Chapitre 1
Je naquis en l'an de grâce 1292, comme on disait alors, mais mes plus vieux souvenirs datent de mes 5ans, ou à peu près. Nous habitions alors une grande maison dont la principale caractéristique était le nombre important de fenêtre, et le froid que cela engendrait souvent.
Au rez-de-chaussée, dans la grande pièce donnant sur la rue, il flottait toujours une odeur de peinture et de colle dans laquelle de nombreux apprentis et aides s'affairaient fébrilement sous les ordres de mon père, le maître enlumineur.
Celui-ci était grand, lourd, avec des cheveux roux en bataille qui lui donnaient un air de ressemblance avec le diable des gravures et un regard châtain lançant perpétuellement des éclairs. Il dirigeait l'atelier d'une main de fer – « comme notre bon roi Philippe dirige la France » se plaisait-il à dire – et nombreux étaient ceux qui le craignaient.
Bien que cela me fût interdit, j'adorais me glisser en cachette auprès de l'un des aides pour le regarder étaler avec délicatesse la couleur dans l'un ou l'autre des motifs entourant chaque première lettre d'une page. Parfois, si c'était un jeune, il relevait la tête et m'adressait un sourire de connivence. Je m'enhardissais alors à lui demander quelle lettre il décorait et, très tôt, je sus toutes celles qui composent l'alphabet.
Lorsque mon père me surprenait, il me faisait sortir avec plus ou moins de douceur selon son humeur et je rejoignais alors ma mère dans la pièce d'à côté, plus petite et plus intime. Il y brûlait hiver comme été un feu dans la cheminée auprès de laquelle elle faisait des travaux de tapisserie, assise dans son fauteuil. Je m'asseyais à ses pieds pour la regarder, hypnotisé par la danse rapide et gracieuse de l'aiguille.
Quelquefois, elle posait son ouvrage et m'envoyait chercher une petite bible dont elle me lisait des passages. L'ouvrage provenait de l'atelier de mon père et de belles enluminures ornaient chaque page. Elle n'avait pu être vendu car un apprenti négligeant avait abîmé l'une des dernières illustrations en voulant faire une retouche alors que le livre était déjà relié et ma mère évoquait parfois avec un froncement de sourcil le renvoie brutal de celui-ci.
Elle était encore belle malgré ses 30ans révolus : des robes étroites moulaient sa taille toujours fine et l'aiguille n'arrivait pas à gâter la finesse et la douceur de ses mains. J'entendais parfois mon père dire que c'est d'elles qu'il était tombé amoureux une quinzaine d'années plus tôt. Elle était pâle et l'ovale parfait de son visage était éclairé de deux grands yeux bleus, insondables comme deux lacs sans fonds. Ses longs cheveux châtains étaient enfermés dans une résille durant la journée mais ils venaient me caresser le visage lorsqu'elle m'embrassait le soir, avant que je ne m'endorme.
On accédait au premier étage par deux escaliers : l'un à l'intérieur et l'autre dehors. Qu'il pleuve ou qu'il vente, je prenais en général celui du dehors car l'autre était situé dans un coin de l'atelier. Au premier étage étaient cinq pièces. Deux grandes chambres pour chacun de mes parents – où je n'entrais jamais – une plus petite pour moi, une pièce que l'on utilisait comme remise pour la peinture, les plumes et les livres non vendus encore, et, enfin, une sorte de cagibi qu'habitait Manon, une grande fille maigre et brune que mes parents employaient à diverses tâches allant du ménage au marché en passant par ma surveillance.
Le dimanche, ma mère sortait sa belle robe bleu-roi et mon père son habit noir tandis que Manon m'habillait d'un affreux tissu amidonné vert foncé et me coiffait – une fois n'est pas coutume -, puis nous allions tous trois à la messe. L'église n'était pas loin, sauf pour mes petites jambes, mais il fallait se frayer un chemin dans la rue encombrée d'une foule bariolée tout en évitant la rigole au centre qui charriait toujours un mélange peu ragoûtant, et les divers animaux en liberté ou en fuite.
Je trouvais toujours la messe interminable – il faut dire que je n'y comprenais pas grand-chose – mais je restais sage, conscient du regard que mes parents posaient sur moi.
Une fois, le prêtre choisit de lire un passage de la naissance du Christ, lorsque les rois-mages suivent l'étoile, et je ne pus m'empêcher de remarquer, un peu trop haut sans doute, que l'un d'eux s'appelait comme moi. Cela me valut une taloche pour me faire taire et un froncement de sourcils de ma mère tandis que quelques rires étaient promptement étouffés alentour.
Il arrivait que Manon m'emmène au marché, soit que je le demande, soit que mon père l'ordonne pour ne plus m'avoir dans les jambes. La pauvre fille n'aimait pas ces moments je le crains : je courrais de droite à gauche, curieux de tout, et elle s'épuisait à me rappeler sans cesse. Parfois, exaspérée, elle perdait son calme et me secouait comme un prunier en me sommant de me tenir tranquille ou bien elle se mettait à hurler, au grand amusement des commerçants. Penaud, je restais alors à ses côtés… pour 5minutes au plus, avant de recommencer mes frasques.
Mais mon occupation préférée était de me poster devant la maison, de façon à ce que ma mère puisse me surveiller par la fenêtre et que je sois invisible depuis l'atelier de mon père, pour guetter les clients. Avec le temps, je finis par reconnaître les quelques habitués et je m'entraînais à leur faire un beau salut comme j'avais vu mon père le faire. Cela les faisait invariablement sourire ou rire, sans que je comprisse pourquoi.
Les clients de mon père étaient nombreux et hétéroclites, on voyait dans son atelier aussi bien des nobles, des bourgeois que d'autres artisans comme nous qui désiraient faire un cadeau à un parent ou un proche. J'y vis même une fois un troubadour accompagné d'un grand chien.
Mais celui qui venait le plus souvent était un grand jeune homme blond aux yeux verts, plutôt timide et d'une grande gentillesse. Il ne manquait jamais de me faire un sourire et de m'adresser quelques mots lorsqu'il me voyait sur le pas de la porte. Il était habillé de beaux vêtements et manifestement riche. Je me demandais souvent pourquoi ce beau jeune homme de 7 ou 8 ans mon aîné venait acheter lui-même les livres dont il avait besoin ou envie au lieu d'envoyer un valet.
Peut-être s'ennuie-t-il ? m'avait répondu ma mère quand j'avais fait cette remarque. Les seigneurs comme lui n'ont rien à faire de leurs journées.
Mon père se montrait toujours obséquieux avec lui mais dès qu'il avait tourné les talons, des plaisanteries grasses dont je ne saisissais pas le sens fusaient dans l'atelier.
Le jeune homme n'avait jamais précisé son nom, à moins que ma mère n'eut pas jugé utile de me le répéter, aussi décidais-je en mon fort intérieur de le surnommer tout simplement « le Seigneur ». Je pris garde toutefois à ne pas le désigner ainsi de vive voix, me doutant que ma mère eut peu apprécié de voir un homme doté par moi du même titre que le maître des cieux.