II

Colin dormait du sommeil du juste lorsqu'Emilia reconduisit Elyan à son appartement.

Lorsqu'elle avait demandé au soldat ce qu'il faisait à déambuler dans les rues de San Francisco en pyjama, il avait fini par répondre qu'il avait faim. Bien sûr, il n'était pas habitué à cuisiner sur une plaque à induction et Emilia préféra ne pas penser à ce qui aurait résulté du fait d'allumer un feu au milieu de la cuisine.

Il était actuellement accoudé à l'ilot central pendant qu'elle faisait cuire une omelette, la cafetière glougloutait joyeusement en fond sonore et couvrait le silence qui s'était invité entre eux depuis qu'ils étaient entrés dans l'appartement.

- Etes-vous promise ? demanda Elyan tout à trac.

Emilia se retourna pour voir que le soldat la fixait, son menton posé sur sa main, il semblait en pleine contemplation et malgré elle, Emilia rougit violemment.

- Je, non. Je ne suis pas promise, ce sont heureusement des coutumes qui se sont perdues par ici. Les mariages sont des mariages d'amour.

Un rire tonitruant lui répondit. Emilia se retourna complètement, oubliant un instant son omelette pour dévisager Elyan. Il rit un long moment sans qu'elle comprenne bien pourquoi.

Bien que son rire soit des plus charmants, elle avait la vague impression qu'il se moquait d'elle et elle n'appréciait pas du tout.

Sentant le regard de la jeune femme sur lui, le soldat s'arrêta de rire pour la dévisager avec incrédulité.

- Vous étiez sérieuse ? demanda-t-il avant de continuer lorsqu'elle hocha la tête. Les mariages d'amour doivent être aussi peu fréquents qu'à mon époque, c'est simplement le bénéficiaire qui diffère.

- Qu'est-ce que c'est censé signifier exactement ? rétorqua-t-elle agacée qu'il s'adresse à elle comme si elle était une gamine qui venait d'avouer qu'elle voulait être présidente quand elle serait grande.

Elyan fit un signe de la main pour rappeler à Emilia que ses œufs risquaient de brûler, mais il répondit tandis qu'elle éteignait le bruleur et faisait glisser l'omelette dans une assiette.

- Autrefois, les unions étaient des arrangements qui profitaient aux familles, à présent, ce sont des arrangements qui profitent aux mariés.

- Je ne suis pas d'accord ! répondit-elle d'un ton véhément.

Emilia savait qu'elle pouvait être assez fleur bleue parfois, mais elle croyait à l'amour plus qu'à toute autre chose. Elle trouvait incroyable qu'on puisse en douter.

- Quelle raison aurait-on d'épouser une personne que l'on n'aime pas ?

- L'argent, la pression de son entourage, la peur de la solitude, la convenance, la sécurité. Faites votre choix.

- C'est stupide !

Elyan retint mal un hoquet en entendant une femme le traiter de stupide, ses mâchoires se serrèrent un instant, mais il se rappela qu'il valait mieux ne pas s'offenser. Cette société était différente de la sienne et bien qu'il en connaisse le maximum, il devait encore se faire à l'idée de tout vivre de première main. Il accepta donc l'assiette qu'Emilia posa devant lui, même si elle continuait à le fusiller du regard.

La jeune femme quant à elle décida que malgré son sourire splendide et sa peau caramel, elle n'aimait pas ce je-sais-tout et son cynisme.

C'est ainsi que Richard les trouva lorsqu'il entra sans frapper, ses bras chargés de nourriture et de litière pour chat. Son regard enregistra la scène : Elyan mangeant tranquillement, pendant qu'Emilia lui lançait le regard qu'il n'avait vu sur elle que le jour où il avait eu le malheur de dire que toutes les chansons de jazz lui faisaient penser à du porno des années soixante-dix. Il soupira avant d'entrer dans la pièce.

- Bordel, qu'est-ce que tu as fait Pinocchio ? Tu sais que si tu veux devenir un vrai petit garçon, il faut commencer par arrêter d'être un trou du cul.

Elyan se contenta de lui lancer un regard noir et Emilia cacha un sourire. Richard déposa ses achats sur le comptoir et alla se servir un café.

- J'ai amené ce qu'il faut pour ton chaton…

- Je ne vois pas l'utilité d'avoir un chat, lança Elyan clairement perturbé à cette perspective. Les chiens aident à la chasse, mais un chat ? Qu'est-ce qu'il peut apporter ?

Richard et Emilia échangèrent un regard exaspéré.

- Je pense qu'on devrait te poser sur la cheminée quand tu seras redevenu une statue, dit simplement Richard avant de plonger le nez dans sa tasse.


- Petit Panda à Capitaine Flamme, le hibou n'est pas dans la volière. Je répète : le hibou n'est pas dans la volière.

- On est au téléphone. J'aurais presque pu comprendre si on utilisait des talkies walkies, mais là…

- Ouais, bref, fit Richard et Colin avait presque l'impression de pouvoir voir son regard 't'es franchement pas drôle'. Le chinois n'est pas revenu.

Pour être honnête, il ne s'était pas attendu à ce que le vieux chinois soit de retour. Cet enfoiré lui avait refourgué sa statuette magique et s'était sauvé avant de se retrouver avec un soldat Perse imbu de lui-même sur les bras. Et quelque part, Colin se dit qu'à sa place, il aurait sûrement fait la même chose.

- Colin ! J'aimerais sortir.

Le jeune homme se pinça l'arête du nez en fermant les yeux pour essayer d'oublier qu'il était responsable de ce taré qui le prenait pour son servant.

- Ric, je dois bosser ce soir, dit-il en ignorant Elyan au profit de son voisin qui ne lui semblait plus si terrible maintenant. Tu peux garder un œil sur lui ?

- Tu vas encore rester tard au boulot et rentrer en puant la bière, geignit l'autre au bout du fil. Ce n'était pas ce que j'avais prévu en t'épousant, je suis une femme indépendante !

- Richard… râla-t-il.

- Ouais, ouais, ça va. Je garde le gosse.

- Merci.

- En revanche trouve quelqu'un d'autre demain, je travaille.

C'était la première fois que Richard se défilait pour travailler et Colin ne put contenir sa curiosité.

- Tu bosses dans quoi ?

Un rire lui répondit à l'autre bout du fil.

- Tu sais bien, je suis tueur à gage.

Colin se mordit la lèvre en souriant. Richard n'avait donc pas manqué de noter ça.

- C'était une blague, je…

Il entendit encore un rire, puis la tonalité. Richard venait de lui raccrocher au nez.


- J'ai beau chercher, je ne me souviens pas pourquoi nous sommes amis, souffla Emilia d'air vaincu.

- Parce que je sais faire des yeux de chiens battus et que tu n'y résistes pas, proposa Colin avec une moue.

La jeune femme soupira profondément avant de relâcher ses épaules.

- Ok.

- T'es la meilleure !

Colin passa ses bras autour d'Emilia et lui colla un baiser sonore sur la joue. Elle tenta de ne pas être amère du fait qu'il ne comprît toujours pas qu'il était plus qu'un ami à ses yeux. Son sourire cependant, portait un peu de ressentiment, mais comme toujours Colin n'y vit rien.

Il récupéra sa veste et son portable avant de lancer « Elyan ! Emilia va rester avec toi, n'oublie pas qu'elle n'est pas une servante ! »

La belle brune soupira à nouveau en allant jusqu'au canapé, simplement pour s'y laisser tomber dramatiquement.

Le soldat ne sortit de la chambre qu'une dizaine de minutes plus tard. Il trouva Emilia assise dans le canapé, avec sa tête roulée en arrière, elle fixait le plafond.

Il se demanda ce qu'il pouvait y avoir de si intéressant là-haut qu'elle préfère y fixer ses yeux plutôt que sur lui.

Il s'installa à ses côtés et imita sa position. Il attendit quelques minutes, mais ne trouva rien d'intéressant à voir.

- Qu'est-ce qu'on regarde ? demanda-t-il.

Emilia tourna les yeux dans sa direction sans bouger la tête. Elle eut un sourire en voyant qu'il faisait la même chose.

- Il n'y a rien à voir, répondit-elle amusée. Je réfléchissais.

- A quoi ?

- Est-ce que par hasard, tu te soucierais de quelqu'un d'autre que toi ? le taquina-t-elle.

Elyan haussa vaguement les épaules. En le voyant faire, le sourire d'Emilia s'élargit.

- Tu passes trop de temps avec Ric.

- Je trouve aussi, répondit-il avec un sourire.

Le chaton choisit cet instant pour planter ses griffes dans les mollets d'Elyan dans l'espoir d'attirer son attention et peut-être de recevoir des caresses, mais le soldat le délogea d'un mouvement de la jambe. Il s'attira un regard outré d'Emilia qui se leva pour récupérer l'animal. Dire qu'elle pensait qu'il s'améliorait…

Le chaton se blottit dans ses bras dès qu'elle l'eut posé contre elle. Elle lança un regard accusateur à Elyan qui fronça les sourcils comme s'il ne voyait vraiment pas ce qu'il avait pu faire de mal.

Elyan resta un moment sur le canapé, essayant de comprendre la logique de ses nouvelles connaissances. Avec leur chaton qu'ils traitaient comme s'il s'agissait d'un seigneur. Peut-être les chats étaient-ils sacrés ici. Lorsqu'il était exposé au musée, il avait vaguement compris que c'était le cas dans l'Egypte antique, mais il ne savait pas que le San Francisco contemporain vénérait les félins. Il ferait plus attention à l'avenir.

Emilia avait disparu dans la cuisine depuis quelques minutes et ne semblait pas vouloir revenir dans le salon. Peut-être devait-il aller s'excuser… mais il ne se voyait pas demander pardon à qui que ce soit, il était après tout, Elyan le Grand.

Il se rendit tout de même dans la cuisine et vit la belle brune assise au comptoir, le chaton allongé sur ses jambes, elle était occupée à régler une radio, jusqu'à entendre « Vous êtes sur Frisco Fusion, de minuit à deux heures du rock en perfusion sur la SF station ! »

Il reconnut la voix de Colin et le visage d'Emilia se fendit d'un sourire tendre.

Comment avait-il pu passer à côté de cela ? Evidemment, elle rejetterait toute tentative d'approche de sa part, parce que bien qu'elle ne soit pas promise, son cœur appartenait déjà à un autre.

Colin ne semblait même pas le savoir pourtant.

- Tu devrais lui dire, tenta-t-il en prenant place en face d'Emilia.

- Quoi ? demanda-t-elle sur la défensive.

- Tu devrais dire à Colin ce que tu ressens pour lui.

S'il pouvait encore douter, le rouge qui monta aux joues de la jeune femme l'aurait trahie de toute manière.

- Je, euh… bafouilla-t-elle.

Elyan sourit malgré lui. Elle était vraiment magnifique, d'autant plus lorsqu'elle était si gênée. S'il s'agissait de lui, elle serait déjà tremblante au creux de ses bras. Mais il n'était pas question de lui. Colin était vraiment un idiot. Les sentiments d'Emilia étaient inscrits sur son visage. Ou peut-être le savait-il. Peut-être ne partageait-il simplement pas ses sentiments ? Elyan n'en avait aucune idée.

Ils se fixèrent un instant avant qu'Emilia ne baisse la tête pour regarder ses mains. Ils écoutèrent l'émission de Colin sans plus échanger un seul mot.

Lorsque le chaton quitta les genoux de la jeune femme pour traverser la table et s'arrêter devant Elyan, il avança lentement la main pour caresser l'animal, il ne souhaitait plus froisser Emilia en chassant sa petite divinité d'un revers de main. La boule de poil se laissa tomber sur la table et roula sur le dos attrapant les doigts d'Elyan pour en mordiller le bout. Malgré lui, il s'amusa du comportement de l'animal en particulier lorsqu'il se mit à ronronner joyeusement. Bon d'accord, les chats étaient des bêtes totalement inutiles, mais elles n'étaient pas répugnantes. Lorsqu'il retira sa main, l'animal sembla tellement outré qu'Elyan rit doucement avant de la replacer sur le ventre du chat. Lorsqu'il releva la tête, Emilia le regardait avec un demi-sourire aux lèvres.

Peut-être qu'il n'est pas complètement irrécupérable, pensa Emilia en le voyant faire.

Il faut dire qu'elle avait été plutôt prompte à le juger, mais son éducation était sans doute la cause de son comportement. Il lui fallait simplement s'adapter.

A la radio, Colin lança une nouvelle chanson. C'était le seul son que l'on pouvait entendre dans la cuisine en dehors des ronronnements du chaton.


Il y avait déjà quatorze jours qu'Elyan était apparu dans le salon, mais il n'était pas plus proche de la salvation qu'il ne l'était au premier jour.

Il avait pensé que peut-être Emilia serait sa bouée de sauvetage parce qu'avoir du cœur voulait bien dire aimer. Mais il n'avait plus d'espoir en ce qui la concernait. Plus il l'observait autour de Colin et plus il était évident qu'il la tenait au creux de sa main sans même le savoir. C'était pourtant tellement évident !

La jeune femme arrivait tout juste, nous étions vendredi. Colin et Richard étaient déjà là. Colin était occupé sur son ordinateur, Richard était sur le canapé avec Elyan. La jeune femme frappa à la porte, mais n'attendit pas de réponse pour entrer. Elle tenait dans sa main un sachet brun orné d'une inscription verte.

- Muffins ! annonça-t-elle

joyeusement.

- Salut Emi, lui lança Richard alors que Colin marmonnait ses salutations sans quitter son écran des yeux.

Emilia se tourna vers le canapé et sourit au brun et au guerrier.

- Il y a une raison pour laquelle tu portes un stetson[1], Ric ? demanda-t-elle, partagée entre surprise et amusement.

- Crois-moi, tu ne veux pas savoir, répondit l'autre.

Elle secoua la tête en cachant un sourire, mais n'insista pas. Elle sortit un muffin de son sachet et le déposa sur une serviette en papier à côté de l'ordinateur de Colin.

- A la mûre ?

Elle hocha la tête.

- Emilia, t'es la meilleure !

Le fard lui monta aux joues sous le compliment, Colin lui lança un sourire immense, mais complètement ignorant. Elyan soupira bruyamment. Ric lui colla une légère tape à l'arrière du crâne. Le guerrier se tourna pour le fusiller du regard, mais le brun secouait la tête d'un air exaspéré, semblant lui dire qu'il comprenait parfaitement.

- Ils sont aussi mignons que des cupcakes pleins d'arcs-en-ciel, mais qu'est-ce qu'ils sont cons, souffla Richard comme une confession.

Elyan ne put retenir un sourire. Richard était toujours tellement franc, c'était aussi surprenant que rafraichissant. Il soupira à son tour et se détourna de Colin et Emilia qui discutaient, la jeune femme penchée par-dessus l'épaule du blond pour voir son écran. Le regard d'Elyan revint vers la télévision, en se réinstallant, il en profita pour cogner l'épaule de Ric avec la sienne. Ils semblaient partager un secret à présent, même si ce n'en était pas vraiment un. Ric rit doucement et retira son chapeau pour le poser sur la tête d'Elyan qui ne protesta pas.


- Je ne suis pas pressé de redevenir une statue, confia Elyan en se retrouvant seul avec Richard cet après-midi-là.

- Qu'est-ce qui te fait penser que tu vas en redevenir une ? Colin fait tout ce qu'il peut pour trouver une solution. Il est resté tard en conversation avec un soi-disant chamane hier.

- Ça ne servira à rien. Je ne pourrai pas prouver que j'ai du cœur parce que je ne sais pas aimer et aucun contre sort n'existe à ce que je sache.

Richard hocha la tête.

- S'il y en a un, Colin le trouvera. J'ai rarement vu un mec aussi débrouillard, même si question fille, il est aveugle.

L'évocation d'Emilia était clairement présente pour faire sourire Elyan et cela fonctionna presque.

Tout à coup, Richard sauta sur ses pieds et éteignit la télévision. Il claqua dans ses mains en guise motivation en se tournant vers Elyan.

- Allez debout mon pote, on sort toi et moi.

- On va encore voir si le vieux chinois est revenu ? demanda le guerrier avec un soupir résigné en allant mettre des chaussures.

Richard rit, mais secoua la tête.

- Je vais te dire, on va oublier que tu es une statuette magique et faire comme si on était juste deux potes lâchés dans Frisco. Tu arrêtes de croire que je suis ton servant et j'arrête de te traiter comme un gosse sur lequel je dois garder un œil. Deal ?

Elyan releva les yeux de ses chaussures pour voir que Ric se tenait devant lui, tendant la main dans l'attente qu'il la serre.

- D'accord, dit-il en acceptant la poignée de main.

- Laisse-moi juste le temps de voler un t-shirt à Colin, lança Richard en entrant dans la chambre à coucher.

Le guerrier était tellement habitué à le voir se promener torse nu qu'il n'y faisait même pas attention.

- Haha ! Trouvé ! parvint la voix de Richard avant qu'il ne réapparaisse avec un t-shirt à moitié enfilé. (il se débattit avec le vêtement jusqu'à l'avoir passé, s'il était large sur Colin, le tissu collait au torse de Ric) Bon, est-ce que tu sais ce qu'est un cinéma ?


- C'est juste une télé géante, souffla Elyan sur un ton de conspirateur en se penchant sur le siège de Ric.

L'autre homme se mit à rire comme si c'était hilarant, bien qu'Elyan ne voie pas pourquoi. Finalement, il se calma et hocha la tête.

- Oui, on peut voir ça comme ça.

Elyan avait entendu parler de cinéma, il s'était imaginé quelque chose d'impressionnant, mais vraiment, ils auraient aussi bien pu rester dans le salon de Colin. Cependant, il préféra ne pas s'en plaindre, il était déjà rare qu'on lui permette de sortir de l'appartement, il ne comptait pas gâcher une occasion, d'autant que Ric lui avait acheté du popcorn.

Il se contenta donc de regarder le film en essayant de comprendre en quoi cette histoire était intéressante, sans y parvenir pour autant.

- Il est impossible que cet homme puisse sauter par-dessus le pont et réussir à la sauver en entrant en collision avec elle, ils seraient tous les deux tombés comme des pierres…

- C'est Hollywood, s'amusa Ric. On ne leur demande pas d'être crédibles, juste de nous en foutre plein la vue.

- Oh.

Richard trouva Elyan bien plus divertissant que le film en fin de compte. Il le voyait secouer la tête souvent et même fixer l'écran comme si l'incohérence du scénario l'offensait personnellement. Le plus drôle avait été de le voir douter devant son popcorn quand ils étaient arrivés dans la salle.

- On dirait du carton…

Richard avait éclaté de rire avant d'en manger un lui-même pour montrer l'exemple.

- C'est comestible Pinocchio, c'est même vachement bon.

Après un autre regard hésitant, Elyan avait fini par céder et ne semblait pas l'avoir regretté si son expression approbatrice était une indication fiable.


Ce soir-là, ils commandèrent des pizzas comme tous les vendredi soirs. La soirée fût étonnamment calme. Depuis qu'Elyan avait débarqué, il trouvait toujours à se plaindre, mais ce soir, il paraissait presque content. Il ne ramena pas sur la table le fait qu'il fallait le sauver et qu'ils perdaient leur temps. Il s'énerva en ne comprenant pas les règles du poker, mais Richard lui expliqua à nouveau. Colin échangea un regard amusé avec Emilia. Elyan n'appréciait visiblement pas d'être réduit à apprendre de l'un d'entre eux, mais il se contenta de soupirer et laissa Ric le charrier sans trop protester.

Une fois l'idée du poker abandonnée, ils s'installèrent dans le canapé pour regarder un film. Emilia choisit et les trois hommes furent condamnés à voir « N'oublie Jamais »

Aucun d'eux n'était emballé à l'idée. En voyant les deux autres protester, Elyan jugea qu'ils avaient sans doute une bonne raison pour cela et les soutint, mais ce fût Emilia qui eut gain de cause.

A la fin du film, Emilia était endormie sur l'épaule d'un Colin aux yeux brillants, Ric baillait aux corneilles et Elyan regardait Colin en fronçant les sourcils.

- Tu pleures ?

- Non ! protesta-t-il un peu trop vivement, faisant sourire Ric.

Elyan se moqua alors de lui ouvertement. Il éclata de rire en déclarant qu'il se comportait comme une femme enceinte à pleurer pour rien.

Il était si occupé à rire, qu'il ne remarqua pas le regard amusé qu'échangèrent les deux hommes en se rendant compte que le guerrier n'était pas totalement inhumain. C'était la première fois qu'ils l'entendaient rire.


- Il y a une raison pour laquelle tu as des couettes ? demanda Colin en s'empêchant d'éclater de rire de voir Richard devant sa porte.

Il essaya bien de se retenir, mais finit par craquer quand-même. Voir Ric comme ça était simplement trop incongru : son visage, beau mais effrayant, semblait gêné. Ses cheveux noirs qui encadraient d'habitude son visage quand il ne les attachait pas derrière sa nuque, étaient à présent retenus par deux élastiques roses sur chaque côté de sa tête.

- Babysitting, grogna-t-il avant de passer devant Colin en tirant sur les élastiques pour libérer ses cheveux.

Richard arrivait à peine au salon qu'Elyan se précipita vers lui.

Colin resta interdit un instant de voir le soldat ressembler un peu à un gosse qui voit son grand frère rentrer à la maison pour jouer avec lui.

- Hey, quoi de neuf Pinocchio ? lança Ric.

Il ne manquerait plus qu'il lui ébouriffe ses cheveux quasi-inexistants pour compléter le tableau, songea sombrement Colin sans trop savoir d'où pouvait venir son amertume soudaine.

- Colin m'a fait mariner dans de l'eau tiède avec de la Rosemarie, du fenouil sauvage et des feuilles de saule pendant qu'il brûlait des cailloux dans la salle de bain.

Ce fut au tour de Richard de rire avant de se tourner vers Colin qui sentit le rouge lui monter aux joues sans raison.

- C'est un rituel de purification des mauvais esprits, un bain de plantes bénéfiques et j'ai brûlé du Benjoin noir, ça m'a été recommandé.

- Tu m'en diras tant, madame Irma, s'amusa Richard.

Elyan ne comprenait certainement pas la blague, mais ça ne l'empêcha pas d'échanger un regard complice avec Richard et Colin vit rouge.

- Moi au moins, j'essaie de le sauver ! s'énerva Colin. Qu'est-ce que tu fais au juste, toi ?

- Je lui permets de vivre un peu ! rétorqua Ric tout aussi sèchement.

Il sembla surpris lui-même du ton cassant de sa voix. Il prit plusieurs inspirations et passa une main dans sa chevelure noire à présent libérée avant de se tourner vers Elyan.

- Est-ce que tu sais ce qu'est une boîte de striptease ?


« A demain ! C'était Frisco Fusion, de minuit à deux heures du rock en perfusion sur la SF station. Bonne nuit San Francisco ! »

- Colin ne va pas tarder à rentrer, annonça Emilia en éteignant la radio.

Lorsqu'Elyan ne répondit rien, elle jeta un regard par-dessus son ordinateur sur lequel elle travaillait, assise à la table. Le guerrier la fixait à nouveau, elle commençait à reconnaitre cette expression, il voulait lui poser une question.

- Quoi ? demanda-t-elle exaspérée par avance.

Elle avait appris à redouter les questions d'Elyan, elles étaient bien souvent déplacées, mais elle ne pouvait même pas lui en vouloir parce qu'il ne semblait pas le faire exprès.

- Comment se fait-il que tu sois disponible pour rester avec moi, alors que tu travailles avec Colin ?

Oh, pour une fois, une question légitime.

- J'ai une chronique trois fois par semaine dans l'émission qui passe juste après celle de Colin. Le reste du temps, je peux travailler de chez moi, je me contente de faire des critiques de club dans lesquels on m'invite, je donne une note à l'ambiance, la musique…

- On te paie pour aller faire la fête ?

- J'adore cette façon de voir les choses ! s'amusa-t-elle Oui, on va garder cette version.

- Et depuis quand es-tu amoureuse de Colin ?

Emilia piqua un fard derechef.

- Ça ne te regarde pas ! dit-elle d'une voix moins dure que ce qu'elle aurait aimé.

- Pourquoi ne pas lui dire ? Pourquoi être malheureuse ?

- Je ne suis pas malheureuse ! cria-t-elle malgré elle. Colin ne m'aime pas de cette façon…

- Doutes-tu de tes charmes ? s'étonna le guerrier.

Elyan était sincèrement surpris. Ric et lui s'étaient rendus dans un club de striptease, mais aucune des femmes présentes là-bas n'arrivait à la cheville d'Emilia. Elle avait une douceur et une bonté qui ressortait dans chacune de ses expressions, elle était tellement belle qu'il était stupide qu'elle puisse même en douter.

- Si j'étais charmante, ça se saurait depuis le temps, rétorqua-t-elle amèrement.

Le guerrier ne put retenir un hoquet indigné. Sans réfléchir, il se leva et fit le tour de la table pour poser une main sur la joue d'Emilia qui le regarda d'un air méfiant. Il la fixa avec une douceur dont elle ne le savait pas capable. Sa voix se fit envoûtante, presque un murmure :

- Elle dansait sous la lune la beauté de l'orient,/ une chevelure sombre et des yeux de diamant,/ enlacée par le vent d'une étreinte d'amant,/ elle se cachait du monde pour danser librement./ Elle ne se souciait pas des mouvements hypnotiques / que son corps adoptait pour aimer la musique./ Elle ne savait pas voir, à mon grand désarroi,/ que sa douce perfection était digne d'un roi.

Emilia resta perdue un instant dans la douceur qui se dégageait d'Elyan. Sa voix était une berceuse et les mots la touchaient plus qu'elle ne voulait l'admettre.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Une vieille chanson, répondit le soldat avec un sourire en se détachant d'elle.

Il semblait presque gêné à présent.

- C'était gentil, merci.

Il était difficile à cet instant de savoir lequel des deux était le plus gêné. Elyan hocha finalement la tête en soufflant « je t'en prie » et alla s'installer dans un fauteuil, laissant Emilia reporter son attention sur son ordinateur. La jeune femme eut envie de se gifler, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle regrettait qu'il n'ait pas cherché à l'embrasser. C'était une pensée complètement stupide. Elle ne savait même pas d'où elle venait.

Puis sur une impulsion qu'elle ne s'expliquait pas, elle se leva et alla se placer derrière le fauteuil du soldat, elle passa ses bras autour des larges épaules et laissa son front tomber contre sa nuque. Elyan s'était figé un instant, mais à présent ses longs doigts caressaient les mains qui se joignaient sur son torse. Un mouvement réconfortant qui donna l'impression à Emilia qu'elle avait le droit de pleurer si elle en avait envie. Cependant, il ne se retourna pas, comme s'il comprenait qu'elle se dégagerait s'il essayait de la voir.


Plusieurs jours passèrent encore. La routine était la même. Chacun prenait son tour pour rester avec Elyan.

Sans comprendre pourquoi, ils se sentaient tous un peu responsables de lui. Richard l'amenait en ville et lui faisait découvrir San Francisco : il eut droit à un match de baseball, une galerie d'art, la baie. Colin cherchait inlassablement une solution magique pour tenter de régler la situation. Il s'épuisait à lire des articles et passait des heures au téléphone. Sa fatigue devenait de plus en plus visible et son humeur s'assombrissait à chaque échec. Emilia quant à elle, se contentait de passer le temps en sa compagnie. Ils parlaient peu. Elle s'était interdit de s'attacher à lui et le plus souvent c'était assez simple, mais parfois comme lorsqu'il lui avait cité les paroles de la chanson, elle se trouvait à éprouver une certaine tendresse à son égard. Elle se fustigeait intérieurement, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Il semblait avoir compris que son comportement la gênait dans ces moments-là, parce qu'il arrêta rapidement d'essayer de lui parler, mais à présent elle connaissait la douceur cachée derrière le masque du soldat prétentieux et elle la retrouvait dans les regards qu'il lui lançait à la dérobée.

Cependant, le jour devait arriver où aucun d'entre eux ne serait libre. Colin et Ric travaillaient et Emilia était invitée à l'anniversaire d'une amie. Elle avait envisagé de ne pas y aller, mais elle la voyait si peu ces derniers temps qu'elle avait rejeté l'idée.

- Tu peux l'emmener avec toi, proposa Colin. Ric le traîne à travers la ville sans arrêt et il n'a pas encore eu de problèmes.

Le ton renfrogné de Colin n'échappa à personne, mais sous leurs regards, il se contenta de hausser les épaules.

Décidément, pensa Emilia, tout le monde pique la gestuelle de Richard.

Elyan s'apprêtait à leur faire remarquer qu'il pouvait parfaitement rester seul, mais avant qu'il n'en ait le temps, Emilia se tourna dans sa direction. Il tenta de ne pas laisser paraitre l'envie qu'il avait de la toucher. Elle paraissait plus distante en ce moment et il n'aimait pas cela. Elle s'était montrée vulnérable face à lui et cela avait éveillé quelque chose d'endormi depuis bien longtemps. Mais elle avait dressé un mur entre eux dès le lendemain.

- Tu veux m'accompagner ? demanda-t-elle bien que l'idée ne semblât pas l'enchanter.

- J'aimerais beaucoup, répondit-il avec un sourire qu'elle ne lui rendit qu'à moitié.


Emilia arriva vers 21h, avant que Ric ne doive partir. Gaby lui avait assuré qu'elle ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elle vienne accompagnée et avait passé les dix minutes suivantes à la taquiner sur le fait qu'il n'était pas trop tôt et que tout le monde commençait à désespérer qu'elle trouve enfin quelqu'un. Elle avait dû lui répéter plusieurs fois qu'Elyan n'était qu'un ami.

Bien sûr le fait qu'elle venait de passer une heure à se coiffer n'allait pas aider à plaider sa cause, mais que pouvait-elle y faire ? Elle voulait juste paraître à son avantage parce qu'elle ne sortait pas souvent et si elle s'était demandé ce qu'Elyan en penserait… et bien personne ne pouvait le prouver !

Emilia frappa à la porte de Colin et comme c'était devenu une habitude depuis quelques temps, elle n'attendit pas de réponse avant d'entrer. Elle eut la surprise de voir Ric lui lancer un sourire entendu en la voyant.

- Pinocchio va arriver… tu es superbe, soit dit en passant.

- Merci, répondit-elle sans pouvoir réprimer un sourire.

Lorsqu'Elyan arriva, son sourire disparut et le reste aussi. Il était totalement vêtu de noir, une chemise ajustée, qu'elle devinait être neuve, faisait paraitre ses épaules plus carrées qu'elles ne l'étaient d'habitude, un pantalon droit soulignait la longueur et la puissance de ses jambes. Il était moins grand que Ric, mais plus imposant et pour la première fois, elle le trouva à couper le souffle.

- Je voulais être présentable, se justifia-t-il après un instant en passant une main sur son crâne qui n'était plus totalement chauve. Ric a dit qu'on ne voulait pas te faire honte.

Richard ricana depuis le canapé et lança un regard incrédule à Elyan. Il ne le contredit pas, mais trouva que le soldat avait du culot de mentir alors qu'il était dans la même pièce.

- Ouais, Ric a dit ça, s'amusa-t-il.

Emilia reprit ses esprits en se rendant compte qu'Elyan était mal à l'aise et qu'elle n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il était apparu.

- Tu es très élégant ! le rassura-t-elle avec un sourire. Prêt à y aller ?

- Oui.

Il semblait vouloir ajouter quelque-chose, mais finit par hocher simplement la tête avant de la rejoindre dans l'entrée.

Ils se regardèrent l'un l'autre un moment avant d'entendre Richard les interpeler.

- Hey, souriez !

Un flash les prit par surprise et Ric plaça une main sur son cœur avec un air ému en regardant la photo sur son téléphone.

- J'en reviens pas que mon petit gars aille déjà au bal de promo, j'ai l'impression qu'hier encore tu étais une statuette.

- Je crois qu'il n'y a que toi qui te trouve drôle, râla Emilia.

Richard balaya sa remarque d'un mouvement de la main.

- Je suis hilarant, commenta-t-il sérieusement.

- Bien sûr.

Emilia secoua la tête avec exaspération et prit le bras d'Elyan pour l'attirer dehors.

En refermant la porte, elle eut le temps d'entendre Richard soupirer : « Ah... l'âge rebelle!»


[1] Dans le langage courant un chapeau de cow-boy peut être appelé un « stetson » alors même qu'il n'est pas de cette marque.