UN SECRET DE FAMILLE
Chapitre 17
Bang bang
L'une d'entre vous m'a demandé, pour le Nouvel An, de toujours vous faire vibrer. Je m'y engage, pour tout ce que je mettrai en ligne, je vais essayer de vous toucher, parce qu'il n'y a rien de pire que de ne pas vivre, ou ne pas ressentir, quelle que soit l'émotion.
Voilà, c'est un chapitre en deux parties (à chaque partie correspond une chanson), pas le plus évident à écrire ni le plus facile à lire, je vous invite à lire les deux parties à la suite, jusqu'à la dernière ligne. Merci de ne pas oublier le contexte, merci de me faire confiance.
« Bang bang » a été interprété par beaucoup d'artistes, personnellement j'ai un faible pour la version de Dalida, reprise dans l'excellent film « les amours imaginaires ».
Je vous souhaite une bonne lecture…
Il ne se passa rien plusieurs jours et l'effervescence familiale retomba peu à peu, en grande partie en raison de l'ordre intimé par le père de Virginie de ne plus parler de « l'affaire » à la maison, au grand dam de son épouse, privée là d'une bonne occasion de brasser du vent.
Un dimanche matin Eric prit son fils sur ses épaules et retourna en forêt à la cueillette des champignons, rituel qu'ils adoraient tous deux, quand il faisait beau. Le reste de la famille allait à l'église mais Eric n'y mettait plus les pieds, ce qui avait été finalement accepté par un haussement d'épaules de la belle mère. Si les matinées étaient fraîches les après midi étaient radieuses et Eric n'aimait rien tant que de regarder les feuilles se colorer de jaune et de rouge, heureux de voir son fils les ramasser avec enthousiasme pour en faire un bouquet chatoyant pour sa mère.
Cette dernière s'était calmée et passait ses soirées à écouter la radio avec Eric, délaissant la télévision familiale. Le couple vivait une nouvelle lune de miel malgré les évènements, bien décidés à ne pas se laisser pourrir la vie par des rengaines familiales, et ils aimaient évoquer le futur bébé, cherchant des prénoms de fille. Virginie s'était mise à la cuisine et si ses plats étaient simples, plus simples que ceux de sa mère, ils les régalaient tout autant, voire davantage, car les repas étaient pris dans la sérénité. Virginie déjeunait en général avec ses parents pendant que son mari travaillait, mais le soir ils aimaient se retrouver à trois, tranquillement.
Les policiers étaient passés à deux reprises, sans nouvelles informations, et Eric s'était dit qu'avec un peu de chance tout cela allait se tasser, et disparaître. Le policier le plus âgé lui avait encore posé des questions sur ses relations passées avec Lloyd, auxquelles il avait répondu avec le plus de fausse candeur possible, qui avait eu l'air de le convaincre. Du moins l'homme n'avait-il pas insisté, et Eric avait poussé un ouf de soulagement après son départ. Grâce à des collègues journalistes il savait que l'affaire n'avançait pas, et qu'elle était en passe d'être supplantée par d'autres faits divers sanglants, arrivés à Paris même alors que le corps de Franck avait été retrouvé loin de là, en Suisse.
Dès qu'ils furent au milieu de la clairière Laurent sauta de ses épaules et se précipita vers des petites fleurs blanches qu'il arracha avec un cri de joie, et tendit à Eric avec fierté :
- Elles sont magnifiques mon chéri… maman va être très contente.
- Va là ? interrogea le petit en montrant le cœur de la forêt, et son père acquiesça.
Il suivit le petit du regard, ravi de le voir trottiner dans les hautes herbes. Quand il entendait des bruits Eric ne sursautait plus, c'était souvent des chasseurs ou des cueilleurs de champignons, accompagnés de leur chien, qui les saluaient d'un hochement de tête. Il alluma une cigarette et aspira la première bouffée avec plaisir, sentant un petit rayon de soleil lui caresser le visage. La forêt était beaucoup moins imposante qu'en Suisse mais il aimait s'y promener, et suivre son fils des yeux dans les bois clairsemés, tout en écoutant les trilles des oiseaux.
Le vent se leva et souleva les mèches claires de Laurent qui se mit à rire, surpris d'être ainsi poussé en avant. Il tendit les bras sur le côté comme s'il allait s'envoler et se mit à tournoyer, toujours en riant, Eric le rattrapa à l'orée du bois et fit mine de lui courir après, ce qui fit hurler de rire le gamin.
- Coucou ! dit-il en se cachant derrière un arbre, ne laissant que sa petite frimousse dépasser.
- Ah tu veux jouer à cache-cache ! D'accord… on y va. Moi d'abord. Tu mets tes mains sur tes yeux et je me cache, d'accord ?
- 'Accord ! fit le petit en battant des mains, tout heureux.
- Mais tu ne triches pas, hein ? Regarde par là, et attends que je t'appelle. Après tu essaieras de trouver où je suis, ok ?
- Ok !
Eric tourna son fils face contre un chêne et fit quelques pas pour se cacher derrière un orme majestueux, puis lança un « coucou » sonore, et entendit les pas de son fils dans le craquement des feuilles sèches.
- Papa ! T'es où ? T'es où ?
En se gardant bien de se montrer il répondit « Je suis là ! », curieux de voir si le petit le retrouverait grâce à l'origine du son. Il se pencha un peu et vit qu'il s'éloignait, alors il reprit : « Par là, Laurent ! » et l'enfant fit demi-tour, aux abois. Toujours en rigolant il se précipita sur tous les arbres des environs, en faisant le tour pour vérifier la présence de son père. Quand enfin il le trouva il éclata de rire, battant des mains.
- Bravo chéri, t'es trop fort ! A toi, maintenant. Tu te caches, je compte jusqu'à 20, d'accord ? fit Eric, conscient que de toute manière l'enfant ne savait pas compter.
- 'accord ! A moi !
Eric ferma les yeux, se tournant à son tour contre un tronc et il tendit l'oreille pour définir dans quelle direction le petit était parti, sans beaucoup de difficultés. Il l'entendit glousser et courir et décida de le rechercher à 18, pour ne pas qu'il s'éloigne trop. Du haut de trois ans Laurent courait vite déjà, et Eric constata avec déplaisir qu'il ne le voyait pas, même s'il percevait encore le bruit de ses pas. Il parcourut rapidement quelques mètres jusqu'à l'endroit où il pensait le trouver, en vain. Il se retourna pour vérifier les environs, personne.
Eric repartit alors en courant vers le lieu où il avait entendu du bruit, appelant son fils, mais n'eut pas de réponse. Il commença à s'affoler et repartit de plus belle, faisant le tour des plus gros troncs, soulevant les branches qui lui cachaient la vue, trébuchant sur les racines.
- Laurent ! Laurent !
Bien que sachant que c'était un jeu, il se mit à courir, le cœur au maximum, fou d'angoisse. Comment son petit bonhomme avait-il pu parcourir tant de distance en si peu de temps ? Ou s'était-il trompé de direction ? Eric repartit en arrière, ses jambes commençaient à se changer en coton, elles se mirent à trembler et il dût s'arrêter un instant, pour se calmer et reprendre sa respiration. « Il faut que je réfléchisse calmement » se répéta-t-il plusieurs fois, incapable d'élaborer une stratégie viable. La forêt rieuse lui paraissait d'un coup sinistre et froide, et il se demanda si Laurent ressentait la même chose, au même moment. Le vent fort sifflait dans les branches, assourdissant tous les bruits, faussant ses sens.
Il avait beau se dire que c'était une farce il n'arrivait pas à se tranquilliser, et il repartit tant bien que mal, criant le prénom de son fils le plus fort qu'il pût. Il lui sembla que le temps passait à une vitesse folle, l'éloignant à chaque instant de son fils, qui courait peut être à l'opposé, par jeu. Ce qui le terrifia le plus fut l'idée de raconter à sa famille qu'il avait pu perdre son enfant, il en conçut une honte indicible et pensa confusément que c'était un châtiment divin contre ses fautes, tout en sachant que ça n'avait pas de sens.
Un craquement dans son dos le fit se retourner et il découvrit avec stupéfaction son fils dans les bras de Lloyd, tous deux un doigt sur la bouche, en train de sourire. Mais si celui de Laurent était franc et sincère celui de Lloyd lui parut faux et équivoque, et il prit peur.
Il jeta un œil autour de lui, il n'y avait personne pour lui venir en aide, il n'y avait que son fils dans les bras d'un homme recherché par la police, il crut sentit le sol s'ouvrir sous ses pieds. Il respira un grand coup puis lança d'un ton dégagé, comme s'il s'était agi d'une bonne blague :
- Ah ! Te voilà, Laurent ! Tu m'as fait une belle peur…
- Regardez moi ça, le petit papa idéal a failli perdre son fiston… qu'en aurait dit la belle famille ? ironisa Lloyd, et Eric rougit à ses paroles, qui correspondaient effectivement à ce qu'il avait brièvement pensé.
- Bon, viens Laurent, il est temps de rentrer, reprit Eric comme si tout était parfaitement normal, en tendant la main vers son fils.
- Allons, tu veux déjà partir ? Dommage, moi qui me réjouissais tant de te revoir, minauda Lloyd, et Eric se demanda s'il avait bu. Tu n'es pas heureux de me revoir ?
En se rapprochant doucement Eric s'aperçut qu'il portait toujours les mêmes vêtements sales, encore plus sales si c'était possible, que ses cheveux étaient raides de crasse, presque bruns. Sa maigreur était effrayante, ses pommettes creusées lui donnant une allure cadavérique, accentuée par la saleté. Eric tenta de sourire pour ne pas effrayer Laurent, mais ne réussit qu'à étirer ses lèvres en une grimace angoissée.
- Si, je suis content de te revoir, mais il va être midi et c'est bientôt l'heure de manger. Tu peux lâcher Laurent s'il te plait ?
- Pourquoi ? Il est bien dans mes bras, regarde. Hein, mon bouchon ? dit-il au gamin qui commençait à se tortiller pour descendre. Au moins lui il ne me fuit pas, ça fait plaisir. Tu sais quoi ? Je n'avais jamais remarqué qu'il avait tes yeux, avant…
- Ah ? Merci… mais on doit vraiment y aller, sinon mes beaux parents vont s'inquiéter. Tu viens, Laurent ?
Le petit se débattit de plus belle, forçant Lloyd à le relâcher et il vint se réfugier dans les bras de son père, d'un bond. Eric le serra contre lui avec un soupir de soulagement, enfouissant son nez dans les mèches claires.
- Comme c'est mignon ! Le père et le fils réunis… c'est touchant, vraiment. Tu sais qu'ils n'ont pas voulu me faire voir Isabelle, quand j'ai été chez ma cousine ? ajouta-t-il avec une nuance de détresse dans la voix. Ils m'ont mis à la porte comme un malpropre. Ma fille, ma petite chérie… quand est-ce que je la reverrai, hein, Eric ? Quand ?
- Je… je ne sais pas. Bientôt, peut être, fit Eric en commençant à reculer, mine de rien.
- Bientôt, mais quand ? Pourquoi ils ne me laissent pas la voir ? Elle est si mignonne tu sais, toute blonde avec une fossette. Juste, une, là, fit-il en joignant le geste à la parole. Ma fille, ma fille chérie… Je ferais tout pour elle, tout.
- Bien sûr…
- J'ai dit à Sophie que je voulais juste la voir quelques minutes, l'embrasser. Je sais bien que je ne peux pas l'élever, je sais bien qu'ils lui ont trouvé un autre père, parce qu'ils n'ont jamais voulu de moi. Pourquoi ils n'ont jamais voulu de moi, Eric ? Pourquoi ? Pourtant je l'aime, je la protégerai. Pour l'instant je n'ai pas beaucoup d'argent mais dès que j'en aurai je lui achèterai tout ce qu'elle voudra, un nouveau vélo, un rouge. Ou un cheval… oui, je lui offrirai un poney, ça a toujours mon rêve quand j'étais petit. Elle sera si mignonne sur son poney, avec sa petite queue de cheval blonde. Et je me cacherai pour la regarder galoper, de loin, puisqu'ils ne veulent pas de moi. Ils m'ont chassé comme un mendiant, Eric, alors que je suis son père. Son seul père, son vrai père. Pas l'espèce de vieille chouette qui a épousé Sophie. Je voulais juste lui parler, l'embrasser… Je ne voulais pas lui faire de mal, à ma fille… Pourquoi personne ne veut me voir ?
- Ce n'était peut être pas le bon moment. Une autre fois, peut être. Mais je suis sûr que tu la reverras, Lloyd, fit Eric d'un ton apaisant.
- Attends Eric, ne pars pas ! Attends encore… ça fait tellement longtemps que je veux te voir, tu sais. Tellement longtemps que je te suis, que je t'attends… Je vous regarde vivre de loin, jour après jour, mais tu es si difficile à approcher, avec ces policiers qui rôdent partout. C'est toi qui les as appelés ?
- Non ! Pas du tout, je te jure que non. Moi je t'ai toujours aidé, tu le sais bien. Tu t'en rappelles ?
- Pourquoi tu es parti, alors ? Pourquoi tu as quitté Paris ? Pourquoi tu m'as laissé ? fit Lloyd en tendant le bras vers lui.
- Mais tu sais bien pourquoi. On ne peut plus se voir, c'est impossible. Trop dangereux… Il faut vraiment que je rentre maintenant, Laurent a faim…
Il fit quelques pas en arrière avec son fils dans ses bras, lentement, effrayé par le regard fixe de Lloyd, le cœur battant. Son discours décousu le déroutait, il se demanda comment se sortir de ce pétrin. Le vent ne faiblissait pas, les feuilles tournoyaient autour d'eux, il se rendit compte qu'il avait les mains glacées et commençait à claquer des dents, malgré lui, et que sa patience arrivait à bout.
Laurent recommença à se trémousser pour descendre, mais son père était bien décidé à ne pas le lâcher, quoiqu'il arrive. Il recula de trois pas encore quand un mouvement brusque de Lloyd le fit sursauter.
- Attends ! fit ce dernier en sortant un revolver et en le pointant sur lui. Où tu vas ? Reste avec moi, Eric !
- Mais qu'est ce que tu fais avec ça ? Tu es malade ou quoi ? fit Eric avec effroi.
- Il faut que je me protège, tu sais, parce qu'ils veulent ma peau. Tous. Ils sont après moi, Eric… les policiers, les avocats, ils sont après moi. Il faut bien que je me défende, non ?
- Lloyd, tu risques juste de faire une connerie, et d'aggraver ton cas. C'est pas une bonne idée, je te jure. Pose ce revolver, s'il te plaît. Il y a d'autres solutions.
- D'autres solutions ? Mais non, il n'y en a pas. Il n'y en a plus, fit-il en secouant la tête. Ca fait des nuits que j'erre et que je ne dors plus, j'en peux plus maintenant… Il faut en finir, maintenant. Ne pars pas, il faut que tu m'aides, Eric…
- Moi ? Mais comment ?
- Il faut que tu leur dises que tu étais avec moi, cette nuit-là. Sinon ils ne me croiront pas. Ils ne croiront jamais.
- Mais…
- Sinon ils vont me pendre, Eric, ils vont me pendre. Ca fait longtemps qu'ils en rêvent, ils vont le faire, cette fois-ci, fit Lloyd en approchant encore et en penchant la tête dans une position étrange, grotesque.
Eric se demanda s'il avait perdu la raison à cause de la traque ou de la peur, ou si c'était plus ancien que ça, mais la question était vaine. Il serra son fils un peu plus fort contre lui, cherchant une échappatoire des yeux, derrière cet arbre, là bas, ou peut être en courant très vite… Son cœur battait si fort qu'il avait l'impression qu'il allait sortir de sa poitrine, et Laurent commençait à lui donner des coups de pieds, pour descendre, en gémissant sourdement.
- Mais non, personne ne te pendra, puisque tu es innocent, Lloyd, reprit-il le plus posément possible, en le regardant en face. Et puis pose ce revolver, tu ne vas pas me faire de mal, n'est-ce pas ? Pose ça, c'est dangereux. Je suis sûr qu'il y a une autre manière de faire…
- Mais ils ne me croient pas, Eric. Ils ne me croient pas. Il faut leur dire, tu dois leur dire. Toi, ils t'écouteront parce que tu fais partie de la bonne branche de la famille, et puis tu es quelqu'un de bien. Tu le feras, hein ?
- Mais tu n'as rien à craindre de toute façon, puisque tu n'as rien fait, fit Eric d'une voix mal assurée. Je crois que me mieux serait que tu ailles voir ton avocat, pour qu'il prépare ta défense, qu'il parle aux policiers. La Justice ne fait pas d'erreur, ne t'inquiète pas, tu seras innocenté. Tout ira bien.
- Oui, mais il faut que tu leur dises, Eric, pour nous. Il faut que tu leur dises qu'on était ensemble cette nuit-là, toute la nuit, et que tu m'as accompagné au train, le matin. Ils te croiront, toi… tu le feras, hein ? Hein ? reprit le blond, plein d'espoir, en avançant d'un pas.
- Mais… mais ce n'est pas vrai ! Souviens-toi, Lloyd, c'est pas vrai, fit Eric en secouant la tête, angoissé. On n'a pas passé toute la nuit ensemble, tu le sais.
- Et alors, on s'en fiche, non ? C'est quoi, la vérité ? La vraie vérité ? La vraie vérité c'est toi et moi, notre amour, c'est ça la vérité, Eric, la seule vérité… Tu sais quoi ? On va partir, tous les deux, avec ton fils, et ils ne nous retrouveront jamais.
- … ?
- Parce que je n'en peux plus d'être seul, c'est trop dur, Eric, trop dur, Eric, trop dur… fit-il en laissant ses épaules retomber, et en abaissant son arme. C'est trop dur sans toi…
Il s'approcha encore d'eux et Laurent commença à pleurnicher, sentant la peur de son père. Le vent sifflait de plus en plus fort dans les branches, Eric avait parfois du mal à garder les yeux ouverts, et il sentit sa bouche s'assécher. Bien que terrifié il se força à réfléchir, il devait bien y avoir une manière de raisonner Lloyd, mais comment raisonner un fou ?
Ce dernier tendit la main qu'il passa dans les cheveux de Laurent :
- Calme-toi, mon ange, tout va bien. On va bientôt rentrer à la maison… Ton papa va dire la vérité, et on sera tous les trois, après. On sera heureux tous les trois, tu sais… C'est fou comme il te ressemble, par moments. C'est bien ton fils, tu vois… Tu en as de la chance, Eric, tu as une belle famille, une femme qui t'aime, un fils… Moi je n'ai rien, rien que toi… Tu leur diras, hein ? Tu leur diras ? fit-il avec un sourire triste.
Eric recula malgré lui, en tremblant, paniqué par le discours décousu de Lloyd, par cette affection mal venue, cet amour inconvenant.
- Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, Lloyd. Et je ne veux pas mentir. Pourquoi tu veux que je mente ? répéta-t-il d'une voix angoissée en regardant autour de lui.
Lloyd s'avança à nouveau, le fixant avec une intensité inquiétante et souffla :
- Mais parce que c'est pour toi que je l'ai fait, Eric… c'est pour toi que je l'ai fait, alors tu ne peux pas me laisser tomber, hein ?
- Quoi ? Fait quoi ? demanda Eric, soudain alarmé.
En souriant le blond tendit la main vers lui, en un geste tendre, pour frôler ses lèvres :
- C'est pour toi que je l'ai tué, mon amour. Pour te protéger. Il menaçait de tout révéler à ta famille, il avait déjà tout écrit dans une lettre, qu'il allait poster. Je n'avais pas le choix, mon amour, pas le choix. Je l'ai tué pour le faire taire, pour t'éviter le scandale, alors il faut que tu m'aides… il faut que tu m'aides, fit-il en s'avançant d'un pas encore.
Puis il se pencha soudain et essaya d'embrasser Eric, forçant sa bouche de ses lèvres sèches et sa langue avide, sans prendre garde à Laurent qui protestait et se mit à le repousser de ses petits bras.
- Non ! fit Eric en tentant de se dégager mais la main libre de Lloyd le tenait fermement par la nuque, et la présence de son fils l'empêchait de se débattre.
Il ne voulait pas de ce baiser, le contact de cet homme lui était devenu insupportable. Qui voudrait embrasser un homme sale et fou ? Ne voyait-il pas qu'il y avait son fils, que tout était fini entre eux ? Comment même avait-il pu… ?
- Je t'aime, je t'aime, murmura Lloyd à son oreille et Eric eut l'impression d'être en plein cauchemar, bloqué contre le tronc d'un arbre. Reste avec moi, toujours…
Comment cela pouvait-il arriver ? Comment c'était possible ? La révélation du meurtre de Franck terrifia Eric, cela signifiait que Lloyd était un meurtrier, qu'il pouvait très bien recommencer.
Les lèvres gercées et les dents de Lloyd lui écorchaient un peu la peau, il tourna la tête et gémit :
- Pas devant Laurent, je t'en prie… Lâche-moi.
- Mais où, alors ? Quand ? Tu restes avec moi, hein ? Tu restes avec moi ? On va partir tous les trois, et on ira chercher ma fille, après, d'accord ? On ira vivre à Göttingen, tous les quatre chez ma sœur, et on sera une famille, une vraie famille, hein Eric ? fit Lloyd en reculant d'un pas, le regard halluciné. On sera une belle famille, hein, une grande famille… comme quand on était à l'hôtel, tu te rappelles ? Quand on était devant les berceaux, juste toi et moi et les petits… Dis moi oui, Eric, je n'ai plus rien à perdre, sans toi… Dis moi oui, répéta-t-il en levant à nouveau lentement son revolver.
- Lâche ce revolver, Lloyd ! cria Eric. On fera ce que tu voudras mais lâche ce revolver !
Le bruit mat d'une branche qui casse à côté d'eux les fit sursauter et Lloyd tendit son bras, en alerte, sur le point de tirer.
- Non ! hurla Eric, en mettant le visage de son fils contre lui pour le protéger et en fermant les yeux, s'attendant au pire.
Il était trop tard pour fuir ou parlementer, trop tard pour tout, il se mit à trembler de tous ses membres en suppliant Dieu de sauver son fils, au moins.
Immédiatement après une énorme déflagration retentit, qui le fit bondir sur le côté, suivie d'un bruit sourd de chute dans les feuilles et Laurent se mit à hurler. « C'est pas possible, c'est pas possible » se dit Eric en tenant fermement la tête de son enfant contre sa poitrine, priant qu'il n'ait pas été blessé.
En ouvrant les yeux à nouveau il vit le corps de Lloyd par terre, le buste couvert de sang. Ce dernier leva une main tremblante vers lui mais Eric resta immobile, les jambes en coton. Après avoir vérifié que Laurent était indemne il finit par reculer de quelques pas, affolé. Lloyd avait-il retourné l'arme contre lui ? Etait-il gravement touché ? Que faire ? Qui prévenir ?
- Eric… Eric… gehe nicht weg, murmura Lloyd à Eric qui reculait de plus en plus, et le son de sa voix se perdit dans les rafales de vent.
Hébété, pris entre l'envie de fuir et sa raison qui lui soufflait de ne pas l'abandonner en forêt, Eric ne savait que faire, bouleversé par les évènements. La main se soulevait encore faiblement vers lui, il reconnut les doigts maigres et crut qu'il allait vomir en voyant un mince filet de sang s'écouler de la bouche de Lloyd. « Mon dieu, mon dieu, qu'est ce que je dois faire ? » se dit-il en regardant autour de lui. Il était tétanisé, un lapin pris dans les phares d'une voiture, abasourdi. Il lui serait bien venu en aide s'il n'avait pas serré désespérément son fils contre lui, mais la vision d'un homme blessé à terre était un spectacle qu'il voulait absolument éviter à Laurent, qui recommençait à geindre et se débattre.
Il sentit tout à coup une main sur son épaule et sursauta. Il se retourna d'un bond et découvrit le policier âgé qui se tenait derrière lui :
- N'ayez pas peur, ça va aller. Mettez vous derrière un arbre et attendez-moi, je reviens.
- C'est vous qui… ?
- Il allait tirer, alors j'ai tiré le premier. Je n'avais pas le choix. Je vais le voir, cachez-vous.
Eric resta un instant immobile puis obéit et s'adossa à un tronc, tremblant comme une feuille. Laurent pleurait à gros sanglots, il essaya de le consoler en murmurant à son oreille, comme si c'était un simple chagrin, mais les mots ne venaient pas. La déflagration résonnait encore à ses oreilles, les faisant bourdonner, et son esprit se refusait à comprendre. Tout cela n'était pas possible, ce n'était pas la réalité. Il fixa son regard sur un champignon au sol, raison de sa venue, et tenta de se convaincre qu'il ne s'était rien passé, qu'il suffirait de se pencher et de le ramasser pour que tout rentre dans l'ordre, en ce dimanche matin.
Au bout de quelques minutes l'homme revint vers lui et posa une main sur son épaule :
- C'est fini, mon vieux. Venez avec moi.
- Il est… ?
- Pas encore, mais il perd beaucoup de sang. Venez, on va prévenir les secours, mais je crois que c'est trop tard, de toute façon.
- Mais on ne peut pas le laisser… fit Eric en fixant le corps inanimé par terre, déjà recouvert par quelques feuilles cramoisies. Oh mon dieu, mon dieu… Mais qu'est ce qui va se passer maintenant ? murmura-t-il, anéanti.
- Rien. C'est fini.
En regardant alternativement la forme allongée sur le sol et le policier, Eric balbutia :
- Mais… comment vous saviez ?
- J'étais en surveillance, je vous ai entendu crier et je suis venu, fit l'homme calmement. C'est mon métier.
- Vous étiez là depuis longtemps ? Vous …vous avez entendu ce qu'il a dit ? demanda Eric sans parvenir à cesser de trembler.
- Ne vous inquiétez pas, reprit le policier en sortant sa pipe de sa poche, avec le vent, on n'entendait rien. Peu importe ce qu'il a dit, il vous a menacé, je suis intervenu, c'est tout. L'affaire est simple, elle sera bientôt classée. Venez, je dois prévenir les secours. Ne perdons pas de temps.
Ils se dirigèrent vers la maison sans plus dire un mot, Eric avait une impression bizarre, celle de marcher dans un rêve, au beau milieu d'un songe atroce, avec son fils accroché autour de son cou. Il avait du mal à réaliser qu'un policier se tenait à ses côtés et que Lloyd était mort, que sa vie avait basculé en si peu de temps. Quelques minutes auparavant il jouait à cache-cache avec Laurent, c'était un dimanche matin banal, et soudain il accompagnait un policier qui avait tué Lloyd, d'un coup de revolver, sans sommation. Pourtant la forêt était toujours là, avec ses couleurs d'automne et il tenait fermement dans sa main gauche le panier pour les champignons, vide.
Au début du chemin il se demanda comment expliquer l'affaire, comment Virginie réagirait, s'il serait mis en cause. Tout ce qu'il avait craint avait fini par se réaliser, de la pire manière, et il en devinait à peine les conséquences. C'en était fini de se réputation, fini de sa vie de famille, alors il serra un peu plus son fils contre lui, qui ne disait plus rien. Le gamin était étrangement calme comme s'il avait compris qu'il s'était passé quelque chose de grave, ne pleurant plus. Un mince filet de morve coulait sous son nez, et Eric regretta de ne pas avoir de mouchoir.
L'idée de la mort de Lloyd le laissait curieusement insensible, il ne ressentait ni peine ni soulagement, c'était un fait, un simple fait. Un instant il se dit qu'il aurait pu écrire un article à ce sujet, décrire l'affaire comme un banal accident de chasse, sans émotion, mais secoua la tête. Non, il était en état de choc, un état normal pour une victime, la peine viendrait plus tard, mais elle viendrait, forcément. Il fallait juste prier pour s'en remettre, alors il se pencha pour déposer un baiser sur la joue sale de son fils, et lui murmura à l'oreille « C'est bientôt fini, mon chéri », en frôlant de son nez les mèches claires.
Tout en cheminant difficilement à côté du policier muet – son fils était lourd dans ses bras, il commençait à avoir mal partout- Eric se sentit peu à peu confusément rasséréné par son calme, sa présence rassurante et l'absence de questions ou de reproches. L'homme avait allumé sa pipe et tirait doucement dessus, sans tension, marchant d'un pas lent. Eric se demanda s'il savait déjà tout ou réfléchissait à la suite de l'enquête, si ce n'était qu'une éclaircie provisoire ou une vraie chance du ciel qu'il lui offrait là.
En arrivant sur le seuil, l'homme s'arrêta et marmonna entre ses dents serrées : « C'est mieux comme ça, croyez-moi. Il ne vous aurait pas fait de mal, mais c'est mieux comme ça. Pour tout le monde », et Eric comprit. Il hocha la tête et murmura « Merci », avant de poser son fils à terre, prêt à affronter la suite.
Epilogue
La minute de silence
« La minute de silence » est une chanson de Michel Berger, avec Daniel Balavoine en contre chant. Ils nous manquent, je trouve. Vous la trouverez sur ma page FB, pour ceux qui souhaitent l'écouter.
Je dédie le personnage de Katherine à Katymini, qui lui ressemble en tous points, j'en suis sûre. Merci pour tout ma belle, merci ^^
Un an plus tard
Eric s'avançait lentement au milieu des tombes, le cœur serré et les mains glacées, cachées au fond de ses poches. Il jouait machinalement avec son alliance, la faisant tourner autour de son doigt, la tête baissée, évitant le regard des rares passants. Heureusement ce n'était pas encore la Toussaint, il n'y avait que quelques dames âgées portant des bouquets un peu fanés, trottinant de leur démarche hésitante vers un mari, un père, un enfant trop tôt disparu.
Le matin était beau et frais, le vent avait chassé les nuages du ciel bleu dur, l'odeur piquante de l'herbe et des chrysanthèmes lui montait un peu à la tête, à moins que ce ne fût la migraine. Il y avait pensé depuis le lever, à ce jour particulier et quand Virginie était partie à l'église avec les petits, c'était devenu une obsession. Il était monté dans son bureau sous les toits pour écrire, mais impossible. Les mots se refusaient à lui, l'idée était là, au coin de son esprit.
Un an.
Il s'était finalement levé et avait enfilé sa vieille veste marron, la même qu'il portait à l'époque, mais n'avait pas emporté le panier en osier. A quoi servirait un panier en osier dans ces circonstances ? Il était passé devant la forêt en accélérant, bien droit dans sa voiture, sans même tourner la tête. Cette forêt, il savait qu'il n'y remettrait jamais les pieds, de peur d'entendre encore raisonner le coup de feu, et le cri de son fils à cet instant. Laurent avait fait des cauchemars pendant plusieurs semaines, il n'avait jamais demandé à chercher des champignons avec son père, et évitait désormais de cueillir des fleurs.
Eric se dit qu'il aurait pu amener un pauvre bouquet, mais il n'aimait pas les chrysanthèmes et les roses auraient été malvenues. Après avoir circulé distraitement entre les tombes il s'arrêta enfin devant la tombe toute simple du bout de la rangée, avec sa croix en bois déjà bien abîmée, et fixa le nom inscrit sur elle. Il sortit enfin ses mains de ses poches et les joignit devant lui, incapable de faire le signe de croix ou de murmurer une prière. Ses yeux restaient obstinément fixés sur la plaque en marbre noir « A toi », si inhabituelle au milieu des « A mon cher époux » « A mon père regretté », mais si sincère, pourtant.
Il resta longtemps immobile, la nuque chauffée par le soleil, dans le silence du cimetière parfois entrecoupé de trilles d'oiseaux, l'esprit vide. Des images du passé lui revenaient parfois, lui serrant la gorge, qu'il essayait de chasser un mouvement de tête involontaire. Il ne voulait penser à rien, juste être là, en un hommage muet.
Quand il entendit du bruit derrière lui il se redressa et releva la tête en reniflant, essuyant d'un revers de main furtif la larme qui pointait au coin de son œil.
- Vous le connaissiez ? demanda une voix féminine dans son dos, et il secoua la tête machinalement, sans se retourner.
- Ah, je croyais… fit la voix avec un léger accent et il vit une jeune femme brune se pencher sur la tombe, pour y déposer un bouquet blanc. Vous pouvez m'aider s'il vous plait ? demanda-t-elle en essayant d'arracher les mauvaises herbes qui y avaient poussé.
La voyant s'activer Eric fit un pas en arrière puis revint, il attrapa à son tour à pleines mains les herbes parfois coupantes, en observant sa voisine à la dérobée. Elle était très grande, les pommettes hautes et le teint clair, habillée simplement mais avec une élégance naturelle. Son port de tête ne lui était pas inconnu et il se fit la réflexion que ses yeux étaient d'un bleu dur, le même que le ciel, quand elle se tourna vers lui :
- Merci. C'était mon frère, vous savez. Enfin, c'est toujours mon frère, même maintenant. Ca fait un an aujourd'hui qu'il… qu'il est parti, reprit elle en baissant la tête. Je ne viens pas souvent, j'habite en Allemagne, et ça fait loin. J'aurais voulu qu'il soit enterré là-bas mais je n'avais pas les moyens de payer le rapatriement et la tombe, chez moi. Ma plaque y est encore, heureusement, même si elle est sale… « A toi », je trouvais ça mieux que « A mon regretté frère », non ?
Elle se tut quelques instants, s'essuya les mains avec un mouchoir puis reprit :
- Elle n'est pas en très bon état, c'est dommage. Chez nous toutes les tombes sont impeccables, le gardien s'en occupe, mais ici…
En haussant les épaules elle commença à murmurer quelques mots en allemand et Eric devina qu'il s'agissait d'une prière, sans doute le « Notre Père ». Il savait qu'après avoir affirmé qu'il ne connaissait pas Lloyd il aurait dû partir mais n'en trouvait pas le courage, et la présence de cette femme lui apportait de l'apaisement, d'une certaine manière.
Un homme passa dans l'allée devant eux en leur lançant un regard noir, les dévisageant avec mépris, et elle s'interrompit, mal à l'aise. Eric tendit la main, la posa sur son bras en murmurant sourdement « Continuez, s'il vous plait », elle s'exécuta dans un soupir. Même s'il ne la regardait pas Eric savait qu'elle pleurait, son débit de voix était haché et ses mots de plus en plus incompréhensibles. Malgré lui il sentit la même émotion le gagner et cacha ses yeux derrière son mouchoir.
- Amen, dit-elle enfin et il répéta le mot d'une voix sourde, en fermant les paupières brièvement.
Ils demeurèrent côte à côte plusieurs minutes, puis elle se pencha à nouveau pour modifier l'arrangement des fleurs, et il sentit son parfum. Il ne reconnut par la fleur, ce n'était ni de la rose ni des chrysanthèmes, mais un parfum raffiné et un peu suranné, poudré.
En se tournant vers lui, elle le fixa avec un sourire triste puis murmura :
- Merci d'avoir prié avec moi, même si vous ne le connaissiez pas.
- Je… j'ai menti. Je le connaissais en fait, c'était un… lointain cousin à moi. Par alliance, ajouta-t-il en faisant à nouveau tourner le mince anneau d'or entre ses doigts, distraitement.
- Oh ! fit-elle avec surprise. Je ne pensais pas que quelqu'un de la famille s'intéressait encore à lui, après ce qui s'est passé. Merci.
- Je vous en prie…
Il fit un pas de côté, gêné, puis fit mine de partir quand elle reprit :
- Vous le fréquentiez un peu, avant ? Je ne savais pas qu'il avait des amis, parmi nos cousins. Vous savez, moi je ne les connaissais pas, je ne suis presque jamais venue en France. Mais Lloyd, lui, voulait connaître sa famille française, à tout prix.
Elle se tut et baissa la tête : « Je vous ennuie avec nos histoires de famille, hein ? Je ne veux pas vous retenir, vous savez ».
- Non, vous ne m'ennuyez pas. Pas du tout. En fait je le connaissais très peu, et je n'ai jamais vraiment su ce qu'il s'était passé, mentit Eric sans la regarder.
D'un geste elle ouvrit son petit sac noir et en sortit une photo un peu jaunie, qu'elle lui montra. On y voyait deux enfants d'une dizaine d'années, elle de face et souriante, les longs cheveux bruns remontées en natte au dessus de la tête et Eric reconnut Lloyd dans le petit garçon aux cheveux clairs et au regard triste, un peu voilé, fixant le lointain sans sourire.
Elle retourna la photo et il y lut « Katherine et Lloyd, Göttingen, 1950 ».
- C'était tout lui, cette photo. Il n'a jamais eu une enfance heureuse, vous savez. Moi j'avais quand même des amies mais Lloyd était souvent seul, à part. Sa scolarité a toujours été difficile, il s'est fait renvoyer de beaucoup de collèges, il était… révolté, vous comprenez ? Pas prêt à suivre les règles, à jouer le jeu. Insolent, souvent. Et pourtant il était si gentil, si sensible… Personne ne le connaissait comme ça, je crois, mais la souffrance des gens et des animaux lui était intolérable, alors il se cachait derrière son orgueil, pour ne pas qu'on se moque de lui. Pauvre Lloyd… il a tant souffert de sa naissance, de la honte de notre famille, après la guerre. « Fils de nazi » disaient les autres, à l'école, et il était si blond…
Sa voix se brisa, elle prit un mouchoir et s'essuya les yeux, incapable de continuer. Eric écoutait sans bouger, le cœur pris dans un étau, enferré dans un mélange de sentiments contradictoires et puissants. Il avait la sensation de vivre, vivre vraiment, pour la première fois depuis longtemps. Depuis la naissance de sa fille, ou la mort de Lloyd. Un battement de cœur dans un désert.
- Mais c'est quand il est venu en France réclamer sa part d'héritage que tout a basculé, vraiment. Le rejet de la branche française a été si violent qu'il ne s'en est jamais remis, et tout s'est enchainé. Toute cette histoire scandaleuse…
Katherine secoua la tête plusieurs fois, comme anéantie par les souvenirs, puis souffla :
- Il n'aurait jamais dû venir. Jamais. Le pauvre, ils l'ont rejeté si violemment, lui qui voulait tant retrouver sa famille… J'ai essayé de le raisonner, de lui dire de ne rien demander, mais il était si têtu. Je crois que ça l'a brisé, définitivement, d'apprendre que… fit-elle avant de s'interrompre, frissonnante.
- Apprendre quoi ? interrogea Eric, anxieux.
- Rien, dit-elle en secouant la tête. Je ne veux pas abuser de votre temps plus longtemps, je crois que je vais repartir, maintenant, fit-elle en regardant sa montre.
Eric opina doucement puis reprit, avant qu'elle ne s'éloigne :
- Vous pouvez me parler de lui, vous savez. Si ça peut vous soulager…
En disant ces mots il sentit un bref étourdissement, évoquer Lloyd avec quelqu'un qui l'avait aimé lui montait à la tête, faisait battre son cœur trop rapidement, ravivait trop d'émotions. C'était comme s'il était là à nouveau, presque vivant. Comme s'il allait revenir.
- Je… je ne sais pas si je dois vous en parler, c'est une histoire douloureuse… honteuse. Mais vous êtes venu pour lui, hein ? demanda-t-elle en posant la main sur le bras d'Eric. Vous ne le détestiez pas, et vous ne nous jugerez pas, hein ?
- Non. Bien sûr que non, répondit-il, plus mort que vif.
Elle regarda à nouveau la photo puis la posa contre son cœur, fermant ses yeux :
- Lloyd, tu seras toujours mon frère, toujours. Mon petit frère. C'était pas de ta faute, hein ? Tu n'y étais pour rien, forcément. Mon pauvre chéri…
- Il a appris qu'il avait été dépouillé par sa famille, c'est ça ?
- Non. Enfin pas seulement.
Avec une petite grimace elle releva la tête, et continua :
- Lloyd n'était pas le fils de mon père, les dates ne coïncidaient pas, à cause de la guerre. Ma mère ne nous en a jamais parlé, mais la belle-famille a vite fait le calcul, après sa mort. Et personne n'a cette blondeur, chez nous.
- Mais… ce serait qui, alors ? fit Eric, rempli de frissons.
- Aucune idée. Un soldat allemand, ou un fugitif, je ne sais pas. Ma mère n'a jamais rien dit, mais elle lui a donné un prénom anglais, tirez en vos propres conclusions. Et elle adorait mon père, il faut voir comment elle parlait de lui… comme un héros, un saint. Je pense que ce n'était pas une naissance désirée, pas un enfant de l'amour. Et comme elle le regardait parfois, avec tant de douleur… ça me donnait des frissons, tout cet amour et toute cette douleur, dans ses yeux. Elle ne lui en voulait pas, je crois. Non, elle s'en voulait à elle-même de lui avoir donné naissance. De lui avoir infligé ça, la honte. La honte d'être trop blond, trop différent. Elle n'a jamais rien dit pour éviter le scandale, mais bien sûr la famille française de mon père nous a déshérités, puisque leur petit-fils était un bâtard. Pas question que l'argent sorte de la famille ! Et c'est lui qui est venu leur demander des comptes, vingt ans après, le pauvre, il ne savait pas… alors que c'est par sa naissance qu'on a tout perdu. L'ironie du sort, on dit en français, hein ?
- Et il le savait ?
- Qu'il était un bâtard ? Il ne me l'a jamais dit dans ses lettres, il ne parlait que de vengeance, de leur faire payer, à tout prix. Par tous les moyens. Il était fou de rage, de haine. Alors que je l'ai supplié de rentrer en Allemagne, et vite. Mais lui voulait se faire une place dans la famille, c'est ce qu'il répétait tout le temps. Pourtant, je l'ai supplié, supplié… il n'a jamais voulu revenir.
Un nuage passa devant le soleil, le froid s'insinua dans le cou d'Eric, et il se recroquevilla un peu en avant. Se faire une place dans la famille. Ces mots résonnèrent longtemps en lui, lui transperçant le cœur comme une lame, il revit Lloyd au baptême de Laurent, lui tendant son cadeau, puis Lloyd avec Isabelle dans les bras, dans leur chambre, en Suisse. La contemplation des chrysanthèmes lui brouilla la vue mais il ne cilla pas, de peur de s'effondrer.
Katherine se moucha à nouveau, puis elle rangea la photo :
- Je ne pensais pas parler de ça aujourd'hui, surtout avec quelqu'un de cette famille. Mais ça me fait du bien, vous savez, de dévoiler enfin ces vieux secrets de famille et de voir qu'il y avait quelqu'un ici qui ne le détestait pas. Si j'osais…
- Oui ? lâcha-t-il, la gorge serrée.
- Vous connaissez Isabelle, la fille de Sophie ?
- Oui, je la connais.
- Lloyd pensait… enfin, il croyait que c'était sa fille. Il m'en a longuement parlé dans sa dernière lettre. Il était si fier et si heureux, c'était incroyable, même s'il n'avait pas épousé la mère. Sa propre cousine, quelle folie ! C'était tout Lloyd, ça, de s'attacher à la mauvaise personne, au lieu de trouver une gentille fille, et se marier. J'étais surprise d'ailleurs, parce qu'il s'était plusieurs fois fait renvoyer du lycée pour avoir débauché des garçons, mais bon… Ca devait être un coup de foudre, ou quelque chose comme ça, avec cette Sophie. Tant mieux s'il l'a aimée, un peu, et s'il a été un peu heureux, dans sa vie. Dans sa dernière lettre il me disait qu'il était amoureux, très amoureux, d'une personne qui n'était pas libre. Non, ce n'était pas exactement ces termes là, il parlait d'un amour impossible, interdit. J'en ai conclu que c'était elle, Sophie, mais en fait je n'en sais rien. C'est pour ça qu'il ne voulait pas rentrer en Allemagne, je pense. Elle était étrange, cette lettre, vous savez. Pleine de passion et de douleur, lui qui paraissait si froid, avec le temps. Il me disait qu'il devenait fou, à se cacher tout le temps, pour vivre cet amour secret.
Eric avala sa salive et sentit ses oreilles rougir, le cœur battant à tout rompre. Il continua à regarder fixement le bouquet sur la tombe, l'âme déchirée par la confirmation tardive de cette passion, par son évocation. Lloyd était à nouveau partout en lui, dans chaque membre, chaque soupir, chaque battement de cœur, il n'y avait plus que lui, son souvenir incandescent comme un remords. Il lui semblait que sa poitrine brûlait autant que ses yeux, il pria pour qu'elle ne s'en aperçoive pas. Heureusement elle aussi avait les yeux rivés au sol, perdue dans ses pensées, et elle reprit sourdement :
- Je n'ai pas osé prendre contact avec elle, mais… Est-ce que la petite va bien ? Est-ce qu'elle lui ressemble ?
- Oui. Oui, elle va bien, elle est très fine, très mignonne. Très gaie aussi, ajouta-t-il avec difficultés, terriblement ému.
- Vraiment ? Oh, je suis si heureuse. Vous n'auriez pas une photo, par hasard ?
Eric acquiesça et sortit de son portefeuille d'une main tremblante une photo qu'il gardait précieusement, représentant deux enfants blonds sur une terrasse, sur de petits vélos rouges. Elle avait été prise quelques mois plus tôt, dans un coin on apercevait un landau en arrière plan et Virginie , les cheveux ramenés en chignon blond, penchée vers le bébé.
- Qu'ils sont mignons ! C'est qui ?
- Ca, c'est Isabelle, ici c'est mon fils, et là c'est ma fille, dans son berceau, fit-il en se mouchant pour cacher ses larmes.
- Moi aussi j'ai deux enfants, mais ils sont plus grands. Donnez-moi la photo, que je la voie de plus près. Elle est jolie comme tout, cette petite Isabelle ! On dirait qu'ils sont frère et sœur, c'est amusant. Vous trouvez qu'elle ressemble à Lloyd ?
- Oui, répondit-il d'une voix sourde. Oui, répéta-t-il plus fermement. Du moins d'après ce que je me rappelle de lui…
- Ca lui ferait plaisir de voir qu'elle grandit. Vous ne vous sentez pas bien ? ajouta-t-elle, soudain alarmée.
- Oh, un simple rhume, c'est rien. Et puis ce froid…
- C'est vrai qu'il fait froid, avec ce vent d'est. Vous la voyez souvent, cette petite ?
- De temps en temps, oui. On part parfois en vacances en Suisse tous ensemble.
- La Suisse... s'exclama-t-elle en fronçant les sourcils. La Suisse… Tout a commencé là, avec ce guide. Pourquoi y a t-il été ? Il cherchait quoi ?
- Voir sa fille, je pense. Le reste, c'est de la malchance… fit Eric en avalant difficilement sa salive, souhaitant qu'elle se taise, à présent.
Les images de leur rencontre en Suisse lui revinrent en mémoire en un flash, le feu où ils avaient chanté « Yesterday », leur première nuit, leur amour violent, insensé, et il vacilla. Il serra fortement ses ongles dans son poing pour ne pas gémir, car elle n'aurait pas compris.
Ou trop bien compris, ce qui eût été pire.
L'image de Lloyd serrant sa fille bébé dans ses bras dans la chambre restait gravée dans sa mémoire, c'était la plus douloureuse, au final. L'instant où il avait été un père grâce à lui, juste un père. L'instant où ils auraient pu n'être que cousins, éloignés mais proches. L'instant où il aurait pu lui sauver la vie, en ne couchant pas avec lui.
Un corbeau passa au dessus d'eux, lançant son cri funèbre, il sursauta. Il s'aperçut qu'elle parlait encore, même s'il ne l'écoutait plus que d'une oreille.
- Et dire qu'on l'a traité d'assassin ! Mais Lloyd n'aurait jamais tué, jamais. Il ne pouvait même pas tuer une mouche quand il était petit, il détestait la violence. Qu'est ce qui l'a rendu fou comme ça ?
- Je ne sais pas. Je ne sais pas…
Il connaissait trop bien la réponse, elle le réveillait en sursaut toutes les nuits. Mais il ne l'aurait avoué à personne, pas même au seuil de sa mort, le silence était sa tombe à présent, et il n'y fleurissait rien.
- Quand je pense qu'il n'y a même pas eu d'enquête… Le policier l'a abattu comme un chien enragé, et personne ne l'a inquiété. Ils ont classé l'affaire, et c'est tout. Il a été enterré à la sauvette, personne n'est venu, à part moi. Vous trouvez ça normal ?
Eric haussa les épaules, impuissant et fixa la plaque « A toi », comme s'il y avait quelque chose à déchiffrer derrière les mots, une logique, une raison.
- Mais il n'aurait jamais tiré sur cet homme et son enfant, jamais ! reprit-elle avec force. Il aurait été incapable de faire du mal à un enfant, j'en suis sûre, et ce n'est pas lui qui a tué ce guide. Ca les arrangeait bien de tenir un coupable, ils lui ont tout collé sur le dos, mais il n'y avait pas de preuve. Aucune preuve. Je n'ai pas trop suivi l'affaire depuis l'Allemagne, c'était trop douloureux, mais je suis sûre qu'il était innocent et qu'il n'aurait pas tiré… j'en suis certaine.
- Moi aussi, répondit Eric sourdement. Il aurait retourné le revolver contre lui, je pense. Il n'aurait pas tiré sur Laurent.
- Mon Dieu, quelle horreur… Ce pauvre enfant. Il s'appelle Laurent ? Vous le connaissez, non ? C'est un neveu à vous ? Il va bien maintenant ?
- Oui, il va bien, ne vous inquiétez pas, mentit-il à nouveau, la voix tremblante. Il ne se souvient de rien, parait-il. Il était si petit…
- Mais comment Lloyd a-t-il pu les mettre en joue, les menacer ? Comment a t-il pu même…
Elle s'interrompit et ses yeux s'assombrirent, puis elle tendit à nouveau la photo à Eric qui la fixa quelques instants avant de la remettre dans sa main :
- Gardez-la, je vous en prie. C'est un peu votre famille aussi… enfin, c'est notre famille. Votre nièce. C'est important, je crois.
- Oui, c'est important, reprit-elle d'une voix cassée. Il aurait été si heureux de trouver une place dans votre famille…
- Mais il l'a, il l'a, je vous assure, murmura Eric, le cœur lourd comme une enclume. Vous aussi.
- Merci, vous êtes gentil… C'est bien de savoir que quelqu'un ne l'a a pas oublié. Vous n'êtes pas comme eux, hein ? demanda-t-elle en lui souriant plus largement.
« Si, je suis comme eux » pensa-t-il furtivement mais il passa sa main sous son bras et l'accompagna jusqu'à la sortie du cimetière, lentement, comme une vieille amie, ou une cousine. Le crissement de leurs pas sur le gravier remplaçait la conversation, il en fut soulagé.
Au moment de se séparer Eric se tourna vers elle, admira une dernière fois le profil fin, les yeux bleu dur et déclara:
- Je vous enverrai d'autres photos d'Isabelle, je vous promets.
- Merci. Et de vos enfants aussi ? Ils s'appellent comment, déjà ?
- Laurent et Catherine, répondit-il en tournant la tête pour ne pas montrer son émotion, mais il la sentit se crisper, s'accrochant un peu plus fort à son bras.
FIN
Hum, bon, je sais, ce n'est peut être pas la fin que vous attendiez mais tout happy end aurait été factice, vue l'époque et les évènements, ils n'auraient pu espérer qu'un long exil, au mieux. Même si c'est difficile à comprendre Eric a fait le choix de privilégier son fils à son amant, je trouve que c'est un comportement digne d'un parent, et ce n'est pas toujours le cas dans la vraie vie, je suis bien placée pour vous en parler. Après, on peut discuter à l'infini de morale ou de choix de vie, savoir si l'amour justifie tout, etc…
Voilà, j'espère que cette fin ne vous laisse ni indifférents ni amers, je demande pardon à ceux qui sont déçus ou traumatisés, ce n'était pas mon but, mais il fallait une cohérence à l'ensemble.
Merci d'avoir suivi cette histoire pendant ces longues semaines, merci en particulier à ceux qui reviewent, et à bientôt j'espère…
Je réponds ici aux non inscrits :
- Katymini : Apaiser tes nerfs ? je ne crois pas, hélas... tu l'avais bien senti, la tempête s'est levée, cette fois le sort en est jeté, j'espère que tu me pardonneras cette fin sinistre, mais inéluctable. Voilà, j'espère ne pas t'avoir fait trop longtemps attendre, et pour rien, mais sache que tu as été le modèle de cette soeur parfaite, digne et aimante, une soeur ou une mère comme on voudrait tous en avoir... Merci de m'avoir accompagnée sur ce chemin, ma belle ^^
Je vous embrasse ^^