Note de l'auteure :
Bonjour à toutes ! Comme promis, je publie ma deuxième histoire ! Que tombent les Neiges se passe dans le même univers que mon autre fiction, Sortie des Sables mais avec d'autres personnages, à une époque différente et dans un autre endroit, très loin des déserts brûlants d'Idac. Vous n'avez cependant pas besoin d'avoir lu Sortie des Sables pour comprendre Que tombent les Neiges. J'indique dans mon profil l'adresse de mon site, vous y trouverez si cela vous intéresse, des cartes et des informations sur le monde dans lequel se déroulent mes histoires.

Pour ce chapitre, je vous conseille la musique Targos de la bande originale du jeu Icewind Dale II, c'est pour moi un thème magique qui illustre parfaitement une ville glacée dans laquelle la neige tombe, où la bise s'invite dans les maisons en hurlant, et fait craquer et fumer les vieilles cheminées.

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Que tombent les Neiges

Chapitre I ~ Au commencement

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« Un des plus grands drames de notre temps, est que plus personne ne se souvient du commencement du monde. Les connaissances d'avant le Fléau ont été perdues. Les dépositaires de l'ensemble de notre savoir – les dragons – ont disparu, ou dorment à jamais. Quelques bribes seulement sont parvenues jusqu'à nous : les légendes racontent qu'à l'origine, les terres émergées étaient plus vastes et que les montagnes au nord du monde étaient le berceau verdoyant au sein duquel naquirent les dragons. Mais qui saurait dire aujourd'hui où se trouvent ces montagnes mystérieuses ? Sont-elles englouties sous les eaux, érodées par les millénaires ? Ont-elles seulement existé ? Le Fléau semble avoir emporté toute trace de notre héritage, et notre histoire est comme un grand arbre vénérable et ancien, dont ne nous pouvons plus voir les racines… »

Par le Sage Osmond de la Forteresse des Havres
Murmures des temps anciens
Publié en 768 du Calendrier des Havres

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Abel entra dans le grand hall de la ville où se tenait le conseil des pionniers. Le bâtiment était fait de pierres grises et mornes. Les murs, ornés par endroits des bannières dorées de la Compagnie du Levant, laissaient entrer le froid malgré leur épaisseur ils semblaient le retenir même. Une vaste cheminée brûlait en permanence. Mais le feu réchauffait à peine les dalles qui l'entouraient, et laissait le reste du grand hall aussi sombre et austère qu'une caverne de glace.

Abel fit quelques pas jusqu'à la grande table en bois massif sur laquelle le conseil se réunissait avant chaque bataille. Héraclès, le chef de l'expédition et ancien membre de la garde royale d'Osgholt, se tenait debout devant une carte approximative de la région, tracée sur du cuir à partir de ce que les éclaireurs avaient pu explorer du sud de l'Hyperborée.

Le jeune homme sourit en avisant la pauvre carte grossièrement tracée : l'Hyperborée était une terre glaciale arctique entourée d'une mer de glace des pans entiers de banquise s'arrachaient parfois et dérivaient vers l'océan et quand l'hiver mordait le sommet du monde de ses terribles crocs de givre, la mer gelait jusqu'à l'horizon. A quoi servait une carte ici ? Seuls les hommes d'Osgholt qui désiraient tout maîtriser pouvaient s'être obstinés à cartographier cette terre mouvante.

Héraclès leva les yeux et fixa Abel durement. Le jeune homme perdit son sourire.

C'était Héraclès qui l'avait épargné pendant la guerre, alors qu'il était un tout petit enfant. C'était lui qui avait accepté qu'il soit adopté et qu'il vive parmi les colons. En théorie, Abel lui devait tout. Et il aurait dû être très reconnaissant. Mais il était Hyperboréen. Il avait la peau très pâle, les yeux bleu glace, les cheveux presque blancs, le corps élancé et athlétique, le caractère farouche enfin, tout, tout en lui criait qu'il était né de ces terres, et qu'il avait le même visage que ces sauvages contre qui la Compagnie se battait depuis maintenant presque trente ans. Il était difficile dans ces conditions d'être apprécié des pionniers, et encore plus difficile pour lui d'éprouver de la reconnaissance pour des personnes qui le méprisaient à cause de ses origines.

– Une expédition quitte Port-Glace, l'informa Héraclès sans préambule, prépare-toi pour le départ, et prends tes outils. Nous partons demain à l'aube.

Abel demeura interdit. Il s'était attendu à tout, sauf à cela.

– Qui, moi ? demanda-t-il incrédule. Moi aussi je quitte la ville ?

Héraclès soupira, et leva un regard profondément agacé vers le jeune homme.

– Nous menons une expédition de grande envergure au sommet du monde, pour cela toute la ville est réquisitionnée, même toi. Prends tes outils, ils te serviront à réparer les armes et les armures brisées au combat. Nous te ferons une forge au sein du campement.

Abel n'en revenait pas. Il vivait à Port-Glace depuis quinze ans, et pas une seule fois il n'avait été autorisé à mettre le moindre bout de pied en dehors de la ville. Et à présent on l'envoyait presque à la guerre. Le jeune homme ne put qu'hocher la tête, trop surpris pour parler.

– Emballe ce dont tu as besoin et tiens-toi prêt… Et couvre-toi, le Grand Nord est glacial.

– Hum, grogna Tarcisse, le bras droit d'Héraclès. T'façon c'est l'un d'eux ! Y craint pas l'froid.

Tarcisse était un ancien corsaire trop vieux pour servir encore la flotte royale d'Osgholt, et trop stupide pour entrer au Conseil du royaume. Il détestait les Hyperboréens par principe, et Abel plus précisément parce qu'il était le seul qu'il n'était pas autorisé à occire, ce qui l'agaçait prodigieusement. Tarcisse était un excellent navigateur, ce n'était certes pas très utile pour les combats terrestres, mais sa hargne remotivait les troupes. C'était ce qui avait fait de lui un des dirigeants de la Compagnie du Levant. Son haut rang n'avait malheureusement pas arrangé sa bêtise.

Abel ne répondit pas à la provocation. Et puis c'était vrai : il était beaucoup moins sensible au froid que ces hommes frileux de Locult. Il n'allait pas faire semblant d'être frigorifié à longueur de journées pour leur faire plaisir, d'autant qu'il travaillait à la forge, devant un brasier souvent étouffant de chaleur…

– Je serai prêt capitaine Héraclès, répondit-il d'un ton qu'il espérait neutre.

Il salua la poignée d'hommes réunis en conseil et dont certains, occupés par l'organisation des futurs affrontements, ne remarquèrent pas plus son départ qu'ils n'avaient noté son arrivée. Seule la sorcière Yzebel, une femme sèche au cœur dur, semblable à un corbeau lugubre, leva la tête vers le jeune homme. Elle ne lui adressa aucune politesse mais elle le dévisagea pendant un instant, comme si elle voulait graver ses traits dans sa mémoire. Elle replongea ensuite dans la lecture d'un gros grimoire sans plus s'intéresser à lui.

Abel n'y prêta pas attention – il était courant que les pionniers le dévisagent – et il ressortit du grand hall. Il traversa la cour pavée en prenant garde de ne pas glisser sur une plaque de givre, passa devant l'atelier du maître forgeron Egisthe, et se précipita dans la petite maison qu'ils partageaient. Le vieil homme était comme à son habitude après le travail, près du feu, fumant une pipe à l'odeur nauséabonde d'herbes mal conservées.

– Je pars dans le Nord ! s'écria Abel dès qu'il eût refermé la porte. C'était ça ! C'était ça que vous me cachiez depuis des jours ! Je vais voir les grands glaciers, et peut-être même des lacs gelés, des ours, ou des dragons !

Il poussa un cri de joie en tirant quelques vêtements chauds d'une vieille commode en bois croulant sous son propre poids. Du coin de l'œil, il vit le vieil homme sourire, mais il savait déjà qu'il nierait lui avoir gardé la surprise pour lui faire plaisir. Les colons se méfiaient tant d'Abel qu'ils douteraient également de la loyauté de toute personne qui se montrerait trop aimable avec le garçon. C'était pour cette raison qu'Egisthe paraissait si froid avec son apprenti – le fait qu'il soit un vieux bougon ayant des difficultés avec les relations humaines en générale participait aussi de beaucoup à son attitude. C'était presque devenu un jeu entre eux. Mais Abel savait que derrière cette austérité, le vieux forgeron cachait une profonde affection pour le jeune Hyperboréen. Et il était à ses yeux, ce qui se rapprochait le plus d'un père.

– Des ours et des dragons ? bougonna le vieil homme. Tu t'es assommé avec ton enclume ? Personne ne se réjouit de voir ces monstres ! Allez, dépêche-toi et cesse de faire tout ce boucan. Et n'oublie rien, si tu me réveilles avant l'aube je te jette nu dans la neige !

– Vous ne venez pas ? réalisa soudain Abel.

– Dans les terres sauvages ? Pour combattre les lunes savent quoi ? Manger de la neige parce qu'il n'y pas d'eau, et pisser en se serrant la queue pour ne pas avoir le gland qui gèle ? Non merci, va t'amuser sans moi.

Abel éclata de rire malgré le ton hostile d'Egisthe. A présent il comprenait mieux : Egisthe avait dû refuser de participer à l'expédition pour lui céder sa place. Et connaissant le caractère du vieil homme, s'il refusait quelque chose, même Héraclès ne pouvait le faire changer d'avis. Son affection pour celui qui l'avait recueilli des années plus tôt s'en trouva encore grandie.

La soirée s'acheva dans le calme habituel. Egisthe l'autorisa à emporter une partie de ses outils, grognant qu'ils avaient été réquisitionnés. Abel les empaqueta. De nombreuses choses manqueraient. Les plus volumineuses. Il doutait de la capacité des pionniers à construire une forge dans un désert de glace mais la forge était le cadet de ses soucis : il allait enfin voir le monde !

Le lendemain, quand il se leva avant l'aube, le vieux forgeron était déjà debout et lui avait préparé une ration de viande séchée et du bouillon. Il resta silencieux jusqu'au départ de son apprenti. Mais lorsqu'Abel posa la main sur la poignée de la vieille porte, Egisthe le retint d'une pression sur l'épaule.

– Je sais que tu ne t'es jamais vraiment senti chez toi avec nous, dit le vieil homme à voix basse. Mais tu es des nôtres, petit.

Abel se retourna lentement. Il aimait le vieux forgeron. Tout ce qu'il savait sur lui était qu'il était né dans le nord de Locult et qu'à la mort de sa famille, après quelques déboires avec la milice de sa ville natale, il s'était établi dans le royaume d'Osgholt, puis s'était engagé dans la Compagnie. Quand Abel avait été recueilli par les pionniers, Egisthe l'avait pris comme apprenti parce qu'il regardait sa forge avec fascination – il n'avait alors que quatre ans et son travail consistait à apporter du charbon et actionner un soufflet. Peut-être avait-il décidé de le garder avec lui parce qu'il se retrouvait en lui, il comprenait ce que c'était d'être séparé de ceux qu'on aime et de se sentir loin de chez soi.

Mais Abel savait que le bon fond d'Egisthe ne rachèterait jamais le mépris que lui vouaient les pionniers. Et surtout il savait qu'aucune ville de Locult, ne pourrait jamais valoir à ses yeux une seule plaine enneigée de ce monde de glace. C'était chez lui ici.

– Non je ne suis pas des vôtres, répondit doucement le jeune homme avec un sourire doux, et même si je vivais cent ans à Port-Glace, je serais toujours hyperboréen.

– Pense c'que tu veux, se renfrogna le forgeron en haussant les épaules. Mais écoute bien ce que je vais te dire : tu n'es pas hyperboréen pour les Hyperboréens. Ne t'approche pas d'eux, ils te tueraient sans doute à vue. Tu sais p'tit, tu seras ce que tu choisiras d'être. Et quand tu auras choisi, tous devront se rendre à l'évidence.

– Tu vas me manquer mon vieux.

– M'ouais. J'espère qu'Héraclès vous aura bâti une forteresse avant que vienne la Longue Nuit, sinon vous allez très sérieusement vous geler les miches… Allez circule.

Il posa son manteau de fourrure sur les épaules de son apprenti en guise de cadeau de départ et Abel sortit après un dernier sourire reconnaissant.

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La Compagnie du Levant, qui venait d'un royaume situé à l'est du continent Locult, était en guerre depuis des années contre les habitants de l'Hyperborée, le continent glacé le plus au nord du monde. La Compagnie ne demandait qu'une chose aux Hyperboréens : leurs terres. Car dans certaines régions de l'Hyperborée, on trouvait dans le sol le givrargent, un précieux minerai magique, toujours froid, du blanc le plus pur, plus dur que le diamant et grâce auquel on pouvait créer les armes les plus puissantes au monde et alimenter nombre d'enchantements magiques si précieux au Convent des sorcières de la Lune Noire.

Abel rejoignit l'expédition en faisant mine de ne rien remarquer aux regards surpris ou clairement hostiles des pionniers. Il y était maintenant habitué, seule une minorité le détestait, et pas toujours les plus intelligents. Les autres hommes, l'ayant vu grandir ne se méfiaient plus de lui, il n'était qu'un gamin orphelin que personne ne viendrai jamais plus réclamer.

Quand il vit la foule réunie sur la plus vaste place de Port-Glace, Abel comprit qu'Héraclès se préparait pour une grande bataille : l'ensemble des mercenaires, marins, soldats, explorateurs, mineurs, navigateurs et sorciers de la ville fortifiée avait été enrôlé pour l'expédition. Une angoisse sourde monta en lui. Allaient-ils attaquer des Hyperboréens ? Etait-ce pour cette raison qu'Egisthe l'avait mis en garde ?

Abel s'assit sur un muret après avoir épousseté la neige qui le recouvrait et regarda la foule nombreuse qui se réunissait sur la grande place de la ville. Leurs équipements étaient hétéroclites : aucun n'avait de monture, les chevaux ne pouvaient marcher sur la glace glissante et fragile de ces régions polaires, certains portaient des cuirasses ou des armures cloutées, d'autres de simples vêtements de peau, des armes de toutes sortes, des marteaux, des haches, des épées, grandes, petites, forgées dans des métaux plus ou moins solides les sorciers arboraient leurs robes aux couleurs vives, sous des manteaux ou des capes de fourrure, leurs bijoux brillaient de pierres enchantées. Les membres engagés par la Compagnie portaient le blason orangé à une nef d'or voguant sur une mer ondée de même couleur et surmontée d'un soleil d'or les armes de la Compagnie du Levant.

Abel interrogea sa conscience : comment réagirait-il s'il s'avérait que c'était bien son peuple natal contre qui ils partaient se battre ?

Dans leur grande majorité, les pionniers étaient des parias : des sorciers médiocres, des guerriers vieillissants, des mercenaires de mauvaise réputation, mais il y avait aussi d'anciens prisonniers, voire même des criminels en fuite venus purger leur peine sur ce continent de glace hostile. Et Héraclès tenait toute cette racaille d'une main de fer au nom de la Compagnie, servant les intérêts économiques et politique du royaume d'Osgholt. Leur force militaire et la puissance de leurs mages avaient anéanti le clan d'Abel lorsqu'il n'avait que quatre ans. Il ne se souvenait presque de rien. Il était sans doute trop petit, ou les évènements avaient été trop traumatisants…

– Alors, ces dragons ? interrogea un jeune homme en arrivant précipitamment.

Il s'arrêta devant un homme borgne aux longs cheveux gris dégarnis par endroits. Abel s'intéressa immédiatement à leur échange.

– Les éclaireurs ont repéré du mouvement, ce sera bientôt le moment d'attaquer, répondit le vieil homme. Mais il faut faire vite, ce sera bientôt l'hiver, il commencera à faire nuit dans moins d'un mois.

– Nous partons nous battre contre des dragons ? demanda Abel aux deux hommes.

– Eh mais t'es l'gamin recueilli par Egisthe, s'étonna le vieux.

– Tu viens avec nous ? demanda le plus jeune.

– Oui, Héraclès avait besoin d'un forgeron, et Egisthe a refusé de se joindre à l'expédition. Nous allons combattre des dragons ?

– Cette vieille crapule ! s'exclama le plus vieux en riant. Mais c'est une bonne chose mon p'tit gars, on a besoin de sang neuf. Oui, on va combattre des dragons. Pour tout te dire, je donne pas cher de nos peaux. Un dragon nous donne déjà du fil à retordre, alors toute une harde… J'espère que ce vieux fou d'Héraclès a un plan !

– Faites silence ! clama au même moment ledit Héraclès en fendant la foule jusqu'à l'estrade de pierre qui se trouvait au centre de la place.

Il était suivi par Tarcisse, son bras droit à tête de renard renfrogné, et par la sorcière Yzebel dont seuls le haut du visage et le bout des doigts apparaissaient entre ses voiles et ses fourrures grises.

– Ainsi que certains d'entre vous le savent, commença le chef de la Compagnie d'une voix forte pour être entendu de tous, les dragons quittent leurs montagnes avant l'hiver. Ils migrent vers les forêts et chassent le gibier nécessaire à leurs nouveau-nés. Ils sont alors plus vulnérables que dans leurs montagnes. Nous guettons cet évènement depuis des semaines et les dragons ont enfin été aperçus.

Une rumeur de joie secoua la foule.

– On va les massacrer ces maudits dragons ! s'écria un guerrier en levant une flamberge de la garde d'Osgholt, en très mauvais état.

Des cris et des insultes adressés aux créatures fusèrent ça et là. Héraclès ne les interrompit pas, conscient que la haine d'un ennemi commun soudait les hommes plus sûrement que l'or ou les intérêts politiques.

– Je compte sur votre courage à tous, nous devons frapper fort, aucun effort, aucune magie, aucune flèche, aucun coup d'épée ou de hache ne devra être épargné ! Les dragons sont le dernier rempart qui nous sépare de la richesse, de la gloire, et de l'honneur de servir dignement notre bon royaume d'Osgholt !

Abel n'écouta que d'une oreille la fin de son petit discours. Son regard se perdit dans la contemplation du ciel du Nord. Héraclès était fou. Les dragons étaient des créatures terriblement dangereuses. Il voulait frapper fort, les prendre par surprise, mais même s'il remportait la victoire, ce serait au prix de nombreuses vies humaines. Il semblait absolument évident aux hommes d'Osgholt que les dragons devaient être combattus. Pourtant Abel pressentaient que leur peur était aussi injustifiée que leur hostilité était stupide. Dans ses rares souvenirs de petit enfant, les dragons n'étaient pas plus dangereux que les grands ours arctiques, il suffisait juste de ne pas s'approcher trop près de leurs territoires de chasse et de ne pas se montrer agressif. L'Hyperborée était assez vaste pour tout le monde. Mais la Compagnie était tellement obnubilée par le givrargent, qu'elle ne remarquait même pas combien ce monde était beau et son équilibre fragile.

Derrière les hautes murailles, d'épais nuages blancs couvraient l'horizon. Le blanc du ciel se fondait dans le blanc de la terre de sorte qu'entre la neige immaculée et les brumes épaisses, le monde ne semblait pas avoir ni relief, ni frontière, ni fin. La forteresse noire de Port-Glace flottait dans le vide, suspendue dans un monde blanc et froid.

Mais les rares jours où les cieux étaient limpides, Abel sortait discrètement dans la nuit glaciale, il empruntait l'escalier glissant de la tour nord jusqu'à son sommet. Là il s'accoudait entre les créneaux et il contemplait parfois jusqu'à l'aube la lumière des lunes jumelles éclairant la neige pure des reliefs lointains de sa terre natale.

Egisthe lui avait dit un jour qu'au sommet du monde, se trouvaient des montagnes gigantesques comme des dents de roc et de neige. Le forgeron les avaient vues des années plus tôt, s'élevant dans l'air glacé comme la mâchoire inférieure d'un dragon immense essayant d'avaler le ciel. Il disait qu'il faisait si froid dans ces montagnes en hiver que le sang d'un homme aurait gelé dans ses veines en quelques minutes. Les pionniers regardaient toujours dans cette direction avec crainte, et envie : c'était là-bas, en plein cœur du territoire des dragons, sous les forêts de sapins blancs et dans les contreforts des montagnes, que sommeillait le givrargent, dont ils rêvaient à toute heure.

Abel éprouvait un sentiment tout autre quand il pensait à ces monts mystérieux. Il rêvait de son peuple, réfugié au-delà des frontières visibles et qui n'espérait même plus reconquérir les terres que les pionniers leur avaient prises par la force. Il rêvait de ce monde sauvage, des animaux à fourrure blanche, du vent qui semblait encore porter l'écho des voix de son clan, des dragons que les éclaireurs disaient apercevoir parfois au-dessus des forêts, comme des oiseaux minuscules aux ailes d'argent. Derrière les remparts qui le retenaient comme une prison, s'étendait une terre sauvage, fascinante… et inaccessible.

Héraclès se tut après avoir été acclamé par les pionniers et il redescendit de son estrade. Abel sauta du muret d'un petit bond agile. En plus d'être court, le discours du chef de la Compagnie avait eut le mérite de motiver les membres de l'expédition militaire : c'est avec un enthousiasme certain que les hommes d'Osgholt quittèrent la place forte et partirent dans la neige épaisse, vers le toit du monde.

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Abel eut un sourire moqueur quelques heures plus tard, quand, se frayant difficilement un chemin dans les neiges qui leur arrivaient à mi-cuisses, les regards des pionniers se retournèrent vers Port-Glace et le foyer sûr qu'ils quittaient. Les hommes frigorifiés de l'expédition devaient se préparer à marcher dans ce froid infernal pendant au moins cinq jours au terme desquels ils devraient se battre contre les créatures les plus terribles du Nord. La bise hurlante soulevait des nuages de neige sur les plaines et empêchaient les hommes de voir plus loin que la longueur de leur bras. On déplora des orteils gelés, la noyade de trois mercenaires et d'un mineur qui passèrent à travers la glace friable d'un lac et qu'on ne put secourir. Dans cette région du monde, le froid était terrible. Les vents incessants fouettaient le visage des voyageurs infortunés, s'engouffraient dans leurs vêtements, rugissaient à leurs oreilles.

Il était impossible de se parler sans crier, la nuit, la bise qui se calmait à peine semblait apporter la rumeur de grondements lointains et inquiétants, la glace craquait autour d'eux avec des bruits terrifiants. On allumait des feux avec les combustibles que l'on avait emportés, pour ne pas mourir de froid. Le moral des hommes s'amoindrissait chaque jour mais rien n'aurait fait reculer Héraclès.

Abel souffrait également du froid. Mais pas autant que les pionniers. Il était loin de ressentir leur épuisement et leur découragement, ses longues jambes aux muscles sûrs n'avaient pas autant de peine que les leurs à se frayer un chemin dans la neige, et loin d'éprouver leurs craintes de ces terres inconnues, il ressentait une profonde paix et une grande excitation.

Le soir il peinait à s'endormir dans ses maigres couvertures, les bruits lointains étaient autant d'appels mystérieux dans la nuit. Il aurait voulu laisser derrière lui cette compagnie bruyante et affligée, et visiter seul ce monde à la beauté presque trop pure.

Mais Tarcisse, le bras droit d'Héraclès, ne lui laissait pas un instant de répit. Il le surveillait comme un prisonnier de guerre et disait à qui voulait l'entendre qu'il désapprouvait sa présence au sein de cette expédition, qu'il avait la certitude qu'il les trahirait un jour, parce qu'il n'était pas des leurs. Ces discours avaient au début ravivé le mépris des pionniers envers l'Hyperboréen. Ils lui avaient lancé des regards noirs et suspicieux, puis leur propre abattement les avaient détournés de ces considérations belliqueuses, et le jeune homme s'étant tenu aussi taciturne et indifférent qu'il l'avait fait toute sa vie, ils finirent par s'en désintéresser autant qu'ils s'en étaient désintéressés à Port-Glace.

Abel trouva même des compagnons de route : les deux hommes à qui il avait parlé lors du rassemblement ne lui montrèrent aucune hostilité et discutèrent même avec lui pendant une partie du voyage. Le plus vieux s'appelait Emmarius, il était mineur et était arrivé en Hyperborée quarante-deux ans plus tôt, lors du premier débarquement. Le plus jeune Phéodène, n'était là que depuis six mois. Il avait été renvoyé de l'école militaire d'Argarandh pour avoir vendu des armes à des pirates, et il s'était enfui pour échapper à la justice. Il parlait sans cesse d'Osgholt, sa famille et les commodités de la vie à la capitale lui manquaient. Il racontait à Abel les marchés aux fruits les matins d'été dans les petites rues, les femmes de la noblesse se promenant dans des robes raffinées, accompagnées de leur chaperon, la fête des lumières où la ville lâchait des milliers de lanternes de papier au-dessus de la mer, et les immenses navires des guildes marchandes du royaume du sud, aux voiles couleur de sable, qui entraient au port plein de produits exotiques.

Abel écoutait avec beaucoup d'intérêt. Mais Phéodène n'était pas le seul homme nostalgique d'Osgholt. Le soir, blottis les uns contre les autres dans leurs manteaux, réchauffant leurs mains près des petits feux de camp, les hommes discutaient de leur pays. Ils parlaient de leur famille, des lieux qui leur manquaient, ils parlaient surtout des filles de joie de la capitales, qu'on disait plus élégantes et plus adroites que partout ailleurs. Chacun avait une anecdote, un souvenir, les anciens demandaient des nouvelles de leur pays à ceux qui étaient là depuis peu de temps. Et Abel, bien que n'ayant plus à subir le mépris de la plupart des pionniers, continuait de se sentir seul.

Tous rêvaient de retourner dans un royaume que lui, n'avait jamais vu. Tous rêvaient de rentrer en héros après avoir pillé ces « sauvages du Nord » et tué leurs dragons… Abel lui, n'avaient nulle part où rentrer. La vaste cité portuaire, aux oliviers et aux orangers poussant sur les allées de promenade, doucement agités par un vent tiède venu de la mer, n'était pas chez lui. Il ne s'y serait jamais senti à l'aise. Il appréciait certains pionniers, et il aimait entendre parler du continent de Locult. Mais il était chez lui ici, dans cette lande glaciale, au milieu de la neige et de la bise. Son royaume à lui, étendait ses merveilles et sa magie jusqu'à l'horizon, et il était le seul à le voir.

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Au matin du sixième jour, la brume s'était levée, et un soleil pâle et bas fit briller la neige comme une étendue de diamants. Au loin, on apercevait les hauts sapins blancs de la forêt de Boisprofond – il n'avait dit à personne que cette forêt avait un nom, mais il se souvenait qu'elle s'appelait ainsi. Abel se leva d'un bond, repoussa sa couverture il fit quelques pas entre les tentes de fortune et les hommes endormis près des feux de camps.

Il ne parvenait pas à détourner le regard de l'horizon : entre les cimes blanches, un dragon venait de déployer ses ailes d'argent et de s'envoler vers le ciel. La créature vola majestueusement au-dessus de la forêt, traversa une vaste étendue d'air pur et plongea entre les arbres.

Abel eut un frisson et un sourire émerveillé fleurit sur ses lèvres. Ce spectacle éveilla en lui des souvenirs anciens, enfouis. Une belle femme vêtue de peau le prenait dans ses bras et lui montrait une créature semblable en chuchotant à son oreille, ses longs cheveux pâles caressaient sa joue… Et il ne se souvenait pas de ce qu'elle disait, ni de qui elle était, mais c'était un souvenir empreint d'une profonde paix. Etaient-ce vraiment ces créatures paisibles, pleines de grâce et de noblesse qu'ils venaient massacrer ?

Un poigne dure s'abattit violement sur son épaule et le fit sursauter, mettant fin à sa rêverie.

– Bouge de là, la sorcière veut t'voir ! beugla Tarcisse en le forçant à se tourner vers lui.

– Quelle sorcière ? demanda calmement le garçon en reculant légèrement pour échapper à l'haleine de dents pourries du vieux corsaire.

– Yzebel. J'dois t'escorter jusqu'à sa tente, j'espère qu'elle a prévu de te remettre à ta place : au bout d'une lance pour appâter ces sales monstres.

– Qu'est-ce qu'elle me veut ? insista Abel, toujours aussi calmement.

Il connaissait le vieil homme, s'il répondait à son agressivité par la colère, le vieux devenait violent et incontrôlable. Il suffisait de rester totalement indifférent pour le rendre dingue de frustration. Ce qui était un des rares plaisirs de l'existence du jeune homme.

– T'as pas à d'mander c'qu'elle te veut ! lui hurla l'homme au visage. Tu obéis c'est tout !

– Silence ! grogna un mineur réveillé par le bruit.

– La ferme Tarcisse, va t'époumoner plus loin ! l'admonesta un mercenaire en se retournant dans ses couvertures de peaux.

La proximité forcée et la perspective du combat prochain avaient rendu les hommes nerveux et tendus. L'autorité de Tarcisse, trop prompt à hurler sans raison et à passer ses nerfs sur les plus faibles s'en était trouvée nettement diminuée.

Tarcisse n'osa pas s'énerver davantage – le mercenaire était connu pour manquer de patience et frapper fort – mais il repartit, vexé, en forçant Abel à le suivre. Le jeune homme peina à retenir un sourire. Puis ils arrivèrent devant la tente d'Yzebel et il se sentit soudain inquiet : que lui voulait-elle ? Les sorcières d'Osgholt étaient connues pour leur puissance, elles étaient implacables, cruelles, toujours avides de plus de pouvoir. Abel n'avait jamais eu à échanger une parole avec Yzebel, l'une des dirigeantes les plus influentes de la Compagnie du Levant. Et cela lui allait très bien. Il était pour elle une créature trop méprisable, elle était pour lui un être trop mauvais et trop dangereux.

Il eût sincèrement souhaité que les choses demeurassent ainsi.

Il inspira profondément et entra cependant dans la tente. Une chaleur douce et agréable émanait d'une espèce de grosse lanterne posée sur une table faite de cuir tendu par un montant de bois. C'était certainement un objet magique à en juger par les symboles étranges découpés dans le métal et par lesquels filtrait une lueur rougeâtre.

La sorcière était debout devant cette table d'appoint, une carte rudimentaire était dépliée dessus et de petites runes de verre poli qu'elle déplaçait figuraient les forces en présence.

– Il est là m'dame ! Y vous fallait aut'e chose ?

Yzebel l'ignora, elle fronça les sourcils soucieusement et reprit trois runes parmi celles qui se trouvaient les plus proches de la forêt figurée sur sa carte. Abel comprit que dans la bataille qui se jouait dans la tête de la sorcière, les runes étaient des soldats qui venaient de mourir au combat… ou peut-être de dragons. Quelle différence cela faisait-il ? C'était du gâchis quoi qu'il en soit. Elle fit avancer plusieurs runes blanches venant de la forêt, et retira encore cinq runes rouges.

– Nous perdons beaucoup d'hommes, constata Abel d'une voix basse et sans timbre.

Elle leva vers lui ses yeux perçants. C'était une femme d'une quarantaine d'années, sa peau était très pâle, un peu maladive, ses cheveux noirs étaient parsemés de mèches blanches, elle avait un nez busqué sous de petits yeux marrons perçants, sa bouche était un trait soucieux. Son visage n'était pas beau, mais son élégante robe noire aux runes d'argent, ses riches fourrures grises et ses bijoux précieux faits de gemmes magiques et colorées la mettaient très nettement en valeur au regard du manque de raffinement qui caractérisait la vie à Port-Glace.

– La ferme ! s'écria Tarcisse qui avait attendu la première réaction du jeune homme pour le rabrouer et faire valoir son autorité devant la sorcière.

Abel avait déjà remarqué qu'il la couvait d'un œil envieux.

– Tu déranges la dame avec tes remarques sans intérêt ! Je vais t'envoyer en première ligne contre ces monstres !

– La paix Tarcisse, siffla soudain la sorcière entre ses dents serrées, allez-donc japper plus loin.

Sa voix était monocorde et sans féminité, elle était froide, dure et méprisante. Le vieux corsaire se figea un instant, puis il sortit, trop surpris et trop blessé dans son amour-propre pour protester.

Elle ouvrit une bourse de velours vert et y fit glisser toutes les runes qui s'entrechoquèrent avec des tintements doux.

– Quel âge as-tu ? demanda-t-elle sans préambule.

– Environ dix-neuf ans, répondit le garçon qui n'avait jamais pu être totalement certain de son âge.

Elle reposa la bourse de velours sur la table et retira son épais manteau de fourrure qu'elle laissa tomber sur un tabouret pliant. Puis elle leva les yeux vers Abel qui attendait toujours qu'elle lui explique pourquoi elle l'avait fait venir, et, sans détacher son regard de lui, elle tira sur la manche gauche de sa robe grise aux runes noires et laissa apercevoir une vieille cicatrice en forme d'étoile.

– Il y a quinze ans, expliqua-t-elle de sa voix un peu cassée, le Convent des Sorcières de la Lune Noire m'a envoyée en mission ici, pour aider les pionniers à combattre des tribus de sauvages qui nous refusaient l'accès à des ressources d'une valeur inestimable. J'ai participé aux combats qui ont opposés ton clan aux hommes de la Compagnie. Ce fut une bataille terrible, et il s'est fallu de très peu que nous la perdions. Si nous n'avions pas eu l'effet de surprise de notre côté, nous serions tous morts. Mais alors que nous pensions la bataille enfin terminée et que nous rentrions lentement au camp en emportant nos morts et nos blessés, une femme tenant un enfant par la main est sortie de derrière des sapins blancs.

Yzebel recouvrit son épaule.

– Nous nous sommes tous figés, elle ne s'attendait pas à nous voir, elle pensait sûrement réussir à fuir discrètement. Et nous n'étions plus sur nos gardes, nous étions épuisés et nous croyions avoir tué tout ton clan.

Abel avait plongé son regard de glace bleu dans les yeux sombres de la sorcière.

– Nous lui aurions certainement laissé la vie sauve, si elle s'était contentée d'emporter son enfant et qu'elle avait fui. Mais elle a réagi très vite, elle a tiré une flèche de son carquois, a bandé son arc en moins d'une seconde, et m'a visée.

Abel commença à comprendre le mépris qu'elle lui vouait.

– Les flèches de ces sauvages ont des pointes qui se terminent en étoile de givre, aux piques recourbées, pour arracher la chair quand on les retire. Les hommes qui m'accompagnaient se sont jetés sur elle et l'ont abattue. Il ne restait plus alors de nos farouches ennemis, qu'un enfant minuscule. Tarcisse a tiré sa dague pour t'achever, mais Héraclès a retenu son bras. Empaqueté dans des vêtements d'épaisse fourrure, tu ressemblais à un petit ourson blanc aux yeux humides. Tu as dû lui rappeler son fils.

Abel frissonna. La sorcière lui intima de sortir d'un signe de tête. Elle l'accompagna dehors, serrant ses bras autour d'elle, elle regarda longuement le campement endormi et la forêt blanche aux sapins immenses qui masquaient l'horizon.

– Les hommes comme Héraclès ont l'air terribles avec leurs corps puissants et leurs lourdes épées, continua-t-elle. Mais ils ont une volonté faible et un cœur inconstant. Ta mère elle, n'a pas hésité une seule seconde. Elle nous aurait tués tous, si elle l'avait pu…

– Pourquoi est-ce que vous me racontez cela, Yzebel ? demanda le jeune homme entre ses dents serrées.

– Parce que ta mère, lorsqu'elle a croisé notre route, se dirigeait vers cette forêt

Abel suivit des yeux l'immense étendue de sapins.

– Est-ce que tu sais, ce qu'elle y cherchait ?

– Non, répondit-il immédiatement d'une voix brusque.

Il n'en savait effectivement rien, mais s'il avait su, il n'aurait quand même rien dit à cette femme sans cœur.

Elle plissa les yeux.

– Tu penses que nous sommes des monstres ? Tu souviens-tu seulement de ton peuple ? Moi je m'en souviens… Ceux de ta tribu se dissimulaient dans la neige pour nous tendre des embuscades, ils ne laissaient jamais aucun survivant, ils fragilisaient la glace derrière eux et nous regardaient passer au travers et nous y noyer. Ils ont domestiqué des tigres gigantesques, dont les longues dents dépassent de leurs mâchoires et ils les montent au combat. Ces créatures terrifiantes déchiquètent les membres de leurs victimes, mais ne les achèvent pas, par économie de temps, elles s'attaquent à un autre adversaire dès que leur ennemi est mutilé. J'ai vu des dizaines d'hommes agoniser dans la neige. J'ai achevé moi-même un garçon plus jeune que toi…

Abel baissa les yeux. Yzebel parlait vite et sa voix claquait avec colère. Mais il ne parvint pas à compatir avec les pionniers parce qu'ils avaient attaqué en premier, pour des richesses, ils avaient envahi ces terres et chassé ses habitants. Il lui semblait que c'était une ironie cruelle, d'oser encore reprocher aux Hyperboréens de s'être défendus avec hargne et détermination… Il serra les poings et ne dit rien à Yzebel sur ce qui venait de lui traverser l'esprit, il ne doutait pas que cette femme au cœur de fer attendait qu'il se trahisse pour l'accuser d'être le digne fils de sa mère.

– Cette forêt s'appelle Boisprofond, dit-il sombrement. J'ignore pourquoi ma mère m'y conduisait.

– Boisprofond… Est-ce que cela t'évoque autre chose ? Essaye de te souvenir.

Abel releva les yeux vers les hauts sapins blancs et laissa son esprit s'égarer.

– C'est une belle forêt, vaste, et dense, dit-il au bout d'un moment. On pourrait y cacher un secret, un refuge, un château…

Yzebel soupira, elle avait perdu son temps.

– Les Hyperboréens ne construisent pas de château. Ils ne construisent rien en fait. Ils voyagent avec leurs tigres géants et plantent des tentes en peau sur les terres giboyeuses où ils s'arrêtent. Ce sont des nomades, farouches et sauvages, à qui nous avons tenté en vain d'apporter la civilisation.

Abel sourit. Quand elle parlait de civilisation, elle désignait certainement les forteresses de pierre, les tactiques de guerre, le commerce à travers les océans, la conquête de territoires, la domination des faibles… Yzebel était intelligente, mais son arrogance la rendait certaine qu'elle seule détenait la vérité absolue, qu'elle avait le droit et le devoir d'imposer à chacun.

– Pourquoi ? demanda le jeune homme véritablement intrigué. Vous auriez pu dès le début faire le choix de prendre le givrargent par la force, puis de repartir. Pourquoi avoir souhaité civiliser cet endroit ?

Elle baissa les paupières réduisant ses yeux à deux fentes ouvertes sur un feu noir, et elle haussa les sourcils dédaigneusement.

– Parce qu'il appartient à Argarandh de régner sur le monde.

Ayant lâché ces mots, elle rentra dans sa tente, et referma derrière elle le tissu qui faisait office de porte, lui signifiant qu'elle le congédiait.

Abel soupira. Toute la détermination à conquérir qui animait les pionniers, et leur sentiment d'avoir le droit légitime de le faire, était résumée en cette phrase.

C'était la devise du royaume d'Osgholt et surtout de son orgueilleuse capitale.

A suivre…

Ecriture achevée le 10/08/2013