CHAPITRE 15


La première porte est faite de bois et ne se dépasse qu'avec la force de la foi.

Les portes sombres se tiennent devant nous, ridiculement grandes et inquiétantes. Tout ce que j'ai envie de faire est de me mettre à l'abri derrière Caleb, mais je prends une profonde inspiration et me force à tendre des doigts légèrement tremblants vers les portes. Il suffit que j'y pose ma main pour qu'elles s'ouvrent dans un grincement strident. Le son ne fait rien pour me rassurer. Quel bel exemple je fais pour un demi-dieu. Je n'ai rien en commun avec les héros grecs, fils de Zeus et autres dieux, prêts à tout pour prouver leur valeur. Je n'ai pas la force de dix hommes, ni un cœur de lion. Tout ce que j'ai hérité de ma mère divine est sa beauté. Merci bien, très utile.

Dès que le contact entre ma peau et le bois est établi, une onde de choc traverse mon avant-bras et le livre des morts tatoué sur mon biceps émet une lueur bleuté, la première ligne de texte – de hiéroglyphes plutôt – s'illumine et m'envahis d'une chaleur diffuse, mais ce n'est pas une chaleur rassurante comme celle d'un feu de cheminée, plutôt celle dérangeante d'une salle aux fenêtres fermées sur laquelle le soleil a tapé trop longtemps. Je reste un instant immobile, incapable physiquement d'esquisser le moindre mouvement, j'essaie de ne pas paniquer mais je ne dois pas totalement réussir parce que le regard de Caleb se fait inquiet, ses sourcils commencent à se froncer.

- Qu'est-ce qui se passe, demande-t-il.

- Je n'arrive pas à retirer ma main, soufflé-je.

Caleb n'y réfléchit même pas, ses grandes mains viennent entourer mon bras et il tire dessus pour m'éloigner des portes. Dès qu'il me touche, la chaleur dérangeante semble se concentrer au point de contact et je le vois serrer les dents, masi il ne me lache pas avant d'avoir réussi à décoller ma main du bois. Immédiatement, le tatouage s'éteint. Caleb me libère, mais sa respiration est lourde et il est plié en deux.

- Est-ce que ça va, m'inquiété-je.

Il lève une main pour me faire patienter et reprend doucement sa respiration. Il se redresse et ses yeux verts bouteille plonge dans les miens alors qu'il m'accorde un sourire rassurant.

- Ok, dit-il. Ça va.

Les portes poursuivent toujours leur lente ouverture.

Le fait qu'elles n'aient opposé que peu de résistance m'inquiète. Si les portes ne posent aucun problème, c'est que le pire nous attend lorsque nous les aurons franchies. Je tente de percevoir ce qu'il y a au-delà, mais je ne peux rien y voir pour l'instant. L'inconnu s'ouvre devant nous. Cependant, nous n'avons pas d'autre choix que de nous y aventurer. Bast nous a dit que nous devions traverser les sept portes avant d'atteindre la salle du jugement et celles-ci ne sont que les premières.

La main de Caleb au creux de mes reins me rassure, même si en toute logique je sais qu'il n'est qu'humain et ne peut pas me protéger si une créature comme Am-Heh est tapie dans l'étendue encore inexplorée qui nous attend. Mon regard s'accroche à celui de Caleb qui hoche simplement la tête pour m'encourager et côte à côte nous passons le seuil.

Nous avançons de deux pas, puis un courant d'air dans notre dos nous pousse à nous retourner d'un même mouvement. Les portes ont disparu, sans un grincement cette fois. J'ai un peu de mal à déglutir, mais le seul chemin possible est à présent d'avancer. Devant nous s'étend l'immensité vertigineuse d'un désert de sable aussi rouge que le sang. Tout le poids de notre tâche me tombe alors sur les épaules et je me demande ce qu'il arriverait si je décidais de me laisser aller sur le sol. Je me tourne vers Caleb pour trouver un peu de force en lui, mais il ne me regarde pas, ses yeux fixent un point à l'horizon. Je tourne la tête dans la même direction et aperçois au loin un point sombre et une silhouette minuscule. Je ne pourrais pas en être sûr à cette distance, mais on pourrait y voir une étendue d'eau. Une oasis peut-être ? Mais dans ce sable rougeoyant, trouver une mare de sang à la place de l'eau ne m'étonnerait pas vraiment.

- Tu crois qu'on devrait aller voir ? demande Caleb alors même que sa main se porte à la poignée de son sabre comme s'il s'en était servi toute sa vie.

Etant donné que je ne vois pas d'autre destination possible, j'acquiesce.

Le sable s'accroche à chacun de nos pas et j'ai comme l'impression d'avancer dans de la boue tant mes mouvements son alourdis. Le soleil qui brille au-dessus du désert possède la même teinte rougeâtre qui rend le paysage inquiétant et inhospitalier. L'air ambiant est lourd et chargé de poussière si bien qu'on ne tarde pas à continuer notre avancée avec une main couvrant nos bouches et nos nez.

Nous sommes accompagnés par les sifflements du vent qui s'élève au fur et à mesure de notre avancée. Il éveille en moi des souvenirs douloureux de la plaine de Saqqarah et de jours lointains passés à marcher avec mes frères dans l'air sec de l'Egypte.

Je ne saurais dire combien de temps passe avant que nous soyons assez proches pour entendre les pleurs d'un enfant se mêler à la complainte dissonante du vent. Cependant, le son semble nous atteindre au même moment, car du coin de l'œil, je perçois la tête de Caleb se relever au même instant que la mienne alors que notre attention se porte devant nous, défiant l'éclat du soleil rougeâtre et la tempête de sable virevoltant devant nos yeux. Ce n'est qu'alors que je me rends compte que nous avons parcouru l'étendue de désert qui me semblait infinie lorsque nous nous tenions près des portes.

Devant nous se trouve un jeune garçon âgé peut-être d'une dizaine d'années, il est à genoux devant une marre, les yeux perdus dans ses profondeurs comme s'il pouvait y voir quelque chose. Sa peau est tannée par le soleil, il porte une djellaba bleue cobalt ce qui fait d'autant plus ressortir la clarté de ses yeux tristes et la pâleur de sa chevelure, qui doit d'ordinaire être blonde, mais les couleurs sont difficiles à distinguer quand tout est teinté du pourpre omniprésent dans ce monde. Alors que je suis toujours à le détailler, Caleb s'avance lentement dans sa direction. Je tends la main pour le retenir quand je comprends ce qu'il fait, mais il est déjà hors de ma portée. Je sais bien qu'il est dans sa nature d'apporter son aide à une personne qui semble en avoir besoin, mais nous ne sommes pas dans notre monde ici, nous sommes dans les enfers et même les choses les plus innocentes peuvent être dangereuses.

- Caleb ! soufflé-je, mais je ne suis pas sûr qu'il m'entende par-dessus le sifflement du vent.

Il s'avance encore et s'accroupis à la hauteur du garçon qui n'a pas relevé les yeux de la mare à son approche. La lame de son sabre touche maintenant le sable et je me décide enfin à approcher. Je reste dans son dos, l'un de nous se doit d'être méfiant.

- Est-ce que tout va bien ? demande Caleb avec une voix douce qui me rappelle le jour où je me suis fait renverser devant le poste de police, lorsqu'il m'enjoignait de ne pas m'endormir et de lui parler.

Lentement, très lentement, le garçon relève la tête et ses yeux clairs passent de Caleb à moi avec curiosité comme s'il n'avait pas remarqué notre approche avant qu'on ne lui adresse la parole.

- Bien ? murmure-t-il en écho comme si la signification de ce mot lui était étrangère avant de reprendre la parole sans que ses mots ne s'adressent réellement à aucun de nous.

- Les morts passent par ici et y laissent les peines de leurs vies.

Sa voix est celle d'un enfant, claire et douce, mais ces simples mots semblent transporter la lassitude d'un vieillard.

Caleb se tourne vers moi, clairement perdu à présent.

- Comment tu t'appelles ? demandé-je sans encore avoir le courage – ou l'imprudence – de m'approcher.

- J'ai des dizaines de noms, peu importe celui que je te donne, ce serait un mensonge. La seule vérité serait de te les donner tous ou de n'en donner aucun.

Le vent se lève soudain comme s'il était en colère. Le sable rouge ne se contente plus de virevolter, mais se dresse comme autant de murs en mouvement. Par reflexe, je protège mes yeux. La tempête ne dure que quelques secondes. Aussi vite qu'elle est arrivée, elle disparait.

En un clin d'œil, le garçon est soudain debout, alors je ne l'ai pas vu esquisser le moindre mouvement. Caleb se relève d'un bond et se tient entre lui et moi.

- La question n'est pas de savoir qui je suis, mais ce que je suis.

- Et qu'est-ce que tu es ?

- Je suis le gardien des vérités. Les plus pures et les plus cruelles. Les plus belles et les plus décevantes. Offrez-moi votre vérité cachée. Celle que vous avez refusé de donner. Offrez-la-moi et je vous guiderai sur votre chemin.

Lorsque les yeux clairs du garçon plongent dans les miens, je ne peux soudain plus respirer. Je suis pris sous la vague déferlante de tout ce que je n'ai pas dit. De tous les mensonges et les semi-vérités. Je les ressens comme autant de poids qui me pèse et m'écrasent au point que j'en étouffe. L'une d'elles est plus fraiche et plus douloureuse que les autres. Je revois Horus et Bast dans la cuisine, discutant de mes chances de retour après la morsure d'Am-Heh. Je me vois, comme à travers leurs yeux, me tenant dans l'entrée de la pièce et leur demandant de ne rien dire à Caleb.

Dis-le-lui, murmure la voix du garçon dans ma tête. Mais je ne veux pas.

Dis-le-lui, répète-t-il encore et encore, sa voix devenant de plus en plus envahissante, me poussant jusqu'à ce que je ne puisse plus lui échapper.

Dis-le-lui. Dis-le-lui.

Pourquoi ?

Dis-le-lui.

De tous les mensonges et de tous les non-dits qui jalonnent ma vie pourquoi celui-là ?

Dis-le-lui.

Mais alors même que je me pose la question, je connais la réponse.

Dis-le-lui.

Parce qu'il s'agit de la vérité que je ne voulais pas donner.

Dis-le-lui.

Si j'avais passé le gardien à un autre moment de ma vie, ma vérité aurait été différente.

Dis-le-lui.

La voix résonne et bat comme un tambour dans ma tête. Il est impossible de la faire taire.

Dis-le-lui.

Impossible de lui échapper.

Dis-le-lui !

Impossible de refuser.

DIS ! LE ! LUI !

D'accord.

Je ne parviens à reprendre conscience de la réalité que lorsque je cède à la voix et m'apprête à donner ma vérité. Caleb est à genoux dans le sable, sa tête prise entre ses mains alors qu'il la secoue de droite à gauche en murmurant : « non, pas comme ça. »

Le regard clair du garçon est concentré sur lui et soudain, Caleb hurle, ses yeux se portant sur moi : « tu me terrifies ! »

J'ai froid. Je suis dans le désert et le soleil rouge me brûle la peau et je suis bien assez vêtu, mais j'ai soudain froid au fond de moi. Tu me terrifies. J'ai froid et j'ai mal et j'ai honte. J'ai honte parce que j'ai cru qu'il me suivait – peut-être, avec un peu d'espoir – par amour. Tu me terrifies. Les vérités les plus cruelles en effet. Les plus douloureuses. Tu me terrifies. Caleb a la tête baissée, les yeux fixés sur le sol comme si l'idée même de me regarder était trop difficile. Je ne sais plus à quoi attribuer tous les gestes qu'il a eu envers moi. Tu me terrifies. Peut-être étaient-ce des restes de ce qu'il aurait pu ressentir avant de savoir que j'étais un monstre. Tu me terrifies.

Soudain, l'idée de ne pas sortir d'ici n'est plus si difficile à accepter et je suppose que pour lui non plus elle ne sera pas si horrible. Alors j'ouvre la bouche et laisse sortir ma vérité.

- C'est toi qui porteras l'aune de Mâât hors des enfers, parce que selon toute probabilité, je ne sortirai jamais d'ici.

Le vent s'arrête soudain et le désert n'est plus habité que d'un silence de mort.

Caleb relève la tête d'un mouvement sec. Il me fixe de ses yeux que j'adore. Une de ses mains s'enroule autour de ma cheville.

- Djet… murmure-t-il.

Je recule pour échapper à sa prise et soudain je tombe. L'eau de la marre se referme sur moi. Quand je refais surface, de nouvelles portes se tiennent devant moi. Je m'extrait de la marre pour me trouver sur une étendue d'herbe fraiche. Je reste allongé un long moment. Bientôt, Caleb émerge à son tour. Je le regarde avec un détachement inhabituel pour moi. Quand il me rejoint dans l'herbe, il s'approche immédiatement. J'ai envie de lui demander ce qu'il fait. S'il a peur de moi, je ne comprends pas pourquoi il reste proche. Parce qu'il est mon gardien ? Parce que c'est son rôle ?

- Djet, souffle-t-il. Pourquoi tu n'as rien dit ?

Mes yeux se fixent sur son visage.

- Ça n'a pas d'importance.

- Si ça en a. Est-ce qu'on peut parler de ce qui vient de se passer ?

- Sûr.

Ma voix n'a pas vraiment d'inflexion. S'il veut en parler, qu'il le fasse.

Mais je ne tiens pas à le regarder pendant qu'il le fait. Mes yeux se tournent vers les portes. Je ne les ai pas touchées et pourtant soudain, le tatouage sur mon biceps s'illumine en rouge et la douleur me coupe le souffle.