Chapitre 16
Et pourtant.
En un peu plus d'une année, malgré sa patience, aucune nouvelle ne lui était parvenue. Ni bonne ni mauvaise. Il avait feuilleté une tonne de revues littéraires, parcouru Internet de long en large, ainsi que des dizaines de librairies, avait passé des centaines de coup de fil, envoyé des lettres en Angleterre, au pays de Galles et aux États-Unis, sans résultat.
Les heures, les semaines, s'étaient écoulées inlassablement, emportant avec elles tout ce qu'il n'avait pas pu retenir.
Loin des yeux, loin du coeur.
Certains soirs, quand le poids des responsabilités, de la fatigue, et de la solitude des jours qui passent était trop lourd à porter, il se disait que tout n'avait été que mensonge. Et que Bale, aujourd'hui, vivait quelque part dans une grande villa, plus heureux qu'il ne l'avait jamais été, peu soucieux d'avoir tourné le dos à tout ceux qu'il avait connu, même ceux qui l'avaient aimé.
Le jour où il avait validé sa cinquième année de médecine, il avait essayé de tourner définitivement la page, lui aussi. mais rien n'y faisait vraiment.
Sa journée à l'institut avait été éprouvante. Comme nombre de ses journées passées en section psychiatrique.
Ce soir il savait qu'il allait encore traîner sur Internet, à la recherche du moindre indice. il allait tenter de démêler le faux du vrai sur les forums, peut-être trouver de nouveaux numéros de téléphone a appeler, histoire de contacter des personnes qui s'intéressaient encore à Jason Bale, et qui pouvait prétendre avoir de ces nouvelles.
Comme ce Clark, à Savannah, qui prétendait l'avoir rencontré quelques jours plus tôt, preuve à l'appui. Photo-montage ?
Bref. C'était un jour, et une nuit comme une autre. Il allait s'y résigner quand, en ce soir d'octobre froid et pluvieux, il ouvrit sa boîte aux lettres.
L'enveloppe ne comportait aucune adresse. Seulement son prénom inscrit au marqueur. L'écriture était rapide, soulignée d'un trait énergique.
Quant au contenu, peu de doutes à son sujet.
Brendan décacheta le pli sans attendre, juste devant sa boîte vide. Il laissa tomber le papier kraft, et contempla ce qu'il avait si longuement attendu. Un signe de vie. Quelque chose de lui, qui lui prouverait qu'il avait eu tort de douter.
« Le croque-mitaine », murmura-t-il, ne faisant que lire le titre du livre qu'il tenait entre ses mains.
De Jason W. Bale.
Il le retourna et sourit en voyant la photo sur la quatrième de couverture. Digne d'un photographe de mode. Tout comme le modèle.
Jason avait dû se prêter au jeu avec amusement. Son petit sourire en coin n'avait rien de feint. Ses quarante bougies, il les avait apparemment soufflées sans encombre.
L'opération avait été un succès.
Clark n'était pas un mytho expert en montage photo.
Il prit une profonde inspiration. L'oxygène lui manquait.
En jetant ensuite un oeil au résumé, il s'aperçut que Bale livrait à ses lecteurs, entre guillemets : un récit très personnel sur la vie d'un homme confronté à la maladie, et qu'une rencontre allait bouleverser.
Pas mal, pour un septième roman.
En l'ouvrant à la première page, il eut peine à contenir son euphorie. Car de la même écriture, il put lire :
Salomon n'a pas vaincu le croque-mitaine. Fais attention à toi. Il est sûrement tapi dans l'ombre, quelque part tout près...
« Jason ? » appela-t-il.
Sans obtenir de réponse.
Il explora le hall de son immeuble, tout aussi vainement, se demandant s'il ne devenait pas un peu fou. Ou plutôt depuis quand exactement il l'était.
Fébrile, il appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur, et hésita quand les portes s'ouvrirent sur la cabine, vide. Il se retourna finalement et se dirigea vers la porte menant à la cage d'escalier. Personne là non plus.
Respirer. Penser à respirer.
Il monta les marches, mais de plus en plus lentement. et s'il le revoyait ? S'il le revoyait là, ce soir ? Qu'allait-il lui dire ? Tu m'as manqué ? Pourquoi tout ce temps ? Tu as écrit ce bouquin, tu as eu tout le temps, alors pourquoi ce silence ?
Il rouvrit le livre en arrivant sur son palier désert, et relut les quelques mots écrits de la main de Bale. Il se mit à douter. Il ne connaissait pas son écriture. Pourtant, il ne rêvait pas. Tout était réel. Mais jusqu'à quel point ? Il avait envie de croire que Bale était revenu, qu'il avait été important pour lui. Celui qui avait bouleversé sa vie. Mais quelque chose l'en empêchait. Le temps passé, ce long silence.
Il avait besoin de temps. Une chose après l'autre. Pour réaliser, d'abord. Et ensuite réfléchir.
Il chercha ses clés dans sa poche. Et quelque chose attira son attention. Il leva les yeux, et en contre-jour au bout du couloir, réalisa qu'il était là. Tapi dans l'ombre.
Pendant des semaines, il s'était mordu les lèvres jusqu'au sang, de peur de lui avouer ses sentiments. Il n'avait réalisé son erreur que le jour où ils avaient été séparés.
Il s'approcha de lui, et les ombres s'atténuèrent. Les battements de son coeur le faisaient trembler tout entier. Jason avait une nouvelle canne, une nouvelle coupe de cheveux et un sourire qu'il ne lui connaissait pas.
« Merci pour la dédicace, dit-il dans un souffle.
_Je l'ai fait imprimer sans autorisation. Il ne sort que dans trois mois », lui avoua Bale.
À quelques centimètres l'un de l'autre, ils se turent, réalisant combien ces retrouvailles étaient incertaines, pour l'un comme pour l'autre. Entre chaud et froid.
« Tu es sorti d'affaire, alors ?
_Mises à part quelques séquelles, il semblerait.
_Ça te va bien.
_D'être en bonne santé ?
_Oui.
_Merci. Et toi, ça te va bien, d'être enfermé avec des fous.
_Comment tu le sais ?
_Je me suis renseigné. J'espère que tu m'en veux pas. »
Brendan secoua la tête et lui avoua qu'il s'était aussi renseigné de son côté mais que cela n'avait rien donné de probant.
Bale s'assombrit comme si une de ces craintes se vérifiait soudain.
« Je suis impardonnable.
_Pourquoi ?
_J'ai pensé que tu ne voulais plus entendre parler de moi. En t'avouant que j'étais tombé amoureux de toi, j'ai tout gâché. Je ne voulais pas nous mettre dans une telle situation. Je vivais mes derniers jours. C'est surtout moi que je ne voulais pas mettre dans une telle situation. Alors je suis parti sans dire au revoir, je les ai laissé m'emmener, m'opérer, prendre soin de moi, tout décider à ma place. Ensuite je les ai laissé me bourrer le crâne. Ils m'ont dit que tu n'avais jamais cherché à prendre de mes nouvelles, qu'ils avaient pourtant contacté l'institut.
_C'est faux. Ou alors Mercury était dans le coup...
_ Non, il était aussi étonné que toi quand je lui ai parlé aujourd'hui.
_Tu lui as parlé ?
_Oui. Je t'assure qu'il n'y est pour rien. Mes parents sont les seuls responsables. Ils ont tout fait pour couper les ponts. J'ai retrouvé des lettres que tu m'avais écrites. Ils ne voulaient que mon bien, dit-il avec une colère mal contenue. Quand quelqu'un commence à ne vouloir que ton bien, crois moi, c'est le début des emm... »
Son coeur fit un bond dans sa poitrine et ouvrit grand ses yeux de stupéfaction. Brendan avait franchi le pas, abolit la dernière distance. Il avait son corps tout contre le sien, et ses lèvres contre les siennes.
Dire qu'il avait prévu de terminer sa longue tirade par un « Je suis revenu pour m'excuser, et te remercier de tout ce que tu as fait pour moi, j'aimerais qu'on reste amis. »
Décidément, rien ne se passait comme il le prévoyait. Ce qui n'était parfois pas un mal, comme à cet instant. Malheureusement, le baiser de son ancien infirmier s'interrompit avant même qu'il ne devienne LEUR baiser.
Bale était sous le choc. À tel point qu'il ne parvenait pas à déchiffrer l'expression de Brendan.
« Je ne suis plus mourant, tu sais. Ce que tu viens de faire peut avoir des conséquences sur le long terme. Du très, très long terme.
_C'est vrai ? sourit Brendan.
_Oui. Ils m'ont rajeuni le cerveau. J'ai des neurones tout neufs. Je suis reparti pour quarante ans. Je te dirais bien que mon coeur aussi, mais je préfère ne pas donner dans le mielleux. »
Il sourit et quand Brendan s'approcha à nouveau de lui, il s'empara de l'initiative. Il posa une main sur sa nuque et lui donna le baiser qu'il avait si souvent rêvé de lui donner, depuis qu'il l'avait rencontré à l'Institut, puis sur son lit d'hôpital à quelques milliers de kilomètres de là. Il en avait même rêvé en écrivant son histoire, mais sans espérer cette fin. Sans oser la griffonner noir sur blanc sur un bout de papier qu'il aurait gardé secrètement. De peur que la fiction surpasse la réalité.
« Jason. Je ne sais pas si c'est de l'amour, mais ça y ressemble. J'ai tous les symptômes. Ça me fait peur, lui murmura Brendan.
_C'est rien, je vais t'apprendre à vivre avec, le rassura alors Bale, en posant ses mains sur ses joues. Tu veux bien ? »
Brendan acquiesça, un sourire sur son visage, et entraîna ensuite le romancier, l'homme qui lui avait tant manqué, jusqu'à son appartement.
Il n'avait pas fini de bouleverser sa vie. Il commençait, seulement.
La fin
Un grand, un énorme, un immense merci à toi, public, pour m'avoir lu jusqu'ici !!
Sans déconner, je remercie chacun/chacune d'entre vous pour m'avoir laissé une, deux, quatre, quinze reviews, sans compter les suivantes, ou simplement d'avoir mis ce Croque-Mitaine en favori, tout ça tout ça.
J'espère que cette fin vous plaît, même si l'histoire ne fait que commencer... ;)
Au plaisir !