Oooooh regardez qui n'était en fait pas morte ? C'est un CHAPITRE ! Je vous l'avait dit qu'il fallait être patient ^^ ce retard a beaucoup de causes, mais finalement la principale c'est que, comme prédit en début de publication, la terrible malédiction-des-fics-publiées-en-cours-d'écriture m'est tombée dessus ! D: enfin bon, bonne lecture et à... heu, bientôt.
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- Non mais vraiment, je peux me la faire, j'ai l'habitude, gémis-je en voyant s'approcher l'aiguille.
- Et je vous répète, monsieur Muller, que je n'ai pas le droit de vous laisser faire. C'est l'affaire de quelques secondes.
- Je vais avoir un bleu...
- Dites tout de suite que je ne connais pas mon métier !
Je me mords les lèvres. Fichues infirmières ! Les ASV ne sont pas aussi prétentieux, eux...
- Il faut soulever la peau... je tente.
- Et vous trouvez une veine, vous, dans de la peau soulevée ?
- Mais oui, laissez-moi vous montrer que... aïe !
- Là, vous voyez ? Ça vient tout seul.
Mon sang remplit un tube, puis deux, et l'infirmière ôte enfin l'aiguille. Je sens venir le bleu rien qu'à la façon dont le pli de mon coude pulse. Je hais les prises de sang. Je me fais toujours les prises de sang moi-même. Je prends sèchement le coton des mains de cette fichue bonne femme et comprime la veine avec. Si Don me voit avec un bleu, il va me griller direct.
- Et pour les résultats ? demandé-je sans amabilité.
- Dans 24h. Voilà votre bon, présentez-le à l'accueil demain matin.
- Vous avez de la glace ?
- Ne soyez pas ridicule. Au revoir, monsieur Muller.
Je grimace pour toute réponse et quitte la pièce, serrant mon coude avec force. Le labo n'est qu'à cinq minutes de chez moi. Aussitôt dehors, je ramasse une poignée de neige et la colle sur mon bras. Va-t'en, vilain bleu... je n'ai même pas regardé si mes techniques fonctionnaient tandis que je remonte l'avenue. Dix heures moins le quart : j'ai juste le temps de me changer et de repartir pour chez Julien. Il m'a invité à boire un verre avec lui, et comme il habite juste au-dessus du café dans lequel je travaillais, ça me permettra de passer le bonjour à Ahmed. Celui-ci est en train de servir en terrasse lorsque j'arrive au pas de course.
- Hello ! Julien m'a dit que tu passais.
- Bonjour, Ahmed.
- Comment va Don ? Je ne le vois plus depuis que tu ne travailles plus ici... je parie qu'il est tout le temps fourré chez toi.
Je rate un pas au moment d'arriver à sa hauteur. Comment peut-il savoir ça, lui ? Surtout s'il ne voit plus Don ? Ahmed m'adresse un de ces sourires joviaux dont il a le secret, manifestement ravi d'avoir tapé juste, le bougre. Julien ! C'est lui qui est allé lui dire ça ? Il a dû lui parler de la soirée où il m'a vu avec lui... je ne sais même pas ce que Don lui avait raconté sur moi auparavant, d'ailleurs, et mon rayon de soleil ne fait jamais mystère de son orientation sexuelle. Ça va se répandre comme une traînée de poudre, cette affaire, je suis connu dans mon quartier, moi !
- On se reparle tout à l'heure, je suis à la bourre.
- C'est ça, Julien est tellement ponctuel ! me lance-t-il tandis que je m'enfuis littéralement vers la porte de l'immeuble.
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Je compose le code et monte les escaliers en pestant tout seul. Je me suis confié à Laurent... mais Julien est beaucoup moins ouvert d'esprit, peut-être même encore moins que moi avant Don... qu'est-ce qu'il va me sortir maintenant ? Enfin arrivé au troisième, je toque en suivant le rythme de la Marseillaise, pas assez inspiré pour trouver plus drôle. Mon ami ouvre la porte et s'efface.
- Entre, compatriote ! Viens dans le salon, je sors le whisky.
- Aaaah, mon cher, tu sais me parler toi !
C'est Laurent qui a designé son salon. Canapé et fauteuils rouges, murs gris dans diverses nuances, tapis mosaïque, éclairage doux mais en bonne quantité : ce serait une parfaite scène de magazine s'il n'y avait pas les traces évidentes d'occupation des lieux par le propriétaire. Ce dernier revient avec deux verres ornés d'un gros glaçon chacun et pose ça sur la table basse. Je me frotte les mains.
- Cigarette ? me propose Julien en me tendant le paquet.
Je marque un temps d'hésitation.
- Tiens, je... je suis en train de me rendre compte que ça fait un moment que je n'ai plus fumé... un bon moment...
- Ah ? A ta guise, dit-il en s'asseyant et en allumant la sienne.
- Non mais, sérieusement... ça fait... des mois ! Ça alors, je ne m'en étais même pas aperçu... j'ai fini mon paquet et je n'en ai jamais racheté...
- Tu devrais être heureux, les gens normaux sont bien incapables de décrocher si facilement.
- Et sans le vouloir, surtout ! Qu'est-ce qui m'est arrivé l'année dernière pour que...
Je m'interromps. J'ai commencé à bosser chez Ghetta, et Don est entré dans ma vie. Il ne fumait pas et je n'ai plus fumé non plus. Complètement inconsciemment... Julien me souffle sa fumée dans la figure en m'observant attentivement.
- Ben non, même l'odeur ne me donne pas envie... ça alors...
- Hé ben, félicitations, dit-il d'un ton indifférent en servant le whisky.
Julien n'a jamais été très chaleureux, mais là, quand même, ça frôle la bouderie. Je l'observe à mon tour tandis qu'il me tend mon verre par-dessus la table.
- Bon, comment ça va de ton côté ? finis-je par dire.
- Tranquille... toujours célibataire, pas comme toi.
Je passe aussitôt sur la défensive, et Julien doit s'en rendre compte car il n'attend pas de réponse de ma part pour continuer.
- Cela dit, j'ai revu Yasmine.
- Yasmine ?
- La bombe en robe rouge de la soirée à Montmartre. Celle que tu as repoussé au profit de ton blondinet.
Seconde pique. Je décide de jouer franc-jeu et d'assumer, puisqu'il a l'air persuadé qu'il va me faire sortir de mes gonds avec ses sous-entendus. Il y a moins d'un mois, il aurait sans doute réussi. Mais ça, c'était avant.
- Je n'ai pas perdu au change, rassure-toi, fais-je avec un sourire derrière mon verre de whisky. Et alors, ça s'est bien passé avec elle ?
- Une chaudasse, comme tu disais ! réplique Julien sans se laisser démonter. Mais quelle sacré paire de...
- T'inquiète, elle avait un décolleté assez plongeant pour que toute la salle s'en rendre compte, l'interrompis-je, peu désireux d'en entendre plus. Moi, elle n'a m'a vraiment pas plu, cette fille.
- Et si tu savais l'ardeur qu'elle met à...
- Bon, et à part ça vous ne sortez pas ensemble ?
Julien porte sa cigarette à ses lèvres et prend le temps de souffler la fumée par le nez, scrutateur.
- Avant Noël, c'est toi qui m'aurait demandé ce genre de détail.
- Je sais. Plus maintenant. Les gens changent.
- Et à quel point...
- Peut-être que je suis devenu gay comme un phoque, finis-je par lancer, agacé. Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que pour l'instant, je sors avec un mec.
Julien s'est crispé au mot « gay », et il saisit son verre d'alcool, faisant tournoyer le reste de la glace dedans d'un air pensif.
- Tu prends ça avec une légèreté... ça ne te dérange pas ?
- Et toi ? riposté-je sèchement, agacé par le ton et la tournure de la conversation.
- C'est sûr que c'est dans l'air du temps... avec la loi sur le mariage pour tous, et tout... c'est un effet de mode...
- Un effet de mode ? m'écriai-je. Je n'ai même pas suivi l'actualité sur cette fameuse loi, tu crois peut-être que j'avais le temps de me soucier du droit homo avec tout le boulot que j'avais ces derniers temps ?
- Rassieds-toi, tu vas renverser ton whisky.
Je me rends compte que je suis à moitié soulevé et que le verre penche dangereusement. Pourquoi est-il comme ça ? A quel moment est-ce que cette espèce de fossé s'est creusé entre nos deux façons de voir les choses ? Est-ce que j'étais comme lui, avant Don ? Je me laisse retomber sur l'impeccable canapé de feutrine, cale un coussin rouge dans mon dos et avale une goulée d'alcool.
- Tu as reparlé à Carl Jadielle ?
- Quoi, ton photographe ? Non, je ne l'ai pas rappelé.
- Si tu fais cette séance, surtout pense à m'envoyer les photos, je ne voudrais pas rater ça.
Je repose mon whisky pas tout à fait vide sur la table basse, un peu plus fort que prévu : le verre contre le verre produit un bruit cristallin qui résonne presque comme un glas, en suspens dans l'air.
- C'était sympa de se voir. Mais je vais y aller maintenant.
Julien ne fait pas de commentaire et écrase sa clope dans le cendrier avant de se lever pour me raccompagner à la porte. Avant de me laisser partir, il murmure :
- Tu fais comme tu veux... mais ne te perds pas dans la flamme...
Sans répondre, je lui serre la main et disparais dans les escaliers. J'ai les poings serrés et une colère sourde sommeille en moi. Il a à peu près insulté les homos, dont j'estime ne pas faire partie, alors pourquoi suis-je autant remonté ? Plutôt parce qu'il ne prend pas ma relation actuelle au sérieux, parce que ça le dégoûte et qu'il n'a pas la décence de le cacher ? Cette amitié était peut-être plus superficielle que je pensais s'il ne peut pas comprendre, s'il ne peut pas passer outre ce genre de chose. J'aurais mieux fait de vérifier qu'il n'était pas dans le coin, cette fameuse soirée, avant de laisser Don m'embrasser contre un mur entre deux bibliothèques. Ou peut-être était-ce une bonne chose ?
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Je fais signe à Ahmed de loin et entame le retour chez moi d'un pas énergique, fortement aidé par le vent glacial qui fait voler ma queue de cheval à ma gauche. Don vient dormir chez moi ce soir, encore... j'ai tellement hâte qu'il finisse de travailler et qu'il vienne me voir que ça m'en ferait presque mal à la poitrine. Pour tromper mon impatience et prétendre qu'elle est normale, je me cale devant mon ordinateur une fois chez moi et lance un jeu vidéo au hasard – enfin presque, un avec des bagnoles à voler et des gens à buter, un qui défoule sans énerver davantage. Car oui, là, Julien m'a vraiment énervé... je ne risque plus de le revoir avant un moment... ou au moins avant qu'il me fasse des excuses. S'il m'en fait jamais.
Aucun de mes amis n'aurait pu être là à la place de Don ce dimanche matin où Michael m'a appelé pour la première fois depuis toutes ces années. Je l'aurais fichu dehors ou je me serais enfermé dans une pièce pour être seul. Je n'aurais pas toléré que quiconque me voie dans cet état... mais lui avait su se faire oublier au moment où il fallait, puis revenir discrètement, sans forcer, au moment où il fallait. Avec un sens du timing qui aurait été aussi bon que s'il me connaissait depuis des années. Son don d'assister les gens, ou d'empathie, ou je ne sais quoi qui ressort tellement quand je travaille avec lui... ou autre chose ? Je me rends compte que mon personnage a provoqué un super-bouchon, planté au milieu d'une rue à l'écran, et mets le jeu en pause pour faire taire les klaxons. Je suis encore en train de penser à Don, j'ai l'impression de ne faire que ça en ce moment... est-ce que c'est pareil pour lui ? Est-ce qu'il s'inquiète pour moi entre deux prises de sang, est-ce qu'il se demande si je pense à mon frère ? Sûrement... mais chez lui c'est normal. Moi, non.
C'est quoi ces fichus symptômes que je me traîne, on dirait un tableau tout dressé pour identifier une maladie. Une maladie qui porterait un vilain nom, un nom sur-utilisé, trop, un nom bien kitsch et que je n'ai pas envie de me diagnostiquer. Accepter que je couve un truc pareil reviendrait à remettre en question tout ce que je suis, où je me situe dans la société, comment je me place par rapport aux gens... non ? Ou alors pourrais-je vivre en paix avec moi-même, mais caché des autres ? De tous sauf un ? J'en serais incapable... j'ai toujours vécu ma vie et mes passions le nez au vent, au vu et su de tous mes amis et des passants dans la rue. Mais si cela implique que les passants me dévisagent ou changent de trottoir en me voyant... j'ai passé l'âge de trouver ça amusant. Peut-être suis-je à l'âge d'assumer, quoiqu'en pense le monde... j'ai envie en tout cas. Ça simplifierait tellement les choses pour moi et mon pauvre cerveau fatigué de retourner la situation dans tous les sens ! Et ça ferait si plaisir à Don... Il n'est pas juste là pour s'amuser à convertir un hétéro en homo, il n'est pas comme ça, je commence à bien le connaître.
Un coup d'œil à l'heure m'apprend que l'objet de mes pensées sera avec moi dans moins d'une heure. J'ai donc le temps de ranger un peu et de prendre une douche avant qu'il arrive. Je m'étire et fais craquer ma nuque. Il y a un peu de boulot pour rendre l'appartement présentable.
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Lorsque mon rayon de soleil frappe à la porte, un peu plus tard, on peut marcher au sol sans se prendre les pieds dans les vêtements, et la vaisselle sale a disparu, cette fois ! Les cheveux mouillés de ma douche, j'ouvre la porte et l'embrasse. Il est tout frais d'avoir marché depuis la clinique, et ses joues roses lui donnent un air adorable. Je ne me lasse pas de son visage. Il est enfin à la maison, et je l'ai tout pour moi toute la nuit et toute la journée de demain. Quoique je risque de devoir le partager avec les clients... Il me fait un grand sourire en se débarrassant de ses vêtements.
- Bien glandé pendant que ton homme travaillait ?
J'éclate de rire. C'est bien la première fois qu'on me dit ça ! Mais côté premières, avec celui-là, je suis servi. Le chien de Don est sorti de repos, il a maintenant le droit de se promener dans la clinique pendant que son maître travaille... et de le suivre le soir chez moi ! Tim se tortille à mes pieds en couinant jusqu'à ce que je finisse par m'accroupir pour le grattouiller, et Don en profite pour me contourner et aller dans la cuisine.
- Je meurs de faim ! me crie-t-il. Je te pique une barre chocolatée !
Je pars m'installer dans mon living un peu moins bien rangé depuis que je m'en sers plus souvent, bientôt rejoint par mon amant, qui a pris une telle bouchée de sa barre de céréales qu'il ne peut pas prononcer le moindre mot. Il s'assied à table en face de moi et entreprend de mâcher sans en mettre partout : au bout d'un moment, il parvient à avaler ce qu'il a dans la bouche et me raconte sa journée. Il me donne notamment des nouvelles du pyomètre qu'on a opéré de façon si mouvementée... Ghetta a pu lui retirer son pansement mais pas sa collerette, de peur qu'elle y retouche. La plaie va beaucoup mieux et il y a une jolie cicatrice rose et nette. Entendre ça me soulage. Je n'avais plus de nouvelles depuis un moment et, mine de rien, on y repense parfois quand on a opéré un animal et qu'on ne le revoit plus après... mais chez les vétérinaires, il vaut mieux se dire « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » que d'appeler les gens, qui parfois le prennent mal pour diverses raisons...
- Moi, j'ai revu Ahmed... ah, et je me suis fâché avec un copain parce que je sors avec toi.
Don fronce les sourcils, s'apprête à dire quelque chose, puis se ravise soudain, ses yeux s'agrandissant. Un ange passe.
- On est ensemble ? dit-il finalement.
- Bien sûr qu'on est ensemble, ça ne se voit pas assez peut-être ?
Il reste un instant interdit, puis le plus beau sourire que je lui aie jamais vu passe sur son visage.
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Après une bonne nuit à se serrer l'un contre l'autre comme on les aime (et plus si affinités), nous partons travailler... le jour où j'ouvrirais une clinique, je veux un assistant comme ça. Si possible celui-là même. Arrivés devant la porte de l'immeuble, je m'apprête à passer mon badge quand un faible miaulement stoppe mon geste. Un chat, en pleine rue ? Et il n'y en a pas d'hospitalisé chez nous... j'aurais rêvé ?
- Tu l'ouvres, cette porte ? demande Don qui claque des dents derrière moi.
- Tu n'as rien entendu ?
- Hein ? Non...
Haussant les épaules, je passe le badge et pousse la lourde porte qui permet d'entrer dans la clinique par l'arrière, et de désactiver l'alarme. Les locaux sont est agréablement chauds après le froid hivernal, même si quand on entre, ça fait un choc thermique parfois désagréable. Pendant que Don allume les machines, je pars ouvrir la devanture de la clinique. Par la porte vitrée, je constate qu'un vieux carton a été laissé pile dans le passage... En maugréant, je me résous à exploser ma tête nue au vent le temps de le dégager de là, mais il est lourd et je n'arrive pas à le dégager avec mon pied. Qu'est-ce que c'est que ce truc encore ? Une livraison trop matinale qui aurait été laissée là ? Peu désireux de rester là pour le découvrir, je soulève la boîte et rentre la poser sur la table de consultation. Avec tout ça, je n'ai même pas eu le temps de passer ma blouse que Don est déjà tout prêt, avec un paquet de biscuits dans une main et le téléphone dans l'autre. Il est en train de faire du chocolat chaud : le premier rendez-vous n'est pas avant 9h30, et ce n'est même pas une chirurgie. Ce sera une journée tranquille...
Pendant que je me change et que je refais ma queue de cheval avec soin, j'entends mon assistant pousser une exclamation depuis la salle de consultation. Intrigué, je finis d'enfiler ma blouse dans le couloir qui y mène et retrouve Don planté devant le carton ouvert. Il se tourne vers moi en me voyant arriver.
- Jérem', c'est toi qui a récupéré ça ? C'était où ?
- Devant la porte... qu'est-ce qu'il y a ?
Je m'approche et comprends vite qu'il ne s'agissait pas d'une livraison : dans le carton, sur du journal et des chiffons, cinq toutes petites boules de poil crasseuses et maladroites s'agitent en miaulant. Des chatons abandonnés ! Et de pas plus de deux ou trois semaines, d'après leur tête. La moutarde me monte au nez. Quel imbécile a cru faire une bonne action en les abandonnant devant un véto ? C'est pas la SPA, ici ! C'est une entreprise privée dont les employés vont se faire violemment taper sur les doigts s'ils utilisent les ressources de la clinique pour s'en occuper ! Notre air consterné est interrompu par un coup de fil, et Don part dans le couloir en lançant son cri de guerre : « Clinique vétérinaire bonjour ! ». Je reste avec les chatons devant moi, peu désireux d'aller mettre mes mains propres dans des bestioles qui sortent de la rue. Les yeux sont dégagés et ça ne renifle pas, donc à priori pas de coryza, c'est déjà ça : par contre, ça se gratte à qui mieux-mieux et ça a les oreilles noirâtres. Il y a quand même du boulot... et pour commencer, les passer au bain avant qu'ils n'aillent fiche des puces dans tout le local. Je récupère le carton du bout des mains et je le descends au chenil, à côté duquel il y a la salle de préparation et surtout, la table à tout faire. C'est un genre de grande baignoire d'inox avec une grille amovible posée dessus, que j'enlève avant d'y verser les chatons à peu près doucement. Ça miaule maintenant copieusement. Mais votre maman ne reviendra plus, inutile de l'appeler... bienvenue dans le monde des hommes... Don me rejoint en raccrochant le téléphone, et je lui tends le carton.
- Tiens, va donc me brûler ce truc...
- Ouais, je vais commencer par le plier et le mettre aux ordures dehors, ok ? dit-il en repartant avec.
Lorsqu'il revient, j'ai passé une blouse sale que j'ai soigneusement fermée et me suis doté de gants longs. Mon assistant éclate de rire en voyant ma mine dégoûtée.
- Ça va, ils n'ont pas la peste, ces minous !
- Peut-être pas, mais ils ont la gale et des puces et des vers et va savoir quoi d'autre... très peu pour moi !
Malgré ses bonnes paroles, Don met lui aussi des gants d'examen avant de me rejoindre tandis que j'ajuste la température de la douchette en essayant de ne pas arroser les chatons. Ils sont trop petits pour comprendre quoi que ce soit, ou pour résister, par contre, ils sont assez grands pour déchirer l'air de cris perçants et suraigus. J'en attrape un par la peau du cou, et il se tait aussitôt, se recroquevillant en une petite boule grise pitoyable. Don prend le pommeau de douche et commence à le frictionner à l'eau chaude et au shampoing anti-parasitaire, tout en essayant d'empêcher le reste de la nichée miaulante de se mettre en-dessous.
- Et on n'a qu'une demie-heure... fais-je pour moi-même tandis que je tourne mon chaton sur le dos pour que Don puisse laver le ventre.
- Ouais... je vais faire vite, t'inquiète pas. Comme ça après, on les enferme dans une cage avec anti-puces et vermifuge et à manger, et direction le refuge...
- Ghetta va nous bouffer tout cru si on utilise les produits de la clinique pour des chats errants ! avertis-je tandis que Don enveloppe le chaton dans une serviette pour le frictionner vigoureusement.
- Pas si le refuge nous rembourse les frais ! répond-t-il.
- Avec quel argent ? Ils sont encore plus fauchés que nous...
- Ça dépend quel refuge... j'en fais mon affaire, t'inquiète.
Il prend une caisse, en vide les pochettes de Ringer qui étaient rangées dedans dans un coin et y fourre le premier chaton en compagnie de plusieurs serviettes et chiffons secs. Il faut dire qu'on a tout ce qui faut, entre les clients qui en oublient après les hospitalisations, ou qui ne veulent pas les reprendre après une euthanasie, ou qui nous larguent carrément leur vieux linge de maison parce que « ça peut toujours vous servir ». De temps à autre, Ghetta en fait des pleins cartons et les refile à des amis de centres hospitaliers vétérinaires ou à des associations.
- C'est toi qui est responsable devant la patronne, je te préviens ! dis-je à Don en attrapant le chaton suivant.
- T'inquiète pas, dans tous les cas, je la gère.
Finalement, au bout d'une demi-heure, il reste deux chatons à nettoyer et la cloche de l'accueil sonne. Avec un regard désolé à Don, je repose le petit que je lui tenais : il va falloir qu'il se débrouille pour le tenir et le laver à la fois... la consultation est vite expédiée, c'était un simple vaccin, et c'est un bonhomme qui passe en coup de vent avant d'aller bosser, donc il était pressé, ça tombe bien. Il y en a vraiment qui font grasse mat' tous les jours sans s'en rendre compte... et encore, on n'est pas fleuristes ou boulangers qui entament leur journée avant le lever du jour.
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Je retrouve Don au chenil, passablement mouillé et sentant fort le shampoing, en train de constituer de petites boulettes de pâtée contenant chacune un vermifuge réduit en poudre. Devant lui, les cinq chatons humides s'agitent et se piétinent dans la caisse, mais ils ont cessé de miauler.
- Ça a été ? demandé-je.
- Ça va, ils sont mignons. Je leur donne ça avant de les nourrir, histoire qu'ils ne fassent pas d'histoires pour avaler le comprimé...
Et ça fonctionne : l'un après l'autre, les chatons engloutissent leur boulette de pâtée au vermifuge, sans beaucoup mâcher mais avec succès. A nous deux, les biberons de lait maternisé pour chaton sont vite expédiés, et bientôt, la marmaille dort profondément, en tas au milieu des chiffons et des serviettes. Ouf, quel boulot ! C'est moins compliqué de vacciner ou de prescrire des anti-diarrhéiques... je préfère mon job à celui des bénévoles de refuge.
Le reste de la journée se passe tranquillement, et c'est Don qui s'occupe d'aller nourrir les chatons toutes les deux heures, grand bien lui fasse. En le regardant faire des allers-retours en salle de consultation, rangeant tranquillement après chaque animal sur la musique d'RFM qu'on a mise sur la chaîne que Ghetta n'utilise que pour Radio Classique ou FIP, je me dis que je suis bien dans mes baskets. La hotline de Boiron est aussi familière que mon ancien job chez Vébiotel, et à la clinique, je mène mes petites affaires sans être trop embêté par la patronne, et j'ai un assistant de rêve, qui est aussi... eh bien, mon petit ami. Bon gré, mal gré, il est le plus souvent chez moi à présent, et c'est ce que je lui ai dit hier. Je suis donc en couple avec un homme, et avec un collègue. La grande classe, quoi. Je sens que je vais au-devant d'ennuis bien plus graves que Julien. Et si la patronne s'en rend compte ? Et si ma mère s'en rend compte ? ... et Michael ? Et si... et si je profitais, en attendant. De toute façon, je pourrai toujours affronter ou fuir mes problèmes à mesure qu'ils se présenteront...
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A suivre...