Note de l'auteur : Je vous remercie pour l'accueil fait à cette histoire, je profite d'être en vacances pour écrire frénétiquement, et je dois dire que c'est plutôt agréable. Il y aura quelques révélations dans ce chapitre qui est assez long, des araignées (j'ai dû faire des recherches !), une potion magique, un miroir d'obsidienne (si vous cherchez un cadeau à me faire, mon cœur de sorcière trésaille à chaque fois que j'en vois un), et un long baiser… entre Zamoxis et Garrmah, ah ah ! J'espère que ce ne sera pas trop indigeste. Je souhaite d'excellentes vacances à toutes celles qui ont la chance d'en profiter et beaucoup de courage aux autres. Joyeux Halloween !
Conseil musical : Pour accompagner la lecture de ce chapitre, je vous conseille The Desert and Huge Clock Country de la bande originale du jeu Bravely Default. Bonne lecture !

Réponses aux commentaires :
Guest : Merci !
Origan : Merci à toi de m'avoir lue, je suis rassurée que le chapitre deux ne t'aie pas rebutée ! Emmercar est effectivement tombé de haut et il n'est pas au bout de ses peines, le pauvre, et surtout il n'est pas au bout de ses doutes ! Mais je te laisse découvrir ça, et l'avancée progressive de sa relation avec le Nécromant. Bonne lecture, merci encore de me suivre je suis vraiment ravie de recevoir des retours. A très bientôt !
Black Shade : Bienvenue ! Je suis ravie que cette histoire te plaise et très contente d'avoir gagné une lectrice ! J'espère que cette suite sera à la hauteur de tes attentes et surtout j'espère ne pas t'avoir fait patienter trop longtemps. Je te souhaite une excellente lecture, merci énormément pour ton commentaire et à très bientôt !
Le corbeau noir : Bonjour ! Je t'aime aussi ! Oui, pour Sortie des Sables, je sais que j'ai fait des frustrées. Mais je n'ai pas abandonné l'idée de faire réapparaître Aspel. Il est toujours dans un coin de ma tête avec ses sourires doux et son enthousiasme. Et même si j'ai plein de projets et que le monde que je crée est vaste, que chaque histoire en appelle une nouvelle, je ne renonce pas à Nébether. J'ai commencé par là, et je sais que tôt ou tard, j'y reviendrai. J'espère néanmoins que Seigneur de la Nécropole te plaira et que tu t'attacheras à Emmercar et Estébaal, je te souhaite une bonne lecture, merci infiniment pour tes commentaires et tes encouragements, je ne m'en lasse jamais ! A tout bientôt !
Naerii : C'est moi qui te remercie pour ton merveilleux commentaire. Ça me fait extrêmement plaisir de savoir que tu as passé un moment de lecture agréable et si tu as ressenti cette ambiance particulière qui plane sur la Nécropole et sur les cités du royaume d'Idac en général, la magie, le mystère, alors je suis pleinement satisfaite. J'espère que cette suite sera à la hauteur de tes attentes et que tu ne l'as pas attendue trop longtemps. Je te souhaite une excellente lecture. Merci encore infiniment, à très bientôt !

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Le Seigneur de la Nécropole
Tablette trois ~ Le règne des proscrits

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« Nous sommes les exclus, nous sommes les étrangers, nous sommes les âmes damnées, les monstres, les fantômes. Nous ne sommes les élus d'aucun dieu, nous ne sommes sous la protection d'aucun roi, aucun vent favorable ne souffle dans nos voiles.
Mais à présent le joug des tyrans ne pèsera plus sur vos nuques, je vous libère de la violence et de l'injustice. Vous ne serez plus abandonnés à votre sort.
Car si vous vous sentiez humiliés, tourmentés et trahis, vous n'étiez pas tous seuls.
Aujourd'hui commence le règne des proscrits. »

Extrait des Prophéties du devin Eshmunamash
Discours du Roi Pirate Meshqipsah Nabuzalassar
Prononcé lors de la fondation du Royaume d'Idac

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– Car c'est dans l'injustice que l'on découvre la vraie valeur de la droiture, c'est dans l'adversité que l'on reconnaît les cœurs vaillants et il faut rencontrer les ténèbres pour comprendre l'importance de la lumière…

L'éloge funèbre s'acheva sur ces mots et la Haute Prêtresse jeta la torche rituelle dans le braséro funéraire qui s'embrasa en crépitant. La fumée blanche devait ouvrir le chemin pour guider l'âme du défunt vers le ciel, vers sa nouvelle demeure de lumière. Une procession de dignitaires s'avança pour déposer des lys dorés sur le lit mortuaire où le Gouverneur Deneklès reposait, sous un suaire pourpre brodé de soleils d'or.

Emmercar regarda s'avancer une jeune femme dans une robe de deuil. Son visage était couvert d'un voile et elle portait aux bras un petit garçon.

– Qui est-ce ? demanda Estébaal alors qu'elle se penchait sur le corps du gouverneur.

Emmercar inspira profondément. Il était midi, l'air était brûlant de chaleur et lourd de poussière. Pourtant en regardant la triste silhouette déposer des fleurs sur la dépouille de son ami, un chagrin glacial étreignit son cœur.

– Olyria Deneklès. C'est sa veuve, elle doit être effondrée. J'avais promis à Deneklès de veiller sur elle et sur leur fils, Salem, s'il lui arrivait malheur. Je n'ai pas pu le protéger, et même cette promesse-là je ne peux pas la tenir.

– Vu ta situation elle sera de toute façon plus en sécurité à la surface, trancha Estébaal.

Les doigts de l'enfant serrèrent le drap pourpre et sa mère dut le lui faire lâcher en ouvrant sa petite main. Il avait à peine cinq ans mais ses cheveux noir corbeau et sa peau couleur miel promettaient qu'il ressemblerait à son père. Emmercar s'accouda à la rambarde et baissa la tête vers les pavés irréguliers où le vent brûlant éparpillait déjà les pétales d'or jetés par le cortège. Il s'était caché parmi la foule dense aux côtés du Nécromant et avait assisté aux funérailles publiques en secret comme un paria. Pourtant sa place était près de la famille de son ami. Il aurait voulu leur promettre la justice, placer des fleurs sur le corps de Deneklès, pleurer avec ceux qui l'avaient aimé.

De l'autre côté de la place, derrière la procession de dignitaires aux bras chargés de fleurs, il devinait par moments le regard borgne de Zamoxis. Estébaal avait tenu à ce qu'ils se mêlent à la foule pour observer et écouter les murmures du peuple. Mais après trois jours passés à côtoyer le sorcier, Emmercar avait acquis la certitude qu'il ne faisait rien en vain. Et s'ils étaient ceux qui avaient la meilleure vue sur la cérémonie, ce n'était pas seulement pour récolter des informations, c'était aussi pour qu'Emmercar puisse assister au plus près aux funérailles de son ami. Estébaal sous son masque d'indifférence et de calcul, avait parfois des attentions plus humaines que ce à quoi le Lieutenant s'était attendu.

Parmi le peuple, le Gouverneur Deneklès était très aimé et les habitants le regrettaient tous. Emmercar avait entendu des gens louer son courage, déplorer sa perte et condamner ce meurtre odieux. Deneklès avait renforcé la sécurité de la cité, rendu les routes plus sûres, combattu les formes les plus cruelles d'esclavage, et maintenu la paix civile. D'une main de fer, il avait établi un ordre qui avait permis à la ville de devenir prospère. Un ordre qui était à présent en péril.

Le Lieutenant releva les yeux vers Rhadamanthe. Le maître de la Guilde des Masques se tenait au milieu des dignitaires venus présenter leurs hommages au défunt. Emmercar rajusta sa capuche pour s'assurer de voir sans être vu. Il aperçut Briaréus, digne et sombre dans son armure d'apparat. Plus il le regardait, plus il retrouvait en lui l'expression franche et réservée de son ami. Briaréus était d'une droiture irréprochable, inflexible. Il voyait le monde en noir et blanc et à ses yeux le bien et le mal étaient comme l'eau et l'huile : immiscibles. Il était impossible qu'un homme si loyal ait comploté contre le Gouverneur. Pourtant il avait consenti à ce que des armes empoisonnées soient confiées à la Guilde des Masques. Alors l'eau et l'huile devaient pouvoir se mélanger parfois.

Emmercar en vint à douter de tout le monde et à chercher le sourire fourbe d'un assassin parmi les figures des dignitaires de la ville. Il passa en revue leurs visages. Il vivait à Carqaram depuis une dizaine d'années et connaissait les personnages les plus importants : les autres lieutenants, les nobles, les prêtres et prêtresses représentants des treize cultes majeurs, les grands marchands, un banquier, un armateur de Sacarnac à la retraite…

Il regarda à nouveau Rhadamanthe. C'était un homme sans âge, nerveux, à l'air malingre, aux mains noueuses. Ses vêtements austères réussissaient au moins à lui donner l'air en deuil mais ses yeux éteints laissaient entrevoir un esprit inaccessible, sans cesse occupé à des abstractions de chiffres.

Emmercar l'avait déjà croisé auparavant mais il lui semblait qu'il le voyait pour la première fois. L'idée qu'il avait devant lui l'assassin de son ami, le responsable de la douleur de la jeune veuve et de son fils, le traître qui avait plongé la ville dans le trouble où elle se trouvait à des fins personnelles et malveillantes lui souleva le cœur. Il était proche, si proche… A quelques pas seulement. Il lui suffisait de sauter par-dessus la rambarde, de dégainer et de planter sa dague dans le cœur de cet homme. Alors la menace serait éradiquée et il aurait vengé la mort de son ami…

– Arrête immédiatement, ordonna Estébaal.

Le Nécromant s'était rapproché et avait chuchoté. Pourtant sa voix venait de claquer à l'oreille du Lieutenant comme un coup de fouet. Sa main blanche aux longs doigts s'était refermée sur son coude avec une force insoupçonnée. La colère d'Emmercar fut brusquement détournée comme un courant magnétique attiré par un alliage de métaux plus purs. L'énergie brûlante de sa fureur et de sa frustration se mua instantanément en désir. Elle vint se nicher dans son ventre et une tension impérieuse l'attira vers le corps du sorcier. La pupille verte qui le regardait sévèrement se dilata et Estébaal soupira. Il claqua la langue d'agacement en lâchant son bras.

– Excuse-moi, souffla le Lieutenant, gêné d'avoir eu envie de lui dans un moment pareil.

Il était tellement contrariant qu'Estébaal sente ses émotions… Son désir lui semblait plus irrespectueux depuis qu'il avait vu ce qu'Estébaal était contraint de faire pour alimenter sa magie. Il balaya des yeux le visage à la peau pâle et le tracé délicat de la ligne de runes qui soutenait les émeraudes. Le Nécromant ajusta la capuche de sa cape sombre sur son visage qui disparut dans l'ombre et Emmercar reporta son attention sur Rhadamanthe qui déposait des fleurs sur la dépouille de son ami. La colère brûlante était retombée et avait laissé la place à un sentiment amer, au goût aigre de l'injustice.

On rendit les derniers hommages, puis la Grande Prêtresse tira une torche blanche du braséro et enflamma l'étoffe pourpre, embrasant le grand bûcher funéraire. Le chant des morts, beau et triste, s'éleva de la foule comme porté par une seule voix. Juste en face d'Emmercar, se tenait le tout petit garçon qui venait de perdre son père. Il serrait fort la main d'Olyria comme s'il voulait la soutenir et se mordait l'intérieur de la lèvre pour retenir un sanglot.

– J'ai vu ce que je voulais voir, nous pouvons partir, décida Estébaal en se détournant du brasier.

Emmercar demeura immobile quelques instants. L'air chaud semblait liquide et des choses éthérées y dansaient. Il aurait voulu que Deneklès soit là, à ses côtés en chair et en os. Il avait besoin de son regard franc, et de son sourire sincère. Il aurait voulu entendre ses conseils et ses encouragements, encore une fois. Il s'éloigna avec le sentiment écrasant que la plus grande défaite de son existence venait de lui être arrachée, sans coup férir. Et lui aussi se mordit violemment l'intérieur de la lèvre pour ravaler le sanglot qui lui broyait déjà la gorge.

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– Entre ou sors, s'agaça Estébaal en se retournant vers le lieutenant. Mais ne reste pas planté là.

Emmercar l'avait suivi jusqu'à l'entrée de la Succube. L'endroit était assez calme en journée. Quelques femmes discrètes comme des fantômes remettaient les lieux en ordre, apportaient des cônes d'encens, des bougies, et changeaient les tapis et les coussins avaient été salis la veille. Emmercar n'avait pas envie d'entrer dans cette toile d'araignée faite de désirs sombres et de magie trouble. Il avait besoin de réfléchir.

– Je vais interroger Gashen.

– Ah oui, ton prisonnier… Tu devrais aller voir s'il n'est pas mort de peur.

– Tu as toujours ton sourire torve. Tout ce chaos doit beaucoup t'amuser… J'ai envie de te frapper.

Les gardes en poste à l'entrée du repaire du maître de la Mandragoule tressaillirent et s'avancèrent vers Emmercar pour s'assurer qu'il ne touche pas au Nécromant.

– Tu te trompes, répondit tranquillement Estébaal.

La menace avait simplement allumé une lueur noire dans le poison de ses yeux.

– Rien n'est plus dangereux que le déséquilibre. L'univers existe par un système de force et de contre-force, de poids et de contrepoids, de vent et de contrevent. Quand l'équilibre se rompt, la tempête qui se lève n'est profitable à personne.

Il tira le rideau pour lui signifier qu'il le congédiait et le lieutenant se détourna avec agacement. Une colère incontrôlable durcirait ses muscles et crispait sa mâchoire. Il ne supportait pas de se sentir impuissant. Pour la première fois de sa vie, il n'était plus du côté du pouvoir légitime, il ne pouvait pas vaincre ses ennemis au nom de la justice. Il était du côté des ombres qui frappent dans la nuit. Il en aurait hurlé de rage.

Il ignora les regards noirs que lui lançaient les gardes de la Succube et repartit entre les mausolées aménagés en demeures de fortune, jusqu'à la caserne de la Mandragoule.

Zamoxis s'y trouvait et des voleurs lui faisaient un rapport. L'un d'eux lui remit un parchemin roulé, manifestement dérobé à une personnalité importante. Emmercar s'appuya contre un mur, bras croisés et laissa son esprit errer entre deux pensées désagréables. Il préférait ne pas prêter l'oreille à ce que trafiquaient les hommes de Zamoxis, il était certain que ça l'aurait mis hors de lui.

– T'es là pour quoi ? demanda le borgne quand les voleurs furent repartis en empochant un petit sac de pièces sonnantes.

– Je voudrais parler au soldat de la milice.

– Ah, je pensais que tu l'avais oublié. C'est un p'tit gars sympathique.

Emmercar se redressa et serra les poings, prêt à le tuer s'il avait torturé Gashen.

– Qu'est-ce que tu lui as fait ?

Zamoxis éclata de rire.

– Est-ce que tu t'es vu dans un miroir récemment ? Tu dois être plus à cran que n'importe qui ici. Si t'étais pas c'que t'es, je t'aurais déjà engagé. Toute cette colère mériterait de servir à quelque chose. Je l'ai pas touché ton soldat. On a juste discuté. Va l'voir.

Il lui jeta la clef de la cellule et Emmercar la rattrapa d'un geste leste.

– Et apporte-lui ça, ajouta Zamoxis en désignant un buffet où trônait deux miches de pain et une panière de fruits, éclairés par un candélabre. Il doit avoir faim.

Emmercar hocha simplement la tête. Il prit deux tomates et la moitié d'une miche et descendit vers les cellules qui jouxtaient la salle de torture. Gashen était prostré dans un coin. Il leva à peine la tête à l'arrivée du lieutenant.

– Mange, ordonna Emmercar en lui tendant le repas de fortune.

Ils étaient dans la pénombre mais il distingua très nettement les poches sombres sous les yeux de son subordonné et l'ombre d'une barde naissante. Lui-même devait avoir le même aspect défait, songea-t-il.

– Pourquoi nous avez-vous trahis ? demanda Gashen d'une voix rauque en plantant ses yeux ternis par l'épuisement dans ceux du lieutenant.

– Jamais je n'aurais trahis Deneklès, ou Carqaram, ou la Reine. Mais j'ai été obligé de fuir.

– De fuir qui ?

Gashen s'approcha des barreaux, il accepta le repas qu'on lui tendait, mais il semblait à bout de forces

– Le Lieutenant Briaréus nous a dit que les hommes de la Mandragoule étaient très probablement les assassins du Gouverneur, continua-t-ilVous êtes seulement soupçonné de complicité, mais si ce n'est pas vous, vous pourrez démentir. Le Lieutenant Briaréus vous tient en grande estime, il vous écoutera ! Et avec l'aide de la Guilde des Masques…

– Tu ne comprends rien ! C'est la Guilde des Masques qui a organisé l'assassinat du Gouverneur. Il y a un traître dans nos rangs, Briaréus a été dupé, Deneklès aussi, nous avons tous été dupés ! Le temps que la nouvelle de la mort du gouverneur atteigne la capitale, que la reine nomme un nouveau gouverneur et que ses ordres nous soient retournés, une quarantaine de jours au moins se seront écoulés. C'est bien plus qu'il ne faut à Rhadamanthe ! Les Masques ont les mains libres. La ville sera à eux pendant quarante jours, et vous leur fournissez en plus des armes empoisonnées qu'ils pourraient retourner contre la milice ! A quoi pense Briaréus ?

– Ces armes devaient permettre à la Guilde des Masques de nous aider à vaincre la Mandragoule, précisément pour éviter que ces quarante jours de troubles ne leur permettent de renverser le pouvoir de la Reine, répliqua Gashen. Vous connaissez la Mandragoule, Lieutenant, vous la combattez depuis des années ! Comment avez-vous pu les laisser vous manipuler ? La Guilde des Masques se montre en pleine lumière, ils sont ouvertement nos alliés. Regardez autour de vous, ces prisons souterraines, tout suinte ici la magie noire ! Sont-ce là les alliés que vous méritez ?

Emmercar demeura silencieux. C'était la parole de la Mandragoule contre la parole de la Guilde des Masques. Et Estébaal pouvait très bien lui avoir menti…

Il passa ses mains sur son visage et fit quelques pas dans le sous-sol. Les autres cellules autour d'eux étaient vides. Est-ce que tous les prisonniers avaient finis par alimenter la magie d'Estébaal ? Il préféra chasser rapidement cette question. Il ne savait plus où il en était.

Et si Gashen avait raison ? S'il avait rejoint le camp des assassins de son ami ?

– Si la milice a fourni des armes empoisonnées à la Guilde des Masques, ajouta Gashen plus calmement, c'est parce que le Gouverneur a été assassiné d'un coup de poignard couvert de poison. Quelques heures après sa mort, ses yeux sont devenus noirs, ses lèvres aussi, et l'intérieur de sa bouche. On aurait dit qu'il portait un masque de spectre, je n'avais jamais rien vu d'aussi effrayant…

Il marqua une pause, s'appuya contre le mur sale, et rompit le pain dans lequel il mordit.

– Quel poison était-ce ? demanda Emmercar.

Gashen secoua la tête.

– Les alchimistes que nous avons consultés l'ignorent, ils n'avaient jamais vu ça et ils sont incapables d'élaborer un remède. Nous en avons envoyé un échantillon à Sacarnac, pour que les alchimistes de la Reine l'étudient. Briaréus voulait que les Masques se battent à armes égales contre la Mandragoule.

Emmercar soupira. Chaque nouvelle information était comme une pierre jetée dans son esprit. Elle formait des cercles qui se répercutaient à l'infini et troublaient son calme intérieur. Chaque découverte engendrait plus de questions qu'elle n'apportait de réponses…

– Je vais te faire sortir d'ici Gashen, assura le Lieutenant.

Car après tout, que la Mandragoule ou que la Guilde des Masques soient responsables de la mort du Gouverneur, Gashen lui, semblait être innocent. Et même si le Lieutenant se doutait que son subordonné ne pourrait pas être totalement libéré, il pouvait au moins être mis à l'abri loin de la ville dans un endroit sûr, avec sa famille.

– Merci, Lieutenant, murmura le soldat d'un ton qui laissait entendre qu'il n'y croyait pas. Si vous en avez l'occasion, allez parler à l'épouse du Gouverneur, elle savait des choses je crois, Briaréus s'est entretenu avec elle. Elle pourra peut-être vous convaincre de réintégrer la milice.

Emmercar ne rêvait que de ça, retrouver son ancienne vie. Mais les choses n'étaient pas aussi simples, et il quitta la caserne avec un sentiment profond de malaise et un abattement incomparable à ce qu'il avait jamais ressenti.

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– Puis-je entrer ?

Emmercar avait simplement passé la tête par l'embrasure de la porte du laboratoire d'Osmanthus. Il avait toqué cinq fois sans obtenir de réponse. Les gardes postés un peu partout dans la maison close lui lançaient des regards suspicieux et il s'était finalement résolu à entrer, agacé.

– Vous venez déjà de le faire, lui fit remarquer Osmanthus d'un ton aigre.

Le Lieutenant referma la porte derrière lui et avança dans le sombre laboratoire éclairé à la lampe à huile. Des étagères poussiéreuses et encombrées de bocaux courraient le long des murs, des gousses d'ail et des plantes aromatiques étaient suspendues au plafond à côté de pattes de reptiles et de griffes d'animaux du désert. Un établi couvert de poudres, de fioles, de parchemins et de livres lui cachait à moitié l'alchimiste. Emmercar en fit le tour et le trouva penché sur un large chaudron.

Il sourit.

Des souvenirs d'enfance remontèrent à sa mémoire. Il trouvait très souvent sa mère, l'une des plus grandes alchimistes de la capitale, penchée de la sorte au-dessus de ses préparations. Des livres de toutes sortes, des plantes, des poudres et des gemmes meublaient de mystère et de magie le laboratoire souterrain de leur palais. Et lorsqu'Emmercar fuyaient ses leçons de stratégie militaire, elle ne le grondait pas, et libérant un établi, elle transformait son art en la magie la plus douce qu'un enfant puisse rêver : ses chaudrons devenaient de simples jattes où elle mélangeait les ingrédients de ses gâteaux aux amandes, aux épices et au miel, et de ses bocaux inquiétants, elle tirait des fruits du désert sucrés et parfumés dont elle faisait des jus.

– J'ai besoin d'aide.

Osmanthus pencha la tête pour le regarder sous ses sourcils broussailleux.

– C'est à cause de la poudre qu'on vous a fait respirer ? J'ai bien dit que les effets pouvaient être longs. Je ne peux rien faire pour vous. Buvez du lait et évitez les efforts physiques et les émotions violentes… Et sortez de mon laboratoire.

Emmercar souleva un livre posé sur un tabouret haut et s'y assit. Il avait besoin de renseignements et la mauvaise volonté du vieil homme ne l'effrayait pas particulièrement. Il feuilleta rapidement le livre. Osmanthus était à nouveau penché sur sa potion qui émettait une odeur forte et repoussante et l'ignorait ostensiblement. L'ouvrage expliquait en détails comment retirer certains organes d'animaux vivants afin de les incorporer à des concoctions qui nécessitaient que l'organe soit le plus frais possible. Il grimaça devant une enluminure représentant un groupe d'hommes découpant les entrailles d'un homme vivant. Il referma l'ouvrage et l'abandonna sur l'établi.

– Mon ami a été assassiné à l'aide d'un couteau empoisonné, expliqua-t-il sans y avoir été invité. Dans les heures qui ont suivies le meurtre, ses yeux et sa bouche sont devenus noirs. J'ai d'abord pensé à un poison fait à base de baies de chèvrefeuille, ou de belladone, mais seule la plaie aurait été colorée. Du venin de serpent aurait eu le même effet, la plaie seule aurait nécrosé…

Emmercar s'interrompit brusquement, le souvenir d'une conversation qu'il avait eue trois jours plus tôt avec Estébaal lui revint. Le Nécromant lui avait parlé d'un venin d'araignée que les revendeurs de larmes du désert ajoutaient à la drogue pour en augmenter la quantité, et donc leurs bénéfices. C'était un venin noir, qui provoqué la nécrose des organes internes.

Osmanthus s'interrompit et soupira. Il farfouilla sur une étagère et trouva une toute petite fiole, à peine grande comme son petit doigt, pleine d'un liquide noir et épais. Il la tendit à Emmercar.

– C'est votre poison.

Emmercar sentit son sang se glacer. Alors la Mandragoule disposait bien de ce poison ? Les paroles de Gashen résonnaient encore à son esprit et sa méfiance se renforça.

– Je l'ai fabriqué à partir de celui que nous avons retrouvé dans la nourriture du précédent Maître, Khênat dit l'Estrie.

Emmercar jeta un regard étonné au vieil alchimiste, puis leva la petite fiole vers la lumière afin de voir au travers. Mais le liquide était si épais qu'il ne laissait rien filtrer.

– C'est un poison impardonnable. Il est constitué en grande majorité de venin d'araignée, d'une part de mélilot qui fluidifie le sang et de suc de fleur de charogne qui accélère l'effet du venin. Je travaille à un antidote depuis des jours, mais je ne pense pas qu'il soit possible d'en élaborer véritablement un. Le mieux que l'on puisse faire, c'est retarder les effets.

– Et qui aurait pu élaborer cette chose ?

Emmercar reposa la fiole sur l'établi.

– Quelqu'un qui aime les morts violentes, le pouvoir et les araignées. A présent sortez ! Qu'ai-je fait de l'oliban ?

Emmercar regarda distraitement autour de lui et avisa de la résine beige réduite en poudre dans un mortier. Il le prit, inspira l'odeur aromatique et le tendit à l'alchimiste.

– La Guilde des Masques en a-t-elle les moyens ?

Osmanthus regarda l'oliban avec suspicion avant de l'incorporer lentement dans son chaudron.

– Certainement oui. Donnez-moi l'hamamélis.

Emmercar balaya des yeux l'étagère que lui désignait l'alchimiste et il tendit le bras jusqu'à un bocal de feuilles séchées. Il l'approcha de ses yeux pour vérifier et le remit au vieil homme.

– Comment faites-vous cela ? l'interrogea Osmanthus avec méfiance. La plupart des hommes de la Mandragoule ne sont pas capables de distinguer une orange d'un pamplemousse.

Emmercar eut un petit rire.

– Je ne suis pas de la Mandragoule. Je suis le fils de Sybil du Tahid.

– Oh ! s'exclama le vieillard dont le visage s'illumina d'un sourire parfaitement terrifiant. J'échangerais mes meilleurs livres contre sa recette du baume apaisant contre l'arthrose.

– Je pourrai la lui demander, proposa Emmercar. S'il-vous-plaît, j'ai besoin de savoir qui a pu élaborer ce poison.

Osmanthus le dévisagea pendant une longue seconde, puis sembla décider qu'il pouvait lui faire confiance.

– Il y a un livre blanc derrière vous.

Emmercar se retourna. Un livre beige à la couverture de cuir tanné était posé en équilibre sur un bocal de dattes. Il le prit avec précautions et l'ouvrit à une page marquée par une mue de serpent qui dépassait de l'ouvrage. Une gravure représentait une araignée au corps rond et épais, à peine grosse comme une pièce de monnaie.

– C'est l'araignée sable, expliqua l'alchimiste. Son venin provoque de graves nécroses qui peuvent se propager sur une surface de peau très étendue autour de la morsure. Ce sont de petites araignées, mais leur venin est puissant. Ce qui est surprenant, c'est que cette araignée est très difficile à se procurer, on en trouve dans le désert Amarah, ou dans le désert Nébether, qui sont l'un comme l'autre des lieux très difficiles d'accès. J'en ai acheté une pour fabriquer la fiole de poison que vous venez de voir. Une araignée coûte le prix de trois fleurs de charogne.

– Alors quel est l'intérêt ? Si les araignées coûtent plus cher que les larmes du désert, il n'est pas du tout avantageux de mélanger leur venin à la drogue.

– C'est exact, à moins d'être un collectionneur acharné, et de posséder déjà des centaines de ces créatures, de les entretenir, de les faire se reproduire, de protéger les œufs précieusement comme des gemmes magiques…

Emmercar fronça les sourcils et interrogea l'alchimiste du regard.

– Avant d'entrer au service de Zakar'baal et de la Mandragoule, continua Osmanthus, j'étais herboriste. Et mon associé, un homme du monde, m'avait présenté un riche marchand de ses amis. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'année seulement qui venait de reprendre les affaires de son père. Il aimait s'entourer d'hommes de science, de lettrés, de mages, de sorciers… Il avait un esprit froid, fait pour le calcul et l'analyse. Et je pense qu'il maltraitait ses domestiques. Passez-moi la fiole vide, là, derrière vous.

Osmanthus filtra sa préparation plusieurs fois et la fit couler dans la fiole à l'aide d'un entonnoir.

– Sa passion pour les bêtes velues et rampantes, reprit-il enfin, cachait je pense une maladie de l'esprit. A la mort de son père, il avait installé au centre de sa maison un grand vivarium qui abritait des serpents et de grands lézards. Mais la créature qu'il aimait le plus était l'araignée sable. Il les achetait par dizaines et les faisait épingler dans des cadres ou les conservait dans des bocaux lorsqu'elles mourraient. Il s'appelait Arcaran Saphérios Rhadamanthe.

Emmercar referma le livre.

– Alors il mélange le venin de ses araignées aux larmes du désert pour augmenter les quantités qu'il revend et il aurait fabriqué un poison à base de venin afin de tuer l'Estrie et le Gouverneur ?

Osmanthus haussa les épaules d'une manière qui signifiait « selon toute vraisemblance ».

– Le pauvre Khênat… Lui qui a passé tant de temps à se prémunir contre les poisons est finalement mort empoisonné.

– L'Estrie craignait le poison ?

– Oh oui ! Mais c'est une habitude dans les guildes noires d'empoisonner ses ennemis… Comme dans les dynasties princières d'ailleurs. Les malfrats ont eux aussi le sens du drame.

Emmercar goûta moyennement l'humour noir, le sujet était trop grave faire de l'ironie.

– Le sorcier Zakar'baal était le fondateur de la Mandragoule, continua Osmanthus. Il a été empoisonné par Suliac, son second. L'Estrie a tué Suliac de ses mains et quand il est devenu le Maître à son tour, il m'a proposé de travailler pour lui à l'élaboration d'antidotes aux poisons les plus fréquemment utilisés. C'est d'ailleurs de cette façon que j'ai inventé les larmes du désert ! Ma plus grande trouvaille… L'Estrie s'entourait de plantes, il avait même une serre à l'étage au-dessus. Sa fascination pour les poisons et les contrepoisons ressemblait finalement à la fascination de Rhadamanthe pour la vermine… L'excentricité semble être la marque des hommes d'exception.

– Pourrais-je voir cette serre ?

– Si cela me délivre de vos questions, je vous autorise même à fouiller dans mon linge sale.

Emmercar réprima une grimace d'horreur.

– Empruntez l'escalier, lui indiqua l'alchimiste, et ne touchez à rien. C'était son jardin secret, le Nécromant tient à ce que tout reste tel que c'était.

– Je vous remercie.

Le Lieutenant reposa le livre après un dernier regard à l'hideuse araignée sable et gravit l'escalier qui menait jusqu'à une serre. C'était une grande pièce carrée, éclairée à la lumière d'une imposante pierre de lune. Il connaissait bien ce mécanisme. Sa mère utilisait le même dispositif : elle possédait deux pierres, une pierre de soleil et une pierre de lune. Elle exposait la journée la pierre de soleil à la lumière du jour, et la nuit la pierre de lune à la lumière des astres. Ainsi le temps était inversé dans sa serre souterraine : la pierre de soleil brillait la nuit, et la pierre de lune brillait le jour. Les plantes qui grandissaient éclairées par cette lumière surnaturelle avaient des propriétés particulières et faisaient généralement des ingrédients plus puissants que les plantes ordinaires.

Emmercar avança entre les pots et les larges feuilles. Il régnait ici une odeur d'humus et un mélange d'arômes subtils. La terre était humide : un système d'irrigation captait l'eau d'un courant souterrain et faisait s'écouler une eau claire dans de petits canaux. C'était impressionnant. Le lieutenant s'assit sur un tabouret et leva les yeux vers les lianes de plantes rampantes qui couraient à l'intérieur de la coupole du haut plafond. L'ancien temple de la Lumière était d'une architecture éblouissante, la pierre était blanche et finement ciselée de motifs floraux semblables à de la dentelle, sertie de topazes et d'opales de feu. Loin de dénaturer les lieux, cette serre les sublimait. L'entrelacs des plantes complétait la symétrie parfaite des motifs géométriques et un parfum délicat flottait dans l'air.

A présent qu'il y songeait, la serre n'était pas la seule à renfermer des plantes surprenantes : la chambre d'Estébaal, l'ancienne chambre de l'Estrie, était pleine de plantes grasses des profondeurs, des plantes qui poussaient dans les ténèbres ou dans la pénombre, au fond des grottes, à même les minéraux purs.

Emmercar était sur le point de repartir quand il remarqua son reflet dans un immense miroir d'obsidienne. Il s'avança avec fascination. A qui l'Estrie avait-il volé ça ? A présent qu'il y songeait, il lui semblait se souvenir d'une affaire de miroir volé d'une valeur inestimable, survenu quelques années auparavant et restée irrésolue. Il sourit, amusé malgré lui, puis il croisa son propre regard et son sourire se fana.

Il faisait peur à voir. Ses traits étaient tirés, ses yeux semblaient plus sombres qu'ils ne l'avaient jamais étés et Emmercar était certain que le noir profond de l'obsidienne n'y était pour rien. Sans son armure et son épée, vêtu de vêtements amples et souples, il ressemblait à n'importe quel voleur. Son sourire charmeur avait fait place à une moue préoccupée, il semblait abattu et négligé. Une barbe de plusieurs jours durcissait ses traits et ses épaules formaient une ligne tendue. Il soupira.

Il bougea pour se détourner de l'image peu flatteuse, mais par un jeu de lumière, des irrégularités dans le miroir se révélèrent à lui : des lignes très fines et parfaitement droites se dessinaient à la surface. Il posa les doigts sur la pierre froide et chercha un jeu dans le bloc d'obsidienne. La pierre répondit immédiatement et révéla un panneau coulissant, semblable à un tiroir latéral. Emmercar le tira et découvrit une liasse de parchemins dans la cachette intérieure, ainsi qu'une plume de vautour et un pot d'encre noire.

Il referma la pierre et se rassit sur le tabouret. Les premières pages étaient datées de l'été 820, soit sept ans plus tôt. Le Maître de la Mandragoule venait d'être assassiné et Khênat expliquait comment il en était venu à soupçonner Suliac, son second. Il s'en suivait une liste de preuves et d'informations. De simple journal d'enquête, les pages d'après se muaient en véritable journal intime. Khênat mentionnait l'Ordalie, un combat singulier entre Suliac et lui, qui devait faire office de jugement : Khênat l'avait remporté, prouvant selon la loi coutumière que les dieux étaient de son côté et que ses accusations étaient fondées.

Les liasses suivantes parlaient d'une « créature monstrueuse » qui le terrifiait, de sa méconnaissance totale de la magie et des « choses anciennes ». Estébaal fit son apparition dans un texte daté de l'année suivante, il était « la meilleure solution à son problème », « un jeune garçon aux yeux verts, à la magie si sombre et si puissante à l'air toujours si grave ». L'Estrie en parlait avec une tendresse qui surprit le Lieutenant.

Emmercar demeura longtemps à lire les notes de l'ancien Maître de la Mandragoule, étonné d'y trouver des traits d'humour, des marques de sympathie à l'endroit de personnes démunies, des condamnations impartiales et parfois très cruelles, et surtout l'expression d'un esprit déterminé à faire régner l'ordre au milieu du chaos.

Une liasse attira son attention. Elle avait été écrite cinq ans plus tôt, à la période où Deneklès, alors simple lieutenant, comme Emmercar, venait d'être promu gouverneur :

« J'ai été surpris de découvrir que la Reine a nommé ce petit lieutenant de campagne au poste de gouverneur, mais pas mécontent d'apprendre le départ en retraite de cette brute de Ghaffàt. J'ai eu l'occasion de rencontrer ce Deneklès lors d'une sortie nocturne. C'est un homme courageux, en première ligne quand les choses tournent mal. J'ai pu obtenir un entretien privé avec lui par des moyens détournés, je voulais seulement savoir qui il était. Mais il a de loin dépassé mes attentes. Il a immédiatement compris qui j'étais, il m'a proposé un accord : j'assurerai l'ordre au sein des Guildes Noires de la ville, pas de prostitution ou d'esclavage d'enfants, pas de vente de drogues mortelles, pas de meurtres de citoyens ni de miliciens. En échange, Deneklès m'aide à garder le monopole du marché noir et il m'informera des actions répressives de la milice les plus violentes, afin de rappeler mes hommes à temps. Pour sceller notre pacte, il a fait rouvrir en secret le vieux puits qui mène à son bureau. Ainsi il nous sera possible de nous entretenir en secret n'importe quand. »

Emmercar était estomaqué. Deneklès ? Son ami qui revendiquait une haine absolue pour les Guildes Noires, combattait le crime sans relâche, affichait une figure d'intransigeance et d'incorruptibilité, était-ce lui qui avait proposé un accord à l'Estrie ? C'était inconcevable. Mais pourquoi Khênat aurait-il menti jusque dans ses notes personnelles, alors qu'il s'était arrangé pour que personne ne les trouve ? Cela faisait une nouvelle incohérence à ajouter à la longue liste qui lui torturait déjà l'esprit.

Le changement d'encre entre ce texte et celui qui suivait semblait indiquer qu'ils n'avaient pas été écrits au même moment.

« Il est tard et je me suis entretenu avec Deneklès une bonne partie de la nuit. Il semblerait que quelqu'un vende des larmes du désert à bas prix pour concurrencer les nôtres. Elles sont apparemment toxiques. Deneklès m'en a confié un échantillon pour qu'Osmanthus l'étudie. A mon retour, Estébaal m'attendait à la sortie du passage secret, debout comme un spectre. Le temps qui passe ne le vieillit pas, il ressemble toujours au gamin de seize ans sorti d'un temple obscur. Il m'a dit que si j'avais une maîtresse, je n'avais pas besoin de prendre autant de précautions pour le lui cacher. Il a dit qu'il comprenait. Je n'ai pas pu tenir ma promesse à Deneklès, je lui ai tout dit : le passage secret, la maison abandonnée, et le vieux puits qui mène jusqu'aux appartements du Gouverneur. En dehors de Deneklès et moi, il est le seul à connaître notre accord, et je lui fais confiance comme à moi-même. »

Emmercar laissa tomber toutes les feuilles et ne retint que cette dernière. Une rage aveugle gronda soudain dans ses veines. Il ressortit en trombe de la serre et dévala les escaliers. Osmanthus lui posa une question qu'il n'entendit pas. Estébaal était le seul à savoir ! En dehors de Deneklès et de Khênat, il était le seul à connaître l'existence de ce passage secret ! Et il était le seul encore en vie. Gashen avait raison, il l'avait dupé. Avec ses beaux yeux empoisonnés, sa peau pâle, ses runes mystérieuses et ses charmes occultes, il avait endormi sa méfiance. Il l'avait manipulé comme un gosse !

Une boule de colère noire enfla dans sa gorge et il se sentit étouffer.

Il retraversa les bains jusqu'à la chambre du Nécromant. Les deux gardes masqués postés à l'entrée eurent un mouvement de recul en le voyant, puis ils lui barrèrent le passage.

– Je dois lui parler, écartez-vous !

– Vous allez d'abord vous calmer, répondit une voix au timbre estompé par le tissu qui couvrait sa bouche.

– Ecartez-vous, répéta Emmercar avec un calme dangereux.

Il allait en empoigner un brutalement quand une voix froide s'éleva derrière les gardes.

– Tout va bien, il peut monter.

Emmercar leva les yeux vers la silhouette sombre en haut des marches et sa haine redoubla. Il était là. Il était devant ses yeux depuis plusieurs jours et il l'avait trompé ! Avait-il aussi tué l'Estrie ? Ils lui avaient tous menti, tout ce dont il était sûr était en fait basé sur des mensonges ! Il était si furieux que ses yeux le brûlaient. Même respirer était difficile.

Les gardes eurent une légère hésitation mais ils obéirent et le laissèrent passer. Emmercar monta l'escalier de la tour qui conduisait à la chambre du Nécromant qui s'était tranquillement rassit devant son bureau. Il claqua la porte derrière lui. Estébaal ne tressaillit même pas. De la pointe d'une petite dague, le sorcier détacha le sceau qui scellait un parchemin et le déroula pour le lire.

– Tu inquiètes mes hommes inutilement, c'est fatigant, l'informa-t-il distraitement. Et tu te fais remarquer. Certains ici t'ont reconnu, si une dague se retrouve plantée entre tes omoplates tu ne pourras t'en prendre qu'à toi.

– C'est ce que tu as dit au Gouverneur avant de l'assassiner ?

La voix d'Emmercar avait claqué, sèche et brutale. Estébaal releva lentement les yeux et le dévisagea. Son visage était inexpressif. Emmercar crut devenir fou.

– L'Estrie avait un accord avec Deneklès. Tu le savais !

– Oui. Et toi, comment le sais-tu ?

Emmercar jeta plus qu'il ne déposa la feuille sur son bureau.

– Où est-ce que tu as trouvé ça ? demanda Estébaal qui semblait légèrement troublé.

– Dans la serre. Ils ont tous deux été assassinés avec le même poison, à une quinzaine de jours d'intervalle et en empruntant deux passages secrets que tu étais le seul à connaître.

– Je n'étais pas seul, leur assassin le connaissait aussi.

– Est-ce que tu te moques de moi ? tempêta le Lieutenant tout près de son visage. Tu me prends pour un imbécile, avec tes mensonges, tes lanternes et tes tours !

D'un geste rageur il balaya le bureau, un pot d'encre se brisa sur le sol, des plumes, des stylets et des parchemins tombèrent dans un bruit de bois et de papier. La lanterne rouge se renversa et sa flamme s'éteignit. Le seul éclairage de la chambre était un candélabre derrière Emmercar. Ses flammes tremblantes allumaient des feux dans les yeux verts du Nécromant, mais le Lieutenant ne les voyait presque pas parce qu'un voile noir assombrissait son regard.

– Tue-moi si tu es certain que je suis l'assassin de ton ami et de mon Maître. Rends-leur justice. Mais avant, explique-moi ce que j'ai gagné à ces meurtres ?

Emmercar n'avait pas besoin de faire répéter l'invitation. La fureur secouait son bras de tremblements, lui qui était pourtant toujours si maître de lui-même, et il tira sa dague, contourna le bureau et empoigna les cheveux rouges.

Un fin sourire rouge fendit la gorge blanche là où sa lame vint la mordre.

– Pour le pouvoir ? Pour l'argent ? Par simple cruauté ? proposa-t-il d'une voix glaciale. Pour les trois en même temps peut-être… Te fallait-il seulement une raison, sorcier ?

Emmercar avait le souffle court et des ombres noirs dansaient devant ses yeux. Les gouttes de sang qui perlaient sur sa lame étaient d'un carmin sombre et riche comme l'éclat d'une gemme, brûlant, hypnotique.

– Tu ne sais pas à quel point c'est enivrant d'être la cause d'une telle colère, se moqua le Nécromant.

Cette pique redoubla sa fureur mais il réalisa au même moment qu'Estébaal ne mentait pas, un renflement déformait son entrejambe et son souffle était légèrement haletant. Il sentit son propre membre devenir solide à ce constat. Il en aurait hurlé de rage et il détesta le seigneur de la Nécropole pour lui faire ressentir ça.

– Ai-je l'air d'avoir obtenu toutes ces choses ? demanda soudain sa victime en redevenant sérieuse, d'une voix où ne perçait ni douleur, ni peur, ni colère. Suis-je plus puissant maintenant que mon Maître est mort et que j'ai pris la tête d'une guilde instable ? Suis-je plus riche ? Crois-tu que j'ai pris plaisir à la mort de Khênat ? Tu ne peux même pas imaginer d'où il m'a sorti. Tu n'as jamais vu, Emmercar, les dunes sombres d'Amarah. Le Temple des Nécromanciens gît au fond d'un ravin étroit que le soleil n'éclaire jamais. On y instruit des orphelins qui ne reçoivent ni amour, ni pitié, qu'on nourrit de peur et de magie noire, quand ils survivent. Tu crois que tu souffres de la mort de ton ami ? Moi j'ai perdu mon maître, mon ami, mon libérateur… mon amant… Toute ma magie délétère m'est inutile, puisqu'elle ne peut sauver personne.

Il avait dit ces derniers mots plus bas, en baissant les yeux. La colère d'Emmercar s'était légèrement calmée. L'expérience l'avait convaincu que l'assassin était toujours celui à qui profitait le crime, et Estébaal, quelque suspect qu'il fût, semblait en effet n'y avoir rien gagné. Le Lieutenant recula soudain, surpris par une violente quinte de toux. Un voile noir venait de passer devant ses yeux, et il eut l'impression atroce de suffoquer, une chose irritante et douloureuse lui brûla les poumons, les tremblements de ses membres redoublèrent et il s'effondra sur le carrelage.

Il releva la tête vers Estébaal, qui toujours assis dans son fauteuil aux accoudoirs de bois poli le scrutait froidement. Il voulut l'accuser de l'avoir ensorcelé à nouveau, mais sa gorge était trop serrée pour qu'il puisse émettre le moindre son. Il s'étrangla dans une plainte sourde et la panique l'envahit. Il porta la main à sa gorge et se griffa la peau dans une tentative désespérée de se libérer de la chose invisible qui l'avait privé de souffle. Tout son corps était crispé de crampes et ses muscles se tétanisèrent en lui causant une souffrance effroyable.

Des larmes chargées de poussières noire vinrent brûler ses yeux et il sentit vaguement le Nécromant glisser à côté de lui. Il le sentit poser ses lèvres sur les siennes et ne put rien faire. Une bouche douce et fraîche se pressa contre la sienne et aspira tout l'air de ses poumons. Emmercar eut l'impression horrible que c'était sa vie qu'il aspirait. Ses yeux verts étaient trop proches, trop pleins de magie noire et de poison.

Quand il le relâcha, le Lieutenant eut un mouvement de recul hébété et il inspira à pleins poumons pour se remettre de sa longue apnée. Son cœur était comme fou dans sa poitrine, ses joues étaient encore mouillées de larmes noires, il foudroya Estébaal du regard. Mais le Nécromant ne lui prêtait aucune attention, il s'était relevé, était penché sur une bassine de porcelaine et crachait une bile noire.

Emmercar fronça les sourcils.

– Estébaal ?

Il se leva à son tour, difficilement. Ses muscles s'étaient déliés, mais leur récente tétanie les rendait encore douloureux et tendus. Le Nécromant était en train de cracher les restes de poudre noire, et Emmercar comprit. Il ne l'avait pas ensorcelé. Les résidus de la poudre toxique qu'il avait respirée quelques jours plus tôt, au moment de sa capture, venaient de se bloquer dans sa gorge et c'était cela qui l'avait étouffé. Estébaal l'en avait débarrassé.

Il se sentit troublé. Et ce sentiment finalement, pouvait résumer en entier sa rencontre avec le Maître des Profondeurs. Estébaal était mauvais mais il était son allié, il était son ennemi mais il était bon avec lui, il était un assassin mais il n'était probablement pas l'assassin de Deneklès.

Le sorcier respira à nouveau normalement et il se rinça la bouche avec une moue dégoûtée. La fine coupure laissée sur sa gorge par la dague d'Emmercar saignait encore.

– J'étais sur le point de te tuer, tu aurais pu me laisser mourir.

Emmercar avait la gorge irritée et la voix rauque, et il ne comprenait pas. Un truand, un homme sans honneur, sans parole, tel qu'il s'imaginait le seigneur de la Nécropole, n'avait aucune raison d'avoir compassion de lui. Il aurait dû l'enfermer dans une cage, comme Gashen, mais il ne l'avait pas fait. Il l'avait sauvé à plusieurs reprises, sans rien demandé en retour. Il tendit la main vers la trace de sang sur le cou d'Estébaal. Le sorcier recula légèrement, avec un frisson. Il sembla vulnérable pendant un court instant, un mélange de crainte et de méfiance troubla l'ambre de son regard. Puis son visage redevint le masque de marbre figé au sourire agaçant. Mais c'était trop tard, Emmercar avait vu.

– Pourquoi est-ce que tu m'as sauvé ? demanda-t-il en posant délicatement les doigts sur la gorge qu'il avait blessée.

La peau fragile à cet endroit était souillée de sang qui séchait en laissant une pellicule collante. Sa colère était totalement retombée. Il était hébété. Mais paradoxalement, il se sentait aussi beaucoup mieux. Un grand calme venait de s'installer en lui et la confusion se dissipait peu à peu, comme les nuages après l'orage. Estébaal venait de le sauver d'une manière spontanée, sans discours, sans menace, sans rien exiger. Il avait seulement posé ses lèvres sur les siennes, et sa magie avait drainé le poison en lui, le mal qui l'asphyxiait.

Une lanterne magique qui dénonce les mensonges était aux yeux du Lieutenant, un enchantement de pacotille. Il n'y avait rien de moins fiable qu'un sortilège. Mais l'air qu'il respirait, attestait des bonnes intentions du sorcier. Estébaal était un nécromancien, il avait tué des hommes, il en avait même tué certains devant ses yeux, avec une cruauté méthodique. Il était tout ce qu'il avait dit : puissant, tyrannique, et prêt pour la guerre qui se préparait. Il était son seul allié, même quand le Lieutenant en doutait, même quand il menaçait de le tuer… La ligne de démarcation entre les hommes droits et les crapules lui avait toujours semblée très nette, elle venait pourtant de se brouiller et lui laissait l'impression déroutante que les règles du jeu avaient changées.

Il inclina la tête du jeune seigneur en arrière en soulevant son menton avec le pouce. Sa gorge dégagée, avec sa fine meurtrissure, sa peau trop pâle et la veine qui y palpitait, avait quelque chose de fragile et de beaucoup trop attirant. Emmercar ne refoula pas son désir et il sentit le corps du Nécromant se tendre, ses pupilles se dilatèrent légèrement, et ses narines frémirent.

– Pourquoi est-ce que tu m'as sauvé ? répéta-t-il.

Estébaal battit plusieurs fois des paupières et fit un effort de concentration pour réintégrer la conversation.

– Tu es à moi. Jusqu'à ce que Khênat et Deneklès soient vengés et que je te rende ta liberté, tu es sous ma protection et tu m'appartiens. Tu mourras plus tard.

Emmercar sourit. Il se pencha sur la fine blessure et la lécha doucement, avec méthode. Le sang était d'un rouge incarnat, presque surnaturel, et il avait un goût de sel comme les larmes. Estébaal frissonna et se mordit la lèvre.

Lorsqu'il n'y eut plus aucune marque du sang qu'il avait versé, Emmercar se redressa. Il s'attarda sur le visage du sorcier. Il était pâle et les lignes de runes sous ses yeux ressemblaient à des lignes de crayon noir qui en renforçaient l'intensité. Il le regardait avec une expression d'avidité maîtrisée.

C'était stupéfiant de le voir lutter contre son corps qui exigeait plus de magie, une source d'énergie sombre pour le nourrir, une vie à prendre, à vider, à absorber. Ils se ressemblaient en fin de compte. Les forces contre lesquelles ils luttaient étaient de même nature. Il réalisa soudainement que l'Estrie avait été l'amant d'Estébaal, il le lui avait dit un peu plus tôt, et il comprit tout ce que cela impliquait. Estébaal avait été à Khênat, et il avait été à tous ces hommes à qui il avait pris la vie pour alimenter son pouvoir. Un sentiment féroce le prit à la gorge. Personne n'aurait dû avoir le droit de toucher un être aussi pur et souillé à la fois, il était trop exceptionnel, trop inexplicablement désirable. Il le voulait pour lui, avec une possessivité démesurée.

Le Nécromant haussa les sourcils d'une façon qui agrandit encore ses yeux.

– Tu es jaloux ?

Sa voix avait retrouvé toute sa moquerie et un sourire en coin tordait joliment sa bouche.

– Je ne comprends jamais à quoi tu penses, soupira-t-il, tes émotions sont violentes, chaotiques et presque toujours malvenues.

Emmercar sourit.

– C'est un juste retour des choses, tu ne devrais pas avoir le droit de percevoir tout ça, c'est intime, ça te donne un avantage malhonnête.

– Un avantage ? répéta Estébaal sombrement. Je n'ai jamais pensé que la nécromancie soit un avantage. Ceux qui ne l'ont pas s'en passent très bien. C'est une magie noire, interdite, douloureuse…

– Ta magie noire vient de me sauver la vie, contra Emmercar en se rapprochant encore, jusqu'à coincer le corps du sorcier entre le sien et le bureau. Je lui dois quelque chose, je crois.

Il se pencha sur lui et suspendit ses lèvres à un fil de soie de celles du sorcier. Les yeux verts se teintèrent de nuances à couper le souffle : le vert céladon glacé de la colère, le menthe piquant de la surprise, l'émeraude profond du désir. Le Lieutenant souffla sur les braises avec une curiosité et une ingénuité concupiscentes, il laissa ses émotions l'emplir et sentit l'envie, la convoitise, la jalousie, enflammer son corps et parcourir son sang.

Les pupilles d'Estébaal se dilatèrent, le noir dévora le vert, et son souffle se suspendit. Un gémissement de détresse franchit ses lèvres. Emmercar était conscient de l'avoir pris au piège, et de jouer un jeu dangereux, mais il n'avait plus envie de se tenir à l'écart avec méfiance. Il voulait voir quel était le danger qu'il encourait à s'approcha trop près du Nécromant.

Le seigneur de la Nécropole poussa un grognement furieux, et ses lèvres furent sur les siennes. Emmercar ne recula pas, il ne ferma pas les yeux. Estébaal l'agrippa et l'attira à lui, tout son corps se retrouva soudé au sien et il crut devenir fou. Le sorcier avait les yeux douloureusement clos, une ride soucieuse formait une ligne verticale entre ses sourcils froncés, il tremblait de la tête aux pieds et Emmercar perdit ce qu'il lui restait de raison, parce c'était lui qui lui faisait tout ça.

Il referma ses bras autour de la taille du sorcier, pressa son membre dur contre son entrejambe et le souleva pour l'assoir sur le bureau, les mains d'Estébaal étaient crispées sur ses épaules, et sa langue pénétra la bouche du Lieutenant. Le torrent de feu qui dévastait son âme et son corps trouva alors pour la première de sa vie, un endroit où mourir. Il fut appelé, détourné, happé. Estébaal aspirait quelque chose de lui, et c'était incroyablement bon. Il n'avait jamais rien ressenti de semblable, c'était un échange violent, presque douloureux, mais c'était aussi un soulagement auquel il n'aurait jamais cru pouvoir goûter. Il aurait voulu lui donner plus, plus vite, déverser en lui toute sa colère, sa frustration, sa rancœur, le spectre des désirs qu'il s'était interdits. Il mordit sa bouche, happa sa langue, caressa ses cuisses, son torse, sa gorge, jusqu'à ce qu'il gémisse, et il avala cette plainte avec un plaisir de corsaire, de bourreau, de sauvage, comme font ces dieux mauvais qui se nourrissent de cris avec ravissement.

C'était ça, sa vraie nature, comprit-il avec un sentiment d'horreur et de délivrance mêlé. Il n'était pas seulement l'homme de justice, incorruptible, loyal, irréprochable, il était aussi la bête avide qui rôde dans la nuit comme un chacal du désert, les yeux perçants, les crocs sortis. C'était étourdissant et enivrant. Estébaal ne reculait pas, il buvait à même sa bouche l'énergie noire qui saturait son corps, et ses soupirs indécents étaient les sons les plus douloureusement excitants qu'Emmercar ait entendu de sa vie.

Des coups secs furent frappés à la porte. Estébaal rouvrit les yeux et lança un regard perdu autour de lui. Il avait le regard trouble, le souffle court et l'air totalement incapable de dire où il se trouvait. Le Lieutenant mordilla sa lèvre une dernière fois et recula légèrement, totalement satisfait d'être celui qui jetait un trouble si grand dans l'esprit du sorcier.

A bien le regarder il n'avait pas fait que le troubler. Estébaal avait pris des couleurs, sa peau toujours si pâle s'était empourprée, ses lèvres étaient légèrement plus pleines, ses yeux toujours froids brillaient maintenant avec humidité, il tremblait légèrement pourtant son corps semblait brûlant et fébrile. Ça c'était de la mégie, concéda intérieurement le Lieutenant, pas la magie de mort que le nécromancien lui-même semblait honnir, une magie sublime et vibrante à laquelle il aurait voulu goûter jusqu'à la folie.

Les coups frappés à la porte redoublèrent. Emmercar cracha un juron et traversa la pièce. Il ouvrit la porte à la volée et tomba sur l'œil borgne de Zamoxis. Le second d'Estébaal lui jeta un regard perçant de méfiance et de menace. Emmercar répondit par un petit sourire en coin et s'écarta pour laisser entrer le hors-la-loi. Estébaal avait apparemment retrouvé ses esprits et il s'était rassis derrière son bureau. Le masque de contrôle et d'indifférence froide était à nouveau en place sur son visage, mais il y avait quelque chose d'assoupli dans ses traits, qui trahissait ce qui venait de se passer. Emmercar adora avoir ce pouvoir sur le sorcier, ce n'était que justice lui sembla-t-il, parce ce qu'il fallait bien le reconnaître : lui aussi avait perdu toute forme de retenue… Il préféra d'ailleurs ne pas penser à ce qui se serait passé s'ils n'avaient pas été interrompus.

– Un garde est venu me dire que la nouvelle recrue était agitée, déclara Zamoxis en jetant un regard ironique à Emmercar.

Estébaal haussa les épaules.

– Il s'est calmé, déclara-t-il froidement en évitant soigneusement de croiser le regard de son garde du corps.

Zamoxis dévisagea son maître un peu plus longtemps qu'il ne l'aurait dû et le Nécromant lui jeta un regard courroucé.

– Qu'est-ce que tu fais là Zamoxis ?

– Je vous apporte une lettre, de la personne habituelle. Il semblerait que la communication ait été difficile à établir cette fois.

Estébaal prit le parchemin qu'on lui remettait. Il le déplia de ses longs doigts pâles et brisa le sceau, Emmercar détourna les yeux. Il avait envie de lui. Il avait beaucoup trop envie de lui. Il rouvrit la porte et décida de sortir. Il avait besoin de respirer un peu. Il devait faire nuit à la surface. Il aurait aimé y être.

– Mercar attends-moi, ordonna Zamoxis, j'ai à te parler.

Le Lieutenant se retourna et lui jeta un regard de défi. Il n'aimait pas qu'on lui parle comme à un subordonné, il n'avait plus l'habitude.

– Est-ce que vous allez vous battre dans l'escalier ? demanda Estébaal d'une voix traînante, entre l'amusement et la moquerie.

Son regard voyageait de l'un à l'autre avec un intérêt scientifique. Zamoxis eut un sourire mauvais, qui laissait penser que ça ne lui déplairait pas.

– Maître ? appela Emmercar que la vague menace n'impressionnait pas.

Estébaal le regarda, un peu surpris de s'entendre appelé de cette façon respectueuse. Le Lieutenant regarda ses mains, sa gorge, ses lèvres. L'ambre verte s'assombrit.

– Merci de m'avoir permis d'assister aux funérailles de mon ami, dit-il finalement.

Estébaal hocha la tête, Emmercar sortit.

Il entendit derrière lui Zamoxis échanger quelques mots avec son maître, puis son pas le suivit. En bas de l'escalier, les gardes lui jetaient des regards méfiants. Il ne pouvait pas leur en vouloir, il avait dû avoir l'air fou. Ses crises de fureur incontrôlables l'effrayaient lui aussi. Toute cette situation lui faisait perdre son sang-froid et Estébaal était le seul que cela ne semblait pas perturber. Son esprit froid et indifférent posait sur chaque personne un regard égal, il ne jugeait pas plus durement les fous que les sains d'esprit.

Zamoxis descendit jusqu'à lui, d'un pas décontracté. Ils échangèrent un regard.

– T'as une tête à faire peur. Suis-moi, t'as besoin d'un verre.

Emmercar ne s'attendait pas à vraiment à ça, mais il accepta l'invitation, assez d'accord sur le principe. Ils entrèrent dans un bar pour le moins insolite : dans un antique mausolée éclairé de lanternes, de petites tables accueillaient des groupes de joueurs de dés dans une ambiance bruyante et enfumée. Des hommes buvaient des alcools forts dans des gobelets à la propreté douteuse ou fumaient dans de très longues pipes en bois noir, une spécialité du Dolmont que le bas peuple affectionnait particulièrement.

– A quoi boit-on ? demanda Emmercar en prenant place devant le comptoir couvert d'une couche collante d'alcools renversés et en acceptant le verre que lui offrait Zamoxis.

Il se doutait que ces civilités précédaient une joute verbale virulente et il s'y préparait avec résignation. Les hommes ne la Mandragoule ne l'appréciaient pas particulièrement. Même ceux qui ignoraient qui il était. Le nouveau garde du corps du Nécromant n'avait pas un comportant rassurante et était parfait inconnu pour la plupart, cela n'avait donc rien d'étonnant à ce qu'il éveille la méfiance.

– A la vengeance, répondit Zamoxis.

Un feu noir brûlait dans son regard, sa voix était râpeuse et son expression était féroce. Emmercar voulait bien lever son verre pour cette cause. Il but cul sec et grimaça. C'était immonde. Mais Zamoxis après avoir avalé le sien de la même façon, recommanda la même chose et Emmercar ne protesta pas.

– J'ai un marché à te proposer, commença Zamoxis. Il faut que tu comprennes que tu n'arrives pas au meilleur moment. Les choses étaient pas allées aussi mal depuis la mort de Zakar'baal, 'y a sept ans. L'équilibre est fragile dans les guildes noires. Tu rends nerveux mes hommes et ils ont pas b'soin d'ça.

Emmercar allait protester, Zamoxis le coupa.

– Travaille pour moi. On fait pas un boulot si différent tous les deux, tu me serais d'une aide précieuse. C'est pas un monde facile à intégrer l'univers des guildes noires, mais la Mandragoule est une famille. Arrête de ruminer dans ton coin et de haïr tout l'monde. Sois des nôtres.

Zamoxis avala le second verre et le reposa sur le comptoir.

– En échange je libère ton milicien, il me fait pitié, il mérite pas c'qui lui est tombé dessus.

– Estébaal est d'accord ?

Zamoxis haussa les épaules.

– Il s'en fiche, il déconseille juste de le rendre à la milice, on sait jamais, ils pourraient lui confier d'autres armes empoisonnées…

Emmercar ricana. C'était le genre de chose qu'Estébaal aurait pu dire, en effet.

– Qu'est-ce que tu attends de moi ? demanda-t-il, en essayant de ne pas avoir l'air séduit par l'idée.

Il l'était pourtant. Il avait besoin de ça, de se sentir utile, il avait besoin d'action.

– Tout ce que tu pourras me donner ! Avec le chaos de la mort de l'Estrie et du gouverneur, mes hommes sont partout à la fois, et j'ai dû recruter plus de mercenaires que jamais pour faire les basses besognes. Il faut surveiller les trafics d'esclaves, les maisons closes, la vente des larmes, obtenir des informations, surveiller les échanges et le passage des marchands qui nous approvisionnent. Un coup de main ne sera pas de refus…

– Qu'adviendra-t-il de Gashen ? Il a une femme, je crois, et une fille.

– Il y a un gars à nous dans la milice de Tès. On pourra le faire entrer là-bas et le tenir à l'œil pour qu'il ne revienne pas ici.

– J'ai ta parole qu'il ne lui arrivera rien ?

– Si j'ai ta parole que dorénavant, tu traiteras les hommes de la Mandragoule comme tu le fais avec les miliciens, en frères.

Il fallut quelques secondes à Emmercar pour juger que Zamoxis était sincère. Alors il accepta et l'autre paru franchement soulagé.

Lorsqu'un peu plus tard, après encore quelques verres, ils ressortirent, Emmercar se perdit dans la contemplation des ténèbres. La voûte rocheuse au-dessus d'eux faisait d'Arallû la cité des nuits sans étoiles. Pourtant ce n'étaient pas des ombres vides qui l'environnaient. La Nécropole était le berceau des secondes chances, car c'est sous le manteau protecteur des ténèbres que naît l'aurore. Emmercar balaya des yeux la cité nocturne, au loin on entendait vibrer les cordes d'une mandore, les tambours et les cymbales marquaient un rythme joyeux, il y avait des rires, des murmures, une fenêtre en haut d'une tour où brillait une lanterne rouge.

Et au-delà, imperceptible, attendant leur heure pour renaître, habitant toujours entre les murs, foulant au pied la poussière, chuchotant les mots d'autrefois, on percevait parfois les échos anciens des empires tombés.

A suivre…

Ecriture achevée le 27/10/2014