Bonjour mes amis, je suis heureuse de vous retrouver pour cette nouvelle histoire que je posterai chaque semaine, comme les précédentes. Vous le verrez, elle est très différente des dernières, l'histoire se situe dans les années soixante, et j'ai essayé de rendre cette atmosphère au travers du style. J'aime bien varier les plaisirs, j'espère que vous passerez un bon moment en la lisant, même si elle ne ressemble pas aux autres ^^

Pour tous ceux d'entre vous qui regrettent « mon ciel dans ton enfer », vous pouvez suivre l'histoire sur le site d'édition participative où elle se trouve désormais (cf mon profil), je la poste très régulièrement, deux fois par semaine. Merci à toux ceux d'entre vous qui se sont déjà inscrits comme « fans » sur ce site, vous êtes merveilleux, si ça marche ce sera grâce à vous !

UN SECRET DE FAMILLE

Le bar de l'hôtel

La voiture grimpait nerveusement le col menant jusqu'à l'hôtel, Eric ne la quittait pas du regard, depuis la terrasse ombragée. Il en était à son second thé, l'après-midi s'étirait paresseusement, au rythme du soleil qui tournait lentement autour des Alpes, et qui bientôt l'inonderait de ses rayons. Virginie faisait encore la sieste, dans leur chambre donnant sur les sommets, et Eric se mit à ressentir des fourmis dans les jambes. L'accouchement était prévu dans deux mois, le temps ne passait plus, lui semblait-il, et l'insouciance s'éloignait à grands pas.

Pour chasser la petite vague de panique qui montait à chaque fois qu'il pensait au bébé, il se concentra sur la décapotable qui s'avançait inexorablement vers le col, petit point silencieux qui disparaissait parfois derrière la végétation ou un tournant. Il ne pouvait définir le modèle avec exactitude, mais elle paraissait rapide et nerveuse, il apercevait une tête à l'intérieur, cheveux au vent. La quintessence de la liberté, pour Eric.

Il touilla un fond de sucre dans son thé, essayant de ne pas remarquer les regards insistants de Mme Langlois, installée à deux tables de là, dont la fine moustache frémissait quand elle lui parlait. Bien qu'elle eut pu largement être sa mère elle le couvait du regard depuis le début de leur séjour, peut être un vieil instinct maternel chez cette vieille fille acariâtre. Les autres clients jouaient à la canasta sous les grands parasols, près du bar. Il faut dire qu'Eric et Virginie étaient sans doute les plus jeunes clients de ce vieil hôtel majestueux, tenu par l'oncle de sa jeune épouse. Des tarifs exorbitants pour eux, mais l'oncle Jérémie avait tenu à inviter sa nièce préférée, au grand désespoir d'Eric qui aurait voulu passer l'été sur la Côte d'Azur, comme l'année précédente. Mais sa belle mère avait décrété que l'air de la montagne conviendrait bien mieux à une future maman que la chaleur du bord de mer, et il avait dû s'incliner.

Il chassa la pensée gênante que ce n'était pas la première fois qu'il s'inclinait devant sa belle famille, mais en tant qu'orphelin il s'était si souvent senti seul qu'entrer au sein d'une grande famille lui avait paru rassurant, au début. C'était avant que son beau père ne décide qu'ils habiteraient la maison familiale, en Seine et Marne, espèce de petit château à la couleur indéfinissable, et avant que la belle mère ne décide de leur mobilier, leurs vacances, leurs loisirs. Virginie qui était une jeune fille gaie et affranchie avant leur mariage se révélait soumise et craintive depuis sa grossesse, se fiant à l'avis éclairé de sa mère, qu'ils voyaient désormais quotidiennement. Il était loin le temps des ballades main dans la main, des baisers sous les porches et des étreintes rapides dans la forêt ou derrière les granges. Il ne l'avait plus vu rire à gorge déployée depuis longtemps, ni entendu ce drôle de bruit qu'elle faisait quand il caressait ses seins, ni vu cette délicieuse rougeur sur ses joues. Elle avait précipité les fiançailles et leur mariage, il n'avait pas résisté longtemps, heureux de cet empressement.

Il jeta un coup d'œil à sa montre de prix, cadeau de mariage, et se demanda quand elle se réveillerait, enfin.

Avec un soupir il se dit qu'au moins ici, en Suisse, il n'avait pas à supporter la belle famille, toujours ça de pris. A chaque fois qu'il proposait à Virginie de louer un appartement plus près de Paris elle haussait les épaules, rétorquant « Pourquoi se serrer dans un trois pièces alors qu'ici nous avons tout un étage ? ». Tout un étage, oui, mais dans la maison familiale. Et en banlieue, alors qu'il adorait Paris et ses bars, ses avenues luisantes sous la pluie, les petits cafés matinaux au zinc et les soirées aux accents de jazz.

Une brusque rafale souleva les nappes et fit tomber une tasse de la table d'à côté, rappelant que septembre était là, aux portes. Pendant qu'un serveur s'affairait à ramasser les débris de porcelaine, Eric replongea le nez dans son « Sherlock Holmes » en version anglaise, un des seuls ouvrages de la bibliothèque qu'il n'ait pas déjà lu, mais il se sentait étrangement éloigné de ce monde, et peu intéressé par les enquêtes. Par ailleurs son anglais scolaire était hésitant, et souvent il devinait plus qu'il ne lisait certains passages, ce qui embrouillait encore davantage les intrigues déjà complexes.

Inutile de regarder sa montre, l'été s'étirait dans un ennui de bon ton, et ses seules distractions devenaient les repas copieux du restaurant, au cours desquels il s'adonnait parfois à un goût récent pour le bon vin, issu de la cave de l'oncle Jérémie. Ce dernier était fier de lui faire découvrir les meilleurs crus de la Région et de la Bourgogne pourtant lointaine, mais Eric ne recherchait en fait qu'une griserie temporaire qui lui permettrait de faire face à la soirée, et à la nuit. Virginie le fixait souvent avec une moue réprobatrice dans ces cas là, mais ne savait comment dire non à son oncle préféré, qui par ailleurs se désolait qu'elle ne puisse pas en profiter, elle aussi. A ses mots elle posait les mains sur son ventre déjà bien rond –son geste favori depuis peu- comme pour protéger son bébé des tentatives malveillantes de son entourage. La maternité était comme une nouvelle virginité pour elle, un état de grâce à révérer.

Un bruit de pneus détourna son attention des pages jaunies et il vit la décapotable au pied de l'hôtel, sur le parking presque désert. Son occupant lui parut jeune, trop blond et froid. Il sortit lentement et fit signe au groom de venir prendre ses bagages, d'un geste un peu nonchalant. Il était grand et mince, Eric cilla pour découvrir ses traits derrière les lunettes de soleil, en vain. Son visage était à contre-jour et le nouvel arrivé ne leva pas une fois le regard vers la terrasse, indifférent.

Alors qu'il disparaissait dans le hall Eric sentit à nouveau le léger picotement de la jalousie, pas pour la richesse mais pour la liberté de l'arrivant, même s'il l'aurait davantage imaginé sur la Côte d'Azur que dans un hôtel d'avant guerre, en Suisse.

A cet instant Virginie apparut sur la terrasse, belle dans sa robe blanche de grossesse, l'air frais et reposé. Elle lui sourit et il se redit qu'elle avait le plus beau sourire qu'il eût vu, sans conteste, doux et mystérieux à la fois. Le vent faisait gonfler ses cheveux défaits, il sentit une vague de tendresse pour elle, et admira une nouvelle fois les seins bien ronds, auxquels il n'avait hélas plus accès.

Elle commanda une citronnade puis lui prit le livre des mains :

- Tu n'as pas beaucoup progressé, dis donc. Tu rêvais ?

- Non, je réfléchissais à mon prochain article, improvisa-t-il d'un ton sans réplique.

- Mais tu n'as pas terminé celui que tu as commencé, non ? Tu n'étais pas censé l'envoyer au journal pour la fin du mois d'août ?

- Si, si, répondit-il d'on excédé. Je pense le terminer ce soir, je l'expédierai demain, depuis la poste.

Virginie acquiesça d'un air entendu et reprit :

- Il faudra que tu sois un peu plus sobre au dîner, dans ce cas. Tu sais qu'en général le soir tu es assommé par l'alcool et tu dors comme une masse. Je ne vois pas pourquoi tu n'écris pas plutôt dans la journée…

- Parce que tu dors l'après midi et que le bruit de la machine à écrire te réveille, ma chérie…

- Alors mets-toi dans le petit salon, comme je te l'ai déjà dit. Il n'y a personne, en début d'après midi, répliqua-t-elle du tac au tac.

- Oui, mais il y a le loto à 5 heures, et je déteste qu'on me voie écrire, tu le sais.

- Et le matin ? fit-elle d'un ton désinvolte en sirotant sa citronnade.

- Le matin tu dors, mon ange. Je ne veux pas te réveiller…

- Pff ! Toi aussi tu dors, avoue…

Eric haussa les épaules, passablement énervé. S'il se levait tard c'était parce qu'il avait des insomnies, se réveillant vers 4 heures pour ne se rendormir que vers 7 heures, épuisé et migraineux. Ces insomnies étaient apparues depuis la grossesse de son épouse, sans raison particulière. Mais souvent une pensée déplaisante concernant son article en cours qui ne progressait pas en amenait une autre, puis une autre, dans une ronde infernale qu'il n'arrivait pas à briser. La situation financière de sa belle famille était telle que ses revenus de journaliste n'étaient que des salaires d'appoint, ce qui rendait sa vie et son métier sérieusement accessoires, voire superfétatoires. Bien sûr ses maigres revenus n'auraient pas suffi à les faire vivre, mais la dépendance financière lui laissait un goût amer dans la bouche, surtout la nuit.

Il repensa à son meilleur ami qui l'enviait et lui répétait souvent : « Tu ne connais pas ta chance Eric ! Elle est belle et riche, tu es un bienheureux ».

- On va marcher, un peu ? dit-elle en posant sa main fraîche sur son bras.

- Oui, on y va, répondit-il en lui rendant son sourire, et en se levant.

C'était leur petite promenade rituelle autour du lac, toujours la même, et toujours dans le même sens. Il respirait avec plaisir les odeurs fraîches et un peu humides du sous-bois, prenant garde à la protéger des orties et des pierres saillantes. Elle devisait souvent sur les clients de l'hôtel ou sur le bébé à venir, les achats à faire et la couleur des brassières, Eric répondait de loin en loin, l'esprit vagabond. Le fait de marcher déclenchait toujours des idées d'articles chez lui, il approfondissait telle ou telle idée au rythme de ses pas, mais, faute de les noter sur le champ il les oubliait dès le retour, et souvent elles ne ressurgissaient jamais quand il était installé devant sa vieille Remington.

Une rengaine l'accompagnait souvent dans leurs ballades, un air à la mode entendu à la radio, au bar, ou une vieille chanson datant de son enfance, qu'il fredonnait à voix basse. « Tu devrais écrire des chansons » lui disait parfois Virginie, mais il haussait les épaules et ne répondait pas. Virginie admirait beaucoup sa prose et ses articles qui paraissaient dans différents journaux, quand on voulait bien les lui prendre. Trop longs, trop complexes, disaient les rédacteurs en chef mais il avait du mal à être bref et succinct, il aimait laisser ses doigts et ses pensées vagabonder, rebondir et se lier, par des rapports parfois audacieux, voire choquants.

Eric ne comprenait pas cette admiration de son épouse à son égard mais il s'en réjouissait, au moins une chose dont il n'eût pas à rougir. Il rêvait secrètement de devenir romancier, sans vraiment oser sauter le pas. Dans ses rêves il recevait le Pulitzer ou le Prix Nobel, tout en sachant très bien que le fait de ne pas commencer ce fameux roman le préservait de toutes les désillusions.

Soudain elle s'immobilisa devant lui, la main sur le ventre, les sourcils froncés.

- Ca ne va pas ?

- Je… je ne sais pas. Il a bougé d'un coup, ou alors il s'est retourné, ça m'a fait bizarre…

- Tu as eu mal ? demanda-t-il, inquiet.

- Non, pas vraiment. C'était juste surprenant et… désagréable.

Une fine rosée perlait à son front, elle lui parut pâle, il interrogea :

- Tu veux rentrer ?

- On est au milieu du chemin, alors autant terminer… Je vais juste me reposer deux minutes sur cette pierre, là.

- Tu es sûre que tu ne te fatigues pas trop ?

- Le médecin a dit que c'était très bon de marcher une heure chaque jour, tu te souviens ?

Il opina, l'air sombre. Elle suivait scrupuleusement les indications du médecin –pas de cigarettes, pas d'alcool, pas de rapports sexuels, un bain par jour et une promenade d'une heure, à plat- il avait l'impression que tout cela était gravé dans le marbre et les empêchait de profiter de leur vie de jeunes mariés et leurs vacances, mais il ne dit rien. Il lui prit la main – celle qui n'était pas posée sur le ventre- et l'aida à s'asseoir gauchement sur une pierre, inquiet.

Il leva les yeux, le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes, les oiseaux volaient bas en poussant des cris, bientôt la journée serait terminée. Une autre journée de ce bel été.

oOo oOo oOo

Au repas du soir elle était à nouveau gaie, une gaieté un peu forcée lui sembla-t-il, mais elle ne fit que picorer les entrées alors qu'Eric leur faisait un sort gaillardement, l'appétit ouvert par deux verres de vin blanc sec. Il n'y avait que quelques tables d'occupées, les clients étaient rares en fin de saison, à part les couples âgés qui craignaient la chaleur et se réfugiaient en montagne.

Un couple de jeunes touristes s'était installé non loin d'eux, Eric supposa qu'ils ne résidaient pas à l'hôtel et se mit à les observer, curieux. Il émanait une telle joie de vivre et une telle sensualité de leur couple qu'il se plut à rêver de pouvoir être dans leur situation, à badiner tendrement entre amoureux.

- Tu crois que le bleu serait mieux ?

- Pardon ?

- Pour la chambre du bébé…

- Mieux que quoi ? se reprit-il rapidement, alors qu'il était perdu dans son observation.

- Ben, mieux que le rose, évidemment !

- Ah ? Oh, je ne sais pas…

- Ce serait plus facile pour une fille de vivre dans une chambre bleue que pour un garçon de vivre dans une chambre rose, non ? renchérit-elle, ennuyée. Ou alors du vert… ou du jaune ?

Il secoua la tête, dépassé. C'était dans ces cas là qu'il se rendait compte qu'il n'avait pas tous les codes de la société, en tout cas ceux du milieu dans lequel il vivait actuellement. Ce genre de préoccupation n'avait jamais eu cours dans vie d'orphelin, et il ne voyait même pas vraiment où était le problème.

- Si tu le dis…

- J'avoue je commence à avoir hâte de rentrer, tu te rends compte, rien n'est prêt !

- Rien ? Tu plaisantes ? Ta mère n'arrête pas de coudre et tricoter, et ton père a déjà rafistolé ton lit de bébé…

- Rafistolé ? Il a fait appel au meilleur ébéniste du coin, je te rappelle.

- Oui, oui, bien sûr, je suis sûr que ça va être parfait. Ne t'inquiète pas ma chérie, tout va être splendide… tu sais que ce n'est pas bon pour le bébé que tu t'inquiètes ? Le médecin l'a dit, rappelle-toi.

- Oui, c'est vrai, dit-elle en se mordillant la lèvre. Tu as raison. Mais tu n'as pas hâte de rentrer, toi ?

- Comment ? Non, pas vraiment, dit-il en se reversant un verre de vin. On est bien ici, tu ne trouves pas ? Et puis l'air de la montagne est si bon, pour toi, ajouta-t-il en lui souriant tendrement.

Une vague de chaleur due à l'alcool l'engourdissait doucement, et il la trouva belle. Elle était si touchante avec ses préoccupations de future maman qu'il avait envie de la serrer dans ses bras et la protéger. Ou bien davantage, évidemment, mais ce n'était pas possible.

La serveuse déposa une copieuse assiette de poulet aux girolles devant eux, il se demanda s'il n'allait pas finir par exploser, à force de manger autant. Certes son épouse devait manger pour deux, mais retrouverait elle ses formes après l'accouchement, à ce régime là ?

Il haussa les épaules et attaqua sa polenta quand il vit son épouse froncer les sourcils, soudain figée, fixant quelqu'un ou quelque chose au fond de la pièce.

- Ca ne va pas ?

- Pardon ?

- Un souci ?

- Oh non, rien qu'un importun, au fond de la salle.

- Quelqu'un que tu connais ?

- Oui, un lointain cousin, mais personne d'important. J'espère juste qu'il ne va pas venir me parler, je ne le supporte pas, déclara-t-elle d'un ton définitif, en baissant les yeux précipitamment vers son assiette.

Eric se retourna mais ne vit personne en particulier, que les habitués, dont Mme Langlois qui lui envoya son plus charmant sourire. Il se retourna précipitamment :

- Je ne vois personne. Et moi, je le connais ?

- Non, il n'était pas invité à notre mariage. Nous ne le fréquentons pas.

A son ton Eric devina qu'il ne devait pas être assez bien pour la famille, ou traînait une réputation sulfureuse. Il était toujours épaté par les rivalités familiales et la hiérarchie des convenances dans sa belle famille, maquis épais pour lui.

- Mais il est où ? ajouta –t-il en se retournant subrepticement.

- Derrière la plante, là, le ficus. Ca n'a pas d'importance. Finis ton plat, je suis fatiguée, je voudrais remonter.

- Et le dessert ?

- Oh, tu peux bien te passer de dessert, pour une fois, non ? Après ce plat je pense que tu n'auras plus faim, si ?

Il fit une moue déçue mais ne dit rien. Il ne fallait pas contrarier une femme enceinte, sa belle mère le lui avait suffisamment répété. Il réattaqua son plat avec moins d'enthousiasme, la soirée allait être longue.

- Alors les amoureux ? Tout va bien ? entendit-il brusquement.

- Tout va bien, merci, oncle Jérémie, répondit-elle de sa voix douce.

- Tu n'as presque pas touché à ton assiette ! tu n'aimes plus le poulet ? demanda son oncle, les deux mains posées sur les hanches.

Sa voix tonnait dans l'enceinte du restaurant, il se faisait un devoir de faire le tour des tables, chaque soir, pour recueillir les avis des clients, qui avaient intérêt à être bons, sous peine de provoquer une remarque cinglante, voire une de ses colères légendaires. Seul le chef, aux cuisines, ne le craignait pas, et on entendait parfois les échos de leurs disputes jusqu'en salle.

- Si, si, mais je n'ai pas très faim, en ce moment.

- Mais tu sais que tu dois manger, sinon comment il va grandir, mon petit neveu ?

- On ne sait pas encore si c'est un garçon, tu sais, et je n'ai juste pas très faim…

- Un petit dessert alors ? J'ai une excellente tarte aux myrtilles !

- Non, vraiment, merci tonton.

- Quoi ? Alors ton mari va bien en prendre une part, pas vrai ? Goûtez-moi ça mon vieux, vous m'en direz des nouvelles !

En voyant le visage de son épouse se décomposer, Eric bafouilla :

- Moi non plus, je n'ai plus très faim. Nous sommes fatigués, nous allons nous coucher tôt, je crois.

- Ah ! Les amoureux ! Heureusement que tous mes clients ne sont pas comme vous, ajouta-t-il à voix basse, avec un clin d'œil.

Eric était sur le point de se lever quand Virginie se pencha vers son oncle, soufflant à voix basse :

- Il est là depuis quand ?

- Qui ça ?

- Lloyd.

- Oh, il est arrivé cet après-midi, répondit Jérémie en baissant la voix à son tour.

- Tu le reçois ?

- Je suis bien obligé, tu sais pourquoi…

Ils échangèrent un bref regard puis il se redressa à nouveau jovial :

- Madame Langlois ! Comment avez-vous trouvé mon poulet ?

Elle passa à côté de lui sans répondre, hochant la tête sans quitter Eric des yeux puis se dirigea vers les toilettes. Jérémie reprit :

- Bon, les enfants, je vous laisse, je vais continuer mon petit tour !

Ils finirent leur assiette en silence, chacun perdu dans ses pensées.

Le jeune homme se servait un dernier verre de vin rouge, bien décidé à en profiter jusqu'au bout, quand il entendit une voix narquoise, teintée d'un léger accent :

- Quelle surprise ! Ma cousine bien-aimée… le monde est petit, pas vrai ?

- En effet, répondit-elle sèchement.

Eric leva la tête, surpris, et se retrouva face à l'inconnu blond arrivé quelques heures plus tôt à l'hôtel. Il souriait mais son regard froid, métallique démentait sa bonhomie affichée. Il était grand et très bien habillé, et Eric vit qu'il le détaillait d'un œil acéré, avec un semblant de mépris.

- J'ai appris ton mariage, Virginie, félicitations.

- Merci. Mon mari, Eric, dit-elle sans sourire.

- Enchanté. Je suis Lloyd, mais je ne pense pas que vous ayez déjà entendu parler de moi, ajouta-t-il avec un soupçon de cynisme. Oh, mais je vois que la branche noble va s'agrandir… félicitations, ajouta-t-il en fixant le ventre rebondi.

- Merci.

Ils se jaugèrent quelques instants puis il s'éloigna sans un mot. Eric fut surpris qu'elle n'en dise pas plus, elle qui d'ordinaire adorait évoquer le futur bébé, mais il jugea plus prudent de ne pas poser de question.

- Tu veux qu'on y aille, Virginie ? interrogea-t-il, pour détendre l'atmosphère.

- Oui, je veux bien merci…

Il se leva en soupirant, évitant de regarder sa montre. Encore une longue soirée d'ennui en perspective, et l'idée de se retrouver avec Sherlock Holmes le désespéra encore davantage. Il pourrait toujours aller s'installer devant le vieux poste télé dans le petit salon, mais la présence des autres clients –et les bavardages incessants de ces dames- ne le tentait guère. L'observation des étoiles – et les rêveries- semblait un programme tout trouvé, s'il ne faisait pas trop frais sur leur petit balcon.

Tandis qu'ils s'éloignaient vers la sortie, il prit son bras et demanda quand même :

- C'est donc lui ton cousin ?

- Oui.

- Vous êtes fâchés ?

- Pas du tout, je ne le vois jamais.

- Mais pourquoi tu ne veux pas m'en parler ?

- Ecoute Eric, j'ai déjà mal à la tête, alors ça suffit. C'est seulement un lointain cousin de la famille, je te l'ai dit, et assez prétentieux. Avec un peu de chance nous ne le croiserons plus, dit-elle d'un ton définitif.

Arrivés dans la chambre ils se succédèrent à la salle de bain puis elle se coucha dans le grand lit à baldaquin, se plaignant d'avoir mal au ventre.

- Tu as du mal à digérer ? tenta-t-il doucement en approchant sa main du ventre rebondi.

- Non. Je suis enceinte figure-toi.

- Oui, je sais bien, mais… tu ressens quoi ?

- J'ai comme un poids qui m'enserre, je ne peux pas t'expliquer, mais je ne me sens pas très bien, dit-elle en éloignant la main de son époux.

- Tu veux voir le médecin ? Il y en a un au village, je crois.

- En pleine nuit ? Un médecin de campagne ? Non, moi je suis suivie par le Docteur Labrousse, à Paris, tu le sais bien, répliqua-t-elle.

- Oui mais si ça ne va pas, il faudra quand même le consulter, parce que ton illustre docteur ne viendra pas jusqu'en Suisse pour toi.

Elle se rembrunit puis éteignit la lumière, les plongeant dans l'obscurité.

« Charmant », songea Eric, immobile au pied du lit. Il n'y voyait plus rien, pas même un rayon de lune, tant la nuit était déjà noire. L'oreille aux aguets, il perçut un bref aboiement à l'extérieur, et tenta de capter les sons du restaurant, en vain.

Sa bien-aimée, enfant unique, avait parfois eu un comportement d'enfant gâtée mais tant d'égoïsme l'énerva, d'un coup. Impossible de lire désormais, et il n'était même pas 21 heures. Il repensa avec amertume au dessert dont il avait été privé, et, sans plus réfléchir il ressortit à tâtons de la pièce pour se retrouver dans le couloir éclairé.

Ses pas le menèrent du petit salon encore désert au bar, où un couple d'âge mûr prenait l'apéritif, chuchotant à voix basse. Bien qu'il ait déjà trop bu, il commanda un cognac en se juchant sur un des hauts tabourets recouverts de velours pourpre. L'ambiance était cosy, bientôt le pianiste viendrait jouer ses mélopées mélancoliques, après un ou deux verres il pourrait peut être se croire à Paris.

Une vague mauvaise conscience lui soufflait qu'il aurait dû se tenir aux côtés de son épouse alitée, mauvaise conscience qu'il fit taire par un second cognac. Un exemplaire d'un journal parisien traînait sur un coin du bar, il l'attrapa et l'ouvrit d'un geste décidé.

L'arrivée du pianiste et des convives qui sortaient de table pour s'installer dans les larges fauteuils afin de déguster un dernier alcool ou café ne lui fit même pas lever la tête, absorbé qu'il était par la rubrique culturelle consacrée à Saint Germain des Prés. Ce ne fut qu'en refermant, avec tristesse, la dernière page qu'il s'aperçut qu'il n'était plus seul au bar.

Il jeta plusieurs coups d'œil dans le miroir, entre les bouteilles, pour tenter de dévisager le fameux cousin, qui ne leva pas les yeux vers lui. Son costume était de bonne facture mais ses chaussures un peu poussiéreuses, et il fumait cigarette sur cigarette, avec distinction, faisant parfois d'élégantes volutes. Il sembla à Eric voir de légères rides au coin de sa bouche et de ses yeux –amertume ou âge ?- il se demanda s'il n'était pas plus âgé que Virginie, et s'interrogea sur la cause du différent entre eux. Probablement de vielles histoires de famille ou d'héritage, querelles transmises de génération en génération comme la couleur des yeux ou la forme d'un nez.

Virginie étant rousse et un peu pulpeuse, il ne trouvait pas vraiment de ressemblance entre eux – le menton et la bouche fine, peut être. Puis il réalisa qu'étant cousins germains ils n'avaient sûrement aucun lien de sang, et s'interrogea sur le curieux prénom. Lloyd.

Le susnommé se leva, déposa un billet sur le comptoir et disparut, laissant Eric à ses conjectures. Rapidement il essaya de passer en revue les informations qu'il aurait pu grappiller sur lui lors des repas de famille, mais ce prénom si étrange ne lui rappelait rien. Y avait-il une branche anglaise dans la famille de son épouse ? Il n'en avait jamais entendu parler, à l'inverse d'un frère qui aurait épousé une riche allemande avant la guerre, devenu persona non grata depuis. Il ne savait plus très bien combien de frères et sœurs avaient les parents de son épouse, les histoires de famille ne l'ayant jamais intéressé. Mais ce paria là cachait peut être quelque mystère, ce qui suffisait à enflammer son imagination désœuvrée.

Il l'imagina séduisant puis abandonnant quelque jeune fille esseulée – Une bonne ? Une voisine ? Une cousine ? … Virginie ? Il secoua la tête : non, elle était vierge au mariage, ce qui leur avait posé quelques problèmes au début.

Un trafiquant ? Un révolutionnaire ? Il n'en avait en tout cas pas la dégaine. Non, plutôt quelque fils de famille oisif gaspillant le patrimoine familial en filles légères ou jeux de casino. Il y avait d'ailleurs un casino non loin de là, sur le lac, qu'Eric aurait bien aimé découvrir, si Virginie n'avait pas été si fatiguée, les soirs.

En sentant poindre une migraine il se leva et se dirigea vers leur chambre, espérant sombrer dans les bras de Morphée.

A suivre… merci d'avoir lu, merci de vos commentaires !

Le bar de l'hôtel est une chanson de Raphael.

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BISOUS