UN SAMEDI SOIR AU BAR.

- - Tu es venu ?

- - On dirait bien.

Une bière à la main, adossé au mur, à l'abri des regards, j'observais la petite scène lorsqu'Emilie m'avait remarqué. Je lui avais fais un clin d'œil et elle m'avait rejoint. Elle trinqua avec moi et embrassa ma joue. Je tournai la tête au dernier moment et emprisonnai ses lèvres. Elle bondit en arrière en rigolant.

- - Tu triches.

- - Ah bon ?

- - Oui. Je t'aurai donné un baiser si tu me l'avais demandé.

- - Ah bon ? répétais je avec un grand sourire. Le trac pour ce soir ?

- - Pas du tout.

Elle s'approcha de nouveau en tapant sur mon épaule.

- - Et Eden ? m'enquis je

- - Non plus. Il sait qu'il est bon.

- - Où est il ?

Elle haussa les épaules. Elle n'en savait rien. Elle posa la tête sur ma clavicule.

- - Dis moi, Mathias ? Tu es venu tout seul ?

- - Tu me dragues ?

- - Non. Je voudrais savoir pourquoi tes copains ne sont pas là.

- - Je ne leur ai rien dit.

- - Pourquoi ?

- - Bonne question. Tu m'embrasses ?

Ce qu'elle fit. C'était un baiser doux. Aux gouts de caramel et de vodka. Elle passa une main dans mes cheveux et je l'attirai plus prés. Je l'aimais bien Emilie. Mais dans ce baiser, aussi sincère soit-il, il y avait une barrière que ni elle ni moi ne pouvions franchir. L'amour. Mais ça ne la dérangeait pas plus que moi. Disons que pour ces quelques minutes nous étions amoureux. La minute d'après nous serions amis.

Quand elle se détacha de moi elle soupira.

- - Je t'aime beaucoup, tu sais Mathias.

- - Pareil pour moi.

Je passai un bras autour de ses épaules et nous discutâmes de nos cours, de nos familles, de nos amis. Emilie était un amour de fille, douce, indépendante, et joyeuse. La personne la plus compatissante que j'ai rencontré. Elle comprenait tout Emilie. Elle avait tout compris au premier coup d'œil. Peut être est-ce pour cela que nous nous étions rencontrés comme de vieux amis se retrouvent. Comme si nous nous connaissions de longue date et que le plaisir d'être de nouveau ensemble créait une bulle au dessus de nos têtes.

Elle me laissa plus tard, pour aller se préparer, et je restai seul toujours contre mon mur. C'est à cet instant qu'Eden m'aperçut. Il passait devant moi pour rejoindre la scène quand il pila net en me voyant.

- - Qu'est ce que tu fais là ? me demanda t'il en regardant à droite et à gauche.

- - Je suis venu pour le club de tricot. Et toi ?

- - Tu ne lâches jamais.

- - C'est Emilie qui m'a invité. Désolé si je t'indispose.

- - Tu ne m'ind… laisse tomber.

Il regarda le type qui nous observait de l'autre bout de la salle, et me planta pour le rejoindre. Ils furent absorbés par la foule, mais le peu que j'avais perçu m'indiqua qu'ils ne se disaient pas des amabilités. Je commandai une seconde bière à l'instant où Emilie et Eden, sous les hurlements et les applaudissements, grattèrent sur leur guitare avec enthousiasme. J'avisai un tabouret et m'assis.

Emilie avait une voix d'ange. Douce et rocailleuse à la fois. Ses jambes galbées dans un jeans noir moulant se balançaient en rythme. Eblouissantes. Pourtant quand Eden commença à chanter, ma bière m'échappa et s'écrasa par terre avec fracas. Je jurai mais ne la ramassai même pas. J'en aurai été incapable. Sa voix et les sons des cordes s'accordaient parfaitement. Les mots qu'il prononçait, des mots simples, prenaient de l'ampleur quand il les disait. Je regardai autour de moi. Je n'étais pas le seul à être ému. Un peu soulagé, je reportai mon attention sur lui. Derrière son micro il me fixait. Je me tournai à droite, à gauche. Oui c'était bien moi qu'il visait de ses yeux verts trop clairs. Dire que je pensais que mon regard était irrésistible. Gêné je me déplaçai un peu pour lui masquer ma vue, mais je ne sais comment, il arrivait à anticiper tous mes mouvements. Au bout du compte, j'observai Emilie et lui, à tour de rôle. C'était plus équilibré comme ça, je suppose.

Les quelques chansons qu'ils entonnèrent ensemble furent une torture. Je me promis de ne jamais revenir. Non qu'Eden ne soit pas doué. Il était en fait bien plus que cela. Mais je n'aimais pas ce que je ressentais. Pas du tout. C'était comme essayer d'éviter une averse d'acide pour ne pas être complétement bruler. L'acide c'était Eden. Et tout le monde sait que personne ne peut aller assez vite pour passer à travers les gouttes quand la pluie tombe. Je n'étais pas un super héros. En plus il ne s'agissait pas d'eau mais d'acide.

J'étais Mathias. Et Mathias n'était pas troublé par la voix d'Eden, me répétais je en boucle pendant quelques secondes, les yeux fermés, en essayant de reprendre mon souffle et de maitriser les battements de mon cœur.

C'était peut être mesquin et surement mal poli, mais au bout du compte, j'avais bondis de mon siège comme un dément pour m'éclipser et appeler mon père pour qu'il vienne me chercher au plus vite. D'accord j'avais dis qu'Eden me raccompagnerait. Mais je préférais oublier jusqu'à ma présence dans ce bar et l'idée même d'avoir voulu venir. Qu'avais-je vu au bout du compte ? J'étais incapable de me le dire.

J'étais donc prêt à partir quand le type qui me fixait depuis le début de la soirée serra mon bras à l'instant où j'allais m'éclipser, m'empêchant d'aller plus loin. C'était un mec d'environ vingt deux ans. Cheveux longs, et anneau sur la langue. Visage pale et vêtements de motard. J'aurais surement dû le trouver flippant, ce ne fut pas le cas. J'avais craint une seule personne en presque dix huit ans et c'était elle que je voulais fuir au plus vite.

- - C'est toi n'est ce pas ? gueula le type

- - Je ne sais pas de quoi tu parles. Mais si tu ne me lâche pas dans la seconde je t'envoi mon poing dans la gueule, répondis je sur le même ton que lui.

Il ne fut guère impressionné. Une erreur que commettaient trop souvent les caïds dans son genre.

- - Oh, oh ! Tu crois que tu me fais peur, petit ? Et ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

- - Guillaume ! Lâche le !

Eden arriva à grand pas vers nous. Suivis de prés par Emilie qui se mordait l'intérieur de la joue. J'interrompis mon mouvement. Je m'apprêtais à le dégager et à me casser.

- - Lâche le, recommença Eden, de cette voix qui me faisait trembler.

Guillaume ? C'était bien comme cela qu'il venait de l'appeler.

Guillaume me manque, m'avait dit Tiphaine la première fois que je l'avais rencontré. Cette conversation avec la petite sœur d'Eden me revint en mémoire.

- - Tu crois que tu peux venir ici avec lui ? Tu as peur pour sa petite gueule d'ange, maintenant, c'est ça ?

- - Tais toi Guillaume ! hurla Eden

Eden ne l'aime plus. Ils se sont fâchés.

Guillaume se mit à ricaner en me regardant. Puis il relâcha mon bras et s'approcha d'Eden qui ne broncha pas.

- - Alors ça, c'est trop drôle. Gueule d'ange n'est pas au courant, n'est ce pas ? Te voilà tout retourner pour le petit hétéro. Tu as vraiment le chic pour les relations vouées à l'échec.

- - Tu es bien placé pour le savoir.

Tu es le nouveau copain d'Eden ?

J'ouvris la bouche, la referma. Le puzzle commençait à m'apparaître. Une image un peu trop nette. Celle d'Eden. Exactement comme il était. Un Eden absolument identique à celui que je côtoyais. La réponse était sous mes yeux. Comment avais-je fait pour ne pas comprendre l'évidence. Bien sûr qu'il se foutait des simagrées des filles du lycée. Tout autant que les tentatives de Vincent, notre mascotte de terminale, aux allures efféminées et aux jeans trop moulants pour un garçon. Les deux catégories n'attiraient pas Eden. Parce qu'Eden aimait les hommes. Les vrais hommes, si on peut dire. Les mecs comme lui. Qui pouvait dire que le type qui soutenait le regard du biker enragé était gay ? Personne. Mais moi j'aurais pu. George, le meilleur ami de mon père, était homo. George était militaire aussi. Il faisait parti du régiment des paras. Et seul un imprudent ou un idiot ou encore mieux un suicidaire aurait chuchoté « tapette » sur son passage.

Eden est gay. Cette réalité fit surface alors qu'il évitait mon regard et que Guillaume jouait avec ses nerfs. Moi, je lui aurais collé un gnon depuis longtemps. Mais lui ? C'était un peu comme si je frappais Amandine. Quoi que… j'aurais bien aimé frapper Amandine, une ou deux fois.

- - Tu sais quoi Eden ? Je m'en fou. Tu n'es qu'une merde…

Le reste de sa phrase se perdit dans un fracas de verre. Guillaume venait de se prendre un de mes coups de poings légendaires. Un truc qu'André m'avait appris. Frapper avec le plat de la main. Puis mon geste me sauta à la figure quand Emilie ouvrit les yeux comme des soucoupes. Je venais de défendre Eden ! De péter le nez de son ex et de l'envoyer au tapis. Eden n'avait pas besoin que je le défende ! Il pouvait s'en charger. D'autant plus qu'il m'avait menti, pris pour un abruti, et attendu que je me casse la figure sur sa baraque d'ex petit ami. Et comme ma tolérance avait des limites, et que la colère qui montait de mes tripes était floue, je n'arrivais pas bien à en déterminer la cause, je quittai le bar pour de bon. Je heurtai avec rage la porte du pied et mon visage fouetta le vent. J'attrapai mon téléphone. Déchargé. Il ne s'allumait plus. Mais plutôt mourir que de retourner là bas. Je rentrerais à pied. Marcher me ferait du bien. Bon, il était presque vingt trois heures, et vingt bornes séparaient Saint André de Pugnac. Je serais peut être rentré à une heure du matin parce que je ne pouvais pas prendre la nationale. J'allais devoir passer par les petites routes ce qui me rallongerait considérablement. Je n'en haïssais Eden que d'avantage.