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Chapitre 20. Atlantis, tout commence

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— Dad ? Alors c'est ici que vous vous êtes rencontrés ?

— A Ibiza, oui. Ici, non, précise Will en riant de sa curiosité. C'est lors d'une soirée au Kuzkobar sur la plage. Il n'existe plus depuis bien longtemps. J'y étais allé avec des amis. Pa y faisait la fête avec une bande de gars aussi expansifs que lui. On ne pouvait pas les louper, ricane mon chéri. J'ai été séduit par sa joie de vivre, par son sourire. Nous avons beaucoup dansé ensemble. Je désirais le revoir. J'ai pris mon courage à deux mains, je le lui ai demandé et il a accepté.

— Sa Pedrera est un endroit qui nous touche particulièrement, intervient Étienne. C'est ici que, Dad et moi, avons échangé Le premier baiser. Le baiser. Le primordial, l'unique, plaisante-t-il tendrement. Tu vois, là, derrière ce rocher.

— Et toi, Papa ? demande Simon.

— Nous ne nous connaissions pas encore. Je ne les ai croisés que six ans plus tard, raconté-je, ils vivaient en couple depuis un bon moment. Au cours d'un séjour à Ibiza, oui, confirmé-je en voyant son attente.

— Nous l'avions découvert sur la plage d'Es Cavallet où nous sommes allés hier. De suite, nous avons voulu mieux le connaître. Il nous plaisait. A tous les deux, avoue mon Étienne. Nous en avons discuté, Dad et moi. Nous sentions qu'il était qui nous attendions, espérions, afin d'être pleinement heureux. Afin de créer une famille. Notre famille.

— Deux tendres fous, me moqué-je.

— Chut ! m'intime-t-il en riant. Nous avons décidé d'essayer de faire partie de sa vie. Il était en vacances avec des copains. Nous nous sommes incrustés pendant ses sorties, ses restos, ses expéditions à droite et à gauche. Puis nous l'avons entraîné ici, dans le but de l'embrasser, raille Étienne. Nous voulions que ce soit également un lieu important pour Papa. Il n'a rien compris et nous a fuis.

Julien éclate de rire.

— C'est tout toi, ça, se moque-t-il gentiment en me fixant.

— Camille ! Fais attention ! lancé-je.

Déjà, elle file vers la mer dégringolant le versant caillouteux à toute vitesse. Agile comme une petite chèvre des montagnes. Nous progressons plus lentement. Droit et fier, autant que faire se peut, surtout devant mes hommes, je descends d'un pas posé. Pas question de reconnaître que l'âge rouille peu à peu les articulations, affaiblit les muscles, ralentit le moteur. Je ne me plains pas loin de là, pourtant parcourir la pente en courant tel un cabri, ce n'est plus pour moi.

Nos bébés turbulents sont devenus des adolescents fougueux. Camille et Simon sont blond clair ainsi que l'était mon Étienne bien argenté maintenant. Julien a les cheveux noirs et les iris exceptionnels de Will qui évoquent les lagons des mers du sud mais la nature enjouée, extravertie de notre avocat. C'est Simon qui tient le plus de moi. S'il a le regard noisette d'Etienne, il a la forme de mon visage, mon nez, ma bouche et aussi beaucoup de mon caractère. Camille, c'est Will tout craché. Sensible, attentionnée, têtue. Un minois superbe aux traits fins où s'écarquillent souvent de grands yeux bleu foncé entourés d'un cercle gris. Elle fera une jeune fille magnifique.

Où sont les parts de la femme qui a donné ses ovules, de celle qui les a portés ? Nous ne voyons en eux que notre amour fou. Will et Étienne ne se sont jamais mariés. Cela n'était pas nécessaire dans le cadre de naissances assistées aux Etats-Unis. Eux, n'y tenaient pas sans moi. Égoïstement, j'en ai été soulagé. Rassuré.

J'ai repris l'enseignement lorsque Camille est entrée à l'école. J'en avais envie. J'aspirais à retrouver plus d'animation. Me réadapter à la vie active à l'extérieur n'a pas été aisé. J'ai failli renoncer vingt fois. Être chez nous me manquait alors. J'ai abandonné la conception de projets privés tout en continuant à me jeter à corps perdu dans des constructions portuaires avec Will où nos compétences conjuguées sont appréciées. Comme aux premiers jours, je prends énormément de plaisir à travailler en symbiose avec lui.

Nous sommes allés à Paris pour les cinquante ans de Will, à Venise, pour ma soixantaine. Les clichés ont la vie dure. Nous hésitons pour le demi siècle d'existence d'Etienne, sa maman est malade et il a peur de s'absenter. Il a fallu qu'elle se fâche afin qu'il accepte de prendre ces vacances.

La mère de Will est décédée il y a cinq ans. John célèbre les fêtes de fin d'année avec femme et enfants chez nous. C'est par lui qu'il a des nouvelles de son cadet et de son père qui est en maison de repos et qui n'ont pas voulu renouer de lien.

Mon beau-père que je n'ai pas revu depuis cette présentation catastrophique en Provence il y a dix-sept ans est mort lui d'un cancer de la prostate. Ma sœur et Phil habitent au mas et passent chaque été une dizaine de jours chez nous. C'est plus fréquemment une corvée qu'une joie. L'âge ne les a pas bonifiés, loin de là. Je me demande pourquoi ils viennent. Et plus encore, pourquoi nous les invitons.

Ma mère, à quatre vingt trois ans, a cependant bon pied, bon œil et vient nous voir plusieurs semaines par an. Nous allons en Provence au printemps avec les gosses qu'elle adore.

Yannick, le plus jeune de mes neveux, est restaurateur à Martigues, il s'est marié et son épouse le seconde en son commerce. Il est papa depuis quelques mois. Bientôt le baptême. Gabriel, l'aîné, est expert-comptable et divorcé. Il papillonne de l'une à l'autre sans s'attacher.

Chloé n'est jamais loin de nous. Après le bac, elle est venue faire des études de médecine à Nantes vivant le week-end à nos côtés, puis elle s'est mise en ménage avec un infirmier rencontré à l'occasion d'un stage. Union malheureuse et éphémère. Après sa séparation, elle a emménagé à Pornic. Je suis le parrain d'un Benoît qui a presque le même âge que Camille et qui est la plupart du temps chez nous. Être toubib n'est pas synonyme d'horaires légers et réguliers. D'ailleurs, il est...

— Parrain ? On a la permission de plonger ?

Avec nous. C'est un véritable casse-cou, celui-là. Toujours plein de plaies et de bosses. Ses plans farfelus et téméraires le mettent régulièrement en danger. Il est vraiment inconscient. Nul doute que dans le monde de Harry Potter dont il est fan, il aurait fait un Gryffondor idéal.

— Vous attendez que nous soyons installés et puissions vous surveiller, s'exclame Étienne.

— Oui, Tonton, raille le gamin avant de filer.

Le tonton lève les yeux au ciel.

— Pa ? On se met là ? lui lance Camille qui est revenue sur ses pas et désigne une petite étendue de sable où un gros rocher plat peut éventuellement servir de banc ou de table pour déguster le pique-nique que nous avons emporté.

— Oui. C'est une excellente idée. Bien vu, ma puce, répond Etienne en caressant les cheveux clairs.

Je sens avec plaisir le regard de Will sur moi. Il me voit encore malgré ces nombreuses années. Will. Sa main ferme, tendre, se place au creux de mon dos afin de m'encourager.

— On vous rejoint à notre aise, crie-t-il. Allez déposer les sacs et revêtez vos maillots.

Les quatre s'égayent en cris joyeux.

— Stop ! enjoint mon Étienne, éternellement fleur bleue.

Je ris. Je sais ce qu'il veut. Les douze étés vécus loin de l'île blanche ne m'ont rien fait oublier. Aucun de nos passages ici. Aucune de nos haltes à cet endroit. Surtout pas le goût de leurs lèvres à la saveur iodée. Le parfum de leur peau échauffée par le soleil espagnol. Nous sommes là, arrêtés au milieu de la pente sablonneuse, à admirer l'unique réelle Atlantis, avant de nous envisager des yeux. Amants, amis, compagnons. Nous en avons accompli du chemin ensemble. Le pire, le meilleur. Dix-huit ans. Nul ne donnait cher de notre union anticonformiste. Je les aime autant qu'à nos premiers matins. Plus, si c'est possible. Nous avons acquis en chaude tendresse ce que nous avons perdu en brûlante passion. Nous faisons l'amour moins souvent, c'est certain, dans le jacuzzi plutôt qu'à la douche. Ou en un lit confortable. Mais avec la même intensité.

Légèrement, les lèvres d'Etienne effleurent les miennes puis celles de Will. Insuffisant. Ce n'est pas nous. Cela ne nous rend pas justice. Cramponné à eux tel un bateau ballotté par les vagues qui s'accroche à son ancre, je les enlace, dévore leurs bouches tour à tour, approfondissant le baiser comme si c'était le dernier. Une famille défile à côté de nous. Le père nous adresse quelques insultes sonores. Ce n'est guère acceptable de jeunes gens, alors ce rapprochement d'hommes d'âge mûr, c'est tout bonnement dégoûtant. Je m'en fous. La tête sur l'épaule d'Etienne, mon bras autour de la taille de Will, je respire à grandes goulées l'air marin, l'atmosphère sereine. Le bonheur.

J'ai soixante ans pourtant mon cœur en a quarante deux. Je viens de les rencontrer à Es Cavallet. Mon Étienne a le plus parfait des corps, les fossettes les plus attirantes lorsqu'il sourit avec toute cette chaleur en lui qu'il nous apporte jour après jour, Will a le plus magnifique des regards quand il nous contemple avec attention et amour ainsi que seul lui sait le faire. Nous avons la vie devant nous.

— Je vous aime.

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FIN

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Merci beaucoup à vous Drayy et Horpheus de vos commentaires.

Voilà, ce récit est terminé. Merci à vous tous pour votre lecture. J'espère avoir le plaisir de vous retrouver sur mes autres récits.

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