Titre: HOT CHILI
Rating: MA/ M+ (+16/18)
Genre: Magouilles, Musique, Romance MM.
Note: Hot Chili relate de la romance entre hommes et plus, si affinité. Si ce n'est pas votre genre de lecture, passez simplement votre chemin. Cela dit, la romance n'est pas le fil conducteur de cette fiction.
Claimer: Mon imagination débridée©. Mais mes rencontres (heureuses et/ou malencontreuses) sont le fuel de cette imagination. Toute ressemblance des personnages avec des personnes réelles est fortuite.
Petite dédicace à Tuturne qui m'aura aidée à éclaircir un peu la situation géographique de mon État Fictif.
Une pensée à Lilithiel de qui me vient cette idée d'un avant propos.
Relecture: Sanashiya (BIG UP ! ^_^)
Bêta-lecture : Nan-chan (Un ÉNORME MERCI !)
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AVANT PROPOS
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Hot Chili doit se lire comme l'on suit une série télé. Saisons et épisodes = tomes et chapitres.
La fiction relatant les péripéties d'un groupe de rock fictif, The Beat'ONE, j'ai pris le parti d'inclure les lyrics dans mon intrigue. Ils sont en anglais, et je m'excuse d'avance d'écorcher la langue de Shakespeare. Une traduction sera disponible à la fin du chapitre concerné. (!) mises à jour de 2017 (!) Notez que Hot chili n'est pas une « song-fic », car les paroles des chansons sont des créations personnelles. À ce propos, tout plagiat s'expose à mon courroux.
Dans cette même optique, quelques expressions seront délibérément employées en anglais, même si l'équivalent français existe. En bref, ce sera un medley anglo-francophone. De fait, l'histoire se déroule dans un État Fictif à tendance anglophone (système scolaire, système de santé, etc.). Cela m'affranchit de contraintes dues à l'ignorance, lorsque j'essaye de projeter une fiction dans des villes réelles. Je navigue plus facilement entre mes villes imaginaires que dans un décor parisien, new-yorkais ou encore brésilien.
Il n'empêche que mes personnages évoluent dans notre monde, puisqu'ils seront amenés à traverser l'Atlantique, faire du tourisme à Milan, étudier à Oxford, fouler le sol de Venise, partir en croisière à Macao, etc.
D'autre part, je n'ai pas su trouver de nom à cet État Fictif, et j'ai décidé qu'il n'en aurait pas. Toujours est-il qu'il s'agit d'un vaste archipel, à la manière de l'Australie, que je situe sur la plaque Pacifique, à cheval sur le Tropique du Cancer jusqu'à la hauteur du Guatemala. De ce fait, mon État Fictif n'est ni en Asie, ni sur le continent américain, mais reste assez proche des U.S.A pour justifier le dollar comme devise.
Pour le climat... Puisque je visualise cet archipel très grand, chevauchant le parallèle du septentrion (Tropique du Cancer), je peux justifier un climat méditerranéen au nord du pays avec des températures froides à l'extrême nord, et un climat tropical au sud avec quelques zones très chaudes, voire arides, au centre.
Les villes mentionnées dans Hot chili ne sont pas les seules de cet État.
Mes autres fictions (Criminal Quest, Janus n'est pas une mythologie, Riddle Game, Fouille au cœur) s'y déroulant aussi, je continuerai de développer ce monde fictif.
Et enfin, l'État Fictif ne sera pas ma seule invention. Le panel sera large, allant du cosmétique à l'agro-alimentaire en passant par les médias, la mode, la musique, le système universitaire, etc. À ce propos, j'invite les curieux à consulter mon blog tumblr epicefictions point tumblr point com ou le rantbook wattpad intitulé HOT CHILI - Univers.
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ATTENTION !
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Cette histoire débute en 2011 (année du début de sa rédaction). Ne rapportez donc pas à la présente année les âges des personnages. Mais il est tout à fait possible de se passer d'un référentiel réel.
Au début, les prénoms du bassiste et du batteur pourront porter à confusion. Jeffrey Scott (Jeff) est le bassiste, et Jet Poppy-Garett, dit « Jay » (« J » en anglais), le batteur. Mais leur personnalité est si différente qu'il sera aisé de les différencier.
Formation actuelle des Beat'ONE : (Noms d'artiste)
Red Kellin : chant, guitare rythmique [25 ans au début de la fiction, né en novembre]
Korgan Mineli : lead-guitar, violon [27 ans au début de la fiction, né en décembre]
Jeff Scott (Jeffrey): basse, seconde voix [28 ans au début de la fiction, né en mars]
Jet Poppy-Garett, alias Jay : batteur, multi-instrumentiste (guitare, djembé, piano), leader du groupe [28 ans au début de la fiction, né en janvier]
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MISE À JOUR - NOVEMBRE 2017
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SAISON I – ÉPISODE 01
— Il a encore craqué ! soupira Korgan.
— C'est pas vrai, faut te calmer, Red.
Jay leva la tête de ce qu'il faisait et posa son regard sur le chanteur avachi dans un canapé, la mine sombre, en train de fixer son portable.
— Ça devient maladif ! lança-t-il, exaspéré.
— Qu'est-ce que j'y peux, moi ? bougonna Red. C'est mort de toute façon. Il n'est pas « de la jaquette », dit-il avec ironie en mimant les guillemets.
— Depuis quand le fait qu'il soit hétéro te pose un problème ? intervint Jeff.
— Tu sais bien que c'est pas la raison, dit Korgan, amusé. Raconte-lui.
Le chanteur réserva un regard noir à Korgan. Il avait beau savoir que le guitariste s'amusait à ses dépens, le voir si enthousiaste rajoutait une couche à son amertume.
Il avait flashé sur un éphèbe, comme à chaque fois. Et comme à chaque fois, il l'avait pris en photo à son insu. Comme à chaque fois, il s'était jeté à l'eau. Enfin, il s'était plutôt jeté sur le jeune homme, et comme à chaque fois, il s'était fait rabrouer. Non, pas comme à chaque fois. Cette fois-là, la presse avait été présente et s'était dépêchée d'immortaliser la scène : lui, poussant sa cible dans l'ascenseur avec un sourire lubrique, et lui mettant la main aux fesses juste avant la fermeture des portes.
Les enregistrements de vidéo-surveillance avaient été réquisitionnés, lui évitant de faire les choux gras des magazines people pour peu qu'il y ait fuite. Le jeune homme l'avait violemment repoussé et il n'avait pas insisté.
La honte ? Non, Red ne connaissait pas ce sentiment. Il vivait de scandales et personne ne serait surpris. Choqué certes, mais pas surpris. Tout le monde savait que Red Kellin était un chaud bouillant. Quand il voulait une chose, il la prenait, même s'il ne l'obtenait pas forcément. En l'occurrence, l'objet de son désir était un groom de l'hôtel dans lequel séjournait son groupe de rock.
Le problème, ici, était que la victime avait menacé de porter plainte pour harcèlement sexuel. Il s'en était heureusement tiré avec des excuses et une interdiction de l'approcher à moins de cent mètres. Pour clore le chapitre à sa manière, en gentleman, il avait envoyé au jeune homme des places d'un concert sold-out, en s'assurant que sa place assise soit bien située à cent mètres de la scène.
Et maintenant, il déprimait. La place lui était revenue avec un mot : « I hate Fags ![1] ».
Quel gâchis ! Une si belle plante, hétéro, et comme si cela ne suffisait pas, homophobe ! Red soupira, résigné. Il soupira à nouveau, aucunement motivé pour la suite.
— Red, bouge-toi le cul et passe-moi cette porte ! tonna le leader de la bande.
Jay en avait marre de ses sautes d'humeur qui empiétaient sur leur travail. Ils avaient encore la dernière chanson de leur album – titré EVENEMENTIAL –, à enregistrer. L'amour à sens unique de Red n'allait pas tout remettre au lendemain. Leur producteur, Ethan Bosco, se servait de la moindre incartade pour leur mettre plus de pression.
— Ethan va encore…
— J'emmerde Ethan ! C'est pas lui que je veux. Je veux Laurent !
— Laurent ? répéta Jeff, perdu.
— C'est le prénom du groom, lui apprit Korgan. Mais t'étais où au fait, pendant l'affaire ?
— Y'a tellement de frasques sur lui que je ne prends plus la peine de m'y intéresser. (Venant du bassiste, c'était l'hôpital qui se foutait de la charité !) Je suppose qu'il était blond ? Le mètre 80 ou le mètre 60 ?
— Entre les deux, lâcha Red, amorphe.
— Putain, les gars, vous croyez que c'est le moment ?! s'énerva Jay. Il nous reste moins d'une semaine !
— Je déprime, tu peux respecter ça, maugréa le chanteur.
Album ou pas, Red avait envie de se vautrer dans son désarroi tout son soûl. C'était un potentiel bon coup qu'il venait de perdre, et il avait les yeux si bleus… Jay s'agaça de plus belle :
— Red !
— Je vais faire un tour.
Il se leva, prit sa veste et ses clés de voiture, et claqua la porte du studio d'enregistrement.
— Mais…
Le batteur en perdit son latin. Jay n'eut même pas la force de crier quand il le retrouva (ledit « latin »), et donna un coup de pied dans un caisson à outils. Jeff haussa les épaules, Korgan les sourcils.
— Tu sais qu'il ne faut pas le brusquer quand il est comme ça, rappela le guitariste.
— Mais merde ! explosa le leader. J'en ai marre de cautionner son caractère puéril ! S'il ne fait pas plus preuve de professionnalisme, je ne donne plus cher de notre peau. On a des contrats à respecter, bordel !
— Ce n'est pas en nous le criant que ça va faire avancer les choses, répliqua le bassiste d'un ton nonchalant.
Jay le dévisagea, abasourdi. Évidemment, Jeff n'en avait rien à foutre de cet album depuis le début. Cela ne l'intéressait plus depuis que Monsieur était l'égérie du parfum Kanon® Homme ! Il avait en plus signé pour jouer dans une grosse production, l'adaptation live tant attendue du best-seller de Katy Prank.
Jay avait remarqué que depuis un moment déjà, Jeff prenait tout avec nonchalance, de la chose la plus insignifiante à la plus importante. Ce dernier ne réalisait même pas que s'ils couraient derrière le temps pour boucler le présent album, c'était à cause de son agenda surchargé et de son manager : une lilliputienne indienne survoltée au curry qui leur rendait la vie difficile.
Korgan se rembrunit face à l'expression presque haineuse du batteur à l'endroit de Jeff. Ce dernier aussi le remarqua. Sans s'en formaliser, Jeff déplia avec grâce ses longues jambes, quitta son fauteuil, prit sa veste, et lança un salut aux techniciens du son présents dans le studio. Il avait déjà enregistré sa partie, son absence ne ralentirait personne. Néanmoins, avant de sortir, il se tourna vers Jay.
— Appelle ta fille, Jet. Dis-lui que je lui apporte plein de cadeaux.
Jay s'assombrit mais sa colère sous-jacente s'étiola.
— Ce n'était pas comme ça au temps de Brent, marmonna-t-il.
Jeff marqua un arrêt dans son mouvement vers la poignée. Il accusa le coup puis claqua la porte avec violence. Jay se mordit la lèvre inférieure, coupable. Avec Ethan sur leur dos, ils étaient tous sur les nerfs. Leur producteur s'était octroyé la liberté de prendre des engagements en leur nom, en se passant de leur avis. Et c'était vrai, il n'avait pas vu sa fille depuis un bout de temps. Il se laissa tomber dans sa chaise et décréta une pause. Personne ne se fit prier. L'atmosphère était d'une lourdeur de plomb.
Le studio d'enregistrement fermait à 18 h 30. Il ne leur restait que trois jours de location Si Red ne revenait pas à temps, ils ne finiraient jamais dans les délais. Or ils ne pouvaient se permettre de prolonger la réservation. Un autre groupe – du genre qui ne lésinait pas sur les moyens financiers et pouvait se le permettre –, avait déjà pris le créneau suivant.
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The Beat'ONE était en perte de popularité. Du moins, en excluant la renommée scandaleuse de son chanteur, Red Kellin, et celle sulfureuse de son bassiste, Jeff Scott. Le premier était un fervent partisan de la provoque, le second un homme à femmes invétéré. Le statut d'homme marié du lead-guitariste, Korgan Mineli, et celui de père relativement modèle du batteur, Jet Poppy-Garett, ne sauvaient pas la moitié des meubles pour l'opinion publique.
Une bonne partie des fans s'était peu à peu détournée du groupe, face aux caprices de diva de l'actuel chanteur, mais surtout parce que Red n'était pas Brent.
Brent Scott, ancien chanteur et leader charismatique des Beat'ONE. Celui qui, avec son petit-frère Jeff, avait monté le groupe composé de Jet dit « Jay » à la batterie, un copain de fac, et Korgan à la guitare, rencontré via un casting. Il l'avait hissé du statut indé du monde underground, restreint et codifié, à celui de major dans ce milieu fermé de grosse production, en dépit du côté très marketing.
Brent s'était assuré d'asseoir une certaine suprématie sur le milieu underground. Avec le bouche à oreille, il s'était créé un bon réseau de fans avant de se lancer dans la grande commercialisation, tout en gardant une grosse part d'indépendance. Un exploit.
Pendant quatre ans, le son marchait. Le business prospérait lentement mais sûrement. Sa mort précoce à vingt-six ans, des suites d'un accident de moto un jour d'orage, n'y avait pas mis fin. Au contraire, les foules, galvanisées, avaient accouru pour soutenir le groupe endeuillé. Les Beat'ONE n'avaient pas perdu de temps pour trouver un nouveau chanteur, au risque de se faire détester...
Mais difficile de détester Red Kellin à ses débuts.
Âgé de quatre ans de moins que son prédécesseur, il était de deux années le benjamin de la formation. Certes, il ne possédait pas le coffre vocal de Brent, mais il avait une signature vocale intrigante, intéressante et unique. Du genre à accrocher une mélodie dans la tête dès la première écoute. Le genre qui enivrait pour peu que l'on y soit réceptif.
Il avait un flow, un débit de parole ahurissant, et avait ajouté une autre guitare à l'orchestration. Le style musical des Beat'ONE avait évolué, jusqu'à devenir radicalement différent de celui de ses origines. De nombreux fans puristes avaient décroché, de nouveaux avaient accroché. Certains avançaient cette dénaturation musicale comme motif de divorce, mais ce n'était qu'une demi-vérité.
Durant un an, ce fut une période faste. La dégringolade débuta près de deux ans après l'arrivée de Red, quand son orientation sexuelle fût jetée en pâture à la presse qui s'en fit une montagne de spéculations corsées, voire choquantes. Assumant pleinement son homosexualité, Red décida comme par vengeance d'abreuver les médias de déclarations et actions inconvenantes, à la limite du graveleux. Il se targuait que les véritables fans n'avaient rien à faire de sa vie privée, ni de qui ou de ce qu'il aimait, tant qu'il leur offrait du bon son.
« Qui m'écoute m'aime, qui m'aime m'entend ! » était devenu son crédo.
Mais le bateau coulait. Leur nouveau producteur, Ethan Bosco, charmant quinquagénaire, requin des affaires et peut-être mélomane à ses heures perdues (de cela les Beat'ONE en doutaient), avait réussi à leur éviter que le navire ne sombre dans les abysses. Il avait limité les entrées d'eau, mais ses réparations n'étaient que temporaires. Le temps qu'il s'enrichisse encore plus sur leur dos, il avait ancré le groupe de façon quasi-définitive à son port, avec moult contrats signés et une somme colossale à débourser s'ils avaient des velléités de prendre le large.
Le bassiste, Jeff, s'était mis au mannequinat et placardait son beau visage et ses longues jambes sur tous les panneaux publicitaires de la ville. En parallèle, il s'intéressait au Septième art, et le public voyait cela comme d'autant de signes de la fin. Jeff avait évité qu'Ethan ait la mainmise sur ses revenus de ce côté-là. Cependant, le leader actuel restait sceptique. Vu la nonchalance avec laquelle il prenait leur situation délitante, Jay se demandait si finalement Jeff et Ethan n'avaient pas des intérêts communs.
D'autre part, le groupe dans le besoin financier s'était lancé dans une course au « commercial ». Du vendeur, du tape-à-l'œil, avec les frasques de Red et celles de Jeff qui n'en déméritait pas, chacun sur un plateau de la balance homo/hétéro.
Deux ans plus tard, le duo « belles gueules » de la bande semblait à lui seul représentatif des Beat'ONE. Cela générait des tensions internes, envenimées par Ethan qui montrait son favoritisme envers Red, tandis que tous les moyens étaient bons pour acheter la loyauté de Jeff. Situation que tous feignaient d'ignorer.
Leur dernière tournée remontait à deux ans. Dans ce laps de temps, ils avaient enchaîné quatre albums et enregistraient à présent le cinquième. EVENEMENTIAL était le troisième album dont ils n'avaient pas écrit la totalité des paroles. C'était courant dans le milieu, et cela légitimait la profession de parolier. Ethan en avait donc profité pour imposer les siens, des amis en quête de notoriété, ceux qui partageaient ses intérêts, des gens à qui il devait ou voulait accorder une faveur.
Red, qui tenait à écrire ses propres textes, s'était rebellé au début. Il avait fini par ranger ses crocs, capitulant au pied du mur. De temps en temps, il parvenait à placer deux ou trois chansons de son cru dans ces productions. La rumeur disait que c'était au prix de faveurs charnelles avec Bosco. Il n'avait pas voulu contrarier les spéculateurs en démentant.
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À un quart d'heure de la fermeture, Red débarqua enfin, des effluves éthyliques dans son sillage, une pommette rehaussée d'un hématome, le sourire hagard. Il ouvrit la porte du studio, la claqua avec maladresse et pénétra d'un pas mal assuré dans la section anti-acouphène. Il décrocha le micro, plaça ses écouteurs pour le retour sonore et frappa sur la vitre pour peut-être attirer l'attention qu'il avait déjà depuis son entrée.
Il parla.
Malgré ses difficultés à articuler, ses propos restèrent intelligibles. Tous ceux présents, d'abord perplexes puis courroucés, comprirent la même chose.
— Je ne la ferai qu'en une prise. Alors faites bien votre job. Envoyez la sauce.
Hésitant, l'un des techniciens lança la bande instrumentale, non sans avoir jeté un coup d'œil inquiet au leader du groupe.
Red chanta.
Ce fut une improvisation. Du moins, certains le pensèrent. Les plus pragmatiques déduisirent qu'il avait écrit une seconde version pour la même composition et chantait la sienne, à des lieux de celle choisie par Ethan Bosco. Sans un couac, malgré son taux d'alcoolémie non nul, sans essoufflement et d'une traite, il la fit en un one take.
Korgan se permit un sourire. Avec cette piste symbolique, les fans qui achèteraient le CD – ceux-là devaient leur être très dévoués –, n'auraient pas l'impression d'avoir jeté leur argent. C'était la seule digne de ce nom de cet album. Elle n'entraînerait pas un agacement sans borne lorsqu'on l'aurait en tête. On la mettrait en boucle pour oublier le fiasco des neuf autres titres.
La voix de Red pouvait être classée « arme de torture psychologique » selon les circonstances. Celui-ci quitta la cabine d'enregistrement, regarda tout le monde dans les yeux et leur sourit. Ne pouvant tenir droit, il s'avachit dans un fauteuil près de la porte.
— Que t'est-il arrivé ? demanda Jay à la vue des hématomes.
Red n'avait pas l'alcool violent. C'était d'ailleurs rare qu'il boive, encore plus jusqu'au stade « éméché ». On ne l'avait jamais vu soûl avant ce soir. Il y avait vraiment de quoi s'inquiéter.
— Qu'est-ce que tu as fait, Andy ? s'enquit Korgan dans un souffle, craignant le pire.
Le regard du chanteur ne lui disait rien de bon. Red écarquilla des yeux. Cela faisait un bout de temps qu'on ne l'avait plus appelé comme ça, avec ce ton concerné et inquiet. Trois ans... Il eut un sourire tendre pour Korgan. Dommage qu'il ne soit pas blond, pensa-t-il, un brin amusé. Qu'il soit marié à Sacha Nuttingham, l'actrice d'une sitcom en vogue, ne l'aurait pas empêché de lui mettre le grappin dessus, autrement. Sacha se serait montrée compréhensive, se dit-il avec ironie.
— Je plaque les Beat'ONE. La chanson… c'était mon cadeau d'adieu.
— QUOI ?! lancèrent les autres en chœur, scandalisés.
— C'est stupide, Red !
La voix courroucée de Jeff à l'entrée le fit sursauter. Il ne l'avait pas entendu approcher.
— Ethan ne te laissera pas…
— Pour la énième fois, j'emmerde Ethan ! gronda-t-il, irrité au possible. Ah mais oui, t'es pas au courant ! J'ai du compromettant sur lui, même si ça me concerne aussi jusqu'au cou. Mais contrairement à lui, moi j'ai pas peur de couler. Qu'est-ce qu'une frasque choquante de plus pour Red Kellin, illustre chanteur des Beat'ONE ? dit-il d'une voix un peu pâteuse. Oh pardon, des ex-Beat'ONE. La nouvelle de ma démission fera une parfaite « éclipse » pour les autres scandales.
Il marqua un arrêt, comme s'il digérait lui-même cette annonce, tandis que les autres avaient du mal à l'avaler. Il avait réellement eu une relation avec Ethan ?! Red fronça les sourcils.
— Par contre, désolé, les gars. Vous êtes dans la merde jusqu'au cou si vous lâchez vous aussi. Ethan va s'assurer personnellement que vous passiez devant les tribunaux. J'ai pas pu le bâillonner pour vous, avec ce que j'avais. Désolé. Je croyais que ç'aurait suffi. J'ai dû oublier des paramètres. Faut avouer que ce trou duc' est intelligent. Et il a un sacré crochet du droit, le viocard, mais il en a mangé de belles.
Jeff siffla, impressionné. Jay éclata d'un rire tonitruant. Korgan remua la tête, amusé :
— Petit con. T'aurais pu me dire que t'allais lui défoncer la gueule. C'est frustrant de n'avoir pas été de la partie.
— T'as pensé à ce qu'on dira de Sacha si on découvre que son cher et tendre est violent ? Lisez les journaux demain. J'ai hâte de voir la déclaration d'Ethan.
— Il va sortir qu'il t'a viré pour agression, avança Jeff.
— C'est ce que je lui ai dit de mettre. De toute façon je me suis assuré de me faire filmer. Y'avait de la dinde.
Il le dit avec un sourire lubrique. « Dinde » était sa façon singulière de désigner l'espèce qu'on nommait communément paparazzi. Les autres avaient renoncé à comprendre.
— Ç'a été sympa, les mecs. Je rentre, dit-il. (Il peina néanmoins à quitter son fauteuil.)
— Arrête ton char, dugland ! gronda Jay. Tu quitteras les Beat'ONE le jour de ta mort ou quand t'auras réussi à mettre Jeff dans ton lit.
What ?! Le bassiste en frissonna d'horreur. Il aida le chanteur à se relever.
— Tu ne prends pas le volant dans cet état. Je te ramène.
— Si j'ai pu chanter sans aucun problème, je vois pas pourquoi conduire m'en poserait un, protesta Red.
— Tu sais, c'est bon d'avoir fait des études, rétorqua Jeff avec une condescendance feinte. Tu n'as pas besoin de ta vigilance pour chanter, c'est une seconde nature chez toi. Pour conduire, si. Tu veux aussi donner dans le scandale de conduite en état d'ébriété ? D'ailleurs, comment t'es revenu ?
— Je t'emmerde, grommela Red. Pris un taxi.
— Rassuré que le con en toi n'ait pas commis un putsch et pris le pouvoir. Je le ramène, les gars, lança Jeff aux autres. On est fatigués. On en discute demain.
— Non, ça n'a que trop duré, opposa Jay. Le petit a eu raison. (Il avait cette manie d'insister sur la jeunesse du chanteur, malgré leur faible écart d'âge.) Si Brent pouvait revenir, il me foutrait une raclée pour avoir fait de son bébé cette putain qui écarte les cuisses au bon vouloir d'Ethan.
Korgan et les quelques techniciens présents firent la grimace.
— Elle est dure cette comparaison, marmonna le guitariste.
— Mais c'est la vérité. (En le disant, Jay regardait Jeff dans les yeux ; Jeff qui peinait à maintenir Red debout.) Nous voilà avec une seconde situation de crise. Un chanteur qui plaque son micro… Tu trouves pas qu'on est tombés bas ? demanda-t-il à Korgan. Y'a des groupes qui traverse des décennies avec la même formation, on n'a même pas pu tenir huit ans complets. C'est pathétique. Personne ne part seul. On part ensemble. On boucle l'album demain et on règler son problème à Ethan.
Jeff s'impatienta :
— Ce n'est pas Ethan le problème ! C'est nous. On s'est perdus. En chemin ou sur le bord de la route ou que sais-je, mais on s'est perdus. Lâcher Ethan ne résoudra rien si on ne veut plus nous impliquer pour notre bébé, comme tu dis. Je le ramène chez lui et on en discute demain quand il aura décuvé.
L'aparté se termina sur cette note amère.
Le futur des Beat'ONE était plus qu'incertain, pris dans la toile complexe des obligations de contrats, de la démotivation de ses musiciens, du ras le bol général, du rejet des fans, du manque d'inspiration et de combativité, du scandale et de la curiosité malsaine des paparazzis. Mais n'était-ce pas la routine pour un groupe de rock major ?
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C'était une routine devenue accablante, pesante, dégradante. Il ne savait plus combien de temps il tiendrait encore. Il en avait marre, et c'était un euphémisme. Rudy prit un oreiller et enfouit sa tête dessous quand un bruit sourd retentit. Sa mère avait encore passé sa colère sur un objet, et le mur en faisait les frais. Tant que ce n'était que le mur…
Mais elle ne s'arrêterait pas là. Elle ne serait satisfaite qu'en lui faisant du mal. La violence verbale ne suffisait plus. Il arrivait qu'elle s'en prenne physiquement à lui, à son père. Ce dernier ne ripostait pas, ne réagissait même pas. Sa femme lui foutait des claques, des coups de poing, lui jetait ce qui lui passait sous la main de moins lourd qu'une casserole, et il ne songeait pas au divorce. Quel était le prétexte de ce masochisme ?
Son père aimait trop son épouse et trouvait la force de lui pardonner? Il avait bon cœur ; le coup de la joue gauche tendue alors que la droite brûlait encore de la première gifle reçue ? Non. Il n'en était rien. Rudy connaissait assez son père pour avoir compris qu'il se pliait, encaissait en silence cette violence, pour une raison précise. Et il le détestait pour ça. Il le détestait un peu plus chaque jour, redoutant le moment où il le haïrait.
Il n'était plus un enfant. Il était suffisamment grand pour savoir que sa mère avait une autre liaison. Suffisamment pour savoir qu'elle ne voulait pas endosser le rôle de la méchante, de celle qui demanderait le divorce. Suffisamment pour voir qu'elle poussait son mari à bout pour qu'il craque le premier. Elle pourrait ainsi rejeter la faute d'un déséquilibre social de leur fils sur lui. Rudy était suffisamment grand pour se douter qu'elle y parviendrait et jubilerait d'avoir enfin réussi à le briser par vengeance.
Il haïssait sa mère.
Mère était un grand mot pour cette femme ; « génitrice » serait plus appropriée. Elle n'avait rien de « mère ». Caractérielle, matérialiste, castratrice, une main de fer dans un gant de titane. Elle n'avait que très rarement montré de l'affection à son égard, aussi loin que remontent ses souvenirs.
À une époque naïve, il s'était cru aimé avec les cadeaux qu'elle lui faisait. En prenant de l'âge, il avait compris que ce n'était qu'une façon de l'acheter. D'acheter son silence face à ses frasques – des actes qu'une mère, qu'une femme mariée, ne devait accomplir –, ses sous-entendus, ses réactions incongrues, ses prétextes et ses raisons décousues, ses absences malvenues et sa présence déplacée.
Tout cela finirait mal, il le sentait. Il l'avait toujours su. Et il avait compté sur son père, le seul adulte de la maison, pour se montrer raisonnable et faire cesser cette mascarade. Il avait été optimiste.
Soudain un cri. Son cœur rata un battement.
Ce n'était pas ce qui l'avait troublé. Les cris avaient toujours bercé la vie de la maisonnée, mais ce cri-là ressemblait à un appel à l'aide. Un signe de détresse d'une personne qui, même s'il la détestait, était importante pour lui. Importante dans sa vie comme il l'était dans la sienne.
Sans plus réfléchir, Rudy bondit hors de sa chambre, dévala les escaliers et se retrouva devant un champ de bataille. Ç'avait été plus violent que les autres fois. Son cœur battant la chamade, il déglutit avec inquiétude, et se fraya un chemin parmi des bris de porcelaine. Comment pouvait-on casser ce qu'on avait soi-même acheté et défendu mordicus d'y toucher en son absence ? Les éclats d'un vase baignaient encore dans l'eau qu'il avait contenue, ses fleurs jonchant le sol en guise d'oraison funèbre. Il enjamba une tringle de rideau et tomba sur une scène qu'il redoutait. Il fronça les sourcils et sa bouche prit vie sans son aval.
— Bordel, t'attends quoi pour partir ? commença-t-il d'une voix froide. De le tuer avant ? Tu as peur qu'il se raccroche à toi quand t'auras enfin pris ta décision de le quitter ?
Sa mère, que la vue du sang semblait avoir calmée, tourna brusquement son regard paniqué vers lui. Son père faisait un point de pression sur son avant-bras droit pour arrêter le saignement. Lui gueulait à présent et recrachait huit années de colère contenue, depuis que le dictionnaire lui avait expliqué ce qu'était l'adultère. À l'âge de huit ans, Rudy Leblanc avait compris que cet ouvrage était plus enclin à lui expliquer ce que lui taisaient les adultes
— Mais on s'en fiche que tu partes ! cracha-t-il, fielleux. Y'a rien qui te retient ici. Si c'est la maison, on te la laisse !
Sa mère eut un reniflement de mépris. Elle ouvrit la bouche mais il lui coupa la chique.
— TA GUEULE ! Tu ne m'as jamais aimé. J'étais une gêne, la raison de ta courte carrière de top-modèle. Un frein à ta vie rêvée de strass et paillettes. Tu crois que je ne le sais pas ?!
Autant prendre les devants et le dire lui-même. Il aurait eu plus de mal à les encaisser si ces mots étaient venus d'elle.
— Pourquoi tu es restée, alors ? Pourquoi t'es encore là, quand ton ministre de mec n'attend que ça ? Que tu te casses d'ici !
L'étonnement de sa mère le hérissa davantage. Le prenait-elle pour un imbécile ?
— C'est bon, tu lui as suffisamment fait de mal comme ça. Ça te suffit pas ? Ou tu sais pas ce que tu veux ?
Cette fois, Rudy darda ses prunelles colériques et presque haineuses sur son géniteur. Ce dernier retint son souffle. La douleur de son bras n'était rien en comparaison à celle de son cœur.
— Pourquoi tu la laisses pas partir ? À cause de moi ? Pourquoi tu lui dis pas de se casser, merde !? Mieux, pourquoi tu te casses pas, toi ?
— Rudy…, commença son père.
— Je ne suis plus un bébé ! haussa-t-il encore le ton. Quand est-ce que tu vas le comprendre ?! Je sais ce qui se passe depuis un bout de temps. Je parie que j'en sais plus que toi ! Alors si c'est ma bénédiction que tu attends, je te l'accorde de tout mon cœur. J'en ai plus qu'assez, au point que vous m'écœurez !
À voir sa tête, sa mère n'en revenait pas de tant de courroux.
Sonia eut une impression de déjà-vu, qui la fit basculer dans les flots du souvenir. Des souvenirs enfouis, à l'origine d'un grand ressentiment. À cet instant, le regard de son unique fils était celui du jeune homme qui, dix-sept ans plus tôt, avait découvert le test de grossesse qu'elle avait oublié dans sa salle de bain. À la différence que celui de Rudy était d'un vert précieux d'émeraude, quand les prunelles inquisitrices de son père étaient d'un bleu turquoise limpide.
À l'orée de sa seizième année, Dean Leblanc avait alors compris qu'elle attendait un enfant de lui et l'avait devancée dans son projet d'avortement.
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Sonia Thompson avait eu un physique de rêve. Même du point de vue de ses copines et rivales mannequins. Personne, elle encore moins, ne s'était douté qu'elle portait en elle la vie d'un chiard, bien avant qu'il ne soit trop tard. Personne n'avait su qu'elle était enceinte, et à un stade plutôt avancé.
Il avait fallu qu'un malaise la mette sur la voie, bien que le doute persistât. Une amie l'avait convaincue d'acheter un test de grossesse, avec l'idée que plus vite elle saurait, plus vite elle limiterait les dégâts. Le verdict était tombé : deux barres. Celui du médecin qu'elle avait consulté avait été encore plus surréaliste : cinq mois.
Cinq putains de mois ! Soit plus de la moitié du temps de gestation. L'incrédulité ne l'avait pas quittée malgré l'explication, ou peut-être à cause d'elle : déni de grossesse. Ce n'était tellement pas dans ses projets de devenir mère qu'elle avait occulté la plus petite des possibilités que ce cas de figure se produise. Et puis merde, elle prenait la pilule !
L'enfant, enfin la « chose », était petit pour son âge, mais c'était bien un fœtus. En dépit d'un retard de croissance, tout semblait « fonctionnel ». Aussi le père avait été catégorique, se rangeant de l'avis du médecin, très vieille école en passant. Pas d'avortement.
De toute façon, le risque était trop grand passé le premier trimestre de gestation. Ce n'était pas tant parce que Dean soutenait le fait que cureter un embryon pose moins de problèmes éthiques que détruire un fœtus. Non. C'était son fils. Il le voulait. Peu importait qu'il fût encore mineur !
Alors Sonia avait eu tout le loisir de se lamenter sur son erreur. Elle avait cru que sortir avec ce mignon d'un naturel blond platine, de sept ans son cadet, lui permettrait de diriger tout son soûl les rênes de leur couple. Elle avait eu tort. Vraiment tort.
Le garçon s'était laissé faire au tout début, question d'immaturité. Malgré sa grande taille et son gabarit avenant d'adulte, Dean Leblanc restait un adolescent. Seulement, son mètre 85 et sa pratique à un niveau semi-professionnel de football-américain, le faisaient passer pour le charismatique capitaine de son équipe de lycée.
Il avait tout pour lui. La stabilité financière grâce à ses parents, son nom prestigieux, et son appartenance à l'aristocratie de la ville de Balmer. L'intelligence et la beauté ? Des bonus ! Cerise sur le gâteau : la plus belle nana de la Jet-set. Ce n'était pas courant qu'un lycéen sorte avec une top-modèle. Et enfin – sans doute le pire de tout –, Sonia l'avait eu dans la peau. Elle avait été dingue de lui à l'époque. Il la magnétisait.
Hélas, cet Apollon du Belvédère était un fils à maman ! Dean ne cachant rien à sa mère, ses parents finirent par avoir vent de cette malheureuse grossesse. Natasha Leblanc n'ignorait pas la liaison de son fils avec une femme plus âgée, s'essayant sans doute aux premières joies de la cougar à vingt-deux ans. Mrs Leblanc avait choisi de fermer les yeux. Dean était un enfant gâté.
Son père, par contre, plus conservateur, avait décidé que le bébé naîtrait. Non parce que l'avortement était exclu, mais parce que ce serait une bonne punition pour son fumiste de fils cadet. Un poupon serait le parfait moyen d'enfin le responsabiliser. Quant à Sonia, mener cette grossesse à terme ne serait qu'une juste rétribution pour avoir dévergondé son rejeton ! Briser sa carrière ascendante de mannequin ferait un bon exemple.
Oh, elle ne manquerait de rien. Vince Leblanc avait largement de quoi s'occuper d'un petit-fils non désiré, avec sa position de C.E.O d'une chaîne multinationale d'hôtellerie. Par amour propre, Sonia avait repris ses études. Elle refusait de dépendre financièrement de sa richissime belle-famille. Elle avait maintenu son couple avec le jeune homme et l'avait épousé. Elle avait vraiment eu Dean Leblanc dans la peau… Autant que ce dernier avait son fils dans la sienne.
Malheureusement, son déni de grossesse avait compliqué les choses. Une dépression qu'on avait qualifiée de « post-partum » l'avait attendue au tournant. Les médecins disaient que c'était une conséquence du fait qu'elle n'avait pas eu le temps de vivre pleinement sa grossesse. Elle en avait à peine pris conscience que celle-ci s'était terminée. Elle ne s'en était jamais vraiment remise…
Sonia s'était mise à détester ce chiard qui n'avait rien pris d'elle. Ce gamin avait poussé le vice et l'ingratitude jusqu'à hériter des yeux verts de son grand-père Vince. Au fil du temps, elle avait fini par tous les haïr. Elle ne comptait pas pour les Leblanc. Elle était valeur nulle ; invisible. Elle n'avait jamais compté.
Ses efforts pour s'être hissée à son poste de journaliste n'avaient jamais été reconnus. Sa belle-mère la regardait comme ce genre de femme qui couchait, se servant de sa beauté pour arriver à ses fins. Jalousie déplacée ?
Il fallait dire que l'époux de Natasha lui avait été imposé par ses parents, dans un souci de servir les intérêts familiaux. Les maternités de ses deux fils avaient mis fin à sa carrière. Elle n'avait pas repris le travail, encouragée par son mari qui estimait que sa place était à la maison. Sonia savait que sa belle-mère la détestait pour ce qu'elle représentait. Elle cristallisait tout ce que Natasha aurait voulu être.
Pour son beau-père, elle n'était que « le ventre » qui avait porté puis donné naissance à son petit-fils. Le véhicule de son héritier, qu'il destinait déjà à un grand avenir. Vince avait ainsi décidé de tout pour ce dernier. Le baptême, le parrain, la maternelle, les lieux de vacances, le primaire… jusqu'à ce que Dean y mette un holà.
Un frein à tout. Un frein à l'aide financière de son père. Un frein aux contacts avec ce dernier qui se permettait un droit de regard sur sa vie, n'ayant jamais réussi à le placer à la tête de l'une de ses succursales, à l'instar de son fils aîné. Dean avait coupé les ponts avec sa famille, de façon radicale, quand celle-ci n'avait pas accepté ses prises de position ni respecté son envie de diriger sa vie et élever son fils comme il l'entendait. Ils étaient partis.
Sonia lui en avait voulu.
Pourquoi ? Son époux n'avait pas tenu compte de son avis. Il restait le digne fils de cette famille bourgeoise pour qui son opinion était insignifiante. Il n'avait pas pensé une seconde aux chamboulements dans sa vie à elle. Il avait fallu qu'elle recommence tout. Qu'elle se refasse une place dans le milieu snob et élitiste du journalisme. Un milieu qui n'avait de cesse de lui rappeler qu'elle avait été une top-modèle en devenir. Qu'elle avait été sublime, promise à la gloire, jusqu'à ce qu'elle se retrouve en cloque !
Les archives les intéressaient plus que l'actualité !
Son cher mari n'avait eu de cesse de la pousser à bout, avec ses absences et son acharnement au travail. Non pour se prouver à lui-même qu'il s'était accompli, mais parce qu'il avait à cœur de montrer à son dirigiste de père qu'il pouvait y arriver sans son aide. Même loin, Vince rythmait toujours leur vie.
Elle avait alors rencontré une épaule consolatrice, une oreille attentive, et depuis maintenant trois ans, une âme-sœur. Elle en était convaincue. Sa vie avec Dean n'avait été que la conséquence d'une narcissique erreur de jeunesse.
Elle avait vraiment fini par tous les détester…
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Sonia avait fini par le blesser.
Elle voulait le blesser ; cependant, pas physiquement. C'était de la faute de Dean aussi, à ne pas réagir ! À se comporter en tampon, en éponge qui absorbait tout. Le plus énervant était qu'il agissait aussi comme un miroir et lui renvoyait sa laideur à la figure. Elle ne s'était pas crue capable de telles extrémités. Elle l'avait trompé, lui avait menti, l'avait critiqué, rabaissé, rabroué, insulté, lui rappelant ses erreurs que son père avait systématiquement pointé du doigt.
Rien n'y faisait ; il pardonnait. Pardonnait. Le salaud ! Pour qui la prenait-il ? Sonia espérait qu'il la déteste. Nul n'aimait le sentiment de culpabilité. S'il la haïssait, elle culpabiliserait moins. Maintenant qu'elle avait fait couler son sang, il avait des raisons tangibles de lui en vouloir. Or elle réalisait encore qu'elle avait eu tout faux.
Le seul moyen de faire en sorte que Dean l'exècre aurait été de s'en prendre à lui : l'erreur de jeunesse, l'origine de tout. Ce gamin qui lui criait à présent de partir, de disparaître de leur vie. Qui aurait cru que la décision viendrait de cette copie de son tampon de père ?
Une voix la ramena à la réalité. Un regard haineux la foudroya. Elle y était enfin parvenue. Il la détestait. Mais alors… pourquoi cette peur subite au lieu du soulagement tant attendu ? Ce sentiment d'effroi et d'urgence que si elle voulait partir entière, elle devait s'exécuter maintenant ? Le regard meurtrier de Dean lui fit l'effet d'un coup de poignard dans la poitrine. La vue du sang renforça cette impression de prémonition lugubre. Elle se lança presque en courant vers la porte, ramassant son sac à main au passage.
Il n'avait dit que deux mots :
— Va-t'en.
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Dean s'adossa contre le mur, soupira de lassitude et ferma les yeux. Le temps s'étira. Il ne sut combien de minutes il resta prostré là, dans la cuisine. Un mouvement à la lisière de sa vision, un bruit (celui de tessons que l'on déplace), et une main se posa sur son bras.
— Ça saigne toujours. Il te faut un pansement.
Comme un pantin, il se laissa guider vers un tabouret près du bar et garda le silence durant toute la durée des soins de Rudy. Avec un torchon propre, son fils lui nettoya le bras, essuyant les filets de sang qui coagulait. Il tamponna la blessure, y appliqua une compresse imbibée de désinfectant et entoura le tout d'un bandage autoadhésif couleur peau. Il fallait reconnaître que la mallette de secours était bien garnie, vu la routine de violence familiale. La voix de Rudy le sortit de sa léthargie.
— Je crois qu'une infirmière ferait ça mieux. Je vais en trouver une dans l'annuaire.
Son fils disparut dans le salon, alors qu'il regardait, comme fasciné, la tâche sombre qui gagnait en circonférence sur son bandage.
— Elle arrive dans dix minutes.
Sans réfléchir, Dean quitta son siège et saisit de la nuque de son rejeton de sa main valide. Il se pencha pour coller leurs fronts et restèrent ainsi un moment. Yeux dans les yeux. Ses turquoises dans les émeraudes de son enfant. Ses turquoises embuées par le chagrin, brouillant sa vision. S'il ne faisait pas confiance à sa voix pour exprimer ce qu'il ressentait, il ne se fiait pas non plus à ses prunelles emplies de larmes qu'il se refusait à verser. Néanmoins, il alla puiser dans ce qui lui restait, ce que sa femme n'avait pas encore épuisé.
— Pardonne-moi, fils. Je suis tellement désolé !
Rudy le prit doucement dans ses bras, puis resserra son étreinte. Il y avait trop d'émotions dans la voix de son père pour que ce ne soient que des excuses. Elles étaient trop lourdes de sens et pesaient sur elle au point de la casser.
Dean renifla. La gorge de Rudy se noua. C'était la première fois qu'il voyait son père au bord des larmes. Il ne savait pas ce qu'il ferait si ce dernier craquait et se mettait vraiment à pleurer. Pour ne pas lui faire face, il avait enfoui son visage contre l'épaule paternelle. Il se conduisait sans doute avec lâcheté mais estimait qu'à son âge, ce n'était pas à lui de consoler son géniteur. Il n'était même pas adulte, bon sang !
Dean serra Rudy plus que de raison, à l'étouffer. Cette marque d'affection entre eux s'était raréfiée depuis l'entrée au lycée de son garçon. Il était du genre câlin et s'en voulait parfois d'avoir reporté son manque d'amour avec sa femme sur son rejeton. Sans doute était-il plus friand de ces démonstrations de tendresse avec son fils que ne l'était le père moyen. Probablement une séquelle de sa relation jadis fusionnelle avec sa mère.
« Rompre » avec sa famille et s'éloigner progressivement de Sonia lui avaient fait beaucoup de mal. Cela avait nourrit un sentiment de profonde solitude. Il avait échappé à la dépression grâce à la présence de son fils, qui, malheureusement, prenait lui aussi ses distances, et il était le seul à blâmer.
— Je suis désolé, fiston, souffla-t-il.
— C'est bon, je ne t'en veux pas, grommela Rudy, sa voix étouffée par l'étreinte.
— Tu devrais.
— …Oui, je devrais, répondit Rudy après un moment de silence. Mais tu t'en veux déjà tellement que ça ne changerait rien si je rajoutais ma part.
Dean passa ses doigts dans la crinière blonde de sa miniature. Rudy sut qu'il esquissait un sourire. Il inspira puis expira fortement avant de murmurer :
— Je dois avouer que si je ne t'en veux pas, je te déteste quand même. J'étais pas loin de te haïr, tu sais.
À la tension musculaire de son père, Rudy devina que son sourire s'était étiolé. Il décida de prendre le taureau par les cornes. L'homme n'était peut-être pas si mature, en fin de compte. Il était peut-être temps que lui grandisse. Il aurait dix-huit ans dans exactement un an et trois mois. C'était peut-être normal que Dean compte davantage sur lui qu'auparavant. Peut-être que ce dernier ignorait la teneur exacte des frasques de sa femme. Vu sa naïveté limite maladive, ce n'était pas à écarter. S'il lui avait confié tout ce qu'il savait plus tôt, peut-être que les évènements auraient pris une autre tournure.
Mais il y avait trop de « peut-être ». Excepté pour l'infidélité de sa mère. Rudy se doutait qu'elle avait révélé sa liaison extraconjugale à son époux, avec sa manie de balancer des piques en lieu et place de phrases. C'était à ce point incroyable, pour ne pas dire affligeant, de constater que cette journaliste n'avait aucune notion de communication !
— Détester quelqu'un implique qu'on peut à nouveau l'aimer si les raisons de cette… disons « aversion », disparaissent, reprit-il. Elles ont disparu en claquant la porte.
— C'est de ma faute. Je ne devrais pas te faire détester ta mère. Je suis nul, se morfondit Dean.
— Oui, tu es nul, approuva Rudy.
Son père se tendit de plus belle, et il sourit de le voir autant affecté par ses paroles. Il ne le détesterait pas longtemps. Il lui ferait trop de peine, sinon.
— Tu es nul si tu continues à te plaindre comme ça. Il va falloir faire table rase de tout. Je n'aime pas ma mère parce qu'elle me le rend bien. Elle ne m'a jamais aimé, tu ne me convaincras pas du contraire. C'est triste à dire, mais ça existe ce genre de situation, partout ailleurs, dit-il avec franchise.
— Rudy…
— Laisse-moi finir ! Tu n'aimes pas maman… Hum, non, tu ne l'aimes plus comme avant, se ravisa-t-il. (Rudy se doutait que son père avait eu des sentiments pour sa mère à une époque ; il fallait bien justifier sa présence en ce monde.) Tu lui en veux de nous faire subir ça. Je me trompe ?
— Euh…
— Je vais prendre ça pour un non. Si tu veux qu'elle arrête, laisse-la partir. Ça ne m'affectera pas, tu sais ? tenta-t-il de le rassurer. Pas en mal. Peut-être que c'est ce qu'elle veut. Vous n'avez jamais pris le temps d'en discuter. Sans dérobade. Et de ta part le plus souvent, j'ai remarqué.
Il fit une pause, dans l'attente de la réaction de Dean. Elle vint avec réticence.
— Soit. Je vais entamer les procédures de divorce.
— Je parie tout ce que tu veux qu'il suffit de lui en parler, pour qu'elle te sorte les papiers déjà signés de sa part et en deux exemplaires, jeta-t-il avec sarcasme.
— Pourquoi tu…
— Parce que ! coupa Rudy sans chercher à savoir ce que son père avait voulu dire. Je sais comment elle est. Autre chose. Faites-le dans un café, ou un restaurant, ou sur son lieu de travail, tiens ! Tu passes la voir au moment où elle prend sa pause. J'appellerai pour m'en assurer. Elle sera tellement surprise qu'elle ne se méfiera pas. Je te ferai signe et tu l'intercepteras.
— Mais pourquoi ? demanda Dean, perplexe.
— Parce que vous connaissant, ça n'aboutira jamais si on vous laisse seuls ! Devant un public potentiel, vous serez obligés de parler calmement ou de vous gueuler dessus en chuchotant. Ça devrait être comique.
Dean s'assombrit.
— Ça t'amuse ?
— Non, ça ne m'a jamais amusé de vous entendre et vous voir vous déchirer ! opposa Rudy, véhément. Ma santé mentale a besoin de ce divorce, martela-t-il.
Dean fut abasourdi par ce discours. Il desserra son étreinte et regarda son fils dans les yeux. Il eut l'impression de voir un Vince Leblanc miniature négociant un marché. Plus sérieux, tu meurs !
— OK, je le ferai, dit-il avec plus de conviction.
— Parfait.
La sonnerie de l'entrée mit fin à cette discussion pour le moins singulière entre un père et son fils.
— Ça doit être l'infirmière. Va falloir s'excuser pour le bordel, remarqua ce dernier.
Dean se gratta la tête avec une grimace contrite, alors que son fils regardait où poser les pieds pour aller ouvrir. La terrasse ferait très bien l'affaire. Il était encore assez clair dehors en cette heure tardive du mois d'avril.
*o*o*
TBC.
[1] Je hais les Pédés !