Bonjour! Oui, c'est bien moi, toute penaude, couverte de honte. On m'a gentiment fait remarquer que ça fait plus d'un an que je n'ai pas posté (le temps file à une vitesse!)... Donc me voilà avec l'ultime chapitre de cette fiction. Je sais que j'avais parlé d'un éventuel épilogue, mais finalement ça ne se fera pas: avec le temps passé, j'ai beaucoup de mal à me replonger dans cette histoire. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop :(
Une autre raison pour laquelle je n'ai pas posté plus tôt, c'est que je ne suis pas à 100% satisfaite de cette fin et que j'avais un peu peur de vous la soumettre. Cela dit, je ne pouvais décemment pas tout laisser en suspens. Il fallait clore tout ça. J'espère que vous ne serez pas trop déçus...
Chapitre 21
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Je n'avais jamais imaginé que l'inauguration d'un hôtel perché au bord d'une falaise dans le trou du cul du Dorset pourrait attirer autant de monde. Le hall du manoir était plein à craquer et les convives, grouillant comme des fourmis sur une nappe de pique-nique, se faufilaient dans la salle de bal, l'atrium et le jardin d'hiver. Et il ne s'agissait pas de n'importe quels convives : on voyait à peine les individus derrière leurs manteaux de fourrure, talons aiguilles, chapeaux, perles, diamants, costumes trois pièces, nœuds papillons et chaussures cirées. J'en venais même à me demander s'il n'existait pas des agences dans lesquelles on pouvait louer des invités par lots en fonction d'un thème donné… Quoi qu'il en soit, Sixsmith n'avait pas lésiné sur les moyens pour communiquer l'événement (Dieu sait comment il avait réussi à attirer le lot "mariage princier" dans la campagne boueuse), ni pour me communiquer moi. J'ignorais ce qu'il leur avait raconté à mon sujet, mais j'étais devenu une véritable star : à croire que j'avais bâti ce manoir pierre par pierre, à mains nues !
« Mon idée était de garder l'esprit des lieux », expliquais-je au petit groupe de personnes rassemblées autour de moi comme si j'étais le Messie. « Ce manoir a appartenu à la famille Chamford pendant des générations et il était très important pour moi de ne pas le dénaturer. Après tout, il s'agit d'une maison de campagne et il n'était pas question de lui donner l'aspect d'un Ritz ou d'un Hilton. Mon travail s'est davantage apparenté à une restauration qu'à une réelle transformation ».
Il y eut un murmure d'approbation parmi mes auditeurs attentifs.
« J'ai longuement côtoyé des personnes ayant vécu ici », poursuivis-je. « La gouvernante, d'une part, mais surtout le dernier héritier de la famille. Je lui demandais régulièrement son avis et n'entreprenais aucun changement avec lequel il n'était pas d'accord ».
« Et c'est arrivé souvent ? » demanda un homme avec un étrange foulard violet. « Que l'héritier ne soit pas d'accord avec vos projets ? »
J'esquissai un sourire nostalgique et secouai la tête doucement. L'héritier en question n'était pas plus intéressé par mes projets qu'il ne l'était par la couleur des caleçons du président français, un fait que je pris soin de reformuler…
« J'ai eu beaucoup de chance de ce côté-là. Nous étions, la plupart du temps, sur la même longueur d'onde ».
« Et cet ange, dans l'atrium ? » demanda une bonne femme à la face lourdement poudrée. « A-t-il une signification particulière ? »
Je serrai les dents et pris une minute pour maudire sur trente-six générations le fichu Rodin en solde qui avait pondu cette horreur.
« Non, aucune. C'était un choix du sculpteur ».
« Intéressant… »
« Chez Borrows & Ainsworth nous ne faisons pas uniquement des aménagements intérieurs; nous accordons également beaucoup d'importance à la richesse patrimoniale des lieux », intervint Emily, passant en mode promotionnel. « Lena a d'ailleurs un respect tout particulier pour les vieilles bâtisses qu'elle traite, comme vous pouvez le constater, avec le plus grand soin. N'hésitez surtout pas à faire appel à nous si vous souhaitez, d'une manière ou d'une autre, intervenir sur vos biens immobiliers. Tenez, je vous laisse quelques cartes… »
Un sourire crispé plâtré sur le visage, j'observai mon associée distribuer nos coordonnées, me demandant combien de ces faces poudrées souhaiteraient rafraîchir leur lieu de villégiature.
« Chérie, on va crouler sous les contrats », me souffla Emily une fois le public dispersé. « Ton magnifique travail sur ce manoir nous fait une pub d'enfer. Sans oublier que le très influent Thomas Sixsmith ne tarit pas d'éloges sur toi ».
Elle m'adressa un sourire plein de sous-entendus et je haussai les sourcils. Puis, sous prétexte d'aller répandre la bonne parole (sous forme de petites cartes au nom de la société), elle s'éclipsa. Je restai plantée là, seule au milieu de la foule, et je regardai le plafond fraîchement repeint qui me semblait encore plus haut que la première fois que j'avais levé les yeux vers lui, presque neuf mois auparavant. Je sentis alors monter en moi une étrange nostalgie, et ressentis de légers picotements derrières mes globes oculaires. C'était fini. Chamford Hall était désormais derrière moi, et je ne pouvais m'empêcher de penser aux fantastiques moments que j'y avais passé, aux fabuleuses personnes que j'y avais côtoyé. C'était sur cette propriété que j'avais enfin levé le voile sur Jackie et son héritage, entre ces murs que j'avais laissé mon cœur fondre pour l'être le plus inattendu… Depuis Guernesey, c'était la première fois que je créais un attachement émotionnel aussi fort avec un lieu.
« Lena ! »
La voix d'Iris m'arracha à mes pensées et je portai mon attention sur mes trois amis qui me rejoignaient avec de grands sourires. Soulagée de voir enfin des visages familiers et amicaux, je les serrai tour à tour dans mes bras.
« C'est génial que vous soyez là ! » m'exclamai-je, tandis que j'enlaçais Fergus.
« Mmm, tu sais que j'adore quand tu m'accueilles de cette façon, chérie, mais tu ne viendras pas te plaindre si je cède à la tentation de te mettre la main aux fesses ».
Je ris et m'écartai de lui avant qu'il n'aie l'occasion de se montrer grossier.
« Je commence à comprendre ce que tu aimais tant ici », commenta Iris en regardant autour d'elle. « Cet endroit me fait penser à la maison de ta grand-mère… En un peu plus grand, bien sûr, mais il y a quelque chose dans l'atmosphère qui, je trouve, ravive des souvenirs de Guernesey ».
Je hochai la tête avec un sourire. Iris n'avait pas tout à fait tort : il y avait effectivement quelque chose dans l'atmosphère de Chamford Hall qui rappelait la maison de Jackie. C'était peut-être quelque chose de commun aux vieilles bâtisses chargées d'histoire, tout simplement, mais il y avait néanmoins un côté familier et rassurant. J'attrapai un canapé du plateau du serveur qui passait par là avant de l'enfourner dans ma bouche. Je n'avais pas eu une seule seconde à moi depuis le début des festivités et quelqu'un surgissait toujours de manière inopinée avec une question dès que j'essayais de me mettre quelque chose dans la bouche. J'étais affamée, mais malheureusement pour moi le service de traiteur que Sixsmith avait engagé n'était autre que le Leighton's et les portions lilliputiennes qui allaient avec.
Je suggérai à Iris et Seb d'aller visiter les lieux tant que c'était encore gratuit, et ils s'éloignèrent avec un regard émerveillé. Fergus, lui, resta avec moi et s'empressa de m'adresser un de ses sourires qui se voulaient malicieux mais qui concrètement étaient plutôt angoissants.
« Je suppose que tu es venue seule, ce soir », dit-il.
« Oui, mais sache que si je crie on viendra à mon secours ».
Il rit.
« Je voulais simplement t'offrir mon bras ».
« Hum. Si ce n'est que le bras, OK. Je prends ».
Il libéra un éclat de rire et j'enroulai mon bras autour du sien. Nous marchâmes tranquillement, jouant des coudes pour fendre la foule, et je lui fis une visite commentée du propriétaire, anecdotes à l'appui. Je profitai également de notre tête à tête pour lui parler de mes dernières découvertes concernant Jackie et ne manquai pas de le remercier profusément pour l'intérêt sans faille qu'il avait porté à ma "quête". Nous retrouvâmes ensuite Iris et Seb, un verre de champagne à la main, non loin de l'entrée du manoir.
« Je n'arrive pas à croire que tu te sois occupée de tout ça toute seule », dit mon amie. « C'est vraiment impressionnant ! »
« Tu sais, je n'étais pas exactement toute seule », rectifiai-je. « A vrai dire, ce sont les ouvriers qui ont fait le plus gros du travail. Franchement, tu me vois, moi, installer des sanitaires et poser un parquet ? »
Elle libéra un éclat de rire. Je ne pouvais tout de même pas ramasser toutes les fleurs, alors que sans Mark et son équipe mon projet n'aurait pas dépassé le stade du dessin ! Je ne les avais pas encore croisés, d'ailleurs : ils avaient évidemment été invités, eux et leur famille, et je devais avouer que l'idée de voir ces gros durs taper dans le buffet de canapés rachitiques m'amusait beaucoup.
« En tout cas, il est très probable que nous nous fassions un petit plaisir en venant passer un petit week-end en amoureux ici, un de ces jours », déclara Seb.
Fergus simula une intense nausée et je pouffai. Excellente idée. Encore une chose à ajouter à la longue liste de tout ce que ces deux tourtereaux faisaient "en amoureux". Il y avait de l'amélioration, sachant que le dernier ajout avait été "la lessive"…
« Oh, oh », fit alors Iris. « Qu'est-ce qu'il fait là, lui ? »
Intriguée, je suivis son regard. Là, près de la porte, droit comme un piquet, scrutant la foule attentivement, se tenait David. Je fus tellement surprise par sa présence que je perdis momentanément mon vocabulaire. Je ne l'avais pas revu depuis notre rupture, ni même vraiment pensé à lui. Mais à présent il était là, l'air vaguement égaré et aussi beau que dans mes souvenirs, et je ne savais pas trop ce que je ressentais. J'entendis Fergus grommeler quelques mots indistincts que je n'eus pourtant aucun mal à deviner, et avançai d'un pas résigné en direction de mon ex petit ami. Quand il me vit, un sourire radieux s'afficha sur ses lèvres – à croire qu'il venait d'apercevoir la Vierge Marie. Il esquissa un geste pour me serrer contre lui, mais face à mon absence de réactivité il y renonça et laissa tomber maladroitement ses bras le long de son corps.
« Bonsoir, Lena », dit-il.
« Salut ».
« Tu as l'air surprise de me voir ».
« Un peu, oui ».
« Je t'avais pourtant promis que je viendrais, tu ne t'en souviens pas ? »
« Euh… honnêtement, non ».
Il esquissa un sourire mi-déçu, mi-compréhensif.
« Je ne suis pas venu à l'inauguration du restaurant », précisa-t-il. « Et je t'ai promis que je viendrais à la prochaine. Alors me voilà ».
Je le dévisageai, légèrement incrédule. Je ne savais pas si je devais être touchée par son attention ou exaspérée par sa manie de tout faire avec un temps de retard. Je n'avais plus aucun sentiment amoureux vis-à-vis de David, mais je n'arrivais pas à le regarder sans rien ressentir du tout : il avait été mon premier amour. Plus que cela, jusqu'à présent il avait été le seul. Je ne pouvais tout simplement pas l'effacer comme un gribouillis à la craie sur une ardoise.
« Merci d'être venu », dis-je.
« Je suis heureux de te voir, Lena ».
Je hochai la tête, essayant de ne pas laisser transparaître ma méfiance. Je n'aimais pas le ton affectueux qu'il prenait, ni le regard plein de tendresse et de nostalgie qu'il arborait. Ça puait l'envie de rabibochage à des kilomètres.
« Oui, moi aussi je suis ravie de te revoir. Tu ne veux pas te servir un verre ? Visiter un peu ? »
« Avec plaisir ».
« Super. Alors à plus tard… »
Il me regarda comme si je venais de lui mettre une claque dans la figure, ce qui me fit comprendre qu'il s'attendait à ce que je l'accompagne. Il s'était probablement imaginé que je le baladerais dans tout le manoir en battant des cils et que nous finirions par nous lécher amoureusement les amygdales derrière un rideau. Pas de chance. Il hocha néanmoins la tête, et c'est avec un sourire légèrement déçu qu'il s'éloigna. Je soupirai longuement, me rendant compte du même coup que j'avais retenu mon souffle pendant la quasi totalité de notre échange.
« Qu'est-ce qu'il te veut encore, celui-là ? » demanda Fergus quand je le rejoignis. « Il n'avait pas un cul de footballeur à aller lécher ? »
« Arrête, laisse tomber, tu veux ? Ça n'a aucune importance. Bon, le premier qui repère un serveur avec un plateau de petits fours donne l'alerte, c'est clair ? »
J'aurais adoré passer le restant de ma soirée tranquillement, en compagnie de mes amis que je n'avais pas vus ensemble depuis bien trop longtemps mais hélas, je fus bien trop sollicitée. Les convives avaient un millier de questions à me poser, des tonnes d'idées à partager et une multitude de propositions à me faire, me rappelant que j'étais là avant tout pour travailler. C'était en effet une occasion en or de harponner de nouveaux clients et, si Emily avait vu juste, nous aurions quelques propositions de contrat dans les semaines qui suivraient. J'eus tout le loisir de me rendre compte que les échos concernant mon travail étaient plutôt bons : les gens qui m'abordaient étaient en général admiratifs et intéressés, si bien que je distribuai moi aussi une grande quantité de cartes de visite. L'expérience prenait des airs de marathon et je sentais que j'allais finir sur les rotules. J'étais justement en train de donner ma carte à un type qui envisageait d'aménager sa maison de campagne dans le Yorkshire comme un chalet suisse (loin de moi l'idée de juger, mais c'était quand même bizarre) quand je vis entrer Madame Johnson et, à mon grand étonnement, Graham.
Le temps sembla s'arrêter et tout autour de moi devint flou à l'exception de sa silhouette assise. Mon Dieu, il était là. Mon cœur se mit à sautiller comme une balle rebondissante et je sentis mes jambes devenir coton. C'était bien lui, je ne rêvais pas. Je ne savais pas qu'il viendrait, ni même qu'il était autorisé à quitter la clinique si peu de temps après son internement. Mon cerveau était totalement embrumé et semblait fonctionner au ralenti je pris une profonde inspiration pour tenter de l'oxygéner un peu. Il avait bien meilleure mine que lors de ma dernière visite à l'hôpital, à tel point qu'on avait du mal à croire qu'il s'agissait effectivement de la même personne. Son visage avait repris des couleurs, ses cheveux et sa barbe étaient soignés, les cernes sous ses yeux s'étaient atténuées… J'ignorais au juste quel type de traitement il suivait, mais ça lui était indéniablement bénéfique.
« Je vous appelle », dit soudain Monsieur Chalet suisse, m'arrachant à ma transe.
« Euh… oui, super ».
Je ne me mis pas à courir parce que l'idée me semblait totalement absurde, mais je marchai avec suffisamment de détermination pour que personne n'aie le cran de m'intercepter avant que j'atteigne mon but. J'étais à quelques mètres de Graham quand il leva les yeux vers moi et je me figeai, telle un chevreuil surpris par les phares d'un camion. Il n'y avait plus aucun mépris dans son regard : il me fixa d'un air impassible pendant une poignée de secondes, puis il esquissa un sourire en coin. Je soufflai et parcourus alors les derniers mètres qui nous séparaient.
« Bonsoir », dis-je doucement, encore et toujours intimidée par cet homme qui avait beau se considérer comme diminué, occupait beaucoup plus de place que n'importe qui d'autre dans la pièce.
« Bonsoir, Lena ».
« Quelle surprise… »
Il haussa les épaules d'un air détaché.
« Je ne pouvais pas manquer ça », dit-il. « Mathilda a promis de faire de ma vie un enfer si je ne venais pas, alors… »
Je forçai un sourire et jetai un coup d'œil à Madame Johnson qui leva les yeux au ciel. Evidemment. Graham ne faisait rien de gentil, de serviable ou de touchant sans y avoir été contraint et forcé par la seule personne qui avait un semblant d'incidence sur lui : sa gouvernante.
« Tu connais la bête, non ? » me dit cette dernière d'un air faussement dépité. « Bon. Je vous laisse, je vais goûter le champagne ».
Elle s'éloigna et je la suivis du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la foule.
« Jolie robe », commenta Graham, attirant mon attention à nouveau sur lui. « Elle était à Jackie ? »
« Non, celle-ci est… à moi », bafouillai-je, prise de court par ce compliment très inhabituel. Madame Johnson lui avait-elle mis le couteau sous la gorge pour ça aussi ? « Je l'ai achetée pour l'occasion. Tu vois bien qu'elle n'est pas vintage… »
Il laissa traîner ses yeux longuement sur ma silhouette. Peut-être même un peu trop longuement pour être confortable. Je sentais son regard m'évaluer avec attention et sérieux, semblant s'attarder sur le moindre pli de ma robe, et j'eus la soudaine impression qu'il pouvait voir à travers. Je sentis alors monter en moi une bouffée de chaleur et je secouai un peu trop méthodiquement les pans de mon vêtement flambant neuf.
« Toutes mes excuses », dit-il. « Mes connaissances en matière de mode féminine sont un peu rouillées ».
Je lui adressai un sourire pensif. Il y avait tellement de choses que je mourrais d'envie de lui dire, mais maintenant qu'il était là en face de moi, l'air plus ou moins réceptif, rien ne sortait. Je voulais m'excuser, le remercier, mettre les choses au clair, mais les mots s'agitaient dans ma tête comme des molécules d'hydrogène dans un nuage de vapeur et refusaient de former une suite cohérente. De toute façon ce n'était ni l'endroit, ni le moment. Il n'était pas question d'avoir une conversation sérieuse, là, noyés dans le casting complet d'Amour, gloire et beauté…
« Ce que tu as fait à ce manoir est tout simplement fantastique », dit-il, regardant autour de lui. « Je n'avais jamais imaginé ce résultat-là et je dois t'avouer que… »
Je n'attendis pas qu'il termine sa phrase et me penchai pour enrouler mes bras autour de son cou. Je me laissai aller doucement contre lui, le nez enfoui au creux de son épaule, et fermai les yeux un instant. Il ne répondit pas immédiatement à mon étreinte : la surprise le fit se raidir et je dus attendre une bonne minute avant de sentir ses mains se poser prudemment sur ma taille. Tout autour de moi sembla alors disparaître : il n'y avait plus que lui, l'odeur de son parfum, le bruit de sa respiration, la chaleur enveloppante de sa simple présence.
« Shhh… ne dis rien », murmurai-je à son oreille.
Je m'écartai pour le regarder dans les yeux et il me sourit. Puis il dégagea délicatement une mèche de mes cheveux qui barrait mon visage et déposa un baiser sur mon front.
« J'ai vraiment besoin de te parler », dis-je. « Tu auras un moment pour discuter tout à l'heure ? Après la réception ? »
« Mathilda me reconduit à la clinique ce soir. Je ne peux pas rester trop tard… »
« D'accord, je me débrouillerai pour… »
« Ah, Lena, te voilà ! »
Je fus interrompue par la voix tonitruante de Sixsmith et me redressai aussitôt pour faire face à mon employeur qui ne manqua pas de m'éblouir avec l'infinie élégance de son costume beaucoup trop bien coupé. Il salua Graham brièvement, puis il me présenta l'homme chauve et court sur pattes qui l'accompagnait. Ce dernier était si différent de lui que de les voir côte à côte avait quelque chose de comique.
« Voici Etienne Leblanc. Il est propriétaire de cet hôtel particulier à Paris dont je t'ai parlé il y a quelque temps. Il souhaiterait s'entretenir avec toi, si tu veux bien… »
« Oh ! Euh… oui, bien sûr ».
Cette histoire d'hôtel particulier parisien m'était totalement sortie de la tête, mais j'essayai de faire en sorte que ça ne se voie pas. Et après avoir promis à Graham de le retrouver un peu plus tard, je suivis mon patron et son alter ego rétréci au lavage dans un endroit plus calme.
OOO
Etienne Leblanc avait quelques difficultés avec notre langue et je dus l'écouter se débattre dans un accent français à couper au couteau pendant près de quarante-cinq minutes. Fort heureusement je compris l'essentiel de son message, et au moment où je rejoignis le hall sa proposition sautillait dans ma tête comme une chèvre sur un trampoline. J'avais imaginé qu'elle serait suivie d'une longue période d'hésitation, mais contre toute attente la réponse m'était apparue comme une évidence. Je savais ce que je voulais. Je savais ce qu'il fallait que je fasse. Ou du moins, mes tripes le savaient. Elles avaient décidé pour moi.
« Tu as tout mon soutien », déclara Emily qui avait également assisté à l'entretien. « Je suis sûre que tu as pris la bonne décision. D'ailleurs, pourquoi ne pas commencer à chercher quelques collaborateurs pour le cabinet ? Je pense qu'on peut se le permettre maintenant… »
« Tu as raison. On pourrait même louer des locaux plus grands, créer des bureaux, développer la société… Ce serait… »
Je fus soudain interrompue par une clameur qui traversa la foule, et après avoir adressé un regard interrogateur à Emily je me hissai sur la pointe des pieds pour tenter de voir ce qui provoquait cette soudaine agitation. Suivie de mon associée, je jouai des coudes, me frayant un chemin jusqu'au centre de l'attention, et arrivai juste à temps pour voir un David furibond foncer sur Graham et lui décrocher un coup de poing qui fit se renverser son fauteuil. Je laissai échapper un cri mi-surpris, mi-horrifié, tandis que Graham tombait lourdement sur le sol, sa chaise roulante basculant sur ses jambes. Un petit groupe de personnes se précipita aussitôt pour lui porter secours, alors que Seb et Fergus s'efforçaient de retenir David dont la droite semblait le démanger encore.
« Espèce d'enfoiré, tu ne trompes personne avec ton numéro d'handicapé ! » criait mon ex petit ami sans se donner la peine d'articuler. Je compris très vite qu'il avait beaucoup trop forcé sur le champagne. « Qui te donne le droit de tourner autour de ma copine, hein ? Tu crois que t'as une chance ? T'es même pas un vrai mec ! Je parie que t'arrives même pas à la lever ! »
Oh, Dieu du ciel, que quelqu'un le fasse taire au plus vite ! Ignorant Emily qui me priait de ne pas m'en mêler, je me précipitai dans sa direction, les poings serrés et bouillant de rage.
« Je peux savoir ce qui te prend ? Tu es devenu dingue ? » pestai-je.
Il me regarda, vaguement surpris d'abord, comme s'il venait de se souvenir que j'étais présente moi aussi, puis il fronça les sourcils.
« Oui, bien sûr, Madame le défend ! » s'exclama-t-il. « Toute excitée qu'elle est par le grand archéologue aux mille et unes péripéties ! Je suis sûr que t'as couché avec lui; tu n'attendais que notre rupture pour te fourrer dans son lit comme une… »
La gifle partit toute seule, l'empêchant de terminer sa phrase, et sembla lui faire l'effet d'une douche glacée. Il se figea, les yeux écarquillés, le regard vide et la bouche entrouverte, dans une parfaite imitation du Merlan.
« Comme une quoi, David ? » défiai-je.
Il n'eut pas la stupidité de répondre et se contenta de me fixer, l'air soudain beaucoup plus lucide. Apparemment, une bonne gifle suffit parfois à vous dessaouler.
« Je ne… je… » bafouilla-t-il.
« Ce que j'ai fait ou n'ai pas fait après notre rupture ne te concerne pas », dis-je. « Tu n'as pas à débarquer sur mon lieu de travail et te donner en spectacle, c'est clair ? »
Il passa une main dans ses cheveux et regarda nerveusement autour de lui, à présent bien conscient du cinéma qu'il venait de faire.
« Je te demande pardon, Lena, je… Je ne sais pas ce qui m'a pris ».
« Tu devrais t'en aller, maintenant ».
« Est-ce que… Est-ce qu'il va bien ? Graham ? »
« Je ne sais pas. Va-t-en ».
Il baissa le tête et obtempéra, bien trop confus pour protester. Je le suivis du regard pour être sûre qu'il ne décide pas de revenir à la charge pour un deuxième round, et une fois qu'il fut hors de ma vue je tournai les talons et partis à la recherche de Graham. Je n'eus qu'à fendre la foule pour le retrouver, à nouveau installé dans son fauteuil, l'air profondément contrarié et pestant contre une Madame Johnson qui déversait sur lui toute son inquiétude comme un arrosoir sur un parterre de fleurs. Mon cœur se serra. J'avais de la peine pour lui. Pas parce qu'il avait été attaqué par un imbécile rancunier un peu trop aviné sans avoir la moindre chance de se défendre, mais parce que tout le monde le regardait à présent comme s'il était une pauvre victime dont il fallait avoir pitié. Je savais à quel point il détestait ce regard et n'osais imaginer la colère et la frustration qu'il devait ressentir à cet instant même. A vrai dire, je n'avais même pas besoin de l'imaginer puisqu'il ne se donnait pas la peine de le cacher…
« Je n'ai pas besoin qu'on m'emmène à l'hôpital et je ne veux certainement pas retourner à la clinique maintenant », grognait-il.
« Enfin, Graham, sois raisonnable », insistait la pauvre gouvernante désemparée par l'entêtement maladif de son protégé. « Tu as fait une sacrée chute et je pense qu'il serait bon de s'assurer que tu n'as rien de cassé ou… »
« Je ne me précipiterai pas à la clinique plus tôt que prévu », coupa-t-il sèchement. « J'en ai plus qu'assez qu'on veuille prendre des décisions à ma place; je suis encore capable de savoir ce qui est bon pour moi ! »
Madame Johnson bafouilla quelques mots et j'intervins avant qu'elle n'aie le temps de protester, la sauvant probablement d'une rafale d'injures.
« Je vous emprunte Graham quelques minutes », dis-je. « J'ai besoin de prendre l'air et j'aimerais qu'il m'accompagne ». Je baissai les yeux vers l'intéressé. « S'il veut bien se donner la peine… »
Pour toute réponse, il m'offrit un hochement de tête renfrogné. Quant à Madame Johnson, elle ne daigna pas faire opposition. Graham et moi quittâmes le manoir par l'entrée principale, sentant les innombrables paires d'yeux dans notre dos, et nous dirigeâmes d'un commun accord silencieux en direction du jardin. Nous prîmes place sur le même banc que nous avions occupé quelques semaines auparavant. Le silence régna pendant de longues minutes, le temps que son énervement retombe et que sa gargouille interne se rendorme. Dans l'intervalle je fixai les fenêtres illuminées de Chamford Hall, appréciant la vie inhabituelle qui grouillait à l'intérieur, et écoutai attentivement la respiration de Graham qui ralentissait à mesure que la pression diminuait.
« Est-ce que ça va ? » demandai-je avec précaution, tâtant le terrain.
« Tu veux dire hormis l'humiliation que je viens de subir ? Impeccable, je te remercie ».
Je soupirai imperceptiblement.
« Je suis désolée pour ce qui s'est passé ».
« Une bonne fois pour toutes, Lena, arrête de t'excuser pour les actes de cet imbécile ! » dit-il avec véhémence. « Tu n'es pas responsable ! »
« Si je ne suis pas responsable, arrête de m'engueuler ! »
Ma brusque protestation sembla lui couper la chique car il demeura silencieux pendant une bonne minute avant de pousser un soupir renfrogné. Sa manière à lui de demander pardon, peut-être ? Ou juste un moyen supplémentaire de me prouver qu'il était bel et bien une tête de nœud ?
« Ça ne cessera jamais », dit-il enfin.
« Quoi donc ? »
« Ces regards pleins de condescendance et de pitié. Ces gens qui doutent de ta capacité à déterminer ce qui est bon pour toi parce que tu es diminué et par conséquent bien trop fragile pour évoluer sans supervision… »
Il porta sa main à sa lèvre inférieure, se rendit compte qu'elle était fendue et laissa échapper un léger grognement. Je me levai alors soudainement et me plantai en face de lui, les mains sur les hanches.
« Tu vas arrêter de te plaindre, à la fin ? » m'exclamai-je. « Il y en a marre, Graham ! Les gens te traiteront toujours de la manière dont tu te traites toi-même ! Si tu n'es pas capable de voir ta propre valeur, personne ne le sera… »
Ma voix vacilla légèrement sur la fin de ma phrase, tandis que je réalisais la dureté de mes propos. J'avais peut-être été un peu brusque, non ? Graham me fixait d'un air impassible, figé, et je me demandai s'il avait écouté ne serait-ce qu'un dixième de mon discours.
« Okay », dit-il finalement.
Okay ? C'était tout ce qu'il avait à dire ? Se fichait-il de moi, ou était-il seulement la plus grosse tête de bourrin de l'univers ?
« Bon, viens, allons-nous-en », dis-je.
Il fronça les sourcils.
« Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? »
« On prend ma voiture et on fiche le camp d'ici ».
« Et pour aller où ? »
« Je n'en sais rien, peu importe ! »
Il me lança un regard incrédule et secoua doucement la tête – le genre de réaction qui vous coupe toute forme d'impétuosité et vous ramène aussi sec sur terre. Depuis le temps j'avais presque oublié que Graham avait un don tout particulier pour me faire me sentir comme une parfaite idiote. C'était une dimension de notre relation qui ne m'avait jamais manqué, d'ailleurs…
« Je ne peux aller nulle part. Mathilda doit me ramener à la clinique… »
« Avant minuit ? » achevai-je. « Comme Cendrillon ? Parce que si c'est ça, tu n'as rien à craindre. Tu as viré citrouille depuis belle lurette ».
Il leva les yeux au ciel, mais je ne me laissai pas démonter. Je voulais lui parler seul à seul et je ne voulais pas le faire là, dans les jardins de Chamford Hall, un endroit qui ne cessait de lui renvoyer l'image de l'handicapé physique qu'il aimait me cuisiner à toutes les sauces. Je voulais être en mesure de faire table rase, ne serait-ce que temporairement, dans l'espoir que son handicap ne prenne pas la forme d'une tierce personne dressée entre lui et moi. Après tout, les moments les plus agréables que nous avions partagés n'avaient-ils pas été ceux passés loin de ce manoir ?
« Je ne te demande qu'une nuit », insistai-je, serrant ses mains dans les miennes. « S'il te plait. C'est important. Et puis je te promets de te ramener à la clinique moi-même, demain matin à la première heure ».
Son air contrarié demeura résolument greffé à son visage, mais ses traits se décontractèrent légèrement : son front se déplissa et la commissure de ses lèvres remonta d'un iota.
« Oui, peut-être que Madame Johnson va râler, mais… C'est toi qui décides, non ? » ajoutai-je.
Ce dernier argument sembla le convaincre et il hocha la tête calmement. Bon. Ce n'était pas la réponse débordant d'enthousiasme que j'attendais, mais cela ferait l'affaire.
« Alors allons-y avant qu'elle ne vienne te réclamer jalousement ».
Mon commentaire lui arracha un semblant de sourire et il se transféra sans attendre dans son fauteuil.
Il y avait quelque chose d'étrangement excitant dans le fait de filer à l'anglaise en kidnappant un homme. Ça l'aurait été encore plus si l'homme en question avait été balancé à la hâte dans le coffre, mais j'avais tout de même eu la décence de l'installer sur le siège passager. J'avais alors pris la route direction Londres sans un regard en arrière, dans un crissement de pneus hollywoodien. Je ne m'attendais certes pas à voir surgir dans le rétroviseur la silhouette paniquée de Madame Johnson, courant derrière la voiture, hurlant "non, revenez, vous ne pouvez pas partir comme ça !", mais l'idée me semblait attirante.
Où allions-nous ? Je n'en avais aucune idée. Mais plus j'y pensais, plus je réalisais que nous allions forcément atterrir chez moi : il faisait froid, les établissements publics finiraient par fermer et nous n'allions pas passer la nuit dehors. Cela ferait l'affaire, l'important étant de garder Graham loin de Chamford Hall. D'ailleurs, à mesure que nous nous éloignions de Ledgeham, son humeur semblait s'améliorer perceptiblement : il se mit même à parler comme un être humain décent – c'est à dire sans grogner, sans grommeler, sans bougonner.
« Je suis content que tu aies mis la main sur les lettres de Jackie », dit-il. « Je t'avoue qu'elles m'étaient un peu sorti de la tête… »
« J'ai eu beaucoup de chance. Je pensais que les archives de Chamford Hall avaient déjà dévoilé tous leurs secrets ».
« Il restait encore quelques boîtes ».
Je lui adressai un rapide regard en coin et croisai le sien furtivement avant de le reporter sur la route.
« Je voulais te remercier pour… tout ce que tu as fait pour m'aider », dis-je.
Un bref silence s'installa entre nous, rendant le bruit du vieux moteur anormalement entêtant.
« Je t'en prie », répondit-il doucement après une bonne poignée de secondes.
Un autre laps de temps silencieux.
« Tu sais, j'y ai bien réfléchi, et je pense que Jackie a dû détruire les lettres que Lucy lui a écrites en retour », déclarai-je. « Elle a gardé beaucoup de choses, mais pas ça; je n'ai rien trouvé dans ses affaires. A mon avis, elles dévoilaient des informations de manière bien trop explicite et étaient donc compromettantes. Elle s'est donné vraiment beaucoup de mal pour faire disparaître cette partie de sa vie… »
« Hum. Sauf que rien ne disparaît jamais réellement ».
OOO
Je priai Graham de se mettre à son aise et envoyai voler mes chaussures inconfortables avant d'aller faire du thé. Cachée derrière mon comptoir, je répondis discrètement aux dix appels en absence de Madame Johnson par un message texte (je l'avoue, j'étais bien trop lâche pour l'affronter de vive voix), puis j'éteignis mon téléphone portable dans l'éventualité où il lui viendrait l'idée de contester mon kidnapping. "Graham est avec moi, il va bien, je le ramène à la clinique demain matin" était, à mon avis, une explication amplement suffisante.
« Tu réalises que si quelqu'un se met en tête de nous retrouver, c'est ici qu'ils vont chercher en premier ? » dit-il avec un demi-sourire, tandis que je déposais sur la table le thé et les biscuits sablés.
« Détends-toi, personne n'essayera de nous retrouver ».
Je me laissai tomber sur le canapé et me positionnai de sorte à pouvoir le regarder.
« Tu as brouillé les pistes ? »
« J'ai brouillé les pistes… »
Il sourit et je sentis mon estomac se tordre sur lui même comme un linge qu'on essore. Je baissai les yeux et entrelaçai nerveusement mes doigts, soudain extrêmement consciente de son regard sur moi. Sa proximité me troublait à tel point que je ne savais même plus quoi faire de mon corps; je me sentais maladroite et empotée, intimidée par sa présence calme mais néanmoins imposante. Je voulais lui parler de notre dernier échange tendu à l'hôpital – c'était pour cette raison que je l'avais amené jusque-là – mais les mots étaient désespérément coincés, trop gros et trop lourds pour passer le cap de ma trachée. Alors au lieu de ça, je dis :
« J'ai accepté le mandat à Paris ».
Le visage de Graham s'illumina et son sourire s'élargit.
« C'est fantastique, Lena ! »
Je forçai un sourire et hochai la tête. Oui, c'était fantastique. Je ne regrettais pas une seconde d'avoir accepté la proposition d'Étienne Leblanc qui n'aurait pas pu être plus alléchante. Son hôtel particulier se situait sur l'île de Saint-Louis, dans le 4ème arrondissement. Il souhaitait que je le convertisse en hôtel tout court, un établissement bien plus rentable pour lui. Je n'avais certes pas carte blanche puisque le bâtiment était classé au patrimoine français, mais le propriétaire était d'ores et déjà parvenu à réunir toutes les autorisations nécessaires. Leblanc estimait la durée des travaux de neuf mois à un an – un temps que je passerais évidemment dans la capitale française. J'étais excitée à cette idée, mais une partie de moi aurait voulu que Graham ne le soit pas autant. Au fond de moi, j'aurais apprécié que mon départ le contrarie; qu'il clame "et moi alors ? Tu as pensé à moi ?". Mais mon côté raisonnable savait très bien que mon départ ne le dérangerait pas; ce n'était tout simplement pas son genre.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda-t-il. « Tu n'as pas l'air très enthousiaste ».
« Oh, si ! Si, si, si, je suis très enthousiaste ! Je me réjouis de partir ».
« Alors quoi ? »
« Alors… rien ».
Il me dévisagea d'un air pensif, puis il se pencha vers moi et dégagea délicatement une mèche de mon visage. Je frissonnai au moment où le bout de ses doigts effleura ma joue et soupirai imperceptiblement.
« Je sais à quoi tu penses », murmura-t-il.
« Vraiment ? »
« Il faut que tu arrêtes. Tu as eu raison d'accepter. Tu as pensé d'abord à toi et c'est le plus important. Tu fais un travail fabuleux et tu as largement mérité ce qui t'arrive. Ne laisse rien ni personne t'éloigner de ce que tu veux réellement… »
Je déglutis péniblement et hochai la tête. Il n'avait jamais été question que je revienne sur ma décision, mais j'étais néanmoins bouleversée de quitter le pays alors que Graham traversait des moments si difficiles. Cela dit, j'étais sûre qu'aucun type de relation ne fonctionnerait jamais entre nous si je m'imposais à ses côtés maintenant. Ma présence intrusive l'incommoderait et l'abandon de mes projets personnels me rendrait amère : nous finirions par nous détester.
« Tu sembles presque soulagé que je m'en aille », remarquai-je.
Il sourit, jouant distraitement avec une mèche de mes cheveux.
« Oui, je pense que d'une certaine façon je le suis un peu. Ne le prends surtout pas mal, mais pendant un instant j'ai eu peur que tu veuilles reproduire avec moi ce que tu as fait avec ta grand-mère. C'était un geste admirable, je ne dis pas le contraire, et je me sens réellement chanceux d'avoir une amie comme toi, mais… Jamais je ne te laisserais abandonner quoi que ce soit pour moi. Je tiens trop à toi pour ça ».
Je hochai la tête pour lui faire entendre que je n'allais pas en faire tout un foin et il poursuivit.
« Et puis j'aimerais que tu comprennes que le travail que j'effectue en ce moment à la clinique, j'ai besoin de le faire seul. Je veux m'en sortir, mais je veux y arriver par mes propres moyens. Ça ne signifie en aucun cas que je ne veux pas de toi dans ma vie… Simplement que pour le moment, je préfèrerais que ce soit à distance ».
Je le savais, le comprenais et l'acceptais, mais prononcer ces mots les rendait concrets, palpables et aussi durs que la pierre. J'avais l'impression que mon cœur venait d'être enseveli sous une montagne de caillasse. Je sentis les larmes poindre au coin de mes yeux et je me fis violence pour ne pas les laisser s'échapper. Je me redressai et nous servis une tasse de thé pour faire diversion. Graham attendit patiemment que je réagisse et je lui fus infiniment reconnaissante qu'il n'ajoute rien. Je ne voulais pas en entendre davantage avant d'avoir repris contenance.
« Je crois… Je sais que tu t'en sortiras très bien tout seul », dis-je. « Et j'aurais beau être dans un autre pays, tu sais très bien que ça ne m'empêchera pas d'être là pour toi. Et je veux continuer à avoir de tes nouvelles ».
« Absolument ».
« Et euh… Je voulais aussi te dire que… » Les mots avaient de la peine à sortir, mais je pris mon courage à deux mains et les arrachai de force. « Ce que je t'ai dit l'autre jour à l'hôpital… c'était maladroit. Je me suis laissée emporter et j'en suis désolée. A vrai dire, je ne suis même pas sûre si ce que je ressens pour toi est réellement de l'amour ou juste une profonde affection… Je sais seulement que je me sens capable de faire l'impossible pour toi, même à mon détriment, et ça me fait peur. Je ne suis pas prête, Graham. Aujourd'hui, l'enjeu est trop grand pour que je me permette d'être impulsive ».
« Je sais ».
« J'aimerais que les choses soient différentes ».
« Elles le seront un jour, je te le promets. Il nous faut juste un peu de temps ».
« Tu crois ? »
Il hocha la tête avec un sourire, puis il écarta les bras et me fit signe d'approcher. Je ne me fis pas prier pour me blottir contre son torse, ma tête reposant contre sa poitrine, et il déposa un baiser sur le sommet de mon crâne. Son contact fut léger et chaste, mais il provoqua une décharge électrique qui traversa ma colonne vertébrale. Je sentis ensuite sa main se promener dans mes cheveux.
« A ton avis… je vais me plaire à Paris ? » demandai-je.
« J'en suis convaincu. D'ailleurs, si tu as du papier et un stylo, je peux te donner quelques adresses ».
Je me levai pour aller lui chercher de quoi écrire, puis je me rassis à ses côtés et l'écoutai avec fascination lister et décrire tous les endroits de la capitale française qu'il me fallait absolument fréquenter. Monuments historiques, musées, restaurants, cafés, boutiques, marchés… Il me dressait un portrait de ces lieux avec un enthousiasme motivant, me donnant l'impression d'y être, avec lui. Je me sentais très sereine et décidai de profiter de cette soirée sans penser au moment où je devrais le ramener à la clinique. Je ne voulais pas réfléchir à ce que j'allais ressentir quand je lui dirais au revoir avant mon départ pour la France. Parce que pour le moment nous étions ensemble et je sentais, dans la moindre particule de mon corps, qu'il y avait de l'espoir. Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, Graham me semblait accessible, moins fuyant. Je compris alors qu'il était comme l'un de ces petits débarras dans lequel on accumule une montagne de choses encombrantes, peu utiles, mais dont on a du mal à se départir. Un petit cagibi tellement plein à craquer qu'il est devenu impossible d'y accéder. Un petit cagibi dans lequel il avait néanmoins décidé de mettre de l'ordre, me donnant l'espoir de parvenir un jour à en ouvrir la porte. Je décidai donc de ne pas m'inquiéter et de laisser faire le destin. Je finis par m'endormir paisiblement, ma tête posée sur ses cuisses, ses doigts dans mes cheveux, et je rêvai de Jackie.
OOO
2003
« J'ai l'air d'une pin-up », déclarai-je, les mains posées sur ma taille, tandis que j'observai mon reflet des pieds à la tête dans le miroir de Jackie.
Je fis un quart de tour sur moi-même pour tenter d'apercevoir mon côté pile et pouffai discrètement. A la demande de ma grand-mère, j'avais enfilé une robe dos nu à motifs Vichy noir et blanc, sertie d'une fine ceinture en velours rouge, de trois boutons sur la poitrine, et aux bretelles nouées sur ma nuque. Elle m'avait également demandé de chausser une paire d'escarpins rouges vernis à bout ouvert, et le tout me donnait l'air de sortir tout droit d'une affiche publicitaire des années 1950.
« Cette tenue te va à ravir », dit-elle avant de quitter son fauteuil en chintz pour venir me rejoindre.
Elle portait encore sa robe de chambre de geisha, mais ses cheveux savamment coiffés formaient un chignon bas et son long cou était sublimé par un collier de petites perles nacrées. Elle me rejoignit lentement, sa démarche semblant adopter le rythme lent de Dream a little Dream of Me qui s'échappait du tourne-disques, et vint se placer à-côté du miroir, face à moi. Ce jour-là, elle dégageait une délicate odeur de rose, de jasmin et d'ylang-ylang : sa fragrance préférée.
« J'ai acheté cette robe à Paris en 1959 », déclara-t-elle en fixant le vêtement avec un sourire nostalgique.
« Je ne savais pas que tu avais voyagé en France… »
« Ton grand-père et moi y avons passé une semaine cette année-là. C'était une jolie époque. Je me souviens de ce jeune homme qui m'avait abordée à la terrasse d'un café car il croyait m'avoir vue dans un film de Truffaut ».
Elle secouait la tête doucement comme s'il s'agissait-là d'une anecdote totalement loufoque et je souris. La réaction du jeune homme n'avait pourtant rien d'absurde : je n'avais moi-même aucun mal à imaginer Jackie dans la peau d'une actrice française des années 1950.
« Grand-père devait être très fier de t'avoir à son bras », dis-je.
Elle esquissa un sourire nostalgique et laissa échapper un soupir presque inaudible.
« Ton grand-père… » commença-t-elle.
Elle marcha lentement jusqu'au tourne-disques et je la regardai en lever le bras, coupant dans un grésillement la voix d'Ella Fitzgerald. Elle ôta ensuite le disque qu'elle remplaça par un autre, replaça le bras, et quelques notes de piano s'échappèrent de l'appareil, suivies d'une voix masculine qui chantait en français.
« … m'a toujours trouvée trop excentrique », acheva-t-elle.
« Qui est-ce ? Cette chanson ? »
« Jacques Brel », répondit-elle sans quitter des yeux le disque qui tournait à une vitesse hypnotique. « Les paroles sont sublimes… »
Elle se mit alors fredonner et je ne pus retenir un sourire : c'était la première fois que je l'entendais s'exprimer en français. Dans sa bouche et sur cette mélodie, la langue de Molière me semblait douce, poétique et raffinée – rien à voir avec le crachat pseudo parisien de Madame Lambert, le professeur de français que j'avais eu au collège.
« Vous avez beaucoup voyagé grand-père et toi ? »
« Nous avons visité quelques villes européennes, oui. Mais ton grand-père travaillait beaucoup, il ne quittait jamais son bureau très longtemps ».
Je soupirai et baissai les yeux pour fixer le bout de mon orteil qui guignait hors de ma chaussure.
« J'aimerais un jour pouvoir voyager et voir des choses moi aussi », déclarai-je. « Mais je ne pense pas que ça se fera… »
Jackie leva vivement la tête dans ma direction, les sourcils haussés jusqu'à la racine des cheveux.
« Lena, tu es encore jeune. Tu as toute la vie devant toi. Qu'est-ce qui te fait penser que cela ne se fera pas ? »
Je continuai à fixer mon orteil obstinément et haussai les épaules, embarrassée par le cheminement que prenait ma pensée à cet instant-là. Je savais très bien que Jackie ne cautionnerait pas mon raisonnement, mais j'avais commencé et n'avais donc d'autre choix que de cracher le morceau. Et puis le regard insistant de ma grand-mère que je sentais sur moi sans même le voir me faisait bien comprendre que sa question n'était pas rhétorique.
« Ben… David n'aime pas trop voyager alors… La preuve, il n'est même pas encore venu me rendre visite ! »
Je sentis que c'était stupide au moment même où les mots sortirent de ma bouche – à tel point que je n'eus pas le courage de lever les yeux vers Jackie. Toutefois, je la sentis se raidir à ma droite comme si quelqu'un avait tiré sur le fil invisible qui contrôlait sa colonne vertébrale. Elle ne dit rien. Elle bougea, je l'entendis fouiller dans ses affaires pendant quelques instants, puis le bout de ses pantoufles apparut dans mon champ de vision. Elle saisit alors mon menton entre ses doigts et m'incita à redresser la tête doucement. Je croisai furtivement son regard avant de remarquer le tube de rouge à lèvres écarlate qu'elle avait dans la main. Sans rien dire elle en appliqua sur ma bouche, et je la laissai faire silencieusement.
« Toutes les femmes ne sont pas destinées à trouver un homme, puis à passer le restant de leur vie à essayer de le rendre heureux… » dit-elle.
« C'est pourtant ce que tu as fait », soulignai-je, essayant de bouger les lèvres le moins possible.
Son geste se figea brièvement, puis elle reprit.
« C'était une autre époque. Il n'y avait pas grand chose d'autre à faire. Mais toi, Lena… Tu es un esprit libre. Plus tu grandis, plus cela devient évident. Ce n'est pas à moi de te dire quoi faire de ta vie. Je suis intimement convaincue que tôt ou tard tu le découvriras par toi-même ».
Elle ferma son tube de rouge à lèvres et observa son travail avec attention avant de m'adresser un sourire satisfait.
« Voilà, chérie. Maintenant, tu as vraiment l'air d'une pin-up ».
FIN
Et voilà! Encore désolée de vous avoir fait attendre...
J'espère que l'histoire dans son ensemble vous a plu, et vous remercie infiniment de m'avoir suivie et reviewée!
Je me suis lancée dans un nouveau projet récemment, mais je ne prévois pas de poster quoi que ce soit sur Fictionpress... Je vous tiendrai au courant si quelque chose d'intéressant m'arrive, littérairement parlant! ;-)
A bientôt! :-*