Chapitre IV
Après un mois, Erwan arrivait à se repérer dans la maison. Il ne réussissait pas encore à se souvenir de tout précisément, mais il n'avait plus besoin de sa canne pour se diriger. Ma'lani lui facilitait la vie en lui préparant tous les jours son petit déjeuner, il ne lui restait plus qu'à le prendre dans le réfrigérateur et appuyer sur le bouton de la cafetière.
Parfois, Ma'lani changeait une ou deux choses, permettant ainsi à son compagnon de pouvoir réagir plus facilement. Il avait également pris un professeur qui lui apprenait le braille. Ce n'était vraiment pas facile, mais il apprenait avec sérieux et arrivait à présent à lire les phrases ou à écrire les mots.
Le couple avait également investi dans un ordinateur portable spécial. Il était pourvu de lettres gravées sur le clavier, de logiciels de reconnaissance vocale et de lecture. Permettant ainsi à Erwan de pouvoir utiliser la technologie actuelle pour continuer son apprentissage. Ils avaient également relié cet ordinateur à celui de son cabinet pour que Malia puisse garder contact en tout temps avec lui. Cela les avait réjouis tous les deux et permettait à Erwan de ne pas se sentir seul lorsque Ma'lani devait travailler.
D'ailleurs, alors qu'il écoutait la télévision, il fut surpris d'entendre son compagnon discuter derrière la porte d'entrée. N'osant pas le déranger, il resta dans le salon et attendait patiemment. Lorsque la porte s'ouvrit enfin, il entendit distinctement des pas de rapprocher de lui.
— Bonsoir Monsieur Sheppard.
— Qui êtes-vous ? s'inquiéta Erwan en ne reconnaissant pas la voix.
— Il s'agit de Monsieur le Gouverneur, Erwan.
— Oh ! Excusez-moi… Bonsoir Monsieur Mekaola.
— Ne vous excusez pas. En fait, j'ai pris de court votre compagnon alors qu'il s'inquiétait. Comme nous n'avions rien de prévu, mais qu'il devait rester auprès de moi, je lui ai proposé de venir ici. Comme cela il peut être avec vous tout en me surveillant.
— Surveillant… marmonna Ma'lani.
Le gouverneur allait répondre lorsque la sonnette retentit. Surpris, Ma'lani s'excusa et alla ouvrir. Il fut étonné de tomber sur Napua et Leilani.
— Oh ! Mais tu n'es pas censé travailler ce soir Ma'lani ? demanda Napua en fronçant les sourcils.
— C'est ma faute ! s'excusa le gouverneur qui avait vu son chef de la sécurité à la porte. Je lui ai demandé de venir ici.
— Je dirais plutôt « obligé »… marmonna Ma'lani sans se retourner.
— Nous allons vous laisser alors… répondit Leilani en faisant un geste de recul.
— Non, vous pouvez rester.
La réponse du gouverneur étonna tout le monde, mais Ma'lani laissa entrer ses deux amis qui avaient apporté à boire dans l'intention de passer une bonne soirée avec Erwan. Finalement au lieu d'être trois ils se retrouvaient à cinq.
La surprise passée, Erwan s'avança et demanda à Leilani de le suivre dans la cuisine. C'était la première fois qu'il se retrouvait avec autant de monde d'un coup chez lui et cela le perturbait. Il prit les verres dans le meuble et les posa sur la table. Leilani l'aida et déposa les boissons sur le plateau.
— Ça va, Erwan ?
— Oui… Cela me fait juste étrange de me retrouver avec le gouverneur à la maison.
— Je comprends, mais il a changé depuis quelques années.
— Depuis ton mariage avec Napua.
— Oui, comment le sais-tu ?
— C'est Ma'lani qui m'en a parlé.
— Oh je vois. Tu as fini ?
— Oui je n'ai plus qu'à prendre le plateau.
Mais Erwan n'eut pas le temps de le prendre que Leilani l'avait attrapé et indiqua à Erwan qu'il n'avait plus qu'à se rendre dans le salon. Le gouverneur remarqua bien vite qu'il se dirigeait facilement. Mais alors qu'il s'avançait, Erwan n'avait plus pris conscience d'où il se trouvait et frappa de sa main le vase qui se trouvait à sa gauche. Celui-ci se fracassa sur le sol en un bruit assourdissant, faisant cesser les voix dans la pièce. Erwan sursauta et poussa même un hurlement. Ma'lani avait réagi le plus vite et se plaça devant son compagnon qui se baissait pour ramasser.
— Ne touche à rien, tu vas te blesser. Je vais le faire.
— Mais c'est ma faute, je ne me rendais pas compte d'où j'étais.
— Ce n'est pas grave, un vase ça se rachète, pas toi. Viens.
Ma'lani attrapa les mains de son amant pour l'emmener vers le salon alors que Napua s'était approché pour les aider. Le gouverneur n'avait pas parlé, mais c'était rendu compte du malaise d'Erwan. Il comprit alors que la vie d'un aveugle n'était pas de tout repos.
Erwan se laissa faire, mais la ride qui barrait son front montrait très clairement son mécontentement. Il se trouva misérable et incapable à ce moment-là. Mais aussi honteux devant le gouverneur.
— Je suis désolé, murmura-t-il en baissant le regard vers le sol.
— Monsieur Sheppard, vous n'avez pas à vous excuser.
— Je fais un piètre hôte, Monsieur le Gouverneur.
— Aucunement.
Il entendait les bruits des morceaux de vase et se sentit vraiment mal. Il était impressionné d'avoir le gouverneur chez lui et le fait que Leilani avait pris le plateau l'avait décontenancé. Erwan s'en voulait toujours et Ma'lani le remarqua rapidement. Sans chercher à se cacher devant le gouverneur, il s'approcha de son amant et se mit à genou devant lui. Posant ses mains sur ses joues pour relever son visage, il lui murmura avec tendresse.
— Ne culpabilise pas mon amour.
— Ma'lani…
Comprenant ce qu'il voulait, Ma'lani le leva et l'emmena vers la chambre pour être au calme. Il passa devant Napua et Leilani.
— Occupez-vous du gouverneur s'il vous plait.
— N t'inquiète pas, on s'en occupe, répondit Leilani en lui souriant.
— Merci.
Lorsqu'il eut fermé la porte, il prit dans ses bras son amant. Celui-ci se laissa faire et ferma les yeux. Il avait besoin d'être rassuré.
— Qu'est-ce que tu as ? lui demanda doucement Ma'lani.
— Je ne sais pas, j'ai l'impression d'être complètement inutile…
— Tu ne l'es pas. Il y a juste certaines choses que tu ne peux plus faire pour l'instant. Mais regarde comment tu t'en sors. Tu utilises encore l'ordinateur, tu apprends à lire et écrire le braille, tu aides Malia aussi.
— Tu as probablement raison…
— J'ai raison et tu le sais. Maintenant, on va retourner au salon et passer une bonne soirée d'accord ?
— Oui.
Erwan se recula, mais vint tout de même chercher les lèvres de son amant qui ne le lui refusa pas. Ils s'embrassèrent tendrement, et Ma'lani l'entoura de ses bras pendant un petit moment, avant de se diriger vers le salon où tout le monde les attendait.
— Désolé…, s'excusa Ma'lani.
— Ce n'est pas grave. Venez ! s'enjoua Leilani.
Finalement, ils passèrent une bonne soirée et tous furent surpris de voir le gouverneur se lâcher et rire avec eux. Celui-ci n'hésitait pas à relater certains de ses entretiens, ses coups de téléphone ou rendez-vous. Vers une heure du matin, Erwan se mit à bâiller et se laissa tomber contre Ma'lani qui s'était assis près de lui. Le gouverneur se leva alors.
— Je vais aider Erwan à se coucher et je vous ramène à votre résidence Monsieur le Gouverneur.
— Et si nous le faisions, suggéra Leilani qui voyait bien que cela embêtait Ma'lani de laisser son amant tout seul. C'est sur le chemin de la maison.
— C'est une très bonne idée.
— Mais je suis toujours de garde ! s'insurgea le garde du corps.
— Ah… je l'avais oublié, marmonna Leilani.
— Tu as une chambre d'ami non ? déclara Napua en regardant son ami.
— Euh oui…
— Alors, je prends la chambre d'ami. Je ne veux pas que vous vous fassiez de soucis pour votre compagnon en votre absence.
— Mais Monsieur le Gouverneur notre maison est… commença Erwan qui se réveillait et prenait part à la discussion.
— Mais rien du tout, la chambre d'ami me suffira amplement, et puis c'est moi qui avais demandé à Ma'lani de revenir ici avec moi. J'en prends la responsabilité.
Le gouverneur réussit à faire céder le couple et Leilani et Napua quittèrent la maison en souriant. Dans la voiture, Leilani remarqua en riant.
— Jamais je n'aurais cru le gouverneur se dévergonder ainsi ! Il m'a impressionné !
— Cela m'a aussi surpris, quand nous travaillons il n'est jamais comme cela, même lors des réceptions.
— Erwan était bouleversé pour le vase…
— Oui.
— Mais je le comprends, rappelle-toi quand j'ai perdu la mémoire.
— Je me souviens.
Ils restèrent silencieux le reste du chemin. Se rappelant ce qu'ils avaient eux-mêmes vécu. Dans la maison, le gouverneur était assis sur le canapé, attendant que Ma'lani ait fini de faire la chambre. Erwan venait d'aller se coucher, car il était épuisé. Cet homme l'avait surpris. Il paraissait fort et paisible au premier abord, pourtant lorsqu'il avait cassé le vase, sa vulnérabilité était bien présente et sa culpabilité aussi.
Néanmoins, il était satisfait de sa soirée. Il savait que son garde du corps n'aimait pas être loin de son compagnon. Alors, il avait eu cette idée et ne le regrettait pas. Il entendit son garde du corps revenir.
— Monsieur le gouverneur ?
— Oui ?
— La chambre est prête. Comme vous faites à peu près la même taille qu'Erwan, je vous ai mis l'un de ses vêtements de nuit.
— Je vous remercie. Allons dormir, il est tard à présent.
Ils quittèrent le salon alors que Ma'lani éteignait les lumières. Ils s'arrêtèrent devant la porte de la chambre d'ami.
— Bonne nuit, gouverneur.
— Bonne nuit à vous aussi. À demain.
— Merci.
Ma'lani quitta l'homme d'État pour entrer dans sa propre chambre. La lampe de chevet était encore allumée, mais Erwan dormait du sommeil du juste. Après s'être changé, Ma'lani entra dans le lit et embrassa la tempe de son compagnon avant d'éteindre la lumière et de s'endormir à son tour.
Le gouverneur était prêt à partir et comme c'était son jour de congé, Ma'lani avait décidé de passer la journée hors de la maison. C'est ainsi qu'Erwan se retrouva dans la Camaro. Par protection, il était devant, cela permettait au gouverneur d'être caché à l'arrière. Il n'osait toujours rien dire. Pourtant, Ma'lani mit en marche le lecteur CD, déversant ainsi la musique de Metallica dans l'habitacle.
— Ma'lani ?
— Oui ?
— Pourquoi mets-tu la musique ? Peut-être que Monsieur le Gouverneur n'aime pas ?
— Au contraire, j'aime beaucoup Metallica ! Eh oui, je n'écoute pas de « musique de vieux » non plus.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, s'excusa piteusement l'aveugle.
— Et je l'ai bien compris, ne vous inquiétez pas. Je vous taquinais, mais il est vrai que j'aime ce genre de musique.
Erwan se tut, pourtant sa main frappait au rythme de la musique. Ils arrivèrent rapidement devant la demeure du gouverneur. Ma'lani expliqua alors à son amant qu'il allait accompagner le gouverneur jusqu'à ce qu'il soit pris en charge par l'équipe de sécurité de jour. Erwan sortit de la voiture pour permettre au gouverneur de sortir.
— Je t'attends ici. Au revoir Monsieur le Gouverneur.
— Cela a été un plaisir, Monsieur Sheppard. À très bientôt.
Erwan se réinstalla et remit en marche la musique. Il n'eut pas à attendre longtemps avant que Ma'lani revienne.
— Pourquoi m'as-tu demandé de venir avec toi ?
— Pour pouvoir passer la journée avec toi hors de la maison.
Ma'lani prit l'artère principale et roula jusqu'à la côte. Il s'arrêta sur un parking et aida son amant à sortir de la voiture. Erwan était surpris. C'était la première fois qu'ils allaient au bord de l'océan depuis son accident. Pour lui, il n'y avait plus aucun intérêt d'y aller. Mais Ma'lani en avait décidé autrement. Il fit pourtant plaisir à son amant et déplia sa canne.
— Où sommes-nous ?
— Entre le cratère de Diamond Head[1] et l'océan.
— Je ne vois aucun des deux… murmura Erwan en fermant les yeux.
— Alors, tu vas les sentir. Allons déjà au bord de l'océan.
Ma'lani emmena son compagnon sur la plage, faisant attention à prendre des sentiers bien larges pour descendre. Erwan le suivait avec précaution, mais au fond de lui, il n'aimait pas cela. Il avait perdu toute envie d'aller dans tous ces endroits qu'il ne pourrait probablement plus jamais voir.
Pourtant, il l'accompagna sans rien dire, et lorsqu'ils arrivèrent sur la plage, Erwan sentit la différence sous ses pieds. Enlevant ses tongs, il fit glisser ses pieds sur le sable chaud et doux. Ma'lani observait son compagnon et vit finalement apparaitre un sourire. Rien n'est perdu ! se dit-il en aidant Erwan à avancer vers l'océan.
— J'entends le bruissement des vagues, les oiseaux qui chantent. Il y a aussi des enfants qui jouent. Le vent souffle un peu. Le sens l'odeur de la mer, le sel, les algues…
Erwan décrivait tout ce qu'il ressentait et plus ils avançaient, plus il se sentait mieux. Lorsqu'ils arrivèrent à l'eau, la vague vint frôler les pieds du couple.
— C'est froid et ça surprend !
— Tu veux reculer ?
— Non. Aide-moi à avancer un peu plus.
Ma'lani, tenant toujours la taille de son compagnon, le fit avancer de deux pas et l'eau leur arriva vite au niveau des chevilles. Pour Erwan, cette sensation était impressionnante. Il se souvenait de ce que cela lui faisait quand il voyait, mais là, dans le noir total, il ne savait pas quand la vague arrivait et donc c'était une surprise à chaque fois.
Il entendait les enfants passer près d'eux, crier de joie dans les vagues. Cela lui fit remonter un souvenir. Il était enfant et se promenait sur la plage avec ses parents et son frère. Il avait toujours aimé la mer et la plage. C'est d'ailleurs pour cela qu'il avait choisi Hawaii comme destination.
— Erwan, ça va ?
— Euh oui… désolé.
— Qu'as-tu ?
— Je repensais à ma jeunesse, quand je me promenais sur les plages avec ma famille. Puis au choix de ma destination quand…
Ma'lani l'arrêta en posant sa main sur sa bouche. Se plaçant face à lui, il l'entoura de ses bras et murmura :
— Ne repense plus à cela, maintenant tu es ici, loin de lui et moi aussi je suis là. Alors, oublie-le s'il te plait. Je ne veux plus qu'il te hante.
— Je suis désolé.
— Tu n'as pas à t'excuser, mais à présent, c'est moi qui suis avec toi et je t'aime de tout mon cœur.
— Je t'aime aussi.
Il voulut l'embrasser, mais un cri près de lui lui rappela qu'ils n'étaient malheureusement pas seuls. Ma'lani lui reprit la main et le fit se retourner vers la plage.
— Allons vers le cratère.
— Oui.
Ils marchèrent toujours en silence et lorsqu'ils arrivèrent à la voiture, Ma'lani ouvrit le coffre et en sortit une serviette. Quand Erwan eut fini de se sécher et avait enfilé ses tongs, Ma'lani lui demanda de déplier sa canne pour pouvoir traverser la route. Quand le passage fut libre, ils se mirent en marche vers l'autre côté et Ma'lani l'aida à passer les plots en bois.
Les sensations d'Erwan étaient diverses et variées. Il sentait la terre, la mer, l'arbre qui étaient proches de lui. De sa canne, il sentait les herbes qui bordaient la route.
Derrière lui, il entendait les voitures passer plus ou moins vite. Il n'avait pas peur, car il sentait que Ma'lani se tenait derrière lui. Avançant avec prudence, il leva sa main gauche pour chercher les branches de l'arbre. Une main se posa sur la sienne et la leva un peu plus jusqu'à ce qu'il sente les feuilles sur ses doigts.
— J'ai vraiment l'impression de tout redécouvrir, mais en même temps, je voudrais pouvoir voir. C'est étrange comme sensation.
Ma'lani ne répondit rien, surveillant aussi bien son amant, que les voitures qui passaient derrière eux. Il voulait aider Erwan à reprendre une vie normale. Mais comment faire ?
[1] Diamond Head : Volcan éteint de l'île d'Oahu. Il se trouve à Honolulu et borde l'Océan Pacifique.