assez parlé de moi. Je ne sais presque rien de toi : qui es-tu au juste, Jeffrey ? »
« Chiaki »
« Pardon ? » demanda Alexander, levant un sourcil surpris.
« Aussi curieux que ça paraisse, Jeffrey est mon nom de famille et Chiaki mon prénom. Tout le monde pense l'inverse, du coup la majorité des gens m'appelle Jeff … mais je préfèrerais que tu m'appelles par mon vrai prénom »
Il se sentait un peu stupide d'avoir dit ça - il ne reprenait jamais ceux qui faisait l'erreur bien compréhensible - mais il tenait vraiment à ce que cet homme, dont la seule présence était en train de lui faire remettre en cause vingt-huit ans d'hétérosexualité, l'appelle par son prénom. Alexander posa sa tasse vide sur la table et se tourna légèrement vers lui en souriant.
« Chiaki, donc … ça me plait. C'est ton père qui est anglais et ta mère japonaise ? »
« C'est un peu plus compliqué que ça, en fait : ma mère est eurasienne et mon père moitié indien, moitié anglais. Mes parents étaient égyptologues et j'ai passé le plus clair de mon enfance à crapahuter dans le désert avec les gosses du coin… je suis un vrai melting-pot culturel à moi tout seul » fit-il, une pointe d'amertume dans la voix.
Alexander hocha la tête sans répondre : avec des origines aussi variées, le jeune homme devait avoir eu de la peine à trouver sa place dans le monde en grandissant. Son ascendance peu courante expliquait sa peau légèrement cuivrée et ses yeux en amandes, si sombres qu'on avait de la peine à faire la différence entre l'iris et la pupille. Sa tignasse décolorée était probablement davantage une forme inconsciente de provocation qu'un véritable choix esthétique, même si le contraste frappant avec son teint halé était très séduisant.
« Et ça, d'où est-ce que ça vient ? »
Il leva la main et effleura le visage Chiaki : une estafilade lui coupait le sourcil gauche presque à la verticale et terminait en un trait pâle sous son œil. Le jeune homme sourit : après les cicatrices morales, passons aux cicatrices physiques ! ça ne le gênait pas, il n'avait rien à cacher et il avait appris à s'accepter comme il était depuis longtemps. En outre, il était heureux de l'intérêt sincère que semblait lui porter son invité.
« Ah, ça, c'est en quelque sorte un accident de travail. Mon ambulance a été appelée sur les lieux d'une rixe lors d'une rave-party ; j'ai pris un coup de couteau qui ne m'était pas destiné en essayant de maîtriser un blessé. Le type devait être défoncé à dieu sait quoi pour arriver à tenir debout dans l'état où il était : il avait quasiment les boyaux à l'air … On ne se doute pas à quel point le personnel hospitalier vit dangereusement, de nos jours » fit-il en avalant une gorgée de bière.
Il avait dit ça avec humour, mais Alexander se doutait que la boutade devait contenir une bonne part de vérité : il avait déjà entendu parler d'incidents de ce genre, et même d'ambulances braquées par des toxicos ou des dealers pour mettre la main sur les produits quelles transportaient. On n'était vraiment plus en sécurité nulle part dans ce monde, et c'était en bonne partie ce qui le motivait dans son métier : empêcher les délinquants à la petite semaine de bousiller la vie de leur prochain, juste parce qu'ils s'étaient trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment.
« Tu as eu de la chance de garder ton œil, ce n'est pas passé loin. »
Alexander n'avait pas jugé nécessaire de retirer sa main et il caressait doucement le visage de son vis-à-vis, plantant son regard clair dans le sien. Chiaki avait cessé de respirer et son cœur manqua un battement quand l'homme s'approcha et posa ses lèvres sur les siennes. Il les entrouvrit et la langue d'Alexander s'y insinua, s'enroulant autour de la sienne, si douce et caressante qu'il sentit presque instantanément son bas-ventre se manifester. Il laissa échapper un gémissement étouffé quand son partenaire lui noua les bras autour du cou et l'attira contre lui. Il serra le corps mince d'Alexander dans ses bras, glissant ses mains le long de son dos, le soulevant presque du canapé pour l'amener à sa hauteur. Ils prolongèrent le baiser pendant une éternité avant de se relâcher à regrets.
« Je crois qu'il est temps que j'y aille » fit Alexander d'une voix basse.
Il se leva et récupéra sa veste.
« Ne me raccompagne pas, je trouverais le chemin. Je peux t'appeler cette semaine ? »
Chiaki acquiesça de la tête.
« Passe une bonne nuit »
« Toi aussi »
Alexander ferma doucement la porte derrière lui et Chiaki se frotta vigoureusement le visage en se laissant aller sur le canapé. Ses nerfs étaient tendus comme les cordes d'un violon et il avait la bouche sèche.
Il n'en revenait pas d'avoir pris autant de plaisir à être embrassé par un homme !
Il avait rarement eu un partenaire aussi sensuel et il avait senti ses entrailles se liquéfier de désir sous ses baisers. Il baissa les yeux et vit ses tétons durcis pointer sous son t-shirt comme de petits cailloux jetés sur le sable ; l'état de son entrejambe ne valait guère mieux. Il passa une main sous le coton blanc et se caressa la poitrine, pinçant doucement un mamelon. Le fantasme soudain des lèvres d'Alexander sur son torse le fit frémir et, glissant son autre main dans son pantalon, il se mit à se caresser avec fièvre. Imaginer les mains de l'objet de son désir sur son sexe décuplait ses sensations et il ne tarda pas à se répandre dans un râle, le prénom d'Alexander aux lèvres.
oOo
Celui-ci sortit en vitesse du petit immeuble et se réfugia dans sa Jaguar après un bref pas de course sous la pluie. Heureusement qu'il faisait nuit et qu'il n'avait croisé personne : il bandait tellement que ça devait se voir à des kilomètres à la ronde. Il brancha la climatisation à fond sur seize degrés pour se rafraichir les idées et essuya l'intérieur du pare-brise que son souffle court couvrait déjà de buée. Il était parti juste à temps : une minute de plus et il se jetait sur Chiaki pour lui faire subir les derniers outrages ! Il avait dû se faire violence pour se lever et s'arracher à l'étreinte prometteuse qu'ils avaient partagée.
Il sourit, content de lui. Le jeune homme s'était laissé apprivoiser bien plus facilement qu'il ne s'y attendait. Alexander avait joué à fond de son charme et de son ambigüité, espérant au moins arriver à piquer la curiosité de son partenaire. Il y avait réussi bien au-delà de ses espérances : le désir était manifestement réciproque et il avait quitté Chiaki dans les meilleurs termes possibles … Il aurait pu abuser de la situation et l'entrainer au lit, il était presque certain que le jeune homme se serait laissé faire. Mais il préférait ne pas le brusquer : il fallait lui laisser le temps de digérer l'étape franchie et de se préparer à la suivante.
C'était un pari risqué, Chiaki pouvait décider de ne plus le revoir, de peur d'avoir à affronter un aspect de lui-même qu'il n'avait pas envisagé. Mais Alexander ne voulait à aucun prix qu'il puisse se sentir forcé ou avoir le moindre regret. Il ne voulait pas que son sexe, il voulait le posséder corps et âme, et quand ils feraient enfin l'amour ensemble, ce serait en toute connaissance de cause. Il était même prêt à attendre que Chiaki prenne l'initiative, pour plus de sécurité. Ce qui ne devrait pas trop tarder, si les choses continuaient sur cette voie !
Alexander se sourit dans le rétroviseur, mit le contact et prit le chemin du retour.