Chapitre 4 : IL AURAIT PU NE JAMAIS FRAPPER A CETTE PORTE…
Paris, de nos jours
Il est rentré tôt. Il sait qu'elle ne pourra résister à ça. Et au fond, quand il pense à tout ce qu'il lui doit. Il sait qu'elle le mérite. Il a acheté des fleurs. Ses fleurs préférées qu'il a disposées dans le grand vase bleue, offert par sa mère. Des roses jaunes comme elle aime. Il n'a pas été jusqu'à faire la cuisine, mais il est passé chez le traiteur. Il monte se changer, parce qu'il sait qu'elle veut qu'il soit toujours impeccable. C'est alors qu'il se parfume dans la salle de bain, qu'il entend la clé dans la serrure. Et lorsqu'il descend, elle a déjà le sourire aux lèvres. Le cosy à la main, son joli manteau bariolé encore sur le dos, elle regarde les roses. La table mise et le café qui coule. Elle pose Charlotte qui dort comme à son habitude et vient se blottir contre lui. « Je suis désolée pour hier, chéri… c'était ridicule de ma part de m'emporter de cette façon… je me doute que ça ne doit pas être toujours facile, ton travail… pardon… » Il caresse sa joue et relève son visage pour trouver les beaux yeux bleus en amande. « C'est pas grave… et puis tous les couples se disputent un peu, non ?... ça ne nous arrive pas si souvent que ça… » Elle reste collée à son torse. Sans même enlever son manteau. « Merci pour tout ça… Kévin… tu es un amour… » murmure-t-elle dans un souffle. « Et puis les réconciliations n'en sont que meilleures… » plaisante-t-il, pour la faire sourire. Elle se détache en riant : « Coquin… tu perds pas le nord, toi… » Elle ôte enfin son manteau et il la rattrape par la taille. Il hume le parfum de son cou. « Ose dire que tu n'aimes pas ça… et je ne te croirai pas… » réplique-t-il, amusé. La soirée s'annonce bien. Andréa descend les rejoindre. Elle les a entendus et vient se nicher contre eux. Kévin regarde Charlotte qui dort toujours. Ils vont pouvoir prendre leur café tranquille.
Une fois assis près d'elle au dehors, il pense quand même à se lancer : « Ma puce, je sais que ça va pas te plaire, mais… » Il hésite. Agnès se tourne vers lui, souriante : « Dis-moi… tu sais bien que tu peux tout me dire… c'est quoi ? le boulot ? » Il hoche la tête en silence. Sidéré comme à chaque fois de réaliser à quel point elle le connait bien. « Oui » bredouille-t-il, les yeux baissés, « je ne suis pas certain que… » « Que quoi ? … allez … dis… » insiste-t-elle. Sa main posée sur la sienne. « Que ça me plaise… que j'ai envie de continuer…. Je vois des trucs qui me filent la nausée, ma puce… qui me donnent envie de dégueuler… » Sa voix s'est crispée. Il trempe ses lèvres dans son fond de café tiède. Elle marque un silence. Cherche ses mots. « Ecoute, patiente encore un peu… ne serait-ce que cette année… et puis tu verras bien… ce poste est assez nouveau malgré tout… peut-être que tu t'y habitueras … ». Et finit par conclure : « Tu as un bon salaire…tu es bien considéré par tes supérieurs… ce serait dommage… maintenant, si ça ne te plait pas… et bien, tu feras autre chose… » Il sourit, soulagé. Comment a-t-il pu croire un instant qu'elle serait fâchée. Elle, qui l'a toujours soutenu dans tout ce qu'il entreprend. « J'avais peur que tu ne soies déçue » dit-il juste. Elle s'étonne, l'embrasse tendrement et répond : « Tu ne m'as jamais déçu en rien… je t'aime… et je t'ai toujours pris comme tu étais, mon chéri… » Le temps d'un câlin sous le ciel nuageux. Et Charlotte pleure. Il se lève, heureux. C'est bien. Ils ont eu leur pause à deux. Andréa redescend. Les dessins animés sont sûrement finis. C'est seulement lorsqu'ils se mettent à table, que les yeux de Kévin accrochent l'enveloppe blanche. Restée sur la petite table. Pierre Varnet. Zut, j'ai encore oublié…
Paris, août 2002
Premier jour - Il explore d'un pas lent les différentes salles. Il a enfilé sa nouvelle tenue. Grise. Comme tout le reste. Tout est gris ou blanc. Des bureaux dans un énorme espace. Des salles d'entraînement. Deux escaliers. Il cherche les portes. La porte. Pire qu'un bunker. Vitres blindées. Caméras. Verrous. Porte cadenassée. Trois barres transversales. On ne sort pas.
Deuxième jour – Il est assis en tailleur près du tatami comme demandé. Des jeunes se battent. Un truc qui ressemble à du judo. Il mâche son chewingum. Toujours les mêmes traits tirés. Le même regard vide, inexpressif. Le trou sourd dans le ventre. Celui qui doit être le prof lui fait signe. Yann regarde à droite, à gauche. Oui, ça semble être pour lui. Nonchalamment, il se lève. L'homme lui fait face. Le regarde. Yann mâchouille et soupire. Il serre les poings comme lui. En un mouvement, il est plaqué au sol sous le corps musclé de l'autre. Immobilisé. La fureur s'empare de lui. Et brutalement, il mord l'oreille qui est à sa portée. Le prof hurle. Yann le lâche. Et lorsque l'autre se redresse, lui assène un coup de pied dans la tête. L'homme est projeté sur le côté. Yann rit. Il rit fort dans un rictus, qui déforme son visage. Et soudain, il se met à danser. Comme un pantin désarticulé. Lève les bras au-dessus de sa tête. Saute d'une jambe sur l'autre. Se dandine, dodeline la tête de droite à gauche. Etend ses bras. Dans un sinistre ballet sans musique. Max est de l'autre côté de la vitre. Il sourit franchement. Et se retient de rire. Premier jour. Tout va bien. Il a de la suite dans les idées, le môme…
Sixième jour - Il apprend l'informatique et il doit se servir d'une souris. Ça fait une semaine qu'il glisse cette souris sans vie sur le bureau. C'est pas drôle. Alors aujourd'hui, il a amené sa propre souris. Dans un carton. Il soulève le couvercle, fier de lui. L'informaticienne hurle. Grimpe sur une chaise. La souris blanche court sur le clavier. Renifle les touches. Sa queue rose glisse sur l'écran. Yann éclate d'un rire artificiel, satanique. Qui déforme son visage. Il chante. Non, il braille plutôt. D'une voix exagérément éraillée. « Une souris blannnnnnnnche… assis sur une brannnnnnnnche… je l'attrape par la queueeeeeee… et après j'en fais des noeuuuuuuuuds… »
Dixième jour – Casque antibruit sur la tête. Revolver au poing. Il tire sur des cartons. Max est dans son dos. Collé à lui. Ses bras sur les siens, pour l'aider à viser juste. Le maintenir fermement, pour supporter le recul de l'énorme Whistler. Max relève doucement ses bras. Le laisse tirer seul. Campé sur ses deux jambes écartées, Yann a bien du mal à ne pas vaciller…
Douzième jour – Il le tient par le cou. Le fait reculer. Il a braqué le flingue sur sa tempe. Max se laisse faire. Recule. Collé à lui, les mains en l'air. Ils atteignent la grande salle. Tous les voient arriver. Ils reculent toujours. Les autres dégainent. Ils doivent être une douzaine. Les encerclent. Une arme braquée à la main. Max crie : « Baissez vos armes ! personne ne tire ! personne ne bouge ! » Yann continue à le tirer par derrière. Ses yeux parcourent l'assemblée. « Ne bougez pas, où je le bute ! je le bute, vous m'entendez ! », hurle-t-il. « Je n'ai plus rien à perdre ! je suis déjà mort ! emplacement 14 ! » Les autres ne bougent pas. Arme au poing. Bras tendus. Max secoue ses mains toujours en l'air et répète : « Tout va bien ! ne tirez pas ! » Ils reculent encore. Ils arrivent à la porte blindée, cadenassée. Yann donne un coup de pied. Hurle : « Ouvrez la porte ! » Enfonce son arme, un peu plus fort sur la tempe. « Ils n'ouvriront pas… » dit Max doucement. Il tourne légèrement la tête pour tenter de capter son regard. « Yann… ils ont des consignes… quoi qu'il se passe, ils n'ouvriront pas… » répète-t-il. Les autres n'ont pas bougé. Max continue : « Yann… l'arme n'est même pas chargée… » Silence électrique. Regards chargés d'étincelles. Deux hommes se rapprochent un peu. Yann faiblit, hésite. Max le sent. « Yann… c'est fini… » Il pivote doucement entre ses bras. Cherche ses yeux verts. « Arrête… calme-toi… » Et lentement, Max approche son bras. Pose la main sur l'arme. La lui prend. La tend à quelqu'un, qui la subtilise. Yann reste sans réagir. Les yeux baissés. Des hommes l'emmènent. Le ramène à sa chambre. Max le regarde partir. S'assoit lentement sur une chaise. Souffle très fortement. L'arme est là devant lui. Il la prend et ôte lentement le chargeur. Vide les balles une à une sur la table. Met sa tête dans ses mains et tremble un peu. Elle était chargée. Il se lève brutalement. Attrape une chaise qu'il jette violemment au sol. « Et meerrdeeeee ! » Il sait qu'il a eu chaud. Décidemment, il ne s'est pas trompé. Ce môme a de la ressource. Un vrai potentiel…
« Mis à part foutre le bordel, casser le matériel et risquer de te tuer, ton petit protégé n'a encore absolument rien prouvé depuis un mois déjà qu'il est ici…» Max soupire. Assis sur sa chaise, il se tord les mains entre ses genoux. « Il est jeune, Henri… un des plus jeunes qu'on ait jamais eu… et je suis certain qu'il s'y mettra… il lui faut un peu plus de temps, c'est tout… » L'homme au bureau ne rigole pas. Il parcourt le dossier. Les sourcils froncés. « J'aimerai pouvoir te croire, mais ce môme ne me dit rien qui vaille… je sens qu'il ne va nous créer que des emmerdements… et j'ai pas de temps à perdre… tu vieillis, Max… tu commences à perdre ton flair… je te laisse deux semaines, pas plus… si d'ici là, il n'a progressé… je le dégage… » Son ton est sans réplique. Max se lève, murmure un « Ok » et sort. Heureux d'avoir gagné ce délai. Deux semaines. Henri ne rigole pas. S'il n'arrive pas à convaincre Yann, il sait qu'il aura droit au pire…
Milan, de nos jours.
Dès qu'il entre dans l'aéroport, il flaire. L'ambiance électrique. Bien trop de flics. Les contrôles sont renforcés. Apparemment, l'homme qu'il a tué doit être plus important qu'il ne le croyait. Il connait rarement le nom et la fonction de ses cibles. Max a toujours dit que ce n'était pas nécessaire. Moins t'en sais, mieux ça vaut. Il s'approche de la librairie. Discrètement, un magazine dans les mains, il observe. Comme un félin aux aguets. Les flics interpellent ceux qui embarquent. Contrôlent les papiers. D'autres, en civil, furètent un peu partout. Bon, c'est pas grave. Il ne prendra pas l'avion. Rapidement, il paie le magazine. Sort à l'extérieur pour héler un taxi. Il retourne en ville. Le temps du trajet, il réfléchit. La gare, ce sera pareil. Rester à Milan quelques jours de plus. Non, ça risque d'être encore pire après. Il se fait déposer au centre-ville. S'installe devant un verre de jus d'orange au café. Il va louer une voiture pour remonter sur Paris. Ça sera plus long, mais c'est plus sûr. Il passera la frontière de nuit au même endroit que l'année passée. Le soleil pointe son nez. Il fait presque chaud derrière le carreau. Il déboutonne son long manteau. Il pourrait acheter le journal pour savoir. Mais il ne préfère pas. Cela ne l'avancerait à rien. Il fait tourner le verre vide sur la table entre ses doigts. Il faut qu'il pense à en acheter pour la route. Trois bouteilles, ça ira. Il baille. Il dormira un peu en route. Décidé, il se lève, paie et sort du troquet pour remonter la rue. Il trouve une agence de location et ressort une heure après au volant d'une Fiat. C'est pas sa Porsche, mais ça fera l'affaire. Avant l'entrée de l'autoroute, il déniche une supérette. Trois bouteilles. Deux sandwichs. Il est prêt. Et s'engage sur l'autoroute. De toute façon, il a le temps. Le soleil a chassé le peu de nuages qu'il restait dans le ciel. Tout va bien. Il sera rentré demain…
Paris, septembre 2002
Max frappe et tourne la clé pour ouvrir. Yann lève les yeux, assis sur le lit. Un livre à la main. Max remarque qu'il ne sourit toujours pas. Peut-être que ce soir, il va arriver enfin à éclairer ce visage. Le décor a changé. Tous les murs sont tagués. De toutes les couleurs existantes. Assez violentes. Rouge, violet, vert, noir. Plus de blanc, à part le sol. Max sourit. Yann s'est servi des bombes de peinture. C'est étrange, décalé. Mais c'est pas mal. Plus vivant. Il s'approche de lui et Yann le regarde venir. Sans bouger. La tête légèrement inclinée, comme souvent. Quand il est intrigué. Max commence à le connaître un peu. Yann est têtu, obstiné. Mais il en a maté des plus coriaces. Il doit reconnaître qu'il est arrivé à lui faire peur. L'autre jour, il s'en est fallu de peu. Et lui aussi, se retrouvait au Père Lachaise. Il lui plait bien ce môme. Il a du caractère. 5 semaines qu'il est là et il n'a rien lâché. Max soupire. Il n'aime pas ce qu'il va faire. Mais il n'a plus le choix. « Je t'ai réservé une surprise, Yann » Il le voit redresser la tête. Redresser son buste aussi. Max a laissé la porte grande ouverte. Il éteint le néon. Seule la lampe de chevet reste allumée. Il claque des doigts et un homme apparait. Pousse un chariot qu'il immobilise devant Max. Ressort discrètement et tire la porte derrière lui. Yann écarquille les yeux. Il ne sourit toujours pas. 5 semaines et pas un sourire sur ce visage si beau. Si juvénile. « Joyeux anniversaire, Yann… j'ai pensé que 20 ans, ça devait se fêter... » Max pousse le chariot jusqu'à lui. Attrape une chaise et s'assied en face. Le chariot entre eux. Un gros gâteau au chocolat. Et 20 bougies allumées. 20 bougies, qui éclairent la chambre. Lui donne presque un air de fête. A côté, une bouteille de champagne et deux coupes. Que Max remplit sans un mot. Long silence. Les yeux de Yann sont rivés sur le gâteau. Et Max est presque ému, quand il voit la lumière s'allumer enfin dans ses yeux. Comme une lueur. Qui lentement s'anime. Yann regarde les bougies. Tente de se rappeler de son dernier gâteau d'anniversaire. En vain. Il lève ses yeux émerveillés vers Max. Les yeux verts pétillent. Max attend. Guette. Espère. Et le sourire arrive. Timide d'abord. Puis plus prononcé. Les lèvres frémissent. Et le sourire se dessine. Agrandit la bouche. Ca y est, il sourit. Enfin. Max jubile, mais ne le montre pas. Il lui rend son sourire. Fait un petit signe de la tête et demande : « Il te plait ? » Yann hoche la tête. Sourit toujours. D'un sourire coquin, que Max ne connait pas encore. Qui le fait fondre. Il doit le convaincre. Il le faut. Yann regarde à nouveau le gâteau avec envie. Il frotte ses mains l'une contre l'autre sur ses genoux. Max lui tend une coupe. Et prend la sienne. « A tes 20 ans, Yann. » Ils trinquent et boivent dans un lourd silence. Les bougies brûlent toujours. Vacillent par moment. Des ombres se reflètent sur les murs. « Tu le découpes ? » Yann ne dit toujours rien. Secoue juste la tête d'un air content. Max lui donne la pelle. Yann tranche une part avec trois bougies qu'il n'éteint toujours pas. Son regard va de Max au gâteau. Il enlève des bougies sur sa part sans les souffler. Le jette sur l'assiette où elles s'éteignent d'elles-mêmes. Il porte la crème à ses lèvres. Enfourne un immense morceau. Ce qui fait sourire Max de plus belle. Après tout, ce n'est encore qu'un enfant. Il se doit de le sauver. « Yann, il faut que je te parle… » Il lève ses beaux yeux brillants vers lui. Max se redit qu'il n'aime pas ce qu'il va faire. « Ca fait plus d'un mois que tu es parmi nous maintenant… j'ai appris à te connaître… et je t'aime bien… ça fait des jours et des jours que je t'observe… tu m'as bien fait rire à plusieurs reprises… un peu peur aussi, je dois dire… on s'est bien amusé… tu t'es bien amusé… et je comprends très bien que tu en avais besoin… » Il fait une pause. Yann mâchouille son gâteau. Comme il le fait habituellement avec son chewingum. Pour le moment, il sourit toujours. Du même air coquin. Max soupire et continue : « Seulement, maintenant, on va devoir passer aux choses sérieuses… il va falloir que tu te mettes à travailler…. vraiment travailler… » Sa voix se fait un peu plus forte. Un peu plus ferme aussi. Yann ne sourit plus. Il a arrêté de mâchouiller. Sa main pleine de gâteau posée sur le chariot. La tête à nouveau inclinée. « Des gens ont misé beaucoup sur toi… ils ont investi beaucoup d'argent… je ne suis pas le seul à décider, Yann… on a deux semaines… deux semaines pour les convaincre… pour leur montrer ce que tu as dans le ventre… après, je ne pourrais plus rien pour toi… » Yann cligne des yeux. Le trou dans le ventre est revenu. Il le regarde. Regarde le gâteau. Et le regarde à nouveau. Max s'est levé. Il recule vers la porte. Il sourit toujours. Puis, semble se raviser. Yann le voit revenir. Découper une part de gâteau qu'il pose sur une assiette. Cette fois, il se retourne, l'assiette à la main et va jusqu'à la porte. Quelqu'un ouvre de l'extérieur. Max pivote sur lui-même, sourit et répète : « Joyeux anniversaire, Yann. » Il le regarde sortir. La porte se referme. Les mots atteignent enfin son cerveau. Deux semaines pour les convaincre, après je ne pourrais plus rien pour toi. Il regarde le gâteau. Les bougies brûlent toujours. Il se recroqueville sur le lit. Menton sur les genoux. Bras autour des jambes. Ses lèvres tremblent. Il se laisse glisser. Se couche sur le côté. Les yeux rivés aux bougies. Il n'a pas dit un mot…
Paris, de nos jours.
Ca fait maintenant une semaine qu'il l'a. Se dit qu'il ne peut pas décemment la remettre juste dans la boîte. Comme si de rien n'était. Il hésite. Il regarde l'enveloppe qu'il a dans la main et descend les escaliers. Ils sont au troisième et la plupart du temps, il ne prend pas l'ascenseur. Jamais pour descendre, en tout cas. Ses baskets s'enfoncent dans le tapis rouge. Deuxième étage. Premier étage. Il lui semblait bien que c'était là. Pierre Varnet. Le nom est inscrit sur la porte. Le même que celui de l'enveloppe. C'est bien là. Il pourrait la glisser sous la porte. Oui, mais dans ce cas, autant la remettre dans la boîte aux lettres. Il hésite encore et il sonne…
La sonnette le fait sursauter. Il n'attend personne. Regarde sa montre. Il est tout juste 18 heures. Qui peut bien sonner à cette heure-là. Pieds nus, en boxer, il attrape l'arme sur la console. La serre dans sa main. Le bras le long du corps. Il approche son visage de l'œilleton. C'est un homme. Blond, presque châtain. Yann réfléchit. Il pourrait ne pas répondre. Quoi que ce soit, ça ne devrait pas avoir grande importance. Il se décide et demande : « Oui… qui est là ? »
Il reste devant la porte close à attendre. Plus il attend, plus il se dit qu'il aurait pu la mettre tout simplement dans la boîte aux lettres. Il perçoit des bruits derrière la porte. Mais n'ose pas sonner à nouveau. Il doit déranger. C'est sûr. Bruits de pas feutrés. Il jurerait une respiration. Il se doute qu'il regarde dans l'œilleton. Et puis, une voix : « Oui… qui est là ? »
K : « Excusez-moi de vous déranger… je suis votre voisin du troisième… il y a une semaine, le facteur a glissé par inadvertance une lettre dans notre courrier... je suis venu vous la rapporter…» Il trouve ça difficile de parler devant une porte fermée. Il pourrait ouvrir tout de même.
Y : « Je suis désolé… je ne suis pas présentable… je sors du bain… ça vous ennuierait de la glisser tout simplement sous la porte ? » Il a une sainte horreur des voisins. Il les évite tant qu'il peut. La plupart du temps, des gêneurs ou des curieux. Et puis avec son boulot, c'est un des premiers contacts à proscrire. Ça fait partie des consignes.
K : « Oui, bien sûr… désolé encore de vous avoir dérangé… bonne soirée… » S'il avait su, il aurait remis la lettre dans la boîte. C'est bien lui, ça. Agnès a raison. Il est toujours trop gentil…
Y : « Il n'y a pas de mal… merci et bonne soirée à vous aussi… » C'est bien ce qu'il disait. Que des curieux. Il lui suffisait de la remettre dans la boîte…
Yann le regarde par l'œilleton. Il doit être baissé en train de glisser l'enveloppe. Elle apparaît à ses pieds. Il relève les yeux pour le voir remonter. S'il avait été dans son bain, il n'aurait jamais répondu…
Kévin soupire, se baisse et glisse l'enveloppe. Il devine dans son dos son regard à travers l'œilleton. Se surprend à se demander à quoi il peut bien ressembler. La voix est grave, suave, chaude. Il aurait pu mettre la lettre dans la boîte et ne jamais frapper à cette porte…