Note de l'auteure : Bonjour à toutes ! Je profite de publier une nouvelle histoire pour remercier les lectrices qui m'ont laissé des commentaires pour Sortie des Sables (Aoi, Poucelina, Endofthiscrap, silhan, et Aevy, vous êtes vraiment moelleuses toutes les cinq et vos commentaires m'ont fait très plaisir, j'espère que cette histoire vous aura donné envie de lire mes autres textes !).

Cette nouvelle fiction est un cadeau à levgueni (un cadeau d'Halloween ?) qui m'a demandé un jour si je reparlerais de Khepri, le petit garçon esclave qui apparaît dans le premier chapitre de mon histoire Sortie des Sables. Comme je ne savais pas moi-même ce qui allait advenir de Khepri (et que ça me perturbe qu'on me pose des questions sur mon histoire auxquelles je n'ai pas la réponse) je vais écrire une petite histoire parallèle à mon autre publication du moment Que tombent les Neiges, pour développer ce personnage.

L'Opuscule des Vents se déroule en 1043 C.H., soit dix-neuf ans après Sortie des Sables. Khepri n'est plus du tout un petit garçon (si si j'vous jure !) mais il est toujours esclave. Si vous n'avez pas lu Sortie des Sables, vous pouvez tout à fait lire l'Opuscule des Vents quand même, je réexpliquerai en temps voulu les éléments du passé de Khepri nécessaires à la compréhension de l'histoire.

Comme je publie ce texte parallèlement à mon autre fiction, Que tombent les Neige, je vous avertis à l'avance que cette dernière demeure prioritaire et que donc le rythme de publication de l'Opuscule des Vents risque de ne pas être très soutenu (j'essayerai de me tenir quand même à un chapitre par mois).

Je vous souhaite une excellente lecture et j'espère que cette histoire vous plaira (surtout à toi levgueni !), tendrement, Korydwen.

PS : J'ai oublié le conseil musical ! Huhu, alors pour ce chapitre, je vous conseille l'Opening de la série The Borgias, par Trevor Morris (et puis tant qu'à faire regardez toute la série – la version de Neil Jordan – elle est géniale !)

Avertissement : Attention, certains chapitres de cette histoire contiennent des scènes érotiques entre deux hommes. Je ne les annoncerai pas au cours du récit, si cela vous choque, je vous recommande de quitter cette page dès à présent.

~I~

L'Opuscule des Vents
Premier Opuscule – Surgi des profondeurs

~I~

« Lève-toi dit le peuple, combat, me divertis
Du tranchant de ton glaive et luttant pour ta vie
Donne-moi un vainqueur
Sois pareil aux héros, aux géants, aux colosses
Distance ton destin, extirpe-toi des fosses
Surgis des profondeurs ! »

Par le barde Harpocrate l'Affranchi
Extrait du poème Le sang et l'audace
Publié en 948 du Calendrier des Havres

~I~

Khepri bloqua de son épée brisée le glaive de son adversaire, et lui enfonça sa botte dans les côtes d'un violent coup de pied. L'homme recula sous le choc mais ne montra aucun signe de douleur les esclaves nordiques faisaient de bons combattants, courageux et honorables. Son adversaire hurla ce qui semblait être une insulte ou une provocation et Khepri sourit tranquillement.

L'esclave chargea et le gladiateur recula d'un pas pour esquiver souplement le premier coup de glaive, il bloqua le second en levant son épée dont la lame avait été raccourcie de moitié un peu plus tôt dans un combat contre un cavalier de Saress. Son adversaire leva le poing, faisant mine de vouloir frapper l'Idacien au visage, et un puissant coup de pied vint à la place heurter le bas-ventre de Khepri. Le gladiateur recula pour éviter le coup de glaive qui manqua de lui fendre le crâne et l'innombrable foule de l'immense stade hurla insultes et encouragements dans un chaos effroyable.

Le nordique avait sans doute fait la fierté de son peuple sur un champ de bataille, songea Khepri en considérant son adversaire qui se mettait déjà en position pour une autre attaque, et il allait mourir au fond d'une fosse comme un chien de guerre. Le gladiateur était écœuré.

Ses épais sourcils noirs se froncèrent au-dessus de ses yeux durs. Il n'aurait pas pu dire depuis combien de temps il était là. Combien étaient morts sous ses coups ? Et quel sens avaient ces combats ? Quelle victoire y avait-il à sauver sa vie, si c'était pour vivre enchaîné ?

Les véritables vainqueurs étaient les morts, se dit Khepri en observant les mouvements du nordique qui marchait vers lui. Ses pieds s'ancrèrent dans le sol et il resserra sa prise sur son épée.

Et s'il était le vainqueur cette fois-ci se demanda l'Idacien ? S'il laissait le nordique le libérer de cette mascarade ? Au fond, il ne se battait pas pour sa vie, il se battait pour être prisonnier un peu plus longtemps. Il était esclave, il était condamné. Que ce soit ce combat ou un autre, l'un d'eux serait le dernier. Et il mourrait sans avoir gagné sa liberté. Alors à quoi lui servirait un autre sursis ?

Le nordique avait le bras sûr, il le tuerait en un coup s'il parvenait à le toucher. Pas que le gladiateur craigne la douleur de toute façon, mais il refusait l'humiliation d'une mort lente.

Plus qu'un pas et l'autre esclave serait sur lui. Un filet de transpiration glissa sur les muscles saillants de son dos. Khepri prit une inspiration. Il suffisait de lui laisser une ouverture, une seule, et le nordique le tuerait.

Khepri leva le bras pour frapper son adversaire au visage, le nordique réagit immédiatement et son poignet se fléchit, orientant la pointe de sa lame sous l'aisselle de l'Idacien laissée sans protection. Khepri vit sa mort au ralenti, il pouvait déjà sentir le glaive se frayer un chemin entre ses côtes jusqu'à son cœur.

Il eut envie de rire. Un rire douloureux et amer. Il était un gladiateur invaincu. Il avait survécu à tout : à l'esclavage, aux fantômes anciens des déserts du sud, à l'entraînement souvent mortel des gladiateurs, même aux maisons de prostitutions auxquelles ses maîtres successifs l'avaient parfois loué. Et malgré toutes ses victoires, il était réduit à se satisfaire de mourir de la main d'un fermier du Nord, sur le sol sale et poussiéreux d'une arène, sous les cris du peuple qui l'avait asservi.

Soudain dans la foule, une silhouette se leva. C'était une femme vêtue de rouge, elle se trouvait dans les gradins réservés aux familles nobles. Elle était belle comme Khepri n'avait jamais eu l'occasion d'en toucher. Il croisa son regard vert perçant et un coup de vent balaya ses boucles blondes qui vinrent épouser la forme ronde de sa joue. Elle ressemblait à la déesse solaire telle qu'elle était représentée dans les temples d'Idac, faite d'or et de lumière. Et d'amour.

Le corps de Khepri bougea de lui-même, il pivota sur son pied d'appui si vite qu'il dû disparaître aux yeux du nordique dont le glaive ne rencontra que le vide. Et la pointe de sa lame brisée s'enfonça dans la gorge de l'autre esclave.

Le regard de glace du nordique se figea de surprise en accrochant les yeux noirs de Khepri. Puis son corps s'écroula et le gladiateur le rattrapa avant qu'il ne touche le sol. Un spasme agita le mourant et un filet de sang jaillit d'entre ses lèvres. Pourtant dans ses yeux clairs, il n'y avait aucune colère, plutôt une sorte de soulagement et de gratitude silencieuse.

Khepri reposa le cadavre en douceur. L'esclave nordique avait remporté ce combat, il était libre à présent.

Lorsque Khepri releva la tête vers la foule, une grande clameur accueillit sa victoire. Les spectateurs assis s'étaient levés et hurlaient son nom.

Alors Khepri lâcha son épée brisée et écarta les bras. Il leva les yeux vers le soleil, vers la lumière divine qu'il ne parvenait pas à trahir, lui qui n'avait pas pu laisser la mort le prendre et l'entraîner dans la nuit.

Et il hurla.

Son propre cri lui brûla la gorge et blessa ses tympans, il était si puissant et désespéré qu'il sembla un instant couvrir le tumulte de la foule.

Puis sa voix se brisa et il ferma les yeux. Il inspira l'air ardent et poussiéreux et sa respiration laborieuse se perdit dans le vacarme de l'arène.

~I~

– Je vous offre aujourd'hui l'opportunité de racheter votre liberté, gladiateurs ! annonça un gros homme en s'adressant aux esclaves réunis dans la salle d'entraînement.

Khepri avait entendu dire qu'il était un envoyé par le Conseil et qu'il venait recruter des gladiateurs pour une mission suicidaire. Cela arrivait de temps en temps lorsque la milice d'Argarandh était débordée.

– L'un de vous pourra sortir des arènes et sera affranchi !

Un léger brouhaha d'intérêt secoua l'assemblée des gladiateurs.

– Vous devrez pour cela rendre service au Royaume d'Osgholt en tuant un sorcier qui sème le trouble dans la cité.

La foule se tut. Khepri sourit. L'homme qui accepterait cette mission se condamnerait à mort. Comment un gladiateur pourrait-il vaincre un sorcier tout seul ? Osgholt de plus, était connu pour ses sorciers puissants et lorsque l'un d'eux tournait mal, comme cela venait sans doute de se produire, les conséquences pouvaient être désastreuses. Si la milice demandait un esclave, c'était pour l'envoyer se faire tuer, et localiser ainsi la marque magique du renégat.

– Qui est volontaire ? demanda l'homme du Conseil.

Aucun gladiateur ne répondit. Ils n'étaient pas idiots. Khepri eut plaisir à écouter ce silence. Ces hommes, mêmes réduits en esclavage ne s'abaissaient pas à se laisser tuer vainement en espérant une liberté qu'Argarandh n'avait pas réellement l'intention d'offrir.

L'Idacien jeta son épée d'entraînement sur le sol et avança d'un pas.

– Je suis le meilleur combattant de cette arène. Je le ferai.

Meshkenet, l'esclavagiste lui jeta un regard noir et cracha de dégoût sur le sol poussiéreux. Il ne pouvait aller contre un ordre du Conseil, mais Khepri était son gladiateur le plus apprécié des foules, on l'acclamait et on payait cher pour assister à ses combats. Les paris sur ses victoires lors des duels à mort lui rapportaient gros. C'était une belle somme d'argent qu'il perdait. Et pour laquelle il n'aurait qu'un maigre dédommagement.

– Excellent ! Suivez-moi ! l'invita le gros homme en soulevant les pans de son manteau brodé pour qu'ils ne traînent pas dans le sable souillé de la salle d'entraînement.

Khepri jeta un regard mauvais à Meshkenet qui lui fit signe qu'il avait signé son arrêt de mort en traçant une ligne imaginaire sur sa gorge avec l'ongle de son pouce. Son sourire narquois ne l'atteignit même pas. Il allait sortir à la lumière du jour, une dernière fois. Pendant quelques jours, il serait libre.

~I~

Le lieutenant de la milice semblait nerveux mais il finit par s'adresser au gladiateur.

– Nous vous donnerons une bourse de trois cents cyniens d'or afin de vous acheter une épée, des vêtements et de vous payer une chambre dans un riche hôtel de la ville où vous prendrez contact avec un homme influent. Un sort sera placé sur vous de façon à ce que nous puissions toujours vous retrouver. Je vous déconseille donc d'essayer de quitter la ville.

Khepri regarda la sorcière qui incantait, un livre ouvert à côté d'elle et une main posée sur le cœur du gladiateur. Elle n'était pas particulièrement jolie, mais ses riches vêtements lui conféraient une élégance et une hauteur particulières. Et elle était la première femme à le toucher depuis des années. A Argarandh, les gladiateurs jouissaient d'une importante notoriété, ils étaient des célébrités locales. Ils étaient généralement le fantasme des femmes, mais il était rare que celles-ci s'approchent réellement d'eux ou se payent une nuit en leur compagnie.

C'était plus souvent des maisons closes proposant des spectacles un peu spéciaux pour des hommes très riches et particulièrement débauchés qui louaient les gladiateurs à leurs propriétaires. Mais c'était un sujet auquel Khepri avait résolu de ne plus penser.

Il avait quitté l'arène plus tôt dans la journée et avait été conduit directement à la tour du Convent de la Lune Noire. L'énorme édifice surplombant orgueilleusement la mer était le lieu de vie des sorcières diplômées, mais aussi un haut lieu de décisions politiques et d'archivage de livres et d'objets magiques de toutes sortes. Deux sorciers et des membres de la milice l'avaient conduit à travers le vaste escalier en colimaçon qui semblait monter à l'infini, jusqu'à un bureau où s'entassait de nombreux livres, des cartes, et des objets étranges à l'usage incompréhensible.

Une sorcière les y attendait pour apposer une marque à Khepri et ainsi s'assurer qu'il ne s'enfuirait pas une fois relâché dehors et qu'il ferait ce pour quoi il avait été acheté à l'arène.

Khepri était vaguement au courant de la très forte influence que les sorcières exerçaient sur la ville. La Lune Noire régnait pour ainsi dire sur le royaume d'Osgholt les sorcières occupaient plus de la moitié des sièges au Conseil Royal, et le roi – qui n'avait que très peu de pouvoirs – ne pouvait prendre de décision qui ne soit auparavant approuvée par le Convent.

Quelqu'un entra. Khepri qui était dos à la porte entendit leur visiteur avant de le voir mais il eut tout le loisir de regarder se modifier la physionomie de la sorcière qui lui appliquait la marque, ainsi que celle du lieutenant qui l'avait escorté de l'arène à la tour. Apparemment, la personne qui venait d'entrer était très importante et avait assis son pouvoir sur la crainte qu'elle inspirait.

– J'ai terminé Magistra, annonça la sorcière en retirant sa main de la poitrine de Khepri et en inclinant la tête respectueusement.

– Laissez-nous, exigea une voix de femme mûre suffisamment platement pour que le gladiateur devine qu'elle avait l'habitude d'être obéie.

Il ne lui fit pas l'honneur de tourner la tête vers elle. Ces gens comptaient l'envoyer à la mort, il n'avait pas l'intention de les regarder comme les dieux vivants qu'ils croyaient être. La sorcière qui se tenait près de Khepri s'exécuta tout de suite, elle referma son grimoire, souleva un pan de sa robe pour qu'il ne la gêne pas en marchant et se leva pour laisser sa chaise à la nouvelle venue. Khepri l'entendit sortir et il regarda avec une expression volontairement nonchalante une femme d'une quarantaine d'année s'assoir en face de lui. Elle portait une robe de velours bleu nuit brodée d'argent et de pierres de lunes, un unique pendentif en forme de lune, blanc comme du cristal de roche, et divers bagues et bracelets cliquetants.

Elle posa un regard de rapace intelligent sur Khepri. Une imposante chevelure blanchie coulait dans son dos jusqu'à ses reins en une ondulation élégante. Elle ouvrit la bouche sur une rangée de dents blanches.

– Je suis Illvadya de Merblanche. Je suis Conseillère, Pair du Royaume, et troisième Magistra du Convent de la Lune Noire.

Khepri cilla lentement comme pour prendre le temps de balayer l'orgueil de la sorcière.

– Je suis gladiateur, fit-il simplement, pour trancher avec le ton employé par son interlocutrice.

– Je sais. Vos exploits se content partout dans la capitale, chez les manants comme dans les hauts lieux. Je suis très satisfaite que vous vous soyez porté volontaire pour nous venir en aide. Votre bravoure et votre dévouement sont un modèle pour les sujets du royaume. Vous rappelez à chacun que tous, rois et esclaves, nous sommes au service d'Argarandh et qu'il n'existe personne qui soit trop important ou trop indigne, pour servir la justice.

Khepri lui sourit. Il était impressionné. Elle savait très bien qu'elle l'envoyait mourir, on n'engageait de gladiateur que pour s'épargner les scrupules de tuer de fidèles miliciens de la ville. Pourtant elle était très convaincante et semblait croire sincèrement à tous ces beaux idéaux. Le gladiateur réalisa avec amertume qu'il venait d'entrer dans une toute nouvelle sorte d'arène. Ici on ne brandissait pas d'arme ouvertement, on ourdissait des plans d'attaques minutieux, sournois, on trichait, on mentait, on manipulait. Le perdant n'était pas celui qui n'avait pas été assez habile au combat, c'était celui qui n'avait pas été assez intelligent et fourbe.

Les lions qui chassaient dans cette arène étaient aussi redoutables que ceux que Khepri avaient déjà combattus. Peut-être même plus, parce qu'ils étaient des lions sans crocs, sans griffes et sans cœur. Ils se battaient avec des armes que Khepri ne maniait pas et ne montraient par leur visage.

Il décida devant l'expression de fausse bienveillance qu'affichait la sorcière de jouer le jeu de la brute naïve et manipulable qu'on attendait qu'il fût. Il fallait à tout prix que ses ennemis le sous-estiment et baissent leur garde.

Il allait devoir apprendre les règles vite, très vite.

Il se carra plus confortablement dans sa chaise. Il avait déjà été dans des situations bien pires, se répéta-t-il.

– Merci pour votre confiance, Magistra, je suis impatient de commencer.

Illvadya sourit, satisfaite que cet idiot de gladiateur veuille foncer tête baissée, il n'en serait que plus facile à manœuvrer.

– Oh, s'exclama-t-elle en se penchant vers lui et en prenant un ton de confidente, je ne doute pas que vous devez être impatient de retrouver votre liberté. Votre vraie liberté. Aidez-nous et je vous garantis que vous l'aurez. Mais malheureusement, l'affaire ne sera pas des plus simples.

Elle fit signe à quelqu'un qui se trouvait derrière Khepri. Une jeune sorcière lui apporta un objet empaqueté dans du velours noir. Illvadya le posa sur ses genoux et le déplia.

– Pour commencer, vous devez savoir que nous traquons depuis des années une organisation criminelle qui se fait connaître sous le nom de la Rafale. Ses membres pratiquent une magie ancienne et interdite qui menace la paix du royaume. Leurs secrets sont enfermés dans un grimoire antique : l'Opuscule des Vents. Récemment nous sommes parvenus à obtenir l'empreinte magique de leur chef et nous l'avons neutralisé au moyen d'un sortilège. Mais nous avons des raisons de croire qu'il a anticipé sa chute et caché le livre avant sa mort.

La sorcière tendit à Khepri un ouvrage manifestement très ancien, au cuir bleuté et aux lettres d'argent.

– A ce jour nous ignorons où se trouve l'Opuscule des Vents, et nous craignons que les autres membres de la Rafale, dont nous n'avons pu apprendre l'identité, nous doublent et le retrouvent avant nous. Tous nos efforts auraient alors étaient vains, car il nous faudrait recommencer la traque. L'Opuscule que vous tenez entre les mains est un faux.

Elle marqua une pause et plongea son regard acéré dans les yeux du gladiateur.

– Ecoutez-moi bien, je suis une femme de parole. Je vous promets la liberté, et un dédommagement pour vos années d'esclavage. Je n'ai pas toujours occupé une si haute place. Ma famille était pauvre, j'ai grandi dans la rue. Je sais ce que c'est que de regarder les hautes sphères du pouvoir depuis la fange, je connais la morsure de l'injustice. Coopérez, et tous vos efforts seront récompensés, au-delà de vos attentes.

– Pourquoi moi ? demanda Khepri qui connaissait déjà la réponse mais voulait voir le visage de cette fine stratège quand elle mentait. Vous avez tout votre Convent de sorcières pour cette mission, ainsi que la garde de la ville, et l'armée… Pourquoi demander l'aide d'un esclave ?

– Parce que personne ne vous soupçonnera. Vous êtes d'origine idacienne, non ?

– Oui, je suis de Sacarnac.

– C'est parfait. Vous vous présenterez comme un esclave vendu par son maître à la Guilde des Sables. C'est une guilde marchande de votre royaume natal qui est connue pour vendre toutes sortes de produits et de services plus ou moins légaux, elle revend aussi des artefacts rares et recherchés. La Guilde des Sables rachète souvent des esclaves idaciens à leurs maîtres, afin de leur servir d'hommes de main. Vous ne seriez pas une exception.

– Et dans votre plan je devrais vendre ce faux Opuscule en le faisant passer pour le vrai, miraculeusement retrouvé par ma guilde, afin d'attirer dans un piège les membres de la Rafale qui le recherchent. C'est bien ça ?

– Exactement.

Khepri afficha volontairement un sourire idiot. Elle semblait très sûre de son plan, il affecta donc de le trouver remarquable.

– Ainsi quand ces traîtres tomberont dans le piège vous les… neutraliserez, conclut-t-il. Etes-vous bien certaine qu'ils ne soupçonneront pas le livre d'être un faux ?

– Oui. Nous avons de bonnes raisons de croire que les membres de la Rafale ignorent depuis une dizaine de jours où se trouve leur chef, et où se trouve leur livre. Je pense qu'ils se jetteront avidement sur la première piste que nous leur proposerons. Vous vous rendrez à l'Escarboucle, c'est une auberge un peu particulière. Demandez à rencontrer Damascène, le tenancier, et parlez-lui du livre. Toutes les affaires de la ville passent par ce vieux renard, il aura certainement déjà eu vent de la disparition du grimoire je ne doute pas qu'il saura vous mettre en contact avec la Rafale.

– Si vous êtes certaine qu'il a des informations, pourquoi ne pas aller directement les lui demander ?

– Je voudrais tellement ! s'exclama-t-elle d'une voix soudain beaucoup plus animée. Si vous saviez comme j'aimerais extraire personnellement de son esprit perfide toutes les machinations et les truanderies dont il a connaissance et qu'il ne divulgue pas. Il a tissé autour de lui une immense toile et il s'y promène comme une araignée répugnante, il vent le stupre et la débauche, il vend des informations, il connaît personnellement les plus puissants du royaume : les Conseillers, les membres du Convent, les hauts prêtres, les nobles, les banquiers, les grands criminels… Tous lui sont reconnaissants d'un service rendu ou ont eu recours à ses talents pour obtenir l'assassinat d'un ennemi ou pour couvrir une escroquerie. Damascène est le créancier de nombreuses personnes influentes qu'il tient dans sa main boudinée.

– Il a l'air charmant, fit Khepri ironiquement. Je suis impatient de le rencontrer.

Illvadya eut un rire mauvais qui durcit encore ses yeux de rapace.

– Oh, mais si je ne m'abuse, vous le connaissez déjà.

Khepri haussa un sourcil interrogatif, auquel elle ne prit pas la peine de répondre. Elle lui adressa un regard condescendant, se leva avec élégance et traversa la pièce.

– Ah encore une chose, réalisa-t-elle avant de sortir, nous allons vous remettre une bourse d'or. Votre chambre à l'Escarboucle sera payée d'avance mais la nourriture, les armes et l'habillement vous reviennent et sont laissés à votre appréciation. Ne dépensez pas cet or n'importe comment, et n'approchez pas les marchandises de Damascènes : elles sont bien trop chères pour vous. Revenez quand vous aurez obtenu un rendez-vous avec la Rafale nous aviserons alors d'un plan.

Elle sortit dans un claquement de talons sur le carrelage lisse.

~I~

Khepri rabattit sur ses boucles noires la capuche d'une cape de coton noir, fine et légère qu'il venait d'acheter sur le marché du port. Porter des vêtements longs n'était pas un avantage au combat, tout comme laisser ses cheveux détachés. Mais il avait conscience que ne pas dissimuler son visage et son identité eut été plus dangereux encore. Il descendit la ruelle en silence, satisfait de constater que l'armure de cuir légère qu'il avait acquise auprès d'un marchand idacien ne grinçait pas le moins du monde. C'était une brigantine noire de la garde royale de Sacarnac, les lames d'acier que recouvrait un cuir mat n'étaient pas soudées les unes aux autres de manière à permettre des mouvements fluides. Elles étaient bien moins impressionnantes que les armures en métal rutilantes de la garde d'Argarandh, mais tellement plus discrètes.

La discrétion était d'ailleurs un des principes fondamentaux de l'art du combat à Idac. Et Khepri avait hérité de la philosophie martiale de son pays natal : la sobriété et l'efficacité des attaques, l'imprévisibilité, la vitesse, la précision, le silence. Ces qualités lui avaient permis de vivre toute sa vie en équilibre sur le fil d'une épée, et ne jamais tomber.

Khepri devait avoir presque trente ans, et lorsqu'il sortit de la ruelle et posa le pied sur les pavés usés de la grande place du port, il se sentit libre pour la première fois depuis vingt ans. Ce n'était bien sûr qu'une illusion, il le savait, la rune nouvellement tracée sur sa poitrine le prouvait bien assez : il n'avait fait que changer de maître, il était toujours surveillé, on l'envoyait toujours à la mort. Mais alors que la journée touchait à sa fin et que l'Océan Ancien déployait ses flots d'encre sous un ciel bleu nuit où les étoiles naissaient, il comprit combien il désirait être libre. Il n'était pas maître de son destin, il ne contrôlait pas sa vie, il ne possédait pas même le corps qu'il habitait. Mais son âme était toute à lui et brûlait du désir d'être sa propre souveraine. Il n'avait pour lui que son art de l'épée et l'élan de son cœur, mais il ne connaissait pas d'armes plus puissantes…

Il regarda l'océan une dernière fois et se remit en marche vers l'Escarboucle, l'établissement de luxe dans lequel il devait rencontrer son contact.

L'arène d'Argarandh était selon les Osgholtois l'un des monuments les plus grands, et les plus impressionnants de tout le continent de Locult. Mais Khepri découvrit en parcourant les rues de la capitale que l'orgueil et le désir de grandeur du royaume de l'Est était également trahis par l'architecture de chaque bâtiment.

Argarandh était une forêt de toits en pointe, blancs et torsadés, qui s'élevaient vers le ciel comme des volutes de vapeur. La cité était construite sur un promontoire de roche claire. Le siège des hautes instances, les palais et les temples dominaient fièrement l'océan depuis les sommets de la ville tandis que sa traîne tombait derrière elle et faisait glisser jusque au bord de l'eau les boutiques des marchands, les ateliers des artisans, les tavernes et les maisons des plus humbles aux murs de chaux blanche, usés par l'air marin.

Khepri remonta – non sans se perdre à de nombreuses reprises – le labyrinthe complexe de bâtiments enchevêtrés les uns dans les autres, de boulevards encombrés et de ruelles tortueuses. La nuit tombait lentement, et le vent de la mer rafraîchissait enfin les rues encore brûlantes de soleil. La saison estivale était l'occasion de fêtes somptueuses. On organisait dans toute la ville des bals masqués, des opéras, des représentations de théâtre sur les places publiques. On venait de tout le royaume pour participer aux fêtes en l'honneur des dieux, pour acheter ou vendre sur les marchés nocturnes, et les auberges logeaient leurs innombrables clients jusque sur le sol des écuries. Cette agitation permanente avait valu à Argarandh le titre pompeux de Cité Sans Sommeil.

Le quartier de Hautefalaise était le plus somptueux de la cité et Khepri arriva au sommet de la ville à l'heure où on illuminait les salles de bal, où on allumait des lanternes de couleur aux rambardes des balcons et où on ouvrait les portes des maisons closes.

L'Escarboucle, qu'il trouva enfin après avoir demandé sa route à des passants déjà ivres, était un palais de marbre blanc flanqué d'élégantes tourelles fondues les unes dans les autres et dont le bâtiment principal, circulaire, était surmonté d'une coupole sculptée de vignes de marbre rouge. Khepri leva un sourcil étonné et soupira. S'il s'était attendu à un lieu de luxe et de luxure, il ne s'était pas du tout préparé à l'éventualité d'être envoyé dans le lieu de rencontre le plus prisé d'Argarandh.

C'était pourtant manifestement ce qu'était l'Escarboucle. A travers les grandes baies décorées de vitraux rouges et or représentant de superbes salamandres de feu aux corps de femmes sulfureuses, la grande salle circulaire apparaissait comme une salle de réception où d'innombrables invités se pressaient.

Khepri passa la vaste porte d'entrée où discutaient des jeunes femmes dans de superbes robes blanches ivoire sous un frontispice sculpté d'une fleur de lys stylisée à huit pétales au centre de laquelle brillait une gemme rouge carmin. Des gardes surveillaient l'entrée de la salle de bal et Khepri s'approcha de l'hôte chargé d'introduire les invités.

– Bonsoir monsieur, l'accueillit courtoisement un jeune homme aux boucles blondes et au teint frais.

– Bonsoir, une chambre a été réservée en mon nom par la Guilde des Sables.

– Oh, très bien, puis connaître votre nom s'il-vous-plaît ?

– Khepri.

Le jeune homme compulsa rapidement l'énorme livre de réservations posé devant lui sur un pupitre.

– Oui, tout est en ordre, affirma-t-il en relevant la tête avec un sourire chaleureux.

Il sonna une clochette, une jeune femme dans une fine robe bleue arriva aussitôt. Il lui remit une clef d'or.

– Seless va vous conduire à votre chambre, elle a été réglée pour un mois entier, les repas et autres consommations sont à votre charge. Vous êtes bien entendu convié à toutes les fêtes organisées dans le bâtiment principal. Je vous souhaite un agréable séjour à l'Escarboucle, monsieur.

Khepri salua poliment le jeune homme, très surpris par la déférence qu'il lui avait témoigné alors qu'il se présentait aux portes d'un établissement de luxe vêtu comme un mercenaire ou un voleur des rues.

– Je vais vous conduire à votre chambre monsieur, m'accompagnez je vous prie.

Le gladiateur suivit la jeune fille à travers la foule compacte de la grande salle de bal, un buffet était servi aux invités et Khepri remarqua que l'uniforme bleu et blanc de la marine royale était le plus représenté.

– C'est une fête privée ?

– Oui monsieur, la Colonel Vadis de la marine royale a escorté quatre convois marchands jusque dans la Mer Scorpion cette année. Grâce à sa vigilance et à la bravoure de ses hommes, les pirates et les contrebandiers n'ont pu prendre aucun vaisseau marchand. C'est la première année qu'un tel exploit est réalisé. Le roi a fait donner une fête en son honneur et lui a offert un titre.

Khepri se sentait très mal à l'aise au milieu de cette foule bruyante. Ils étaient le public de l'arène, ceux qu'il n'approchait jamais, ceux qu'il haïssait pour l'avoir réduit à l'état de fauve de guerre. Et ils étaient tout autour de lui, riant, dansant et s'enivrant. Le peuple d'Osgholt. Ses geôliers.

Un groupe de jeunes hommes en costume impeccable intercepta la jeune fille qui marchait devant Khepri.

– Eh mais c'est la petite Seless ! s'exclama l'un d'eux en l'attrapant par le poignet. Tu as fais tes seize ans cette année, c'est bien ça ?

La jeune fille baissa les yeux, visiblement gênée.

– Oui monsieur le vicomte, il y a quelques semaines.

– Oh mais alors Damascène a déjà vendu ta virginité ! s'exclama un autre.

– Tu vas pouvoir passer la soirée avec nous alors, reprit le premier en glissant un doigt sous la bretelle fine de la robe bleue, la faisant tomber sur le bras de la jeune fille.

Khepri reconnut cette lueur sauvage de cruauté dans le regard du jeune vicomte. Il avait déjà vu cette nuance de plaisir et de haine dans les yeux de certains de ses adversaires. Il ne s'agissait pas du simple plaisir de vaincre ou de posséder, c'était le désir avide d'asservir, d'humilier, de faire souffrir… Ce genre de perversion était sans doute plus répandu ici, songea-t-il. Dans cette société de débauche et de plaisirs faciles, les hommes devaient s'inventer des jeux toujours plus dépravés pour se divertir.

Il posa doucement la main sur l'épaule dénudée de sa jeune compagne et repoussa la profonde capuche qui retenait ses cheveux et cachait son visage. Les jeunes hommes levèrent tous brusquement la tête vers lui. Khepri fixa le vicomte, il coula sur lui un regard intense, brutal, dominateur. Il savait faire changer son aura pour la rendre terrifiante, meurtrière.

– Je vous demande pardon messieurs, mais cette jeune personne n'est pas disponible pour l'instant, dit-il d'un ton affable.

Le jeune corsaire baissa les yeux et lâcha le poignet de Seless. Il répondit quelque chose, pas assez fort pour que Khepri l'entende mais qui tira un sourire torve à ses amis. Le gladiateur l'ignora complètement et entraîna la jeune fille d'une pression sur l'épaule. Après quelques mètres il la lâcha et lui offrit courtoisement son bras.

– Tenez-vous à moi, cela évitera que la foule vous happe à nouveau.

Elle rit nerveusement et prit son bras. Elle tremblait un peu et Khepri la regarda à la dérobée. Elle était vraiment jeunette.

– Ces hommes avaient de mauvaises intentions, vous devriez en avertir le maître des lieux.

– Le seigneur Damascène est très occupé par la réception, et je ne puis me refuser à un client un soir comme aujourd'hui, la réputation de l'Escarboucle est en jeu.

– Alors demandez l'aide de la garde, ils sont postés partout.

– Vous n'êtes pas vraiment d'ici, n'est-ce pas ? demanda-t-elle en relevant son joli visage vers lui. Le seigneur Damascène possède mon nom, je lui appartiens et je ne peux pas refuser de faire le travail pour lequel il m'a achetée maintenant que j'ai atteint l'âge légal. Je suis esclave, les esclaves n'ont pas de le droit d'aller contre la volonté de leur maître.

Il se pencha vers elle et sous prétexte de remettre sa bretelle en place sur son épaule il lui murmura :

– Je suis esclave aussi, Seless, et les esclaves comme les hommes libres, peuvent enfreindre les lois et changer leur destin.

Elle le regarda brusquement dans les yeux et il lui adressa un sourire complice. Elle eut un joli éclat de rire et retrouva sa bonne humeur instantanément.

La chambre qui lui avait été allouée était une très belle suite aux tentures ocres et au grand lit à baldaquin, Khepri s'y laissa tomber après avoir souhaité une bonne soirée à la jeune femme. Il ferma les yeux un instant et fit le vide. Il devait observer, être attentif, regarder, apprendre, comprendre, ce monde était nouveau pour lui mais toutes les stratégies de combat se ressemblaient, quand il aurait compris comment se jouait le jeu, il pourrait entrer pleinement dans la partie.

Il se déshabilla et se lava pour se débarrasser du sable de l'arène qui couvrait encore sa peau avec le savon au miel et la vasque d'eau qui avaient été laissés à sa disposition. Quelqu'un frappe doucement à la porte alors qu'il se rhabillait. Il cacha dans le coffre attenant à son lit, sa cape, son sac qui contenait son argent et le faux opuscule, ainsi que la rapière qu'il s'était achetée sur le marché. Puis avant d'ouvrir la porte il glissa un poignard dans ses hautes bottes de cuir, et il en fixa un second, très fin, à son avant-bras avant de le dissimuler sous la manche blanche de sa chemise.

– Bonsoir, monsieur, j'espère ne pas vous déranger. Le seigneur Damascène demande à vous voir.

Le jeune homme à qui il venait d'ouvrir avait des yeux vert olive et guère plus d'une vingtaine d'année. Le moins qu'on pouvait dire, c'était que le Damascène dont il était question savait les choisir…

– Déjà ? s'étonna Khepri. Votre seigneur est très aimable de me recevoir mais j'ai parfaitement conscience de l'importance de la réception qu'il donne et je ne lui en voudrais pas de remettre notre entretien à demain.

– Le seigneur Damascène met un point d'honneur à recevoir les hôtes de marque à leur arrivée, et il a lui-même insisté pour avoir l'honneur de vous rencontrer.

Khepri demeura perplexe. Il ignorait ce qu'Illvadya avait pu dire à son sujet dans la fausse lettre d'introduction de la Guilde des Sables qu'elle avait rédigée à l'attention de Damascène, mais il commençait à craindre qu'elle en ait un peu trop fait…

L'esclave le conduisit à travers les différents niveaux et l'enchevêtrement complexe de tours, de salons, de chambres, reliés par un réseau d'escaliers en colimaçon et de petits couloirs tortueux. Il frappa trois fois à une porte joliment ouvragée et sans attendre de réponse il ouvrit la porte d'un joli salon dans les tons violet et or.

Un gros homme chauve, assis dos à eux dans un profond fauteuil buvait un thé qui dégageait une odeur fraîche d'agrumes et de verveine.

– Merci Cléandre, tu peux redescendre, je n'ai plus besoin de toi pour ce soir.

Le jeune homme s'inclina et sortit en refermant la porte derrière lui.

– J'ai été terriblement surpris d'apprendre que vous aviez été affranchi, et tellement déçu… Vous étiez l'un des meilleurs gladiateurs de votre temps, et sans doute l'esclave le plus désiré de la cité. J'économisais encore pour vous louer une nuit à votre maître, ce Meshkenet, un homme tellement avide…

– Vous me connaissez ?

– Hé ! Hé ! Il va falloir être plus réactif que ça mon garçon si vous voulez vous lancer dans le commerce… Mais venez donc vous assoir !

Khepri traversa la petite pièce et s'assit en face du gros homme.

Tout son corps se raidit et se glaça d'horreur.

– Vous !

Le gros homme partit d'un fou rire aigu.

– Oh, mon beau Khepri, je suis si heureux que tu ne m'aies pas oublié ! Quand j'ai vu ton nom dans la lettre de ta Guilde, mon cœur a manqué un battement ! Et te voilà, après toutes ces années, égal à toi-même ! Séduisant, fort ! Mais libre… Ah, tout de même, j'étais si impatient de te voir.

Le gros visage pâle et huileux du maître de l'Escarboucle se ridait d'un affreux sourire disgracieux. Khepri se força à reprendre contenance. Il avait déjà rencontré cet homme, mais puisqu'il n'avait jamais connu son nom et qu'il avait changé d'établissement, il n'avait pas pu faire le lien entre le mystérieux Damascène de l'Escarboucle et son tourmenteur.

Quand Khepri avait eu vingt ans et que ses victoires dans l'arène avaient commencées à le faire connaître, son maître l'avait loué à la maison close d'un vieil eunuque pour une nuit. C'était le souvenir le plus douloureux de son passé, plus cuisant que ses rares défaites dans l'arène, plus douloureux que le souvenir de la nuit où il avait été enlevé et réduit à la condition d'esclave.

– Oh je t'en prie, ne me foudroie pas de ce regard, il n'y avait rien de personnel. Ce n'était qu'une façon de gagner de l'argent et de me faire une bonne réputation dans le métier, les invités de marque comme toi attirent toujours les clients.

Il servit du thé à Khepri dans une tasse en porcelaine blanche.

– Mh, et puis ce fut une lutte mémorable ! Tellement plus belle que les horreurs qu'on te fait perpétrer dans l'arène. Ce soir-là tu as donné un spectacle au souvenir duquel les nobles qui étaient présents frissonnent encore.

Il marqua une pause et haussa les épaules.

– Et tu m'as fait gagner une somme d'argent outrageuse !

Khepri expira lentement et se carra dans son fauteuil. Il n'avait jamais eu envie de tuer quelqu'un comme il en avait eu envie au cours de cette dernière minute. Mais il n'était pas là pour ça… Il se battait pour sa liberté et il avait appris depuis longtemps à ravaler sa fierté. L'injustice ne souillait pas l'honneur. Et les perversions qui lui avaient été infligées par les clients de cet homme il y avait dix ans, dans un petit salon trop richement parfumé d'encens n'avait pas entaché la pureté de son âme et ne mettrait pas en péril son rêve.

– Mon maître avait été très satisfait d'apprendre que vous aviez été si heureux de mes services, dit-il entrant dans le jeu cruel de l'eunuque. Ses rêves de richesses sont ensuite devenus démesurés et la somme qu'il demandait pour moi était si élevée que plus personne n'a pu payer pour avoir mon corps. De cela au moins, je vous serai toujours reconnaissant… Par ailleurs je sers aujourd'hui les intérêts de la Guilde des Sables, et quel que soit le passé… pénible que je peux traîner derrière moi, je demeure fidèle à ceux qui m'ont recueilli et affranchi.

Damascène gloussa.

– Je n'avais pas osé espérer que tu serais si courtois, reconnut le gros homme de sa voix minaudante. C'est un plaisir de faire à nouveau affaire avec toi, Khepri.

Le maître de l'Escarboucle sirota une gorgée de thé avant de reposer doucement sa tasse. Khepri travaillait à avoir l'expression la plus neutre possible. Il avait appris dès longtemps à cacher ses sentiments. Au cours d'un combat il ne fallait pas montrer la crainte, la douleur ou la colère, mais se retrouver en face de cet homme mettait ses nerfs à vif.

– Alors comme ça l'Opuscule des Vents est en ta possession ? reprit Damascène. La capacité de la Guilde des Sables à retrouver des objets perdus est stupéfiante… Enfin, comme tu dois le savoir, puisque ta Guilde est généralement bien renseignée, la Rafale est en très mauvaise posture. Leur chef a disparu depuis suffisamment de temps pour laisser soupçonner qu'il soit mort et ils ont perdu leur précieux grimoire. Dans de telles circonstances, je suppose que leur assemblée terrifiée ne doit même plus se réunir… C'est d'ailleurs bien dommage, la Rafale opposait une véritable résistance au Convent de la Lune Noire.

– Vous soutenez la Rafale ?

– Je soutiens… C'est un bien grand mot ! Disons que je suis en faveur de l'équilibre. L'équilibre entre les puissances est bon pour le commerce, pour la liberté, pour l'épanouissement des nations. Quand le pouvoir est tout entier réuni dans une seule main, elle n'a qu'à serrer les doigts pour écraser le monde. La Rafale tu vois, est devenue très gênante en cette période d'élection royale, parce que ces sorciers clandestins s'opposaient à la réélection de notre bon roi Baldassarré et entendaient faire éclater les nombreux scandales qui entachent les liens qu'il entretient avec le Convent. Mais il semblerait que cette Illvadya sache invoquer les vents les plus violents… Hé ! Hé !

Khepri sentit son estomac se serrer de répulsion, le vieil eunuque avait eu le même genre d'expression jubilatoire quand ses clients s'étaient approché du corps du jeune esclave qu'il était, quelques années plus tôt. Il retint un frisson de dégoût et but une gorgée de thé pour se donner contenance.

– Enfin, quoi qu'il en soit j'ai les moyens de contacter un des membres les plus puissants de la Rafale. Il me faudra cependant quelques jours. Comme je te l'ai dit, ils se font très discrets ces derniers temps. Profites-en pour te reposer, l'Escarboucle offre de nombreux plaisirs.

Il prit un air entendu et amusé et ajouta :

– Et si tu as envie de gagner un peu d'argent, je serais enchanté de t'employer pour…

Khepri se redressa immédiatement, le corps tendu et les muscles bandés.

– Ne terminez pas cette phrase, gronda-t-il d'un ton menaçant.

Damascène partit à nouveau d'un gloussement hystérique, qui fut brutalement interrompu par l'entrée d'un jeune garçon paniqué.

– Maître ! Maître ! Des clients s'en sont pris à Seless ! cria le petit.

Damascène et Khepri se levèrent d'un seul homme.

– Où sont-ils ?

– Dans le salon vert, maître.

Malgré sa corpulence le vieil esclavagiste se précipita hors du salon, Khepri sur les talons. Ils descendirent deux escaliers en colimaçon et traversèrent un couloir empli de monde.

– Ecartez-vous ! Ecartez-vous ! criait-il au personnel rassemblé devant la porte d'un petit salon.

Khepri entra dans une sorte de boudoir de forme circulaire, à la suite de Damascène.

– Votre comportement n'est pas digne de votre rang vicomte de Misaele.

La voix calme et froide qui venait de prononcer ces mots appartenait à un grand homme drapé dans une sorte de robe d'intérieur pourpre qui le faisait ressembler à un sorcier, une longue chevelure blonde tombait dans son dos.

– Mes amis et moi payons pour avoir cette catin ! On passe des mois en mer pour protéger le royaume ! Et c'est comme ça que vous nous remerciez ? En nous insultant et en nous empêchant de passer du bon temps ?

Khepri repéra Seless, repliée sur elle-même à côté d'un divan, un des jeunes corsaires tenaient ses cheveux à pleine main et elle était suspendue à son bras, essayant de se dégager de sa poigne. Un rapide coup d'œil lui permit de voir les marques bleues sur son corps et son visage.

– Sortez immédiatement d'ici, ordonna la voix de l'étrange sorcier rouge d'un ton sans appel.

– Mais pour qui est-ce que tu te prends, par Scherynka ! Je reçois pas d'ordre des filles de bordel.

Les trois marins qui soutenaient le vicomte ricanèrent. Le sorcier tendit le bras si vite que Khepri le vit à peine bouger. Quand il reprit la même posture immobile, les bras le long du corps, le vicomte s'effondra en se tenant la gorge comme s'il s'étouffait. Khepri ne perdit pas une seconde, il traversa le salon en trois enjambées, et frappa au visage le corsaire qui retenait Seless. L'homme pris par surprise recula en plaçant une main devant son nez duquel coulait un filet de sang. Il adressa à Khepri un regard furieux et tira une épée. Ses yeux s'écarquillèrent de douleur et son épée tomba au sol quand le gladiateur planta une longue dague très fine dans sa main.

– Assez ! s'écria Damascène à l'attention des deux autres marins qui avaient tiré leurs épées et avançaient maintenant vers le sorcier qui demeurait immobile et imperturbable. C'est inacceptable ! Comment osez-vous outrager ainsi mon hospitalité et maltraiter mes gens ?

Les gardes entrèrent au même instant, donnant plus de poids aux vociférations du maître de l'Escarboucle. Ils se précipitèrent sur les fauteurs de troubles qu'ils désarmèrent immédiatement.

– Je m'en souviendrai Damascène ! s'exclama le vicomte qui avait un peu retrouvé son souffle et sa voix mais avait maintenant la gorge violacée.

– J'y compte bien vicomte ! Et rendez-moi ce service : racontez partout ce qui arrive à ceux qui s'en prennent à mon établissement et à mon personnel. Invité ou pas, personne n'est en droit de se comporter comme vous l'avez fait ! Regardez-moi ça… Ma petite Seless, dans quel état t'ont-ils mise… Ah misère, elle ne va pouvoir travailler pendant des jours avec des marques pareilles.

Khepri souleva doucement la jeune fille et la déposa sur le divan pendant que la milice faisait sortir les quatre marins. Le gladiateur jeta un dernier regard à la gorge du vicomte qu'on emmenait… La marque violacée s'étendait sur toute sa gorge. Comment un simple coup donné avec la paume de la main avait-t-il pu faire aussi rapidement une marque si étendue ?

Une belle courtisane dans une robe élégante entra dans la chambre en poussant les curieux.

– Seless, ma douce, s'exclama-t-elle en s'agenouillant devant sa cadette. J'ai mandé le guérisseur, il va arriver. Là… Ne pleure plus. Ces hommes seront punis pour ce qu'ils ont fait, tu ne les reverras jamais.

Et elle enlaça la jeune femme qui sanglota contre son épaule. Le sorcier rouge tendit un drap émeraude à la courtisane qui en couvrit Seless.

– Merci Elzéar, dit-elle en caressant la joue meurtrie de la jeune esclave.

– Oui, je vous remercie Elzéar, renchérit Damascène tandis que la milice renvoyait les clients dans la grande salle de réception et que le personnel se dispersait en commentant la violence des marins.

– Je ne l'ai pas fait pour vous, vieil escroc, répondit sèchement le dénommé Elzéar. Quand je pense à ce que je vous ai donné en échange de votre protection… Vous n'êtes même pas capable de protéger vos propres gens contre quatre marins ivres !

Damascène ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre, ou n'osa rien dire. Khepri se retenait de sourire. Il croisa le regard du mage rouge, et demeura interdit. Il avait un œil bleu glace et l'autre vert anis. Cela créait une dissymétrie stupéfiante dans son visage parfaitement régulier, à la beauté irréelle. Durant la longue seconde que dura cet échange, il eut la certitude que cet homme n'était pas à sa place. Que comme lui il avait été arraché à son destin, qu'il était lui aussi esclave et prisonnier, et que dans son cœur brûlait la même fureur, le même désir sauvage et brutal d'être à nouveau libre.

– Je vous remercie… d'être intervenu, Khepri, murmura Seless d'une voix saccadée.

Il baissa les yeux vers la jeune fille et lui sourit.

– Ah ça ! On ne regrette jamais d'avoir un guerrier sous son toit ! renchérit Damascène heureux de changer de sujet et de ne plus entendre les reproches acerbes de son employé. Je suis très heureux que tu sois parmi nous mon garçon, l'idée même d'un gladiateur réputé au sein de mon établissement devrait calmer un peu les esprits exaltés par les fêtes estivales.

– Si vous n'y voyez pas d'inconvénient Damascène, je préfèrerais que ma présence ici reste discrète, autant que possible...

– Oh oui ! Oui, bien sûr ! Tu peux compter sur moi.

A cet instant le guérisseur entra en débitant tout un tas de questions qu'il enchaînait presque sans écouter les réponses.

– Bon, je vais avertir le Colonel Vadis de ce qu'ont fait ses hommes. Et j'exigerai un dédommagement pour les jours non travaillés de Seless… Erope, tu viendras m'informer de l'état de la petite et de la durée de convalescence imposée par le guérisseur. Ah que de tracas…

Sur ces bonnes paroles pleines de compassion, Damascène sortit. Khepri secoua la tête, dégoûté, et adressa un regard triste à la jeune fille dont le visage était déformé par un gros hématome.

Puis il sortit à son tour, laissant le guérisseur ausculter sa patiente. Quand il referma la porte derrière lui, il réalisa qu'il n'avait pas vu Elzéar partir. Le jeune homme aux yeux vairons avait tout simplement disparu de la pièce, comme soufflé par un courant d'air.

A suivre…

Ecriture achevée le 28/10/2013