Chapitre 5

A dix-sept heures, je dévalai les escaliers en tenu de sport, jogging et t-shirt blanc rehaussé d'une inscription noire - Mon père y jeta un œil torve quand je lui passai devant pour sortir. Le théorème de Pythagore ne devait être qu'un lointain souvenir pour lui.

Je sentis son regard me burlait le dos quand je m'éloignai de la maison. Il était sur le seuil de la porte, les yeux plissés. Je voulais bien parcourir des milles et des cents, jouer au tennis comme si ma vie en dépendant, au plutôt la sienne. Mais hors de question que je renie quoi que ce soit. J'adorais les maths. Et c'était avec eux que je voulais faire carrière. Pas avec une raquette et une balle jaune. Même si j'en avais les réelles capacités, je ne le souhaitais pas. Ce n'était pas pour moi cette vie-là.

Alors je courrais jusqu'à qu'il comprenne que ce n'était pas mon rêve. Et que ça ne le serait jamais.

Je calai mon rythme au son de la musique que j'écoutais. La chanson et mes enjambées étaient en complète adéquation. Foulées amples, naturelles qui me portèrent facilement. J'avais fait une sieste, mes exercices de maths, ceux de chimie et même révisé mon contrôle pour mercredi matin. Je me sentais bien mieux que lorsque je m'étais levé ce matin. Plus reposé. Si bien que la perspective d'un jogging de plusieurs kilomètres ne me semblait plus si mauvaise. Quand je sentis l'air frais venir fouetter mon visage alors que le jour déclinant teintait le ciel d'une touche d'orange, je trouvais même une certaine satisfaction à être dehors et à en profiter. Je pouvais au moins remercier mon père pour ça.

Quand j'arrivai devant le petit chemin, ce petit chemin là, je ne fis pas de suite le rapprochement. J'y passai devant chaque fois que je courrais, il faisait parti du petit circuit que je m'imposais. Alors par habitude, je n'y prêtai que peu d'attention. Je l'avais dépassé de plusieurs mètres déjà lorsque je m'arrêtai et me retourner, me rappelant que c'était ici que j'avais déposé Jamie.

J'avais soudain envie de revenir sur mes pas, de remonter le chemin jusqu'à la porte et de frapper chez lui. Ça ne devrait pas être si compliqué que ça, lui l'avait bien fait lorsque je végétais sur mon lit, malade. Bien sûr il ne m'avait pas insulté, humilié, rejeté avant ça. Et je ne le connaissais pas plus maintenant que la semaine dernière mais… j'avais envie de le voir. Ça ressemblait à un caprice et je m'obligeai à faire plusieurs pas pour m'éloigner. Mais ce fut plus fort que moi, au bout de la rue je fis demi-tour.

Mauvaise idée. Très mauvaise idée, Alex.

Je sprintai quand même jusqu'au portail noir que je poussai. Je grimaçai. J'étais dingue et sur le point de signer mon arrêt de mort. Tant qu'à faire, pourquoi ne pas me rendre tout seul à l'échafaud ! Je remontai l'allée en gravier, serpentant au travers d'un jardin, et gravis les marches du perron d'une grosse baraque en pierre apparente. Je m'arrêtai devant une porte en bois.

Il est encore temps de partir. Tu as toujours le choix.

J'appuyai sur la sonnette.

C'est le moment de courir pour sortir de là. Dans deux secondes tu ne …

Même pas deux secondes… Le loquet de la porte s'abaissait déjà.

La porte s'entrebâilla révélant son visage stupéfié. Ses yeux s'agrandirent, sa bouche s'ouvrit comme à la recherche de mots qui ne vinrent pas. Il n'avait plus l'air si malade que ça, aujourd'hui…

- Salut.

La surprise se mua en franche colère quand il entendit ma voix. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que j'étais une hallucination ? Il n'avait plus l'air d'avoir de fièvre pourtant, il devait avoir les idées assez claires pour remarquer que j'étais un type en chair et en os. Et transpirant, j'avais oublié ce détail.

Il sortit sur le perron, fermant la porte derrière lui, m'obligeant à faire un pas de recul. Il croisa les bras. Je récupérai la bouteille glissé sous l'élastique de mon jogging pour me donner une contenance.

- Qu'est-ce que tu fais ici, Alex, putain ? siffla-t-il, les dents tellement serrées que je pouvais les entendre grincer.

C'était marrant, il n'y avait pas si longtemps que ça, j'avais posé plus ou moins la même question.

- Je suis venu voir comment tu allais, c'est tout. Tu avais l'air mal, hier…

Le trop était l'ennemi du bien. Je ne poussai pas plus loin mes explications, je n'aimais pas vraiment me ridiculiser c'était déjà incroyable que je me retrouve devant lui pouù*ùr je ne savais quelles raisons obscures que je n'arrivai pas à comprendre moi-même. J'étais là, point barre. C'était une façon comme une autre de dire pardon. Sans avoir besoin d'ouvrir la bouche, ce qui m'arrangeait beaucoup. Je n'étais pas à l'aise pour exprimer des excuses à voix hautes. Je n'y arrivai tout simplement pas. Et je n'étais même pas certain de vouloir les lui présenter. Je n'étais même pas sur de vouloir être ici, d'ailleurs. Mais j'y étais, j'avais fait un pas. Alors, ne pouvait-il pas balancer à la poubelle cet air buté et furieux qu'il avait sur le visage ?

Je vissai et dévissai ma bouteille en attendant qu'il prononce un mot. Mais il restait obstinément immobile, ses yeux brillants toujours de la douleur et de la colère que j'avais provoquées. Et ça m'énerva d'en ressentir toujours autant de culpabilité.

- Pourquoi voudrais-tu que je vienne ? ajoutai –je devant son silence, le paraphrasant d'un ton mauvais.

Je regrettais de lui avoir fait mal et ça me rendit agressif, tout d'un coup. Alors que je ne voulais qu'apaiser les choses je provoquai l'exact contraire.

Jamie contracta encore plus la mâchoire, serra les poings. Je fermai les yeux, attendant que le coup parte. Mais il ne vint pas.

- Tes petits jeux ne m'amusent pas, Alex. Barre-toi d'ici.

Pourquoi ne m'avait-il pas frappé ? Je n'avais même pas eu l'intention de me dérober. Il aurait pu cogner fort et me faire saigner. N'est-ce pas ce qu'il voulait ?

Il fit demi-tour et voulu rentrer chez lui. Je l'en empêchai en lui bloquant le passage.

- Pardon Jamie, soufflai-je précipitamment en cherchant son regard qui s'esquivait. Ce que j'ai fait… ce que j'ai dit… je n'aurais pas dû.

- Clairement, oui !

Il me poussa pour passer et je laissai faire. Il ouvrit la porte et entra. Je l'empêchai de la refermai en m'appuyant contre le cadran.

- C'est vrai que je peux être un vrai connard, dis-je en penchant la tête. Je n'ai qu'à regarder mon père pour le savoir. Mais je ne suis pas comme ça Jamie. C'est juste…

- Juste quoi Alexandre ?

- Je suis un type bien, tu sais.

- J'en doute.

- Je suis sympa. C'est juste qu'avec toi j'ai un peu plus de mal.

- Parce que je suis gay ? me provoqua-t-il.

Je me figeai aussitôt, retenant mon envie de m'écarter de lui et de prendre de la distance. Beaucoup de distance.

- Ne dis pas ça comme ça ! m'énervai – je

- Comme quoi ? s'agaça-t-il à son tour.

- Comme si c'était normal, putain !

- Ah, parce que ça ne l'est pas ?

- Jamie, bordel ! inspirai-je en me pinçant le nez. Arrête avec ça, ok ! Je ne veux pas parler de ça. Je m'excuse pour ce qu'il s'est passé mais je ne veux pas parler… de ça !

- Je me fous de ce que tu veux ou pas, crétin !

Je ne voulais pas qu'il en dise d'avantage. Je ne le pouvais pas, tout simplement. Il fallait qu'il se taise. Maintenant ! Qu'il ne prononce plus une syllabe. Pourquoi utilisait-il ce mot comme si ça n'avait aucune conséquence ? Pourquoi se livrait il ainsi, comme on se jette dans une foutue cage aux fauves ? Nous étions peut être au vingt et unième siècle mais ça n'avait pas empêchait à un type de se faire immoler par un groupe d'homophobe, il n'y avait pas si longtemps, à Paris. Les journaux télévisés en avaient parlés pendant des jours. Et même si Jamie avait quitté la capitale, ce n'était pas mieux chez nous. Mon père tiendrait lui-même la mèche pour le bruler. Il l'allumerait sans hésiter et m'obligerait à le regarder partir en flammes.

Jamie s'apprêta à continuer de déblatérer sur le sujet. Je fis un pas vers lui, attrapai brutalement le col de son t-shirt et plongeai mon regard dans le sien.

- Jamie ! articulai-je. Tais- toi.

Et puis ça arriva de nouveau… Ses paupières s'alourdirent à l'instant même où son cœur s'emballa. La veine de son cou pulsa contre sa peau et, sans s'en rendre compte, il se rapprocha légèrement. Le souffle court, je regardai avec une horrible fascination ce désir maudit qu'il avait de moi, l'envahir avec une fulgurante rapidité. Il fallait que je recule, que je m'en aille avant… trop tard, elle était là la preuve de la réciprocité de ses sentiments. Elle s'agrandissait dans mon bas-ventre, enflammait mes reins, me poussait d'avantage vers lui.

Tu es mon fils et mon fils n'est pas un pédé.

Non, Jamie !

Je déglutis avec difficulté, les yeux rivés sur ses lèvres, et fis un pas un arrière, relâchant doucement l'étreinte sur son t-shirt. Jamie sembla revenir sur terre d'un coup sec. Il baissa la tête en se détournant.

- Je… me raclai-je la gorge. Je dois y aller… j'ai encore quelques kilomètres à courir et…

Mais il me tournait déjà le dos, prêt à refermer derrière moi. J'avais voulu m'amender, m'excuser et je le blessai encore d'avantage.

- Jamie, le rappelai-je avant qu'il ne referme.

Il se tourna à demi, me montrant qu'un profil de son visage, me cachant l'expression de ses yeux.

- Je ne peux pas être comme tu le voudrais, tu comprends.

- Je ne suis pas complétement con, Alexandre ! s'emporta-t-il.

- Ce n'est pas ce que je dis. Ecoute…

Mauvaise idée, Alex. Encore…

- … On peut toujours essayer d'être amis. Bien sûr, je ne te promets rien, tu finiras sans doute par me détester encore plus que maintenant, mais…

Je haussai les épaules. Je n'avais que ça à lui offrir. Et c'était le seul moyen de l'avoir plus souvent à mes côtés. C'était sans doute la pire des choses à faire, mais j'avais envie de le connaitre d'avantage, de le voir d'avantage. De le sentir plus souvent près de moi, sans que ce soit interdit. Ou mal. Je voulais seulement… qu'il soit là.

Jamie sembla réfléchir pendant une éternité. Les secondes s'éternisèrent et je commençai à me dire qu'il allait sauter sur l'occasion pour me rejeter et me rendre la monnaie de ma pièce. Mais un lent sourire s'épanouit sur ses lèvres et j'expulsai l'air de mes poumons, alors que je n'avais pas eu conscience de le retenir.

Ce sourire c'était un oui. Bien que la première chose qu'il me dit après ça, n'eut rien à voir avec une acceptation d'amitié.

- Pourquoi as-tu le théorème de Pythagore imprimé sur ton t-shirt ? Tu as peur de l'oublier ?

Quoi ? Qu'est-ce qu'il raconte ?

Il pointa mon vêtement et je penchai la tête vers l'équation. Mais bien sûr, j'avais oublié ces t-shirt spéciaux que je faisais moi-même. Si les messages qu'ils étaient censés envoyés ne touchaient pas leurs destinataires, ils avaient l'air d'amuser Jamie.

- Je fais campagne, expliquai-je.

- Avec des foutus formules mathématiques ? se moqua-t-il.

- Hum, hum.

Il s'appuya contre le cadran de la porte.

- Pour qui fais-tu campagne au juste ? voulut-il savoir.

- Pour moi-même.

Je haussai les sourcils en descendant les marches du perron. Je devais vraiment me remettre à courir.

- Et contre qui, Alex ?

- Contre mon père.

Je portais brièvement deux doigts à mes tempes avant de les écarter pour le saluer. Si j'avais eu un chapeau, je lui aurais donné une pichenette en plus.

- A demain Jamie.

Je repartis en sprintant jusqu'à la route sans attendre sa réponse. Mais quand je passai la tête par-dessus mon épaule un peu plus loin, Jamie était toujours sur le perron. Il croisa les bras en me fixant et je me tournai pour lui rendre son regard, courant quelques secondes à reculons. Puis je me détournai et m'éloignai pour de bon.

J'avais chaud, j'avais froid. J'étais heureux et angoissé. J'étais une milliard de choses. Mais pour ces yeux-là posés sur moi, caressant mon cœur de leur doux scintillement, j'aurais surement déjà traversé les sept cercles de l'enfer. Même si je ne le savais pas encore, évidement. Et toutes ces sensations, ces émotions, s'entremêlaient en moi, me tiraillant, et j'avais le tournis juste d'essayer de les comprendre. C'était tellement difficile de les décrypter. Je n'avais pas le bon programme, pas de licence en cryptologie émotionnelle. Je préférais les laisser se battre en moi. A un moment, c'était certain, elles deviendraient tout à fait claires.

Ou elles disparaitraient.

- Tu te sens bien mon chéri ?

- Oui, maman. Pourquoi ?

Elle plissa les yeux et je lui souris difficilement.

Je n'avais pas trouvé le sommeil de la nuit. Je m'étais tourné et retourné, levé pour faire des allés retours dans la cuisine, usant le sol, creusant une tranchée sous mes pas. Je serais bien resté dans ma chambre, mais le bruit de mes enjambées frénétiques, allant d'un côté et de l'autre de la pièce, aurait fini par réveiller mes parents, qui dormaient au bout du couloir. En bas, ils ne pouvaient pas m'entendre. Ma mine du lendemain, par contre, était un aveu en soi. Il était clair que je n'avais pas fermé l'œil.

- Tu as l'air fatigué, Alexandre. Tu es sûr d'être totalement guéri ? Veux-tu que je t'emmène voir le médecin ?

- Ce n'est pas la peine, maman. J'ai juste passé une mauvaise nuit, ok ?

- D'accord.

Pas vraiment rassurée, elle quitta quand même la maison, son mug de thé à la main. Mon père avait déserté depuis une bonne heure déjà. Il avait embauché plus tôt que d'habitude et je bénissais le ciel de ne pas avoir à lui parler ce matin. J'avais de plus en plus de mal à garder mon calme devant ses sempiternelles obsessions, demandes absurdes et exigences déplacées. Je n'étais pas sa foutue chose. Il voulait courir ? Qu'il court lui-même ! Il voulait un nouveau Noah ? Qu'il prenne une raquette et qu'il joue ! J'étais fatigué de devoir arrondir les angles et dans peu de temps, ça exploserait. Malgré les suppliques silencieuses de ma mère.

D'ailleurs, pourquoi était-elle encore avec cet enfoiré ? Ça me dépassait. Elle aurait dû se barrer depuis bien longtemps !

Le manque de sommeil me rendait mauvais. Depuis quand en voulais-je à ma mère ? N'était-elle pas une victime ? N'étions-nous pas, tous les deux, des dommages collatéraux ? Il fallait que j'arrête de me laisser envahir par des pensées perturbantes.

Jamie, tu voles mes heures de repos. Tu m'inquiètes.

Je finis mon petit déjeuné en ruminant, regardant le plafond. J'hésitai à remonter me coucher.

J'arrivai avec deux minutes de retard. Le CPE, de mauvaise humeur en ce lundi matin, me donna une retenue sans paraitre toucher par mon argumentaire. Je manquai le cogner sur la tête. Le comprenant, il recula prudemment en plissant les yeux.

Il était temps de passer à l'offensive.

- Deux minutes ! m'énervai-je. Deux foutues minutes ! Et vous me donnez une heure de retenue ?

- Un retard et un retard Monsieur Barrât. Qu'il soit de deux minutes ou de cinquante.

- C'est marrant, ironisai-je. Lundi dernier vous êtes arrivé bien après huit heures. Je ne vous ai pas vu courir chez le proviseur pour l'en avertir. Mais peut être que je me trompe.

Le CPE perdit un peu de son flegme et récupéra mon carnet de correspondance pour rayer le bon de retenue. Il me le rendit en m'indiquant la direction des bâtiments de cours.

- Sortez de ma vue, Monsieur Barrât.

- Avec plaisir, ricanai-je.

Qu'est-ce qu'il croyait celui-là, bon sang ? Que ses quelques années en plus et son surpoids le plaçaient au-dessus d'un règlement ? S'il n'avait pas baisé sa femme ce week-end, ce n'était pas ma faute mais celle de ses kilos en trop. Qu'il se mette au sport et qu'il me foute la paix. J'avais constamment les nerfs en pelote ces derniers temps. Il me suffisait d'un rien pour démarrer.

En tournant au coin du bâtiment, je sentis qu'on me suivait et je jetai un regard derrière moi. Je m'arrêtai aussitôt.

- Je croyais que tu étais un type sympa ? plaisanta Jamie.

- Pas avec tout le monde non plus.

Il se porta à ma hauteur, les mains dans les poches et son sac sur le dos. Je repris ma route et Jamie m'accompagna.

- Peut-être devrais-tu dire avec presque personne.

- Il y a une différence entre être sympa et se laisser avoir par des CPE obèses qui aiment passer leur frustration sur les élèves.

Il n'avait pas l'air convaincu.

- Quoi ? demandai-je avec humeur en gravissant les marches deux par deux. Ne me dis pas que tu t'es laissé attendrir par ce type. Il a un visage de bovin !

- Je croyais que tu ne voulais pas parler de … ça ?

Je lui jetai un coup d'œil excédé.

- On n'en parle pas.

- Sûr ? J'aurais juré que tu me demandais…

- Tu te trompes Jamie.

- Bien sûr. Mais si tu veux vraiment savoir je trouve ce type attachant.

Mon sang ne fit qu'un tour et j'accélérai l'allure.

- On en parle pas, merde ! grognai-je.

- Sympa, oui. C'est presque ton deuxième prénom.

Il rigola et je fis soudainement volteface en l'entendant. Ne s'y attendant pas, Jamie me rentra dedans et nos têtes se cognèrent. Son rire s'éteignit aussitôt et il fit trois pas en arrière. Je posai une main sur son bras, le sauvant d'une chute qui lui aurait valu, au minimum quelques bleus, au pire un membre cassé et une bonne commotion cérébrale.

- Qu'est-ce que ce gros con a d'attachant ? ne pus-je m'empêcher de demander.

J'avais toujours la main sur son bras. Jamie avait le visage tourné vers mes doigts blancs contre sa peau plus dorée par les mois d'été. Je l'y laissai, faisant exprès d'ignorer ce que lui fixait, avec la même obstination.

- Sa maladresse, finit-il par souffler. C'est ça qui le rend attirant.

- Attirant ? grinçai-je.

Je le relâchai, la gorge en feu de retenir mes hurlements. Si Jamie trouvait ce bibendum attirant j'avais de sérieux soucis à me faire sur ses gouts. Est-ce que je devais le prendre comme une insulte ?

- Alex, je…

- Viens, le coupai-je. Je vais finir par être vraiment trop en retard. Qu'est-ce que tu fais là au fait ?

Comprenant que je changeais délibérément de sujet pour ne pas m'appesantir sur le précédent, qui m'avait déjà collé une migraine et des aigreurs d'estomac, Jamie n'insista pas.

- Je n'ai pas cours à cette heure-ci. Je ne m'en souvenais pas alors je me suis pointé à huit heures.

- C'est vrai. Max commence à neuf heures le lundi. En même temps, ce n'est pas plus mal aujourd'hui.

- Pourquoi ?

Je lui jetai un coup d'œil.

- Il a rompu avec Cindy.

- Bonne nouvelle.

Je ris en lui lançant un clin d'œil.

- Certain que ça en est une.

Je le quittai quand j'arrivai devant ma salle. Il fit demi-tour et je le suivis du regard quelques instants, une drôle d'impression logé au fond du ventre.

N'avais-je pas fait la même chose avec toutes mes petites amies ? Les emmener devant leur salle de cours, le matin et leur offrir un sourire avant de m'éloigner ? Comme venait de le faire Jamie ?

Le plus étrange ce fut que je ne trouvais pas cette sensation si dérangeante. Bizarre, oui. Déroutante aussi. Mais agréable quand même.

Parce que son sourire ça valait bien un peu d'abnégation. Et quelques sacrifices n'étaient pas cher payés pour qu'il éblouisse son visage comme il y avait quelques secondes.

Ta main s'approche dangereusement près de mon cœur. Quand elle s'en emparera, je serais incapable de le reprendre.

Qu'es-tu en train de faire de moi, Jamie ?

- Où tu étais encore passé ? me demanda Gaël, à voix basse quand je m'installai à côté de lui.

- J'ai passé une nuit merdique et le CPE m'est tombé dessus quand j'ai débarqué avec deux petites minutes de retard.

Gaël fronça les sourcils et jeta un coup d'œil sur sa montre.

- Je dirais plutôt un petit quart d'heure.

Je n'avais pas parlé si longtemps que ça avec Jamie. Si ?

- Tu t'es perdu entre le bureau du CPE et ici. Le lycée est grand, d'accord, mais pas à ce point.

- J'ai croisé Jamie.

Mon ami grimaça aussitôt.

- Il est dans quel état ?

- Je ne l'ai pas frappé, imbécile. On a discuté.

- Vous… quoi ? J'ai bien entendu, là ?

Je lui donnai un coup sur l'épaule, il jura tout bas en massant la zone touchée.

- Quoi ? C'est fichtrement intriguant, non ? Il y a deux jours, tu aurais été prêt à jeter une bombe dans son casier, juste pour le plaisir de le voir l'ouvrir et exploser avec.

- Pas du tout, me défendis-je.

- S'il te plait Alex. C'est quoi l'histoire avec ce type ?

- Il n'y aucunes histoires, me butai-je.

Gaël m'observa un long moment. Devant mon air revêche, il finit par hausser les épaules.

- Il y a quelque chose. Tu ne veux pas nous le dire, ça on l'a tous compris, mais il y a quelque chose quand même.

Il avait évidemment raison. Lui et Hugo me connaissaient assez pour s'en rendre compte. Max aussi mais fort heureusement il avait été pris par sa Cindy ces derniers temps. Deux amis sur le dos, c'était suffisant déjà. Que le troisième s'occupe de ses affaires, ce n'était pas plus mal.

- Et bien mon petit Gaël, avec un peu de chance quelqu'un t'enverra la vidéo qui te révélera tous mes secrets.

Gaël rit discrètement. Nous attirions déjà trop l'attention de notre professeur.

- Je pourrais la poster sur mon blog ?

- Si tu tiens à mourir.

- Quel égoïsme, Alex !

- Quel voyeurisme, Gaël !

Il écarquilla les yeux et je me reteins d'exploser de rire. Il détestait que l'on compare son blog à un besoin de commérage. Il se voyait plus comme un reporter. Il donnait des infos, point final. En fait, il avait surtout besoin de tout savoir. Ce n'était pas du voyeurisme mais de la curiosité.

A midi, lorsque nous rejoignîmes tous nos amis pour aller manger, Gaël était toujours vexé de ma petite remarque sur un de ses hobbies préférés. Il l'était tellement qu'il avait passé la matinée à me souler avec son argumentaire, nous faisant rater la pause de dix heure, pour rester en classe à recopier l'exposé d'un exercice que le prof avait donné à voix haute et que nous n'avions pas entendu.

Je m'arrêtai, les mains dans les poches les yeux au ciel, devant Hugo, Max et Jamie que Gaël ne remarqua même pas lancé comme il l'était dans son monologue inlassable. Moitié hystérique, il discutaillait sur la différence entre l'information et le voyeurisme. Je secouai la tête en même temps qu'Hugo.

- Qu'est-ce qu'il a le geek ?

- Un bug !

Gaël cessa soudain de parler, s'apercevant que nous n'étions plus seuls.

- Ce que j'en dis…

- Je sais ce que tu en dis. J'ai compris les cents premières fois et si ce n'était pas le cas, il y avait encore les cents suivantes.

- Je ne saisis pas tout, là.

- Laisse tomber Hugo, marmonnai-je. J'ai faim, ok ?

Nous nous dirigeâmes vers la sortie. Jamie tapa sur l'épaule de Max.

- A plus tard, lui dit-il.

- Où vas-tu ? le rappelai-je.

Jamie se retourna, jeta un coup d'œil à mes amis et reporta son attention sur moi.

- Je vais manger.

- Il se trouve que nous aussi, ironisai-je. C'est un peu ce qu'on fait en principe, à midi.

Jamie ne sembla pas saisir le sous-entendu ou il faisait bien semblant. Avec lui il valait mieux dire les choses clairement, sans subtilités.

Je soufflai.

- Viens, lui dis-je. A part si tu as tout un contingent qui t'attend quelque part.

- Pas de contingent non.

- Super.

Il revint sur ses pas alors qu'Hugo, yeux écarquillés, me fixait.

- J'ai raté quelque chose ?

- Tu vois ! s'exclama aussitôt Gaël.

- Quoi ? demanda Max, s'attirant un regard excédé des deux autres.

Je commençai à marcher, Jamie à mes côtés, et je me foutais bien de leur interrogations à cet instant. Son odeur flottait jusqu'à moi et j'adorais ça. Il me jeta un coup d'œil. Hugo et Gaël lancèrent des hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres. Je ris en entendant les plus absurdes et Jamie s'amusa de leur imagination. Max tenta de récupérer le retard qu'il avait pris en s'abrutissant avec sa blonde qui, d'ailleurs, apparut au bout de la rue, débouchant d'une allée adjacente. Elle ralentit le pas en nous voyant, avant de foncer comme un furieux tout droit sur moi. Je m'attendais au pire.

Déterminée, elle me pointa du doigt.

- Tout ça c'est de ta faute Alexandre ! gémit-elle. Tu es incapable d'avoir une relation alors tu bousilles celle des autres.

Max allait intervenir mais je le devançai. Pas la peine qu'il fasse ce plaisir à cette petite garce.

Je lui souris méchamment et croisai les bras.

- Sans blague ? Je croyais que c'était en t'envoyant en l'air comme une pute en chaleur avec ce connard de Loïc que c'était arrivé ?

Les ricanements de mes amis la firent rougir violement. Je vis son regard devenir franchement belliqueux. Elle levait une main pour me gifler. Je ne l'avais pas prévu celle-là. Elle allait faire vraiment mal vue la force qu'elle y mettait.

Elle n'atteignit jamais ma joue, une poigne de fer venait de la stopper en pleine course.

- Demi-tour, sorcière, siffla Jamie en la repoussant.

Cindy cligna des paupières, surprise. Elle avait des larmes dans les yeux et la lèvre tremblante.

- Tu as tort de défendre ce pauvre con, Jamie. Ce n'est qu'une…

- Fais gaffe à ce que tu vas dire, la coupa Hugo. Et va pleurer ailleurs espèce de salope adultérine.

Elle se tourna vers Hugo en massant son poignet que Jamie avait un peu maltraité.

- C'est certain que tu ne prends pas trop de risque toi, avec ta grosse Aurélia. Qui voudrait d'elle à part toi ?

Cette fille était vraiment une peste. J'étais bien content que Max s'en soit débarrassé, même s'il avait mis le temps.

- Aurélia est magnifique, défendis-je la petite amie de Hugo. Elle le sera toujours plus que toi, et elle vaudra toujours mieux que toi.

- Il n'y pas photo, ajouta Gaël. Elle est même trop bien pour Hugo… quoi ?

Il venait de se manger une claque sur le crane qui le fit grimacer.

- Tu sais bien que j'ai raison.

- Pas la peine de le rappeler, le geek !

- Arrête de m'appeler comme ça !

Max, jusque-là silencieux, s'approcha de Cindy, dents serrées et regard meurtrier.

- Aurélia ne trompera jamais Hugo, Cindy. Tu sais pour quoi ? Parce qu'elle est sincère. Et honnête. C'est toi qui a tout foutu en l'air, certainement pas Alex. Mets-toi bien ça dans le crane. Tu es la seule responsable.

Puis il s'éloigna et nous le suivîmes, sans plus accorder un regard à la jeune fille qui pleurait sur le trottoir.

Ce ne fut qu'à ce moment-là que le geste de Jamie me revint comme un boomerang. Pourtant, personne ne semblait y avoir prêté plus attention que ça. Ils parlaient, riaient, comme s'il ne s'était rien passé. Comme si mon monde ne venait pas de changer de trajectoire. IL m'avait défendu. Ce n'était pas rien, ce n'était pas anodin. Ça avait de l'importance. Une importance qui me laissait un gout de bile dans la bouche. Quelque chose de nouveau, d'interdit.

C'était aussi une émotion puissante. Très puissante. Parce que personne n'avait jamais ressentis le besoin de me protéger. C'était vrai, je pouvais le faire moi-même après tout. Physiquement, j'étais plus que capable de me défaire d'à peu près n'importe qui. Pourtant je ne le faisais pas. Si un coup partait, j'étais conditionné pour le recevoir. En fermant les yeux et en priant pour qu'il ne soit pas trop dur, avec ça. J'étais dressé par les agressions de mon père. Toujours plus violentes. Toujours plus vicieuses. Je ne m'étais jamais battu. Ma silhouette imposante suffisait à dissuader quiconque de s'en prendre à moi. Et elle me permettait de garder mon plus grand secret bien caché.

Jamie m'avait protégé…

Pour une fois dans ma vie, je m'étais senti à l'abri. En sécurité derrière son corps qu'il m'avait offert comme refuge. J'avais voulu y rester à jamais. Parce que je savais que s'il veillait sur moi, je ne risquerais plus rien.

Je pourrais enfin me reposer.