Ce matin, on lui avait remis les clés de la 219. Deuxième étage, dix-neuvième pièce à gauche. Si c'était au deuxième, le thème serait sûrement… Les années 20. Il commençait à la connaître, sa petite femme !

Il se contenta de marcher toute la journée, dans les parcs et les bois ; travailler ne lui manquait pas tant que ça… Etre riche restait un avantage, quoiqu'on puisse en dire.

Il franchit le seuil de sa demeure à seize heures tapantes. De sept étages, sans compter la cave, le grenier, la remise, le hangar et le pavillon attenants, la maison se composait très exactement de cent-cinquante-huit pièces. Il habitait là depuis son enfance, mais Dorothée, sa femme, n'avait pas encore eu l'occasion de toutes les découvrir. De toute manière, à la vitesse où elle les réaménageait, ils auraient fait le tour en un peu moins de deux ans.

Il sortit la clé de sa poche. Blanche, ornée d'un ruban noir. C'était sans aucun doute une référence au cinéma muet. 1929, justement. Il se demanda ce qu'elle avait bien pu préparer.

Ses pas résonnèrent dans le hall tandis qu'il se dirigeait vers l'ascenseur installé tout récemment. Il entra et rit en voyant la tapisserie. Comme si l'engin n'était qu'une cage à barreaux suspendue à une poulie. Il remarqua un nœud noir sur le bouton de porte qu'elle avait ajouté ; avant, les cabines s'ouvraient à la main. Il arriva au deuxième étage, et une petite musique jazzy et enjouée retentit, provenant d'une pièce au fond du couloir. La 219. Un berger allemand était assis devant, tirant la langue (comme tous les bergers allemands). Il était revêtu d'un petit habit de marin bleu et blanc.

« La plage, la mer ! » lui dit-il.

Le chien aboya comme pour approuver. Il introduisit la clé dans la serrure, et la fit tourner facilement. Une odeur de tabac lui parvenait, et elle se renforça lorsqu'il poussa la porte. A peine eût-il fait un pas, que sa femme apparut devant lui, rayonnante. Elle était vêtue d'une robe de soirée longue et large, à franges, comme la mode l'exigeait alors. Un bandeau orné de plumes enserrait ses cheveux bruns, ondulés grâce à la laque.

« Je désespérais de vous voir, mon ami ! Qu'est-ce qui a bien pu vous mettre ainsi en retard ?

- C'est votre montre qui avance, ma douce, sourit-il en posant un baiser sur sa joue.

- Quel manque d'éducation, soupira-t-elle en glissant une enveloppe dans ses mains.

- Laissez-moi donc faire un tour aux commodités, et je serai tout à vous !

- Nous verrons cela. »

Il alla s'enfermer dans la salle de bains, décorée comme une plage. La douche n'était réduite qu'à un pommeau fiché dans le mur, et à un petit trou dans le sol. Une cabine rayée de rouge et de blanc cachait les toilettes, et à l'intérieur se trouvait un bonnet de bains orné d'une fleur en plastique sur un crochet.

Il se demanda une énième fois, depuis qu'ils avaient commencé ce petit jeu, comment elle faisait pour terminer cela en une seule journée. Même aidée par un designer et un historien.

Il ouvrit l'enveloppe, créée avec une page de journal à propos de l'élection à la présidentielle de 1920 de Paul Deschanel. Il y avait dedans une seconde clé, identique à la première, et il l'introduisit dans l'armoire, où il trouva une queue de pie noire, et un gilet et une cravate de couleur blanche. Il se vêtit avec soin et vérifia que sa coiffure était conforme à celle de l'homme sur la photographie jointe. Quand il sortit enfin, sa femme dansait au milieu des fauteuils crapauds.

« Allons, vous en avez mis du temps ! C'est très discourtois de faire attendre une dame.

- Et j'en suis conscient. Je ne mesure pas la fortune que j'ai de vous connaître. »

Elle rit. D'un rire de clochette… Il ne se souvenait pas bien pourquoi, mais il détestait ce rire. Tintinnabulant. C'était cela, elle tintinnabulait. Comme une sonnerie. Comme un réveil.

Il sentit les draps chauds sur son visage ; ses pieds grelottant de froid. Il se prépara mentalement quelques secondes, le temps de quitter le salon des années 20, puis envoya une main dans l'air glacial de son studio sous les toits. Les sept étages, il les avait, tiens, à monter ! Il tâtonna un instant, mais finit par frapper son réveil. Il se redressa en grognant, avisa son frigo deux pas plus loin. Un studio vraiment, vraiment petit. Il se leva et se dirigea d'un pas mal assuré vers sa cuisine. Minuscule cuisine. Il enjamba le petit cactus que Dorothée lui avait offert, histoire de le « responsabiliser ». Comment pouvait-on responsabiliser quelqu'un avec une plante qui ne demandait aucun soin ? Il bâilla en mettant de l'eau à chauffer, puis regarda sa montre. Un évènement assez amusant se produisit alors, comme dans les films. Il se mit à trépigner en sommant sa petite aiguille de reculer. Une heure de retard. Déjà que son patron ne l'avait pas vraiment dans ses petits papiers… loin de là. Il retira sa bouilloire du feu, coupa le gaz, versa l'eau dans le lavabo puis, se rendant compte que c'était la gaspiller, autant qu'il gaspillait son temps, il laissa tout en plan. Il sauta dans un pantalon sale, passa devant le miroir accroché à sa porte – encore Dorothée – et sortit sans y accorder un regard. Il claqua la porte et descendit les escaliers en bois quatre à quatre.

Il sortit dans la rue, assailli par le froid polaire de cette belle matinée de décembre ; il avait gardé le tee-shirt qu'il mettait pour dormir. Il remonta la rue pour attraper son bus. Sa bonne étoile devait l'avoir abandonné aujourd'hui, parce que :

Au coin de la rue, son bus s'éloignait indéniablement.

Alors qu'il atteignait ce même coin de rue, il se retrouva aspergé par une voiture qui tournait sur les chapeaux de roue.

Il se remit à sprinter derrière son bus. Au moins, il perdrait toute trace des six pizzas qu'il s'était vu obligé d'avaler durant la semaine (ce n'était pas vraiment pratique de cuisiner dans sa toute petite cuisine, même si en général, Dorothée s'en mêlait).

Il arriva essoufflé devant la grande grille, dix bonnes minutes plus tard. Le bâtiment de pierre, au fond d'une cour, était déjà bruyant ; les photocopieuses, les ordinateurs… On entendait presque les doigts taper sur les touches du clavier.

Dès qu'il entra, il aperçut son patron assis sur son bureau, observant d'un air excédé la pile de comptes-rendus à propos de différents congrès. C'était pour cela qu'il ne le virait pas, en fait. Ils savaient tous deux qu'il avait un trop grand talent. Le jeune homme se dirigea droit vers les photocopieuses, resta un instant à côté d'un air blasé, comme si cela faisait plus d'une heure qu'il attendait que la machine veuille bien recracher ses écrits en or.

Il salua de la main un collègue qui passait par là, ignorant le regard étonné qu'il lui jetait devant son air sortie-du-lit. Il était nouveau, celui-là !

Enfin, il se dirigea nonchalamment vers le rédacteur en chef du Canard Déchaîné, et lui offrit son plus beau sourire.

« Désolé, dit-il. J'étais avec les photocopieuses. Je ne vous ai pas vu arriver, vous auriez dû me faire appeler.

- Monsieur Pondut…, commença le patron.

- Allons, cher Albert, pas de cela entre nous !

- Mon nom est Christophe. Pourquoi vous obstinez-vous à m'appeler Albert ?

- Mais… Vous êtes bien sûr ? Je suis confus, Albert. Peut-être aurais-je besoin de repos… »

Le directeur lui colla ses dossiers dans les bras.

« Non ! Travaillez ! Ceci n'est pas ce que j'appelle un travail achevé. Veuillez vous y atteler tout de suite, Pondut, ou… »

Il ne termina pas sa phrase car sa secrétaire vint lui tapoter l'épaule. Cela faisait en fait plusieurs minutes qu'elle appelait son employeur. Elle sourit au jeune homme en remontant ses lunettes sur son nez.

« Une stagiaire, marmonna le boss.

- Comme je vous plains, Albert ! Vous ne songeriez pas à prendre des vacances ?... Des fois qu'il faille mettre tout le monde en congé payé, autant prévenir à l'avance. »

Albert-Christophe tourna les talons sur un « Mais vous rêvez, mon jeune ami » bien senti, et le jeune ami se mit à travailler plus sérieusement. Il sourit en relisant un papier rédigé à la va-vite à propos d'un concours canin ; en première position était arrivé un berger allemand qui tirait la langue (comme tous les bergers allemands) déguisé en paludier.

***

Ce matin il s'était saisi des clés du Cocon, le surnom que sa femme avait donné au pavillon isolé dans un petit bois non-loin du château. Elle prévoyait donc des choses grandioses pour ce soir. En général, des invités étaient conviés plusieurs mois à l'avance pour les réunions au Cocon ; toujours dans le plus grand secret.

Il fit de l'équitation toute la matinée, puis passa du temps avec les bêtes, discutant avec les palefreniers. Il aimait beaucoup ce contact qu'il établissait avec les gens du coin. Enfant, il n'avait pas souvent eu l'occasion de voir plus loin que les quatre-cent-cinquante hectares de la propriété.

C'est complètement excité qu'il rentra chez lui, traçant directement vers le petit pavillon blanc ; c'était une réplique miniature du Parthénon d'Athènes. En pénétrant dans le vestibule, une odeur de cigares de qualité atteignit ses narines, qui frémirent d'allégresse. Un majordome vêtu d'un tuxedo coupé selon une mode passée vint prendre son manteau. Un autre lui tendit une enveloppe sur un plateau ; une enveloppe en soie cousue à la main. Il en sortit une petite plume blanche, qui lui évoqua une volière, mais aspergée de parfum aigre-doux. Il sourit. Cabaret, ce soir.

Il gravit les escaliers quatre à quatre, et arriva sur le premier palier, dos à la porte d'entrée, face à une autre porte à doubles battants. Il entendait des bruits sourds qui s'échappaient de sous la porte. On changea son gilet contre un veston de costume appliquant parfaitement la règle des trois D : Décontracté, Distingué et Discret.

Il souffla un bon coup, et les portes s'ouvrirent.

La musique endiablée envahit ses oreilles, et en même temps les éclairages l'éblouirent ; pourtant tout était tamisé, mais les nuances de gris, de rouge et d'or étaient dosées avec tant de goût et de raffinement qu'il fut en un instant convaincu que l'œuvre était signée Dorothée. Il descendit les marches ; deux femmes souriantes se tenaient de part et d'autre de chacune d'elles, vêtues de plumes et de perles. Il ne s'était pas trompé. Ce soir, c'était cabaret. Une fois qu'il fut arrivé au bout des marches, tous les convives levèrent leur verre. Sa femme lui en apporta un en personne, habillée d'une longue robe de soirée rouge carmin, fendue sur le côté.

« Tu es en beauté, ce soir, la complimenta-t-il.

- Et tu es plutôt bel homme. »

Elle posa un long baiser sur sa joue, en fermant les yeux, comme si sa vie s'interromprait lorsqu'elle l'aurait quitté. Il la prit par la taille, et ils restèrent immobiles un moment.

« Lâche ma fille, veux-tu ? lui dit soudain une voix farceuse.

- Albert ! Comment allez-vous ?

- J'irais mieux si tu cessais de l'accaparer. Magnifique soirée, mon petit bouchon. »

Dorothée sourit d'un air modeste, et entraîna son mari vers un petit groupe dont chaque membre tenait un martini. Un homme lui serra la main, une olive dans la bouche.

« Comment ça va, mon vieux ? demanda-t-il. (Il se tourna vers Dorothée :) Magnifique petite sauterie ! »

Il baisa sa main en riant.

« T'as vraiment une femme en or » dit-il avec un clin d'œil.

Comme personne ne riait, il reprit :

« Quoi, vous comprenez pas ? Dorothée, la femme en or !

- Ah oui ! s'exclama le maître des lieux. C'est amusant. »

Dorothée commença à rire mais, dans un élan que lui-même ne comprit pas, il plaqua sa paume sur la bouche de sa femme.

Une serveuse en petite tenue se chargea de changer les verres, et elle eut un petit sourire en remontant ses lunettes. Albert, le père de Dorothée, l'observait, debout juste à côté d'elle.

« Une stagiaire » dit l'homme, comme s'il connaissait le personnel.

Et la jeune femme fit soudain tomber les verres, dans un fracas épouvantable, qui ne se résuma bientôt plus qu'à…Une sonnerie.

Coukie

1er février 2010.