Soupir des anges
23
Je me précipitais vers la moto accidentée, écartant les branchages si furieusement que j'en arrachais au passage. Il ne me fallut qu'une seconde pour comprendre que Tegan n'était pas là. Il n'y avait aucun trace d'un corps, blessé ou inerte. Pas un bruit, pas un mouvement. Juste la moto noire de mon incube encastrée dans le tronc du saule qui par miracle avait tenu bon. Je contournais la bécane et cherchais la moindre trace, le moindre indice mais il n'y avait rien. Absolument aucune trace de Tegan ou quoi que ce soit indiquant ce qu'il s'était produit ici. Je baisais les yeux sur le casque de moto… Tegan n'en portait jamais, je le tannais avec ça depuis que je le connaissais mais il n'en avait jamais mis… Pourtant je reconnaissais celui-ci… Je lui avais offert pour son prétendu anniversaire. Prétendu parce que lui ne se souvenait plus de la date exacte. Alors j'en avais choisis une pour lui et je lui avais offert un casque décoré pour lui donner envie de le mettre.
Mais Tegan l'avait juste utilisé comme objet de décoration dans sa chambre. La dernière fois que j'avais vu ce casque, il servait de récipient à une montagne de préservatifs emballés de toutes les couleurs.
_ Evan, remonte dans la voiture !
Je sursautais et me tournais vers Uriel. Je ne l'avais pas entendu atterrir ni s'approcher. Son expression était fermé et tendue, il se tenait aux aguets près de l'endroit où j'avais trouvé le casque.
_ Ou est-il ?
_ Pas ici, je ne sens aucune vie hormis celle des rats. S'il te plait Evan remonte dans la voiture, ce pourrait être un piège.
_ Je ne partirais pas avant de savoir ce qui s'est passé ici !
Je le vis ravaler sa colère et mordre sur sa chic pour ne pas me sauter dessus et m'entrainer dans les airs. Je pouvais me montrer terriblement têtu quand je m'y mettais mais là, il s'agissait de Tegan. S'il y avait le moindre indice ici, je devais le trouver. Uriel dû convenir que je ne le suivrais pas avant qu'il ait jeté un œil aux alentours et renonça à me convaincre. Il leva les yeux au ciel et je suivis son regard, découvrant que deux anges volaient en ronde au-dessus de nos têtes. De si loin, je ne pouvais pas être certain mais il me semblait que Bowen était l'un d'eux.
_ Ou as-tu trouvé le casque ?
_ Là où tu te trouves.
Il recula d'un pas et observa le sol depuis la route, jusqu'à l'arbre ou je me trouvais. Je n'avais même pas pensé à regarder les traces au sol. Je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à Tegan. Que lui était-il arrivé ?
_ Quelque chose l'a percuté et l'a fait sortir de la route… La moto a filé droit jusqu'au saule…
Il s'avança encore un peu sans quitter le sol des yeux, puis il se mit à croupi relevant ses ailes pour que leur pointe ne touchent pas le sol de terre.
_ Il a rampé ici…
_ Comment tu le sais ?
_ Il y a du sang, très peu et quelqu'un a essayé de le recouvrir de terre mais il était pressé, il en a oublié un peu.
Il se redressa et observa de nouveau l'endroit où j'avais trouvé le casque.
_ Je dirais que l'incube à ramper pour s'éloigner de la moto accidentée, qu'il a retiré son casque et que quelqu'un l'a attaqué avant qu'il puisse rejoindre la route. Il n'y a aucune trace de pas… Donc on l'a emporté par la voie des airs.
_ Ce serait donc Nicolaï ?
_ Ce ne peut-être que lui. Il a profité de l'incendie pour essayer de t'avoir, comme il n'a pas pu, il a pourchassé ton ami ou il a envoyé quelqu'un le faire à sa place. Tout dépend de la vitesse à laquelle il peut voler, ce que nous ne savons pas.
Je me relevais et marchais d'un pas tremblant jusqu'aux traces de sang qui m'avait échappé. Uriel avait raison, il n'en avait peu… Mais pour moi, c'était déjà trop. J'imaginais assez bien la scène qui s'était jouée ici. Nicolaï attaquant par la voie des airs et jetant mon ami hors de la route. Je pouvais presque entendre le fracas de la moto projetée contre l'arbre. Tegan avait sans doute été désarçonné dans la chute et heureusement pour lui.
À présent je pouvais mettre un visage sur mon ennemi. Le dernier visage qu'avait vu Winston, Alex, Jessy et tant d'autres victimes si abominablement assassinées. Le visage figé, sans expression de Nicolaï.
Je fermais un instant les yeux et soudain le visage de Tegan se superposa à ceux de mes collègues. Un frisson parcouru ma colonne vertébral mais si d'ordinaire le simple souvenir du carnage me donnait envie de vomir, cette fois, la vision ne m'inspira qu'une rage violente et brulante. Il n'avait pas tué Tegan, il ne l'avait pas laissé torturer sur le bas-côté de la route. Il avait fait pire… Il me l'avait enlevé, il me l'avait pris ! Ma seule famille entre les mains d'un psychopathe en puissance.
_ Inacceptable.
Je sentis le regard d'Uriel me suivre quand je passais devant lui, le casque toujours à la main. En remontant vers la voiture, ma rage se transforma en haine. Une haine toute dirigée vers un ange infernal qui aurait pu devenir un frère mais qui avait préféré me prendre ma famille.
_ Envoyez quelqu'un récupérer la moto ! Elle doit être remorquée et réparée !
C'était non négociable. Tout, absolument tout devait être réparé ! Parce que je comptais bien retrouver Tegan et lui rendre sa moto en bon état. Elle était son bijou. Je repris le volant, posant le casque de moto sur la banquette passager. Le simple fait de la regarder me foutait en rogne. L'inquiétude le disputait à l'envie de frapper la prochaine personne qui croiserait ma route. À la place, je démarrais sur les chapeaux de roues, me fichant pas mal de connaitre ou non le chemin.
Plus je songeais à l'enlèvement de Tegan, plus je songeais à Nicolaï, plus l'envie d'affronter quelqu'un ou quelque chose montait en moi. Mon état venait de déplacer le seuil de l'acceptable. Dans mon univers, il y a deux types de colère. Celle qui explose et qui pouvait me pousser à engueuler un prince démon sans me soucier des conséquences. Et l'autre, celle que j'avais retenue, emprisonnée au plus profond de moi. Celle qui m'avait poussé à dépecer Brian Stanford. Le vieux démon qui avait élu domicile au creux de mon être se réveillait soudain et pour la première fois de mon existence, je ne tentais pas de lui échapper. Je me laissais bercer par sa joie vicieuse, je me laissais porter par son envie de sang, de douleur, de vengeance. Parce que ce qui dormait en moi, ce monstre sans émotion était en rage… Je le sentais… Il était si furieux qu'on lui ait pris Tegan. Parce que Tegan était à nous et qu'on nous l'avait pris… C'était inacceptable !
Soudain, une forme énorme frôla l'aile gauche de la voiture et je braquais le volant pour éviter de perdre le contrôle. Un coup d'œil à l'extérieur m'appris qu'Uriel avait remarqué mon manque d'attention. Il venait, de façon brusque, de me ramener sur un chemin bardé de chênes.
Je pris la route, indiquée, si gracieusement et m'enfonçais entre les arbres, le chemin était étroit mais praticable. Mon vieux démon ne se rendormis pas. Il était en plein éveil et réclamait que je lui laisse le champ libre. Au fond, je savais que là où je me trouvais, il n'y avait personne de coupable, personne à détruire en toute justice. Qu'aucun des adversaires que je pourrais trouver dans la demeure d'Uriel ne méritait de recevoir mes coups. Mais j'en avais besoin. Et pour la première fois de mon existence, le démon et moi étions d'accord. Nicolaï devait payer pour Tegan… Seulement voilà, seule ma conscience humaine me rappelait que Nicolaï n'était pas ici et qu'il ne serait pas mon adversaire ce soir… Alors qui ?
J'arrêtais le moteur de la voiture devant la demeure de l'archange et tentais de faire refluer mes envies de meurtre. J'avais envie de me laisser aller mais je n'avais pas d'adversaire à opposer à la bête… Je n'avais personne qui… La bête se mit à chercher un adversaire, faible ou fort… Le démon s'en moquait. Ça n'avait pas d'importance. Mon regard fut attiré par l'atterrissage gracieux de l'Archange, à quelques pas de la voiture.
En moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, j'étais hors de la voiture, mon poing se refermant sur la nuque d'Uriel pour le projeter à terre. Il ne s'était pas attendu à une attaque, pas de ma part et ma partie consciente n'avait même pas pu suivre mes propres gestes. Jamais je n'aurai dû être aussi rapide… Jamais.
Je n'avais aucun raison de m'en prendre à Uriel, hormis le fait que j'en avais besoin. Le fantôme avait pris les commandes et je préférais le laisser faire, parce que je ne pouvais pas contrôler les sentiments qui m'envahissaient de seconde en seconde.
Je savais qu'Uriel s'en sortirait, je savais que je ne pouvais pas le tuer. Alors vaincu par ma propre volonté, par ma propre colère, je m'effaçais. C'était comme fermer lentement les yeux, laissant l'obscurité prendre le relais. Je perdis conscience de ce que je faisais, de ce qu'une part de moi faisait de mon corps. Je la laissais agir comme je l'avais fait des années plus tôt sur un ring improvisé dans une grange. Uriel pouvait se défendre et moi, j'avais besoin de lâcher prise.
Je me reculais à l'intérieur de moi-même, me blottissant confortablement en un lieu qui n'était rien. Juste un cocon familier et chaleureux. Là, je pus laisser mes émotions prendre le pas… Dépouillé de ma rage, de ma combativité, de tous ou presque… Il ne me restait qu'une seule émotion.
La culpabilité.
Winston, Alex et Jessy avaient été torturés et exécutés par ma faute. C'est moi que Nicolaï cherchait à atteindre. Plusieurs familles avaient perdu leur maison aujourd'hui à cause de moi. Parce qu'on m'avait tendu un piège. Et Tegan avait été kidnappé. Nicolaï était peut-être en train de le torturer à l'heure actuelle et je ne pouvais rien faire.
Combien de vie seraient-elles perdues parce que je n'avais pas le pouvoir de m'opposer à lui ? Qui devrais-je encore perdre ? Il ne restait plus grand monde à me prendre… En fait, il ne restait plus personne.
_ Ça suffit Evan !
Je n'avais pas envie de reprendre le contrôle, je ne sentais plus ni mon corps, ni l'air sur ma peau. Plus rien. Je voulais juste prendre le temps de m'apitoyer un peu sur moi-même avant de reprendre le combat. Je voulais juste une pause…
_ Je te tiens… Reviens…
Je me sentis tiré vers la réalité, la rage fondit comme neige au soleil, lentement, progressivement. Et ma léthargie fut mise à mal. Je me débattis pour qu'il me lâche, pour qu'il me laisse là où j'étais. Je n'y étais pas resté assez longtemps à mon gout. Je voulais rester calfeutrer en moi-même le plus longtemps possible. Mais il me ramenait… Inexorablement.
J'ouvris les yeux, contraint et forcé. Dans un premier temps, le visage d'Uriel m'apparut flou puis les ombres s'écartèrent et je me rendis compte qu'un liquide chaud coulait sur ma joue. Uriel avait arraché les manches de mon t-shirt pour atteindre mes marques des épaules aux coudes. Les mains d'Uriel étaient cramponnées à mes bras, à mes marques. Il m'avait plaqué au capot de la voiture, me tenant tellement fort que la simple pression de ses doigts était douloureuse. Je n'étais pas fourbu, mais j'avais reçu quelques coups et de toute évidence, j'en avais donné. La lèvre inférieur d'Uriel était ouverte, fendue en deux, il ne saignait pas à flot mais les quelques gouttes qui lui échappait tombaient sur ma joue. J'étais essoufflé et mon cœur battait furieusement dans ma poitrine.
_ Ce n'est pas le moment de perdre pied leyvan.
Perdre pied ? J'étais bien au-delà d'avoir perdu pied. Je me sentais affreusement coupable et inutile. Je ne pouvais rien faire pour arranger les choses, je ne pouvais voler au second de mon meilleur ami, je ne pouvais qu'espérer qu'il soit toujours en vie.
_ Il l'est… S'il ne l'était plus Asmodée le sentirait.
_ Il pourrait très bien me le cacher.
_ Et pour quelle raison ? Pour éviter de te faire de la peine ? Ce n'est pas le genre de notre prince démon.
_ Comment va-t-on le retrouver ?
_ Si tu penses qu'Asmodée laissera l'un des siens se faire agresser, tu te trompes. L'incube est ton ami, mais il est aussi affilié à Asmodée. Notre prince démon ne tolèrera pas qu'on s'en prenne au sien.
Il me l'avait déjà dit. Asmodée me l'avait déjà dit deux fois. Alors pourquoi refusais-je de le croire ? Seul, je ne pouvais rien faire, mais si l'un des ailés trouvait une solution quel qu'elle soit, alors je devrais lui faire confiance. Tegan méritait que je me batte pour lui, il méritait que je prenne tous les risques. Même si cela signifiait de faire confiance à Uriel et Asmodée.
_ Tegan. Pas l'incube mais Tegan.
L'archange acquiesça et relâcha lentement la pression de ses mains sur mes bras.
_ Bien. Maintenant rentre, inutile de te dire que tu ne mettras plus un pied à découvert tant que le sceau ne sera pas brisé.
_ T'as maison est ouverte à tout le vent, Uriel, tu peux me dire ce que ça change d'être dedans ou dehors ?
_ Ne peuvent franchir mes murs que ceux que j'y autorise.
_ Hm… Si tu veux que je rentre, il va falloir me lâcher, Archange.
Ses mains ne me faisaient plus mal, mais il ne m'avait pas lâché pour autant. J'étais toujours plaqué sur le capot, mes pieds ne touchant plus le sol de gravier. Le sourire qui fleurit sur les lèvres d'Uriel ne me dit rien de bon… Enfin, tout était relatif.
_ Ne crois pas t'en sortir si facilement… Toi qui as fait couler mon sang.
Je détournais les yeux. Ma colère était passée, j'étais calmé pour un temps. Seule l'inquiétude persistait.
_ Je suis désolé de m'être laissé emporter comme ça.
_ Ne t'en fait pas, il est normal que ton côté ailés se manifeste sous le coup d'émotion trop forte. Mais j'attends encore que tu te fasses pardonner, leyvan.
Malgré mon mal être, je ne pus m'empêcher de sourire. Certain ici ne perdait pas le nord, quelques soient les évènements. Je retrouvais son regard amusé. Il ne maitrisait pas cette expression aussi bien qu'Asmodée mais il était diablement beau quand il se donnait la peine d'offrir une expression. Je passais mes jambes autour de sa taille et serrait assez pour le ramener plus près de moi. Je sentis son corps épouser le mien au niveau de nos bas ventres et je ne pus empêcher un frisson de parcourir ma colonne vertébrale.
J'adorais la façon dont son corps se mariait avec le mien, j'avais l'impression d'être fait pour être contre lui. Pour le tenir ainsi entre mes cuisses. Asmodée savait allumer et son corps me donnait des envies loin d'être catholique mais quand il s'agissait de charnel, de corps contre corps, de domination, alors je ne pouvais penser qu'à Uriel. Asmodée pouvait bien m'exciter avec ses discours susurré au creux de l'oreille. Pour m'allumer, Uriel n'avait besoin que d'un regard. En somme, le démon me rendait curieux et fébrile, l'ange me donnait des envies de baises prolongées.
_ Il va falloir que tu t'approches Archange.
Son sourire s'élargit d'avantage. Il en fallait beaucoup pour se dérider mais charmer faisait définitivement partie de lui.
_ Viens donc chercher mon pardon, humain.
Il maitrisait fort bien le mépris mais quand il se mettait à en jouer, il devenait carrément bandant. Je me redressais sur le capot de la voiture, passant mes bras autour de son cou. J'évitais de toucher ses ailes parce qu'il ne m'y avait pas autorisé et je respectais cette partie de son corps qui comme chez tous les ailés étaient sacrées. Je me hissais jusqu'à lui sans aucun mal, je sentais bien une douleur dans mes bras et dans le bas de mon dos mais je supposais qu'il s'était défendu en évitant le pire.
Je frôlais ses lèvres des miennes, sentant son souffle caresser ma peau. C'était agréable, sentir son souffle, sentir l'odeur du sang sur lui. Je ne pouvais pas cacher que j'aimais ça. J'avais réussi à faire couler son sang et maintenant j'allais lui demander pardon. Je léchais la blessure du bout de la langue et sentis ses ailes tressaillir dans son dos.
_ Allons Archange, ce n'est qu'une égratignure…
_ Et je ne frissonne jamais de douleur leyvan.
Le ton bas de sa voix me fit frissonner et manquait de peu de briser ce moment en riant. Jamais je n'avais rencontré d'homme capable de draguer comme il le faisait. Avec une telle nonchalance. Puis je fini de jouer. Je pris ses lèvres de miennes tout d'abords avec douceur, effleurant à peine sa peau délicate, puis il entrouvrit les lèvres et je me précipitais entres-elles. Je trouvais sa langue et la caressais de la mienne, ondulant contre son corps. Je me pressais contre lui, sentant s'éveillé la partie la plus virile de sa personne. Je titillais sa langue de la mienne, l'amenait à me répondre mais il me laissait le contrôle de l'échange. Après tout, j'étais celui qui se faisait pardonner.
Je me perdis dans cette échange jusqu'à sentir ses mains glisser sous mon t-shirt. J'étais à deux doigts de le laisser faire, à deux doigts de me laisser baiser devant sa maison, sur le capot d'une voiture. Mais voilà, la voiture appartenait à Tegan et si l'idée n'aurait pas déranger mon incube, pour l'heure, celui-ci était porté disparu, aux mains de l'ennemi. Et je ne pouvais décidément pas me laisser aller au plaisir tant qu'un plan n'aurait pas été mis en place pour le retrouver. Aussi, trouvais-je la façon la plus efficace de le repousser. Je me saisis de sa lèvre blessée entre mes dents et je mordis un coup, fort et brièvement.
Jamais je n'aurai cru l'entendre manifester son plaisir de façon audible. Mais le grognement qui me répondit m'apprit, de un, qu'il était un homme normalement constitué, de deux, qu'un peu de douleur ne le dérangeait pas. Je détachais mes bras de sa nuque et lentement, il me laissait me rassoir sur le capot. Je le vis passer sa langue sur sa lèvre, un sourire satisfait aux lèvres.
_ Tu devrais cesser de m'arrêter au meilleur moment… C'est frustrant.
_ Je n'en doute pas et je le suis tout autant mais nous avons des choses à voir.
_ Tegan, bien entendu.
Je souris en l'entendant prononcer le nom de mon incube préféré. Il apprenait vite et ne commettait pas deux fois la même erreur. Il s'écarta et mes pieds retrouvèrent la terre ferme. Je me sentais mieux, à présent et plus apte à réfléchir à la situation. Tegan avait besoin que je garde les pieds sur terre. Lui, l'aurait fait pour moi. Je suivis Uriel quand il pénétra dans sa demeure imposante jusqu'à un bureau que je n'avais pas exploré jusqu'à présent. Comme je pouvais m'y attendre, tout était parfaitement en ordre. Un lourd bureau de chêne trônait fièrement sous la fenêtre prévue pour laisser passer un corps muni d'ailes immenses. Les murs étaient couverts d'étagères sur lesquelles étaient posé des dossiers bien en place et triés de façon méthodique dans des classeurs noir, blanc ou gris et une multitude d'autres dérivés de ces trois couleurs.
Je savais qu'Uriel ne me demanderait jamais mon avis en décoration mais…
_ Tu n'es pas un grand fan des couleurs Archange.
_ Quand on vit depuis aussi longtemps que moi, certaines choses perdent de leur importance.
_ Mais pas toute…
Bon, je ne pouvais pas dire que jouer les allumeurs me déplaisait et j'étais même plutôt partant pour éteindre l'incendie si besoin était mais, je jouais également avec le feu. Un feu dangereux qui flamba en un instant le regard d'Uriel quand il releva son regard vers moi.
_ En effet, pas toute.
Au moins je pouvais être certain que ma petite crise ne l'avait pas refroidi. Au contraire, j'avais la nette impression que me montrer résistant et pas aussi inoffensif qu'un mortel lui plaisait. C'était la deuxième fois que je me laissais aller devant lui. Et il ne me l'avait jamais reproché que du contraire. Bien entendu, Uriel voulait avant tout que je sois un ange infernal, il n'avait que faire d'un humain et malgré tout, cela me laissait un gout amer… Parce que d'une certaine façon jamais je ne cesserais d'être humain.
_ Bon, que fait-on pour Tegan ?
_ Nous ne pouvons pas faire grand-chose, hélas. Médée et moi ne pouvons intervenir.
_ Mais vous avez des centaines de surnat' sous vos ordres. On pourrait peut-être…
_ Quoi ? Déclencher une guerre en plein cœur du District pour retrouver ton ami ? Non, nous provoquerions une panique générale parmi la population.
_ Personne n'a besoin de le savoir…
_ Il y a toujours des fuites, de plus les médias nous ont à l'œil depuis les meurtres du Val'alta.
Il n'avait pas tords. Les média n'allaient pas tarder à faire la relation entre le Val'alta et mon appartement qui avait brûlé. Je savais qu'Asmodée avait fait de son mieux pour maitriser les journalistes mais il ne pourrait pas continuer comme ça longtemps. Surtout si nous mettions la communauté surnaturelle sur le pied de guerre.
_ Alors vous devez me libérer du sceau au plus vite et…
_ C'est également impossible.
_ Pourquoi ? C'est pas ce que tu veux ? Ce qu'Asmodée veux ? Ce que votre putain de conseil veut !
Je commençais à en avoir assez qu'on me prenne pour un pion. Je voulais trouver et libérer Tegan au plus vite. L'idée qu'il ne soit pas si éloigné de moi et en danger était difficile à gérer. Et Uriel ne m'aidait pas vraiment à trouver une solution.
_ Si nous brisons le sceau maintenant, tu es mort.
_ Je tiendrais le coup !
_ Certainement pas dans ton état actuelle, tu manques de sommeil, tu es encore trop maigre et pas assez robuste pour une épreuve comme celle-là.
_ Qu'est-ce que tu sais de ce que je peux supporter ou pas ?
La douleur, je connaissais. J'avais grandis avec elle, pansant moi-même mes plaies, priant pour qu'elles ne s'infectent pas. J'avais tenu bon durant des années, à servir de chien enragé dans des combats clandestins. Peu d'homme connaissait la douleur qu'inflige un coup de couteau dans le flan… Un coup de poing dans la gorge, un coup de tête dans la mâchoire… Mais encore moins savent ce que c'est de le subir chaque jour, encore et encore… Moi je savais et j'avais survécu à ça. Uriel sembla suivre le court de mes pensées et je me demandais un instant s'il pouvait entrevoir ce que ces souvenirs éveillaient en moi. Une rage si profonde et un peur tout aussi grande. Je ne voulais plus jamais souffrir de cette façon, mais souffrir pour Tegan… ça je pouvais le faire.
Quand il prit la parole, Uriel le fit avec beaucoup de prudence et sur un ton presque neutre. Avait-il peur que ma part sombre ne prenne le dessus encore une fois ? Non… Sans doute pas. Après tout, il venait de gérer une de mes crises sans aucun problème. Peut-être prenait-il seulement en considération ce que je pouvais ressentir, mais là encore, j'avais du mal à y croire. Je ne voulais pas y croire…
_ Il ne s'agit pas seulement d'une douleur passagère, Leyvan. Nous allons déchirer ta peau, écarter la chair de ton dos avant d'y implanter deux plumes. L'une des miennes et l'une appartenant à Asmodée. Une plume d'Archange et l'autre d'un Prince démon. Deux pouvoirs qui vont se battront l'un contre l'autre à l'intérieur même de ton corps.
Je croisais son regard et compris qu'il n'essayait pas de me faire peur, mais qu'il me racontait la stricte vérité.
_ Ce genre de douleur ne peut pas être envisagé par l'esprit, c'est au-delà du concevable.
Je cherchais le réconfort dans son regard, mais ne trouvait qu'une froide sincérité…
_ Même si on attendait… Comment pourrais-je survivre à ça, Uriel ?
_ Oh, tu y survivras, si tu es assez fort pour surmonter cette première étape, ce qui n'est absolument pas le cas pour le moment.
Ah parce qu'en plus il n'y avait pas qu'une étape. Et dire qu'il m'avait dit de ne pas m'en faire au sujet de mes ailes. Il avait bien entendu, oublié de préciser qu'il allait me découper, me hacher menu avant d'implanter deux plumes aux pouvoirs opposés dans mon corps. Ouai… Juste un minuscule détail en somme. Foutu ailés !
_ On pourrait peut-être pensé à me mettre dans le coma ou un truc du genre… J'ai pas vraiment besoin de connaitre tous les détails.
_ Impossible. Si tu perds connaissance durant le processus, tu risques de voir ta personnalité modifiée à jamais au moment où tes pouvoirs d'ange infernaux se réveilleront.
En d'autre terme, si je perdais connaissance, je deviendrais cette être glacer et sans pitié qui vivait tout au fond de moi. Cet être qui tuait sans le moindre sentiment et qui y prenait plaisir. Un monstre et rien de plus que ça.
_ Je suis sûr que tu préfères rester toi-même.
Ce n'était pas une question, je me gardais donc bien d'y répondre. Je ne tenais pas à ce qu'Uriel se rendent compte… à quelle point l'idée de me perdre me faisait peur. Devenir cet autre moi, celui qui tuait si aisément, cette facette de moi que je ne contrôlais pas, que je ne comprenais pas. Et qui pourtant vivait et luttait depuis toujours pour prendre sa place.
_ Si je ne peux pas briser le sceau maintenant, en quoi vous serais-je utile dans l'immédiat ?
_ Que l'incube se fasse enlever n'était pas prévu. Nous devions avoir plus de temps devant nous avant de t'amener sur le devant de la scène.
_ Ouai et ben de toute évidence, ce n'était pas l'avis de Nicolaï. Uriel, je ne veux pas savoir ce qui aurait dû se passer mais ce qu'on va bien pouvoir faire pour sauver Tegan.
Il posa son regard glacé sur moi, et je lu tout ce que je ne voulais pas y lire. De la pitié et de l'amertume.
_ Tu devrais peut-être abandonner l'idée de retrouver ton ami pour le moment.
_ Tu veux dire… Le laisser aux mains du taré qui a torturé mes proches ?!
_ Ce n'est pas une si mauvaise solution. Nicolaï le gardera en vie tant qu'il servira d'appât.
_ Sauf que si je ne me pointe pas pour sauver Tegan, il ne sera plus un appât ! Nicolaï pourrait bien décider de le tuer si je n'agis pas d'une façon ou d'une autre. Je ne peux pas attendre.
_ Il n'y a pourtant pas d'autres options… Il n'y en a même pas une…
C'était hors de question. Je ne voulais pas donner à Nicolaï une raison de tuer Tegan. Pour le moment, mon incube lui était utile… Mais s'il se demandait pourquoi je ne venais pas le sauver, pourquoi je trainais la patte… Alors il n'hésiterait pas à se débarrasser d'un poids mort. Je ne pouvais pas prendre ce risque… Je ne voulais pas le prendre. Mais de toute évidence, Uriel ne bougerait pas le petit doigt pour m'aider à le sauver et je doutais qu'Asmodée soit d'un avis différent.
Il devait forcément y avoir une solution… Il me suffisait de…
Je me détournais de l'Archange, essayant de ne penser à rien, priant pour qu'il ne soit pas à l'écoute de mes pensées. Je me dirigeais vers la sortie, ruminant les mots d'Uriel plutôt que de penser à la bribe d'idée qui m'était venue… Mais échapper à un Archange était peine perdu, le tromper était un espoir vint. En un instant son corps imposant m'avait devancé et me bloquait l'accès au couloir.
Je résistais un long moment avant de lever les yeux vers lui et de croiser son regard… Et je sus que j'avais échoué. Je me méfiais de moins en moins de lui et mes barrières étaient de plus en plus faciles à franchir. Il m'avait percé à jour à la seconde ou mes pensées s'étaient emballées.
_ Ce n'est pas une option.
_ C'est là seul qu'il me reste…
Il avança d'un pas et sa main s'avança jusqu'à mon bras. Je reculais pour ne pas qu'il me touche mais son regard m'hypnotisait complétement.
_ Je dis que ce n'est pas une option…
_ Le risque est acceptable.
_ Il ne l'est pas.
Sa main continuait de progresser… Puis ses doigts entrèrent en contact avec mes marques et soudain mon idée perdit de sa force dans mon esprit… Elle s'effaça lentement dans une brume contrôlée par Uriel. Je n'avais jamais gouté à son pouvoir mais il en usait à présent… Il en usait pour me faire oublier que le seul moyen de sauver Tegan était de me rendre et de faire au mieux pour le reste… Une partie de moi, sombre et coléreuse se débattis furieusement contre Uriel mais il était si puissant…
_ Il est le seul que j'ai jamais eu… Uriel…
_ Tu sais que tu as tord… Mais puisque tu te refuses toujours à y croire… Je vais te le montrer…
Je ne pus ni reculer, ni protester, ni réagir de quelque façon que ce soit… L'Archange du District C se pencha avec une lenteur rendue presque palpable par son pouvoir. Je remarquais soudain que son corps s'était soudé au mien… Juste avant que ses lèvres ne goutent dangereusement les miennes…