Salut tout le monde. Oh ! Mais que vois-je ! Un update de cette fic ! Vous l'aviez cru abandonnée, avouez. Oui, j'avais envie d'écrire sur Zizi et Tutu. Seulement, étant donné que j'ai écrit les deux chapitres précédents en un laps de temps très court pour les nuits du FoF, ça fait que l'histoire part sur une base pas très confortable, et qu'on est déjà avancés dans le plot de base alors que j'aurais voulu prendre mon temps. Résultat, je pense faire souvent des genres de flash-back de leur enfance et adolescence, et aussi pas mal de rétrospectives dans les chapitres, afin d'étayer un peu le contexte. Quoi qu'il en soit, cette histoire ne sera pas hyper bien découpée, je le crains.
Merci à tous mes chers reviewers, sur toutes mes autres histoires. Je ne vous ai pas encore tous répondu, soyez sans crainte, je le ferai. Anonymes : enregistrez-vous ! Vous m'envoyez souvent des supers reviews et je ne peux même pas y répondre, ça me rend triste. A ceux qui se demandaient : oui, j'écris toujours. Si vous ne me voyez plus trop c'est parce que 1) le Gabriel et Joshua ne me botte pas trop en ce moment, et comme mes oris sont principalement sur les deux gusses... 2) et surtout, parce que je suis de l'autre côté du site, sur FF net, à baver des seaux et écrire du nawak total sur Sherlock BBC. Mes excuses. (Assez peu sincères, admettons-le, j'aime trop Sherlock pour ça.)
Bonne lecture !
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Isaia jeta un regard ennuyé à la partition sur laquelle se penchait la petite Chiara, les yeux plissés. Douze ans seulement, et c'était déjà obligé d'avoir le nez à dix centimètres de la feuille pour distinguer les notes. Ses parents feraient mieux de lui payer un rendez-vous chez l'ophtalmologue plutôt que des cours de piano, songea-t-il avec agacement.
- Ça suffit !
Sa voix claqua un peu plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu, et la petite sursauta, tournant la tête vers lui, les yeux écarquillés et les mains figées au dessus du clavier, stoppées en plein mouvement – et cette vision l'irrita tellement qu'il décida de jouer le méchant jusqu'au bout, et ajouta d'une voix glaciale :
- Qu'est-ce que c'est que ce travail de cochon ? Je t'avais demandé de déchiffrer ce morceau cette semaine. Déchiffrer, dans mon cours, ça veut dire qu'on ne passe pas dix minutes sur un accord à essayer de savoir si c'est un sol ou un si ! Déchiffrer, ça veut dire que quand tu reviens la semaine d'après, tu es capable de le jouer d'un bout à l'autre sans hésitation ! Tu trouves que tu en es capable, là ?
Silence terrifié.
- Réponds-moi, Chiara. Tu trouves que tu en es capable ?
- N… Non.
- Non. Effectivement. Qu'est-ce qu'il te reste à faire ?
- T… Travailler ?
- Voilà. Très bien – tu vois, quand tu veux ! Travailler, Chiara. Et c'est ce que tu vas faire cette semaine, parce que ce morceau, je le veux déchiffré, je le veux net, la semaine prochaine. Tu m'as bien compris ?
- O… Oui.
Il voyait presque les larmes poindre au coin des yeux de la petite, qu'elle s'efforçait bravement de réfréner, il pouvait presque sentir la boule dans sa gorge ; et le plus triste, dans cette affaire, c'était que ça ne le soulageait même pas de passer ses nerfs sur elle. Lorsqu'elle quitta la pièce, un quart d'heure plus tôt que la fin habituelle de son heure de cours, il poussa un grand soupir, et se frotta la nuque, vaguement coupable.
Dire qu'il n'était pas d'excellente humeur ces derniers temps aurait été un sacré euphémisme.
Généralement, Isaia faisait partie des professeurs de piano les plus populaires du conservatoire. Pour les adultes, il était compétent, serviable, drôle, et il était beau, ce qui était loin de le desservir. Avec les enfants, il était ferme mais gentil ; proche d'eux, mais pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Il n'avait jamais eu de problèmes particuliers avec ses collègues – à part la fois où il avait rencontré son fr… - où il avait rencontré Tullio dans un bar alors qu'il prenait un verre avec des amis professeurs au conservatoire, et que Tullio l'avait obligé à leur faire croire qu'il était gay, ce qui avait brisé quelques cœurs féminins présents ce soir-là ; mais le malentendu avait vite été dissipé lorsqu'Isaia, dès le lendemain, leur avait signalé que c'était absolument faux et qu'il avait confirmé le mensonge juste pour donner satisfaction à son fr… à Tullio.
L'évènement avait tout de même fait naître des rumeurs, qui ne s'étaient pas encore tout à fait dissipées alors que ça faisait déjà plus de six mois ; et rétrospectivement, Isaia ne pouvait s'empêcher de se demander à quoi ça avait servi, au final : Tullio n'était même pas son vrai frère.
La pilule ne passait pas. Isaia n'était pas un être exceptionnellement sensible – il était même un cœur de pierre, selon certaines de ses anciennes conquêtes… ce qu'il ne pouvait pas nier – mais sa famille, c'était un problème entièrement différent.
Isaia était de ceux qui aimaient leur famille plus que tout au monde. Il allait voir ses parents toutes les semaines ; il aidait sa mère à cuisiner, il l'emmenait en ville faire des courses, lui prenait le bras, et lui racontait avec animation tout ce qui se passait dans sa vie ; il allait observer son père lorsqu'il travaillait dans son atelier de peinture, s'asseyait à côté de lui sur le canapé le soir pour qu'ils regardent un film ensemble, et lui racontait avec animation tout ce qui se passait dans sa vie ; quant à Tullio, il aurait certainement fait pareil, si l'autre l'avait laissé faire. Ces cinq ans passés à tenter de regagner son estime avaient probablement été les pires de sa vie.
Ses parents et son frère étaient les personnes qu'Isaia aimait le plus au monde et qui lui étaient les plus chères, avant ses petites copines, avant ses meilleurs amis ; et il suffisait de quelques mots pour découvrir que son père n'était pas son père, que son frère n'était pas son frère, et que sa mère lui avait menti pendant toute sa vie. N'importe qui de normal aurait été touché ; Isaia avait été complètement ébranlé. C'était l'écroulement de son monde, la trahison des personnes qu'il aimait le plus. Tout ce temps, et personne ne lui avait jamais rien dit ? Son père, si proche de lui ? Sa mère qui lui disait tout ? Il fallait qu'il l'apprenne de la bouche de Tullio, qui le supportait à peine, et encore, par hasard, par erreur, au détour d'une dispute puérile ?
Non. Il n'était pas préparé. Il était allé voir sa mère pour lui demander des explications, le soir même de ce jour odieux. Elle avait d'abord essayé de mentir, et Isaia avait presque été sur le point de la croire, sa mère aimante, et d'imaginer que les horreurs sorties de la bouche de son frère n'étaient qu'un reste de la haine qui avait existé entre eux. Mais elle avait détourné le regard, l'air coupable, et lorsqu'Isaia avait insisté, elle avait tout avoué.
Non, il n'était pas le frère de Tullio, et Antonio n'était pas son père. Son vrai père était mort quand il avait environ un an, et elle n'avait pas tardé à se remarier car elle ne supportait pas la solitude et qu'elle était tombée sur l'homme de sa vie. Elle avait préféré ne rien lui dire car elle pensait que ça le perturberait et que ça briserait ses liens avec son père et son frère. Isaia avait écarquillé les yeux : comment avait-elle pu croire qu'il préfèrerait l'apprendre brutalement vingt-trois ans plus tard ? À ses yeux, maintenant, toute son enfance ressemblait à un mensonge. Les sorties avec son père, les jeux avec son frère… C'était sa confiance qui en avait pris un sacré coup, là.
Il avait quitté la maison en trombe après l'aveu, et n'avait plus répondu aux appels de sa mère, ni à ceux de son frère – et il y en avait eu un paquet, pendant ce dernier mois. Isaia n'aurait pas cru que Tullio se soucierait autant de lui, mais il l'avait essayé de l'appeler tous les jours plusieurs fois. Du moins, pendant la première semaine. Ensuite, les appels s'étaient espacés. À la place, des messages.
Isaia, réponds-moi !
Iz, bon sang, réponds-moi s'il te plaît.
Je passe te voir chez toi aujourd'hui. Sois là. Il faut qu'on s'explique.
Ouvre-moi la porte ! Je sais que tu es là, je vois de la lumière par la fenêtre !
Isaia !
Iz, arrête de faire la gueule, par pitié. Je ne voulais pas te le dire comme ça, mais… Puisque c'est fait et qu'on ne peut pas revenir en arrière, il faut qu'on en parle !
ISAIA FAZZIO, RÉPONDS-MOI !
Iz, ça fait une semaine…
Écoute, on ne va pas rester fâchés comme ça… Déjà qu'on a eu tellement de mal à recommencer à se parler, tu voudrais tout arrêter d'un coup, sans préavis ? Toutes les fois où tu es venu me voir au restaurant pour me supplier de te donner une chance, de te pardonner, toutes les fois où tu as sonné à ma porte complètement bourré en me disant que tu ne voulais plus qu'on s'ignore… Maintenant qu'on a dépassé ce stade, tu voudrais tout abandonner ?
C'était celui-là qui avait fait le plus mal. Oui, il était vraiment allé le voir là où il travaillait en tant que sommelier. Il s'en rappellerait toujours ; fraîchement revenu de Paris, où il avait étudié au Conservatoire pendant cinq ans, il avait demandé à sa mère où Tullio travaillait, et il avait attendu que l'autre vienne lui proposer la carte des vins, avant de la faire tomber par terre de stupeur en voyant son client. Il avait fallu toute la persuasion d'Isaia pour que son frère accepte de ne serait-ce que réfléchir à l'idée de lui donner une chance.
Ça avait pris du temps. Lorsqu'il avait rencontré Tullio au bar, et que l'autre avait finalement cédé, c'était comme si une porte verrouillée depuis trop longtemps venait enfin de céder. Ça n'avait pas été simple, par la suite, la porte était restée tellement longtemps inutilisée qu'elle avait du mal à s'ouvrir. Il avait fallu qu'Isaia pousse de toutes ses forces pour arriver à quelque chose : pour arriver à une amitié réelle, fraternelle (haha…), pour en arriver à construire quelque chose de vrai avec Tullio.
Sauf que tout ce "vrai" reposait sur du faux, et ce depuis qu'il avait un an. Comment Tullio avait-il pu être au courant et ne rien lui avoir dit ? Pourquoi ?
Évidemment, ce n'était peut-être pas à Tullio qu'il revenait de le lui dire. C'était sa mère qui aurait dû le mettre au courant. Son père. Pas Tullio. Il en voulait plus à ses parents qu'à Tullio, mais sa colère était tellement grande qu'au final, ça ne faisait pas grande différence.
Et c'était à ça que se résumait son quotidien, dernièrement. Sa fausse famille, la trahison, la colère, le mauvaise humeur. Ses collègues se demandaient ce qui n'allait pas – où était passé le jeune homme enjoué et plein d'humour qu'il était habituellement ? Ses élèves s'étaient mis à le craindre, sans comprendre d'où venait le changement. Personne ne pouvait savoir.
Le bruit d'une petite main frappant à la porte le tira de ses sombres rêveries – c'était Giovanni, qui arrivait encore à son cours dix minutes plus tôt que prévu. Enfin, de toute façon, il avait expulsé Chiara, alors il n'avait rien de mieux à faire. Pendant que le petit s'installerait, il irait prendre un café, et essaierait de penser à autre chose.
Sauf que quand la porte s'ouvrit et que Giovanni entra, il n'était pas seul ; un homme l'accompagnait, un type brun, pâle, trop grand, trop mince, aux cheveux longs attachés en queue de cheval et aux yeux bleus, et Isaia manqua de tomber par terre en se relevant trop vite de sa chaise.
- T… Tullio !
- Enfin, soupira Tullio. T'es pas facile à cueillir.
- Qu'est-ce que tu fiches ici ?! Comment t'as su dans quelle salle j'étais ?
- On m'a aidé, répondit sombrement Tullio en désignant du menton l'enfant, qui allait poser d'un air coupable sa mallette sur les chaises au fond de la pièce.
Isaia le considéra, hésitant un instant entre le mettre dehors sans ménagement ou lui hurler dessus sans se gêner – mais Giovanni, tout en déballant ses partitions, lui jetait des coups d'œil curieux, et Isaia savait que s'il se laissait aller à une scène familiale là, ça ferait le tour du conservatoire avant la fin de la journée.
- Je reviens, dit-il d'un ton grinçant au petit Giovanni, avant de faire signe à Tullio de sortir de la pièce, et de refermer la porte derrière eux.
Le couloir du deuxième étage – celui réservé aux cours de piano – n'était pas extrêmement fréquenté, malgré le fait qu'on soit un mardi après-midi et que les élèves en horaires aménagés avaient migré du collège/lycée jusqu'au conservatoire. Toutefois, Isaia préféra ne pas lever la voix, vérifiant précautionneusement que personne ne les écoutait, tandis que Tullio l'observait d'un air étrange.
- Pourquoi t'es là ? finit-il par demander d'une voix sèche.
- Je voulais te parler, répondit simplement l'autre.
- Moi pas ! Je croyais avoir été clair là-dessus !
- Oui, eh bien, j'ai clairement exprimé pendant cinq ans que je ne voulais pas entendre parler de toi, et ce n'est pas ça qui t'a empêché de venir frapper à ma porte dès que tu pouvais, ou de venir me voir au restaurant pour me supplier de te laisser t'expliquer. Je fais pareil.
Isaia le fixa, douché – il marquait un point là. Il n'aurait pas cru que son fr… non, Tullio, bon sang, ce n'était pas son frère – il n'aurait pas cru que Tullio était si obstiné.
Il y eu un silence, pendant lequel Isaia jaugea Tullio, puis il déclara froidement, en croisant les bras sur sa poitrine:
- Vas-y. Je t'écoute. Tu as cinq minutes, ne me fais pas perdre mon temps.
Tullio sembla décontenancé, comme s'il ne s'attendait pas à ce qu'Isaia accepte, et lorsqu'il ouvrit la bouche, aucun mot n'en sortit. Finalement, il lâcha juste un soupir découragé, et Isaia leva les mains devant lui en signe d'abandon.
- Reviens me voir quand tu sauras quoi dire.
Il se détourna et avança la main vers la porte, mais Tullio, plus rapide, saisit son poignet et l'obligea à se retourner vers lui.
- Isaia, non ! Écoute-moi, bordel…
- Je t'écoute. Tu ne parles pas.
- Laisse-moi le temps !
- J'ai pas le temps. Je travaille, au cas où t'aurais pas remarqué.
- Moi aussi, je travaillais, quand t'es venu me voir au restaurant, et pourtant, j'ai pris le temps d'écouter tes supplications !
Touché. À nouveau. Isaia fronça les sourcils, et secoua la tête, incrédule.
- Tullio, pourquoi tu… Je veux dire, je suis pas ton frère. Je suis… juste un type. On n'a aucun lien. Tu m'as toujours détesté. Je t'ai obligé à renouer le contact parce que je trouvais ça anormal qu'il y ait tant de haine entre deux frères… Mais on n'est même pas frères. On n'a plus aucune raison de renouer.
- C'est ça, ce qui te poussait à me fréquenter ? répondit Tullio durement. Le fait qu'on était frères ? Je pensais que c'était parce que tu m'appréciais.
Touché. Pour la troisième fois.
- Bien sûr, balbutia Isaia, mais…
- Isaia, cette histoire de frère, c'est… Je ne dis pas que ça n'a pas d'importance, mais, tu crois vraiment que c'est ce qui importe le plus là-dedans ? On a été élevés ensemble, on a grandi ensemble. J'ai toujours su que tu n'étais pas mon vrai frère, mais je t'ai toujours considéré comme tel. On n'a pas de liens du sang, et après ? On ne peut pas être frères quand même ?
- Mais tu me détestais. Je ne sais même pas pourquoi tu me cours après, alors que tu pourrais être enfin débarrassé de moi pour de bon, fit remarquer Isaia. On n'est pas frères, tu n'as aucun… devoir, aucune obligation. Tu es libre, Tullio, c'est merveilleux !
- Isaia, bon sang, arrête de faire ta tête de mule. C'est vrai que je te détestais – je te haïssais, même. Mais si je suis là, c'est parce c'est du passé, ça me paraît évident. Tu es venu me voir, tu m'as offert des explications. J'ai écouté. Je… t'ai pardonné, j'ai commencé à te… fréquenter… et je me… suis mis… à t'aimer.
Les mots sortaient difficilement, et Isaia fixa d'un air incrédule Tullio, dont les joues étaient d'un rouge soutenu, et qui semblait lui-même embarrassé par ce qu'il disait. Isaia le vit fermer les yeux et secouer la tête lentement, d'un air désespéré, comme s'il n'arrivait pas à croire qu'il venait de dire ça.
- C'est horriblement embarrassant, ce que tu dis, fit remarquer Isaia, le gorge nouée, et les joues pas beaucoup plus pâles que celles de son frère.
- Je sais. Mais je ne peux pas te mentir.
Isaia le fixa, intrigué – sa phrase sonnait bizarrement. Ses joues avaient retrouvé une couleur plus ou moins habituelle, et il avait les yeux dans le vague, teintés d'un air de regret.
- J'apprécie ta sincérité, déclara Isaia après un long silence, hésitant. J'aurais bien aimé que tu en fasses preuve un peu plus tôt dans ma vie, cela dit.
- Je sais, admit Tullio d'un air sombre. J'ai eu envie de te le dire tellement souvent, mais maman m'en a toujours empêché… Je ne comprends même pas comment j'ai réussi à te le cacher aussi longtemps. Probablement parce que j'ai petit à petit arrêté de te parler après notre dispute.
Isaia fronça les sourcils. Quelle dispute ? Ils en avaient eu des tas.
- Quand ?
- La dispute, imbécile. Tu as fait croire à la fille que j'aimais que j'étais gay. Et attiré par toi. Ce soir-là, je t'ai balancé tout ce que j'avais sur le cœur… Tu t'en rappelles plus ?
Tullio eut l'air un peu blessé, et, oui – maintenant qu'il en parlait, Isaia s'en souvenait. La dispute. Quand il y repensait, maintenant, il se demandait comment il avait fait pour être si bête. Il avait souvent provoqué son frère, auparavant, mais là, c'était la première fois qu'il entendait une telle colère chez Tullio, et c'était la première fois qu'il essuyait vraiment le feu nourri de sa haine ; et ensuite, c'est vrai, rien n'avait plus été pareil. Ça avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Tullio ne lui parlait que peu, voire plus du tout – quelques semaines plus tard, à peine, il avait fui le foyer familial à Naples pour se réfugier dans un appartement, un petit studio, pour ne plus être obligé de fréquenter Isaia.
Celui-ci n'avait jamais compris pourquoi son frère avait pris la blague tellement au sérieux, mais il n'avait pas tardé à mesurer toute l'ampleur de sa rancune.
- T'as quand même arrêté de me parler pendant cinq ans à cause de cette petite blague idiote, fit remarquer Isaia.
- J'ai arrêté de te parler pendant cinq ans à cause de toutes les saloperies que tu m'as faites quand on était enfants, et parce que la "petite blague idiote", comme tu dis, était la cerise sur le gâteau. J'ai été ridiculisé à l'école. La fille que j'aimais a refusé de me parler ensuite. Je suis devenu un paria. Tu peux pas comprendre, Isaia, tout le monde t'a toujours adoré. Même moi, j'avais du mal à te détester… Mais si tu leur avais fait ce que tu m'as fait, n'importe qui d'autre aurait abandonné avant.
- Merci, répondit Isaia, les sourcils froncés.
- Ce que je veux dire, c'est que… je t'ai pardonné. Tu m'as fait des crasses, je t'en ai voulu, tu m'as demandé pardon, je t'ai pardonné. Et là, c'est toi qui m'en veux, parce que je t'ai caché qu'on n'était pas vraiment frères. Est-ce que ça change vraiment quelque chose ? Papa n'est peut-être pas ton vrai père, mais il t'aime autant que s'il l'était. Il t'a élevé toutes ces années comme son fils. Tu es son fils. Et tu es mon frère. Ça change quoi qu'on n'ait pas le même sang ?
- Ça change que je vous ai fait confiance toute ma vie, et que ça, là, ça me tombe dessus comme une trahison, Tullio. On n'est pas vraiment frères, et alors, tu dis ? D'accord. Oui. Si vous me l'aviez dit quand j'étais petit. Qu'est-ce que ça aurait changé ? J'aurais peut-être même été moins immonde avec toi si j'avais su que tu n'étais pas vraiment mon frère. C'est pas le fait qui pose problème, c'est la trahison. C'est ça que je ne peux pas avaler, Tullio. Un peu de franchise, ça coûtait quoi ? Mais là, je l'apprends, une vingtaine d'années plus tard, et presque par hasard ! Je ne comprends même pas comment c'est venu. Pourquoi tu me l'as dit, d'ailleurs ? Pourquoi tu ne me l'as pas caché ?
- Parce que je ne peux pas te mentir, répondit Tullio d'un ton morne.
- Ça t'a pas trop gêné, visiblement, pendant toutes ces années !
- Je ne t'ai jamais menti. On ne se parlait presque pas, je n'ai pas eu besoin de te mentir. C'est aussi pour ça que j'ai quitté la maison. Parce que je ne peux pas te mentir. J'avais peur de le laisser échapper par erreur si je te parlais. Comme l'autre fois.
- Hein…? C'est ridicule. Il suffisait de faire attention…
- Non, tu ne comprends pas. Je ne peux pas te mentir. C'est pas un choix, c'est une malédiction. Quand tu me poses une question, même si je veux te mentir, de toutes mes forces, c'est la vérité qui sort de mes lèvres. Quoi que je fasse. Je suis littéralement incapable de te mentir. Tout ce que je te dis, là, j'aurais préféré que tu ne le saches jamais, parce que je sais que c'est un point faible que tu vas utiliser à ton avantage, pour m'obliger à tout te dire, et je suis horrifié, là, intérieurement, je suis en train de me dire de la fermer, d'arrêter tout de suite de parler, mais c'est plus fort que moi. Tu m'as posé la question, et je suis obligé de te dire la vérité.
Il y eut un long silence, et Isaia cligna des yeux.
- Je ne comprends pas. Comment ça, obligé ? Tu peux choisir de me dire autre chose…
- Non, répliqua Tullio, exaspéré. Non. C'est… Je ne peux pas. Ce n'est pas moi qui décide. C'est comme quand le docteur te tape sur le genou avec son petit marteau en caoutchouc et que ta jambe se lève automatiquement. Je ne peux pas l'empêcher. C'est comme d'essayer de garder les yeux ouverts quand tu éternues. J'essaie, j'essaie, mais ça ne marche pas. C'est impossible. Oh, mon dieu, et dire que je voulais que tu ne l'apprennes jamais… Mais je me doutais que ça arriverait depuis qu'on recommence à se voir.
Tullio semblait furieux, furieux contre lui-même, et Isaia le fixa d'un air ahuri.
- Tu ne peux pas me mentir…?
- Non. Même si je le voudrais. Je mens à tout le monde, pourtant. Tout le temps. Je suis un menteur professionnel. Sauf avec toi.
- Ça veut dire que si je te pose des questions, je pourrais tenter de t'arracher tous tes secrets les plus sombres ?
- C'est exactement ce que ça veut dire, et c'est pour ça que j'ai envie de me suicider, là, maintenant. Parce que je sais que tu le feras.
- Incroyable, murmura Isaia. Tu me montes un bateau ?
- Tu crois que je serais capable d'inventer une histoire aussi tordue, juste dans le but de me ridiculiser et de m'exposer à tes blagues stupides, tes mauvais tours ? Tu me prends pour un masochiste ?
- C'est pas faux… Mais t'admettras quand même que c'est difficile à croire. Comment c'est possible ?
- Aucune idée. Ça s'est passé le soir de notre dispute. Depuis, j'ai toujours été incapable de te mentir. Alors j'ai préféré arrêter totalement de te parler.
- Je t'ai manqué, pendant que j'étais à Paris ?
- Non.
Isaia plissa les yeux, et Tullio fit la grimace.
- Désolé. Mais, non.
- Tu as pensé à moi quand même ?
- Oui. Mais pas en bien.
- Tu me détestais, hein ?
- Oui. Je te haïssais.
- Tu me détestes toujours ?
- Non, je te dis. C'est ce que j'ai dit tout à l'heure, que j'en suis venu à t'aimer. Et tu m'as dit que je disais des choses embarrassantes. Oui. J'ai pas le choix.
- Je vois… Incroyable. Je suis sidéré.
- Et moi mortifié…
Les deux hommes poussèrent un soupir simultané, et Isaia consulta sa montre d'un air ennuyé.
- Ça ne veut pas dire que je t'en veux moins ou quoi que ce soit. Mais bon… Effectivement, il faut peut-être qu'on s'explique. Mais là, je dois donner cours.
- Viens chez moi ce soir. Je t'invite à manger, on en parlera autour du repas.
- J'ai un rendez-vous ce soir.
- Demain, alors. Ou n'importe quand. Non attends, je bosse au restaurant demain soir. Ce week-end. Samedi ?
- Je donne un concert samedi soir.
- Bon, alors, vendredi. T'es dispo, vendredi ?
- Oui.
- Bon. Tu viendras ?
- Oui. Pourquoi tu me regardes avec cet air-là ?
- Parce que tu toi, tu es capable de me mentir, répondit Tullio d'un air de regret. Tu viendras vraiment ?
- Oui, je te dis ! Bon allez, du vent, maintenant. Il faut que je donne cours.
Tullio hocha la tête, de l'air sombre qui ne l'avait pas quitté durant toute la discussion, et s'éloigna vers l'escalier, tandis qu'Isaia soupirait.
Tullio, incapable de lui mentir ? Allons bon. Mais si c'était vrai… Ça pourrait s'avérer intéressant. Instructif.
Isaia eut un rapide sourire, qu'il effaça vite fait de son visage avant d'entrer à nouveau dans la salle de piano – et pour la première fois depuis un mois, Giovanni eut la surprise de ne pas subir ses foudres de toute l'heure suivante.
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