« Je crois que, si je ne le fais pas, je vais le regretter toute ma vie. »

Dans sa cage thoracique, tout est devenu froid. Une légère couche de sueur glacée est venue recouvrir ses tempes et le creux de ses mains. Il s'est redressé brusquement, jetant les couvertures au pied de son lit. Il s'est levé. Le plancher est d'un froid agressif. Le jeune homme peste une fois de plus contre ce vieux bâtiment mal isolé.

Mal isolé, mais magnifique, il ne peut pas le nier. Son architecture néoclassique a toujours été un charme, pour lui. Elle lui faisait, dans les premiers temps, l'effet d'une aïeule bienveillante qui l'accueillait dans ses bras moelleux, âgés et chauds. Le grand séminaire de Montréal a bientôt cent-soixante-quinze ans d'histoire. Cent-soixante-quinze ans de passions, de douleurs, de joies et de secrets. De son secret, entre autres.

Dans quelques mois, son baccalauréat civil en théologie sera derrière lui. Il devra ensuite expérimenter la vie de prêtre catholique pendant deux années. Il va devoir vivre dans un presbytère, avec d'autres curés. Travailler à temps plein. Accomplir les tâches qu'ils accomplissent. Quitter le séminaire où il réside depuis déjà quatre ans. Et là, il sera trop tard.

Il appuie son front contre la fenêtre givrée, la seule de la pièce. Il peut voir, au loin, les lumières de la ville, celles qui ne s'éteignent jamais. Celles qui lui restent désespérément inaccessibles. Son regard croise celui de son reflet, et il est surpris par tout le trouble qu'il recèle. Il s'en éloigne un peu, histoire de mieux le détailler.

Le haut de son visage ne va pas avec le bas. Deux grandes prunelles sombres ourlées d'interminables cils fournis et un petit nez mutin ornent un visage aux traits durs et bien définis, une mâchoire agressive et des lèvres brutes. Sa face, c'est l'éternel combat entre le féminin et le masculin. Alexandre, son frère aîné, le lui disait toujours, à la blague, avant son entrée au séminaire: « Fais attention aux sulpiciens, avec ta petite gueule de gamin, ils pourraient te surprendre par derrière! »

Il trouvait cela de mauvais goût, à l'époque. Maintenant, avec ce qu'il envisage de faire, il ne peut refouler un étrange et incontrôlable fou rire face à l'ironie de la situation. Si Alex, se disait-il, savait que le seul susceptible de « surprendre par derrière » qui que ce soit, dans la baraque, était son cadet, il en tomberait des nues.

Derrière lui, juste en haut à droite de son image, un deuxième reflet attire son regard. Son estomac se contracte douloureusement. Il se détourne de la fenêtre pour faire face à son tourment.

Les yeux de bois du Christ accroché au mur, au-dessus de la porte d'entrée, le scrutent sévèrement. Pendant un instant, il croit y déceler une lueur de colère. Il se sent minuscule face au crucifix qui le surplombe et qui semble lui dire « Je sais tous tes secrets les plus terribles. Tu ne peux rien me cacher. »

Il ne le supporte plus. Il ne peut plus le supporter!

Il se met sur la pointe des orteils et saisit l'objet sacré. Il le serre à s'en blanchir les jointues, à s'en percer les paumes avec ses ongles. L'angoisse est insoutenable.

« La honte! La honte! »

Il ouvre un tiroir de sa commode et entreprend d'en retirer tous les vêtements, jusqu'au dernier.

« Va t'en. Va t'en. Va t'en! »

Il les prend par poignées, les jette sur le sol hystériquement, sans considération, il les remplace par le crucifix, qu'il pose au fond du tiroir avec une étonnante délicatesse forcée avant de le refermer violemment.

«CLAC!»

Le bruit assourdissant du bois contre le bois résonne dans ses oreilles, fort, rassurant, libérateur.

La tempête est passée. Il se sent las, tout à coup. Il se rend compte, non sans une certaine surprise, qu'il est essoufflé. Sa poitrine se soulève et s'affaisse rapidement et son coeur bat vite, comme si le sang s'était évaporé des extrémités de son corps. Il se traîne jusqu'à son lit défait, pantelant, et s'y laisse choir. C'est la pagaille dans sa chambre. C'est la pagaille dans sa tête.

« Théophile, reviens à moi », ordonne une voix impérieuse dans son esprit.

Celui-ci se crispe et braque ses yeux sur le tiroir où le Christ de bois est fait prisonnier. Qu'a-t-il fait, mais qu'a-t-il fait! Tremblant, il se relève et libère son Sauveur, qu'il plaace sur sa table de nuit. Une vague envie de vomir le saisit, provoquée par la culpabilité, il suppose, et par un autre sentiment qu'il ne saurait identifier, comme si ses tripes se rétrécissaient, encore, et encore, et encore...

Il replie et range soigneusement les vêtements qui jonchent le sol de sa chambre. L'action à toujours eu un effet apaisant sur lui, lui permettant de chasser son anxiété et de retrouver un semblant de pensée rationnelle.

Il a passé ses vingt-quatre années de vie à se dédier au Seigneur. Pour lui, il n'y a jamais eu d'autre chemin, et il n'en veut pas d'autre. Pourtant, il ne peut pas continuer à vivre de cette manière, avec ces désirs immondes.

Il en vient à un choix déchirant, mais inéluctable: il va faire l'amour. Avec un homme. Il va se permettre ce péché capital, adieu définitif à toutes les hérésies qui le hantent. Une fois, et seulement une fois que ce sera fait, il pourra être tranquille, il en est convaincu. Finies les envies malsaines, finies les pensées tentatrice. La paix, juste la paix, enfin et pour toujours. Sur cette hypothèse rassurante, il finit par s'endormir d'un sommeil agité, le petit Jésus mort sur la croix à côté de lui.

Après tout, mieux vaut perdre sa virginité que de perdre la tête.