Barreaux ouatés

Fermez vos yeux. Imaginez un... Allez, fermez-les, vous dis-je. Bon, tant pis. Gardez-les ouverts, si vous préférez.

Imaginez un grand bâtiment en briques bleues. Pas de n'importe quelle forme, non : il s'agit d'un cercle parfait. Il est surmonté de deux autres étages, chacun plus petit que le précédent et d'un bleu plus clair à mesure que l'on approche du sommet. D'en haut, la vue est imprenable : d'un côté, un vaste champ de lavandes qui, non content d'offrir un agréable spectacle violacé aux yeux, souffle parfois des effluves parfumées à ses voisins. De l'autre côté s'étend un lac d'une eau si pure que le fond paraît bien plus proche qu'il ne l'est. Le soleil, au crépuscule, pare le plan d'eau d'une robe scintillante avant de se glisser entre la cime des arbres adjacents.

Imaginez à présent l'intérieur de cette bâtisse. Le visiteur, une fois franchi les portes automatiques, se retrouve dans un vaste hall. À l'autre bout, des employés lui sourient. Il n'a qu'à s'avancer et donner le nom du détenu qu'il vient voir – car oui, il s'agit bel et bien d'une prison. Meurtriers en série côtoient les fraudeurs du fisc, pédophiles et cambrioleurs partagent les mêmes tables du réfectoire. Tenez, parlons-en, du réfectoire. Trente-six tables le parcourent, suffisamment larges pour accueillir chacune six affamés. Elles constituent un carré de huit tables de longueur sur huit de largeur, mais ne sont pas disposées n'importe comment puisque leur position alterne de l'une à l'autre : horizontale, verticale, horizontale… du moins pour la première rangée. Dans la seconde, c'est l'inverse : verticale, horizontale, verticale… Les menus sont concoctés par un nutritionniste reconnu qui a à cœur d'offrir des repas équilibrés, et dont la préparation est faite par des étudiants apprenti-cuisiniers. Ces derniers sont supervisés par un chef étoilé qui se charge lui-même des plats les plus ardus que les mangeurs et mangeuses ne manqueront pas d'apprécier.

Mais une telle gastronomie ne manquera pas de faire grincer les balances sitôt venu le temps de se peser, une salle de sport est mise à disposition des détenus en mal d'exercice physique : musculation, tennis de table, football en salle, basketball, escrime, judo, escalade, ce ne sont pas les activités qui manquent, et quelques rares élus ont même la possibilité d'aller faire de la planche à voile sur le lac voisin – sous étroite surveillance, cela va de soi. Outre la salle de sport, trois autres pièces composent le second étage. La première est une salle de repos où sont éparpillés des fauteuils d'une ou plusieurs places. Des petites tables leur font face : ils faut bien qu'on puisse poser son café quelque part. Une grande télévision et quelques consoles de jeu trônent près de la porte, mais ceux qui le désirent peuvent également s'isoler au fond pour discuter dans le calme ou jouer aux échecs. La seconde pièce n'est autre qu'une bibliothèque. On y trouve de tout : théâtre, poésie, essai, autobiographie et, bien entendu, des romans : fictifs ou réalistes, de tous les genres possibles et imaginables, à emporter ou à consommer sur place sur les confortables fauteuils en mousse - le cuir, trop bruyant, est réservé à la salle de repos. Ceux qui ne veulent pas perdre une miette des actualités peuvent même lire les journaux quotidiennement réapprovisionnés. Enfin, dans la salle informatique, des dizaines d'ordinateurs sont mis à la disposition des résidents, chacun ayant son propre compte pour s'y enregistrer. Et si jamais aucun de ces loisirs n'intéresse un des occupants, il peut toujours se promener sur le toit du rez-de-chaussée, car tout autour du premier étage s'étend un espace vert circulaire.

Puis, las de ces errances bucoliques, il n'a alors plus qu'à se rendre au centre du premier étage pour y trouver l'ascenseur. Cette colonne vertébrale de l'établissement le conduit aussitôt à sa cellule au rez-de-chaussée. Comme toutes les autres chambres, elle est étroite, mais individuelle. Un lit, un lavabo, des toilettes, un bureau et une table de chevet surmontée d'une lampe s'entassent tout en laissant l'occupant respirer dans son intimité. Si le réfectoire et la salle des visites prennent une place importante de chaque côté du hall, le reste est occupé par deux arcs de cercle, un pour les hommes, un pour les femmes, chacun bordé de cellules et reliés à l'autre par six couloirs transversaux. Une équipe de dix gardiens surveille l'endroit en se relayant à tour de rôle. Ils doivent être suffisamment pédagogues et cultivés pour converser avec les détenus lorsque ces derniers s'ennuient. Leur costume à rayures bleues et blanches sert à les différencier de ceux sur qui ils veillent, tous vêtus comme bon leur semble.

Je n'ai pas encore évoqué le dernier étage. Il est occupé par l'administration de cette prison mixte, et c'est également là que se retrouvent les gardiens pendant leur pause. Les détenus, eux, n'ont accès qu'à la partie extérieure, sur le toit du premier étage : ils peuvent admirer la vue ou même, à l'aide d'une permission spéciale, venir la nuit y observer les étoiles avec ou sans le télescope prévu à cet effet.

Eh bien ? Qu'est-ce que vous en pensez ?

Gérard Letransi fixe son interlocuteur, la bouche pincée. Il malaxe d'une main sa boule en caoutchouc tout en tapant sur le bureau avec les doigts de l'autre. Après un long silence, il se redresse et dit à l'adresse de deux hommes à chaque côté de la porte :

« Virez-moi ce guignol, j'ai demandé un vrai architecte. »

Sur ces mots, il ajuste son bandeau de maire et allume un cigare pendant que des protestations vives s'élèvent derrière la porte qui vient de claquer. Elles s'éloignent petit à petit en ne perdant rien de leur véhémence, puis s'estompent tandis que l'élu tapote sa havane pour en faire choir quelques cendres.