LE RETOUR

- Allô.

- Emilie ?

- Eden ? Tu es déjà arrivé ?

- Ou sont ils ?

- Haut Lévéque. Je viens te chercher.

- Non. C'est bon. J'arrive.

Eden ne lui laissa pas le temps de protester. Il sauta dans le premier tramway et, plus tard, dans un bus. Il descendit à l'arrêt devant le grand hôpital universitaire où Mathias rêvait de faire son internat. Combien de fois s'était-il vu, en blouse blanche, à diagnostiquer des patients ? Aujourd'hui, cet endroit devenait son pire cauchemar.

- Bonjour, dit il à l'hôtesse d'accueil. Je cherche la chambre de George DUBOND

Elle pianota sur son ordinateur.

- Chambre 206. Service d'hématologie.

- Ok.

- Attendez ! Vous ne pouvez pas monter avec tout ça. Laissez vos valises ici.

- Merci.

Eden ne garda que son sac de boxe et son sac à dos qu'il balança d'une main au travers de son épaule. Il pressa le pas vers les ascenseurs.

- Eden !

Il se retourna pour voir Johanna se précipiter vers lui. Il lui ouvrit les bras et elle l'enlaça. Elle pleurait. Eden essaya de la consoler. Il n'était pas très doué pour ça. Encore moins aujourd'hui. Mais voir la mère de Matt dans cet état, elle toujours si enjouée. Johanna ne pleurait jamais. C'était elle, en principe qui essuyait les larmes des autres. Avec sa joie de vivre et son visage toujours souriant, toujours belle. Là, elle était débraillé et le serrait à l'étouffé, comme s'il était son propre fils. Ce qu'il était un peu. Il regarda mieux son visage. Elle aussi était trop blanche.

- Tu rentres à temps, mon grand.

- Ou est il ?

De qui parlait il ? De Mathias ? De George ? Eden ne savait pas.

- George est invisible pour l'instant. Seul Antonin peut le voir aujourd'hui. Mathias est avec nous à la cafeteria. Il… il… (elle se remit à pleurer). Il ne dit rien. Pas un mot. Pas un souffle. Parfois je le secoue comme une folle. J'ai l'impression qu'il a arrêté de respirer. (Elle prit elle même une grande respiration) Viens.

Johanna renifla et le conduisit à la cafeteria. La première chose qu'Eden vit fut Tiphaine qui, telle une bombe, sauta dans ses bras. Elle avait tellement grandi. Elle était encore plus jolie. Il voyait déjà derrière ses airs poupins l'adolescente qu'elle serait dans peu de temps. Il la serra fort contre lui. Elle lui avait tant manqué. Comme sa mère qu'il enlaça. Sa mère qui l'avait toujours soutenu, toujours aimé. Malgré ses crises, malgré ce tempérament difficile qu'il se trimballait comme une croix. Et Joshua, ce père de substitution qui l'avait appelé chaque semaine pour être certain qu'il ne manquait de rien. Emilie, son amie de toujours. Des mauvais jours comme des plus beaux. Une femme à présent. Une jeune femme accomplie. Eden était si fier d'elle. Théo qui s'excusa de ce qu'il avait dit la veille. Mais il ne lui en voulait pas. Mathias était un frère pour lui. Et il n'avait fait que le défendre, que lui dire ce qu'un autre aurait dû lui faire comprendre bien avant. Amandine, toujours aussi magnifique, toujours elle même. Une constante, un amour de fille. Et Timothée, aussi froid qu'une pierre comme à son habitude. Timothée se blindait. Il connaissait déjà cette douleur. Lui aussi. Eden était si heureux de les retrouver. De les toucher. D'être avec eux. A un point qu'il n'aura pu expliquer. Il se perdit dans ces embrassades, dans leur chaleur, dans leur bras qui le touchaient. Il n'avait que rêvé les retrouver tous. Tous sans exception. Mais quelqu'un plus que les autres. Puis alors qu'il se demandait où était Mathias, ils s'écartèrent tous d'un même mouvement, sans qu'il ait eu besoin d'ouvrir la bouche, libérant sa vue.

Et enfin il le vit.

Assis sur une chaise, les bras sur ses genoux et son front sur ses avant bras. Ses cheveux, qui lui arrivaient en bas de la nuque, masquaient son visage. Son corps entier était tendu. Pas un muscle n'avait de répit, Mathias n'était qu'un amoncèlement de boules de nerfs prêtes à exploser une à une. Eden retint son souffle. Mathias, prostré, vulnérable, ne bougeait pas. Il restait recroquevillé sur lui même. Il avait pourtant senti sa présence. Un petit rien dans son attitude. Un souffle plus rapide. Ses doigts qui s'entouraient autour d'un bracelet qu'il avait encore au poignet. Comme la clef pendue au cou d'Eden, qu'il toucha machinalement comme durant ces dernières années. Le cordon était usé, la clef un peu ternie, mais jamais il ne l'avait ôté. Jamais, il n'avait oublié. Pas une seule seconde. Même pas au plus bas. Même pas dans les plus terribles moments.

Alors Eden posa ses sacs sur la table en face de lui et s'approcha doucement, comme on s'approche d'une bête sauvage. Ils avaient l'air inquiet. Mais il ne s'en préoccupa pas. Il s'agenouilla en face de Mathias, posa une main sur son épaule.

- Matt ?

Mathias se crispa mais ne releva pas la tête.

- Matt ? C'est moi.

Eden le sentit, bien avant de le voir, que quelque chose se brisait en Mathias. Ses mains se serrèrent l'une contre l'autre, subrepticement, avant de s'agripper au t-shirt d'Eden. Puis il tomba à genoux et se mit à pleurer. Comme s'il l'avait attendu pour enfin ouvrir les soupapes de sécurité. Et c'était des pleurs qui venaient des tripes, du plus profond d'une âme douloureuse. Des larmes trop longtemps retenues et qui sortaient comme les eaux derrière un barrage qui venait de se fissurer. Elles déferlaient par vague et avec fracas. Et comme tous les spectateurs de ce genre de phénomène, leurs parents, leurs amis, voulurent le consoler. Mais Mathias se raidit encore plus, se replia d'avantage sur Eden pour empêcher quiconque de s'approcher. Alors Eden s'assit par terre et le prit dans ses bras. Et quand Mathias hoqueta un :

- Mais où étais tu ? Où étais tu Eden, bordel de merde ?

Il comprit que ce n'était pas que pour George qu'il pleurait. Théo avait raison. Mathias n'avait plus de force à consacrer à celui qu'il considérait comme son second père, parce que son absence avait été, comme pour lui, un combat de tout les jours, trop lourdement mené. Et que dans ses combats on pouvait se perdre facilement et abandonner jusqu'à la dernière parcelle de volonté.

Alors Eden baissa les yeux, et murmura :

- Je suis là. Je suis juste là, Matt.

Avant de poser le front sur le crane de Mathias, pour pleurer silencieusement lui aussi. Pleurer de regret, pour le mal qu'il leurs avait fait à tout les deux. Par peur de trop l'aimer, par crainte de ne pas supporter de le perdre. Et maintenant il était trop tard. Mathias s'était abîmé et George se mourrait.

Et Eden n'avait fait que se détruire pour essayer de l'oublier.