Auteur : Nessi N'spi

Droits : la nouvelle contenue dans cette page est ma propriété exclusive. Toute reproduction d'une partie ou de l'entièreté de ce texte en vue de le partager sur un autre site internet ou de le vendre est totalement interdite. Merci de respecter mes droits d'auteurs et de ne pas réutiliser mon histoire, sous quelque forme que ce soit.

Genre : Yaoi/SF

Avant-propos : Pour ceux qui ne me suivent pas sur facebook et qui n'ont donc pas assisté en direct à toute l'histoire, cette histoire est le résultat d'un défi que je me suis lancé à moi-même, après six mois de traversée du désert avec mon inspiration vacillante et mes écrits qui ne décollent pas. Le défi, le voici tel que je l'ai annoncé à mes lecteurs : "écrire un One-Shot. Une histoire courte, une histoire simple, avec un début, une fin, rien de compliqué, que du fun. Un truc neuf qui n'a aucun lien avec mes histoires passées ou en cours. Et sans que je cherche la perfection, l'idée super-ultra-méga-originale-de-la-mort-qui-tue, ou des mystères à n'en plus finir. Bref, un One-Shot basique et sans prise de tête, où je pourrai tenter de m'exprimer à nouveau, d'achever enfin quelque chose, d'avoir au moins la satisfaction de parvenir à écrire, même si c'est pas génial, même si c'est plat, même si ça ne vaut pas grand chose. Juste écrire et espérer que ça débloque quelque chose en moi."

Je ne sais pas encore si le résultat est convaincant, si cela va débloquer quelque chose en moi et me permettre de me remettre à écrire plus sereinement, mais je compte sur vous pour me donner au moins votre avis sur ce One-Shot. Il a été écrit en deux jours, sur une durée de 36 heures, entrecoupée de pauses et de sommeil et je n'ai eu que cinq jours pour trouver l'idée avant de me lancer.

Ce qui m'a inspiré ? Les photographies de Mike Brodie à propos des "vagabond du chemin de fer" que j'ai découvert il y a quelques mois en tombant sur un article (allez chercher sur google, ça vaut le coup d'œil), ainsi que deux images dont vous trouverez les liens dans mon profil.

A partir de là, le reste s'est construit tout seul. Pourtant, devoir débuter et achever une histoire dans un temps limité n'a pas été simple. J'ai du faire l'impasse sur bien des choses, mais j'ai pu dire tout ce que j'avais à dire et c'est tout ce qui importe. Cette expérience a été intense pour moi et je suis encore trop étroitement imprégnée par l'histoire pour parvenir à savoir ce que ça vaut. Alors à vous de lire, et de juger ! :)


LES VAGABONDS DU RAIL

par Nessi

Les yeux levés vers le ciel, assis sur le bord de la plateforme du train, les jambes pliées, Ezra se sentait en paix. La brise qui effleurait son corps était douce, le son régulier du choc des roues d'acier sur le rail comme un métronome, la faible lueur du soleil sur sa peau comme une caresse évanescente. Les battements de cœur qui se répercutaient sous sa paume étaient plus familiers encore que les grincements des wagons, ou les crissements des freins. Ils battaient au même rythme que le sien, comme si leurs deux cœurs étaient connectés.

Fermant les paupières, il se laissa envahir par tous ces bruits, toutes ces sensations, tous ces ressentis. De l'odeur au toucher, tout était parfait. Les doigts posés sur le dos de sa main se mirent à bouger, tapotant sur un rythme différent de tous les autres sons qu'il percevait, mais s'accordant parfaitement à l'ensemble. Ezra sourit. Morgan recommençait. Il avait cette faculté rare d'entendre de la musique dans tout ce qui l'entourait, le souffle du vent entre les bâtiments, le vrombissement d'un aéroglisseur, les gouttes de pluies contre une taule en fer, même dans le silence assourdissant de ce monde à l'agonie.

Il avait tenté une fois de lui expliquer ce qui se passait dans sa tête, comme quoi chaque son, même les plus infimes semblaient faire partie d'une partition, d'un orchestre, d'une symphonie. Le monde tout entier était la musique et elle raisonnait en lui, vibrait au plus profond de sa poitrine, et il ne pouvait que la laisser repartir à sa manière.

Le plus souvent, ça se passait simplement ainsi. Ses doigts se mettaient à jouer le rythme de ce qu'il entendait dans sa tête, tapotant, pianotant, contre une surface quelconque. Il avait juste besoin de les retranscrire. Et d'autres fois, il le jouait vraiment, frappant, dansant, tapant du pieds, comme si il était en transe, envahit par la musique du monde et la livrant telle qu'il l'entendait.

Ezra rouvrit les yeux et les baissa vers son compagnon de route. Il était allongé sur le rebord de la plateforme et avait installé sa tête dans le creux de sa hanche, pouvant ainsi somnoler sans crainte. Ezra le croyait d'ailleurs endormit jusqu'à ce que ses doigts s'agitent. Son sourire s'accentua en découvrant que les lèvres de Morgan étaient aussi étirées sur les coins. Il entendait sa musique, celle qu'Ezra pouvait parfois percevoir, mais qu'il était le seul à pouvoir ressentir jusqu'au fond de ses tripes et ça semblait le rendre heureux.

Pour l'emmerder, Ezra retira sa main de sous la sienne et l'installa plus haut, sur sa gorge, afin de continuer à pouvoir percevoir les battements de son cœur. Sa paume trouva son pouls sans mal et ses doigts se glissèrent sur sa mâchoire et derrière son oreille. Morgan souleva légèrement les paupières et lui sourit avant de refermer les yeux et de continuer de tapoter contre son propre torse, cette musique que lui seul entendait.

Ezra releva la tête et observa le paysage qui défilait. Cette succession de bâtiments, de rues, de gens. Dans un monde comme celui-ci, pouvoir s'échapper dans son monde intérieur, qu'il soit fait de musique ou non, était la meilleure des idées. L'espoir n'existait pas ici, à moins d'espérer les mêmes choses que ce que le gouvernement leur imposait. Le bonheur était un concept façonné par ces mêmes dirigeants, soumis à des règles et des limites à ne pas dépasser. La liberté n'était qu'un mot employé pour évoquer un libre arbitre qui n'en n'avait que l'apparence.

Lui et Morgan avaient choisi un autre chemin. Une vie de vagabondage, d'espoir, de bonheur et de liberté. Personne ne leur imposait de règles, sauf eux-même. Ils allaient où ils le souhaitaient, voyageaient à travers l'immensité du monde sans limites si ce n'étaient les leurs. Cette vie n'avait pas que des avantages, mais elle leur convenait.

Le monde n'était plus qu'une succession de béton, et de méga-structure, s'étendant sur des milliers de kilomètres, d'une mer à l'autre, d'un bout de terre à l'autre. Il n'y avait plus des villes, mais une ville, immense, colonisant le moindre bout de terre. La population s'entassait au sol, dans les ruines du vieux monde, colonisant les anciens bâtiments ou les blocs d'habitations. Ceux qui étaient parvenus à s'élever au-dessus du commun des mortels vivaient dans les méga-tours, de gigantesques bâtiments fait de verre et d'acier. On disait qu'ils avaient milles étages et qu'il faudrait plus d'une année pour visiter chaque pièce, chaque recoin, tant ils étaient immenses.

Ezra contempla la méga-tour la plus proche et plissa les yeux alors qu'un éclat de soleil se reflétait sur sa surface et l'aveuglait. Il avait beau tendre le cou, il était incapable de voir l'endroit où le bâtiment s'achevait dans les cieux. Vivre le nez en l'air ne l'intéressait pas de toute façon. Il était de ceux qui était destiné à vivre au sol, un Enfant du Béton devenu Vagabond du Rail.

Morgan cessa soudain de tapoter et étira ses bras vers le ciel, faisant craquer ses épaules. Il bâilla puis se redressa pour s'asseoir à ses côtés, le dos contre l'empilement de tube d'acier qui reposait sur la plateforme du train.

- Ton ventre n'arrête pas de chanter, dit-il avec un léger sourire avant de tirer son sac à lui et de commencer à fouiller.

- Ouais, j'ai faim, approuva Ezra en le regardant faire.

- T'as toujours faim, sourit Morgan.

Il sortit la petite boite en fer dans laquelle ils mettaient la nourriture sèche qu'ils parvenaient à récupérer. Elle ne contenait plus que deux biscuits protéinique. Morgan en prit un et le tapa contre le rebord de la boite, pas pour faire de la musique cette fois, mais pour tester sa dureté.

- Aussi dur que du caillou, dit-il en lui tendant le biscuit. Fais gaffe à tes dents.

Ezra ne fit aucun commentaire en le prenant et le portant à ses lèvres. Il avait l'habitude et ses dents aussi. C'était d'ailleurs la seule chose pour laquelle il avait une hygiène impeccable : ses dents. S'il n'en prenait pas soin, elles seraient rapidement malades et douloureuse, et si elles tombaient, il ne survivrait pas longtemps.

Le biscuit entre les lèvres, il fouilla son propre sac et en sortit sa gourde. Au son qu'elle faisait lorsqu'il la secouait, son contenu était maigre. Il cassa le biscuit en deux d'une main ferme en le tenant entre ses dents et prit une gorgée d'eau. Gardant le tout dans la bouche, il attendit que l'aliment s'imbibe d'eau, mâchouillant pour aider le processus et passa sa gourde à Morgan qui l'imita.

Ils mangèrent en silence, se partageant le peu qu'ils avaient, tous deux conscients qu'il leur faudrait descendre du train pour se ravitailler très prochainement. Ezra observa les alentours, ou du moins ce qu'il pouvait en voir depuis sa position. Les bâtiments de béton l'entouraient de toutes parts, brisant l'horizon et cachant toute structure reconnaissable. Il leva donc les yeux et aperçut une nouvelle méga-tour. Sur le côté se trouvait son nom s'étalant en lumière jaune « la Tour d'Or». Ça ne l'aida pas tellement à se repérer.

- Tu sais où on est ?, demanda-t-il à Morgan avant de mordiller le bout de biscuit qui lui restait, avalant les miettes sans prendre le temps de les hydrater.

Morgan tourna les yeux vers lui et retint un sourire. Il avait l'air d'un rongeur en cet instant, en grignotant ainsi son biscuit. Même si rien, dans son physique ne pouvait le comparer à l'animal. Ezra était trop beau pour qu'on le compare à un rat. Malgré la saleté de plus quatre mois de voyage, de graisse d'essieu ou de noir de ferraille, qui s'incrustaient dans les pores de sa peau, sa beauté restait intacte. Il était mince, comme tous les vagabonds, car aucun ne s'alimentait suffisamment pour prendre de la graisse. Par contre, ses muscles étaient forts et fermes, conséquence d'une vie à la dure, de course-poursuite avec la police, ou de longs trajets à se retenir à la force des bras ou des jambes à un wagon surchargé.

Son visage était une contradiction parfaite et agréable à l'œil. Il avait la mâchoire très carrée, presque trop, parfaitement virile, le menton très dessiné, achevant de donner au bas de son visage un air anguleux. Ses sourcils sombres, aussi brun que ses cheveux, étaient épais, fournis et se finissaient légèrement vers le haut, au niveau de ses tempes, ce qui, chez n'importe qui, donnerait un regard acéré, voire peu amène. Mais à l'inverse, ses yeux en amande, de teinte gris-bleu, surmontés de cils denses et longs, adoucissaient son regard. Lorsqu'il vous regardait, il pouvait autant avoir l'air d'un aigle prêt à fondre sur sa proie, que d'un séducteur. Ses yeux ne pouvaient laisser personne indifférent. Son nez droit, pas trop large, discret et sa bouche aux lèvres pulpeuses achevaient de poser les contradictions de son physique. Ezra était sexy, brut, exotique. Un mélange de race du monde, de virilité et de sensualité.

En plus de ce visage peu ordinaire, il y avait cette masse de cheveux bruns, sombre, qui était sans doute la seule coquetterie qu'il s'autorisait. D'aussi loin qu'il le connaissait, Morgan l'avait toujours vu avec ces dreadlocks. Ezra n'avait pas une masse de cheveux crêpés et retenus ensemble par la crasse, formant un nid d'oiseau sur son crâne, peu attirant. Non, il prenait grand soin de chaque dread, la lissant avec ce qu'il trouvait, ajustant ce qui n'allait pas dès qu'il croisait son reflet. C'était le seul signe extérieur qu'il prenait soin de lui. Sa coiffure était sa fierté et il refusait catégoriquement d'en changer ou de les couper. Lorsqu'il l'avait connu, les dreads atteignaient à peine sa mâchoire. Aujourd'hui, elles frôlaient sa taille, sauf quand il les retenaient en chignon lâche sur sa nuque comme en cet instant.

Après l'avoir observé un instant grignoter son biscuit, il observa à son tour les alentours, puis la position du soleil et annonça sans hésitation :

- On est à l'ouest. On se dirige vers l'est. On est sans doute proche de la Zone de Vide.

- Sérieux ?

Morgan ne fut pas surpris de le voir sourire et se mettre debout. Il prit quelques secondes pour s'étirer le dos, puis fourra le reste du biscuit dans sa bouche et s'agrippa à la corde métallique qui retenait les tubes sur la plateforme pour l'escalader. Morgan se leva à son tour mâchant sans appétit la fin de son repas et se retint d'une main à la corde pour lever les yeux et regarder son ami. Il était monté jusqu'en haut de l'amas de tube et s'y assit pour regarder droit devant, sans doute à la recherche du « Mur ».

- Tu le vois ?, demanda Morgan en élevant la voix pour qu'il l'entende trois mètres plus haut.

- Non, lui répondit sa voix étouffée par la distance et les grincements du train. Trop de pollution. Je vois pas au-delà d'un kilomètre.

Morgan haussa les épaules et se rassit sur le bord de la plateforme, laissant une jambe pendre dans le vide. Il fouilla son sac à la recherche de sa gourde qu'il constata vide. L'inventaire de ses maigres biens ne le déprima toutefois pas plus que ça. Il était habitué à n'avoir rien, ou si peu de choses. Il se gratta la nuque, là où son bonnet le démangeait, puis le replaça correctement sur son crâne. Lui ne portait pas de dreadlocks. Il n'aurait ni la patience ni l'envie de faire subir cela à sa tignasse. Ses cheveux étaient eux, un amas de mèches sales, un nid d'oiseau peu attirant. C'est pourquoi il les cachait sous un bonnet la plupart du temps. Ils avaient sacrément poussés depuis la dernière fois qu'il les avaient coupés et maintenant, les pointes de ses mèches s'échappaient de son bonnet et avaient tendance à le démanger sur la nuque ou près des tempes.

Ezra le rejoint et s'accroupit à ses côtés, tout en observant les alentours.

- On descend se chercher à bouffer ?

- Ouais, pas le choix. T'es prêt ?

- Toujours.

Ezra attrapa son éternelle sacoche et le passa en bandoulière puis s'avança vers l'extrémité avant de la plateforme. Morgan passa son sac sur ses épaules et lui emboita le pas. Ils s'accrochèrent à l'échelle du wagon précédent le leur et observèrent le bas côté de la voie. Ils avaient de la chance que les trains de marchandises ne prennent jamais de trop grandes vitesses. Ils roulaient presque paresseusement en comparaison des trains de voyageur. Malgré tout, ils ne s'arrêtaient jamais ailleurs qu'à leur destination. Si quelqu'un se plaçait sur la voie, il était broyé sans état d'âmes. La vie des « gens de la surface » n'avait que peu d'importance.

Ezra attendit le bon moment avant de sauter du train, se réceptionnant avec agilité au bord de la voie. Morgan tourna la tête pour le regarder se redresser, puis reprit son observation. Des câbles, des déchets, des bâtiments très proches, des groupes électriques, ou des accidents du terrain, il fallait faire attention à tout pour ne pas se blesser ou se tuer. Un espace dégagé arriva enfin et il bondit de l'échelle aussi loin que possible pour ne pas se faire percuter par le wagon suivant. Il roula sur lui-même dans la poussière et les graviers, puis se redressa et épousseta ses vêtements.

Ezra marchait dans sa direction, il l'attendit donc sur place, observant les alentours. Il se trouvait au pieds de plusieurs blocs d'habitation. Une bonne vingtaine d'étages les cernaient de toutes parts. La décrépitude de l'ancien monde était visible partout. Dans les déchets au sol, dans les peintures des bâtiments et de la maçonnerie qui partaient en lambeaux, dans les fenêtres salies par la pollution de toutes les habitations, dans l'absence de soleil qui ne parvenait pas à percer les masses de béton qui les écrasaient au sol.

- Trouvons une rue commerçante, dit Ezra en le rejoignant.

Morgan hocha la tête et ils se mirent en marche le long de la voie ferrée désormais déserte pour trouver une rue parallèle. Un peu plus loin, des passants traversaient le chemin de fer dans un sens et dans l'autre, annonçant une rue passante. Ils la rejoignirent et se mêlèrent à la foule blasée et pressée. Morgan attrapa le poignet d'Ezra pour éviter qu'ils soient séparés dans le boyaux assez étroits entre deux bâtiments. Ils émergèrent dans une rue plus large, composée de divers commerces en tous genres. Ils observèrent les vitrines, respirèrent les odeurs de nourriture, sentant leur estomac se tordre de famine, mais ne s'arrêtèrent pas pour autant.

- Ça te paraît bien ?, lui demanda Ezra en ralentissant le pas.

Morgan avisa la petite place sur laquelle ils atterrissaient. Dans ce monde où chaque espace était réquisitionné pour y construire un bâtiment, il n'existait aucun lieu découvert pour permettre aux gens de se balader ou de se réunir. De toute façon, les « réunions » ou autre manifestation étaient totalement illégales. L'endroit où ils se trouvaient était donc plus un carrefour qu'une place. Comme la plupart des axes de circulation, les véhicules n'y étaient pas admis. Dans ce nouveau monde, avoir un véhicule à moteur était un véritable luxe. Ils avaient une trentaine de mètres autour d'eux, ce serait largement suffisant.

- C'est parfait.

- Ok, alors à toi de jouer.

Ezra frappa doucement son poing du sien et s'éloigna, disparaissant dans la foule. Morgan se dirigea vers le milieu de la zone, posa son sac au sol et en sortit ses instruments de musique. Un simple harmonica et un jeu de cuillères d'acier liées entre elles. Il installa les cuillères sur sa main gauche, en les nouant avec les ficelles à ses doigts, puis posa un gobelet au sol pour récolter les éventuels crédits qu'on pourrait lui donner.

L'harmonica dans la main droite, il observa la foule qui le contournait comme une masse abrutie par le labeur et le manque d'espoir. Même si tout cela avait pour but de récolter de l'argent pour manger, Morgan aimait à penser qu'il leur offrait un peu de bonheur, quelques instants hors du temps, loin de l'oppression et du désespoir. Il ne repéra pas Ezra dans la foule mais c'était mieux ainsi, cela signifiait qu'il se faisait discret.

Il inspira profondément et porta l'harmonica à sa bouche pour y souffler les premières notes. Des notes vibrantes de lenteur et de tristesse qui attirèrent le regard de nombreux passants. Le désespoir n'allait pas les faire s'arrêter et il le savait. Les chansons tristes ne les arrêtaient jamais. Après tout, qui voudrait souffrir à l'écoute d'une mélodie alors que sa vie n'était déjà que souffrance ?

Morgan réduisit la longueur des notes, pris un rythme plus rapide, et de sa main gauche, commença à taper les cuillères contre sa cuisse. La musique était innée chez lui et il inventait chaque fois une nouvelle mélodie. Celle-ci devait être joyeuse, pour arrêter le badaud, il puisa donc dans son sentiment de liberté quotidien pour créer sa musique. Les gens commencèrent à s'arrêter, intrigués, curieux, touchés pour certain par ce rayon de soleil dans leur vie morne.

Il ajoutant le son du talon de sa botte frappant le sol, pour retenir un peu plus l'attention, sautillant sur place ou faisant un tour sur lui-même en fonction du rythme. Il vit apparaître des sourires sur ces visages blasés et des étincelles dans leurs yeux. Soyez heureux, braves gens, voyez les bonheurs simples que la vie peut vous apporter !

Ezra sourit parmi la foule en observant le talent de Morgan. Il adorait l'écouter et le regarder réunir les foules autour de sa musique. Il ne semblait jamais aussi vivant que lorsqu'il jouait. Mais parce que tout rassemblement était interdit, il savait qu'ils n'avaient que peu de temps. Une seule chanson, peut-être deux, puis il leur faudrait dégager les lieux rapidement avant que les forces de l'ordre ne s'en mêlent. Et leur but n'était pas de faire sourire les gens ou de finir en cellule, mais de faire les poches.

Ezra se glissa derrière un homme et, la main leste, lui subtilisa son porte-feuille qu'il fit disparaître dans sa sacoche l'instant suivant. Il se déplaça vers le suivant, et continua ainsi, marchant parmi la foule et volant tout ce qui lui tombait sous la main. Il était rapide, agile et bien entraîné. Le métier de pickpocket, il l'avait pratiqué toute sa vie.

Morgan acheva sa mélodie dans une emphase enflammée et récolta des applaudissements et de larges sourires. Quelques personnes approchèrent et déposèrent des pièces dans son gobelet. Mais soudain le son vrombissant d'un drone se fit entendre. Morgan remballa ses affaires en une seconde. La foule se dispersa dans tous les sens alors qu'une cohorte de policier débarquait dans la place. Se laissant entraîner dans la foule, Morgan garda la tête basse et les épaules tendues en s'éloignant du côté opposé à leur apparition. Il cherchait Ezra des yeux dans la foule, craignant de l'avoir perdu. Ils savaient que si ils se perdaient, ils devaient se retrouver à l'endroit exact où ils étaient descendus du train, mais Morgan craignait qu'Ezra se fasse arrêter et en soit donc empêché. Il ne sait pas ce qu'il ferait si ils étaient séparés...

Soudain, une main empoigna son bras et il poussa un soupir de soulagement en découvrant Ezra. Ils quittèrent la rue encombrée pour s'élancer en courant dans un boyau plus étroit et obscur. Ils atterrirent dans une autre ruelle et l'arpentèrent sur quelques mètres avant de changer encore de direction. Après quelques minutes, ils se planquèrent dans le renfoncement d'un immeuble, essoufflés mais soulagés d'avoir évité les autorités. Leur regard se croisèrent et ils se mirent à rire. Ils avaient réussis et profitaient de cette douce satisfaction.

Ils s'assirent au sol pour prendre un peu de repos.

- La récolte a été bonne ?, demanda Morgan en détachant les cuillères de sa main.

- Voyons ça...

Ezra ouvrit sa sacoche et en sortit tout son larcin. Les porte-feuilles furent soigneusement vidés, les rares bijoux et les montres mis ensemble dans l'optique de les vendre au marché noir, et les choses inutiles jetées dans le caniveau.

- Waw, soixante-quatre crédits, déclara Morgan après avoir fait le compte.

Ezra lui sourit d'un air ravi.

- Avec ça, on va pouvoir se faire un repas de roi !

- Et si on se prenait plutôt une chambre ?

Le sourire d'Ezra se transforma en une moue désapprobatrice. Morgan insista.

- On pourrait se doucher et laver nos fringues. Et puis, ça ne nous ferait pas de mal de dormir dans le confort pour une fois.

- Toi et ton obsession pour le confort..., grommela Ezra en réunissant l'argent dans un des porte-feuilles vide. Si tu aimes tellement le confort, fais toi mettre une foutue puce et tu l'auras ton confort !

- Tu peux parler. T'es obsédé par la bouffe. Si tu aimes tellement bouffer, fais toi mettre une putain de puce et tu l'auras ta bouffe.

Ezra lui lança un regard noir, puis sourit, amusé. La nourriture était son péché mignon. Il adorait manger, mais il n'avait que rarement l'occasion de se faire un vrai repas. Avec cet argent, il pourrait manger jusqu'à s'en rendre malade ! Mais Morgan, lui, avait une obsession pour la propreté. Il aimait se doucher, se sentir propre et porter des vêtements qui ne puaient pas la mort. Il comprenait, c'était son cas aussi, mais la bouffe était sa priorité... après la liberté. Et il était hors de question de la perdre en se faisant poser une puce d'identification.

- Ok, alors on n'a qu'à faire les deux, tenta Ezra. On se fait une bonne bouffe et on se loue une chambre pour quelques heures.

- On va tout flinguer avec ça. On n'aura plus rien pour faire des réserves.

Ezra le fixa d'un regard blasé, attendant qu'il se décide. Ils avaient gagné cet argent à deux, il fallait bien qu'ils fassent des compromis si chacun voulait quelque chose de différent. Morgan soupira et hocha la tête.

- La bouffe et les réserves. Pas de chambre.

C'était mieux ainsi. Le confort était subsidiaire, loin d'être si important que ça. La survie se passait surtout par la nourriture et l'eau. Une douche ou des vêtements propres n'étaient clairement pas des priorité. Ezra savait ces choses-là avec naturel. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de louer une chambre quand il avait un peu d'argent. Il préférait dormir dans la rue et se nourrir jusqu'à satiété. Là se situait la différence entre leur deux enfances.

Ezra était un orphelin, un gamin du béton. Morgan, lui, avait grandit dans un bloc, avec une famille. Il était allé à l'école et avait appris à lire et compter quand Ezra, lui, apprenait à faire les poches. Il connaissait les codes pour survivre dans la rue, et ceux des Vagabonds du Rail, mais ce qui lui avait été inculqué dans l'enfance, comme le confort, la sécurité ou la propreté, restait ancré en lui, qu'il le veuille ou non.

- Allons manger, dit-il pour mettre fin à sa déception.

Un bon repas, après tout, ça lui disait bien.

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Ils dînèrent avec les dernières lueurs du jour dans un restaurant bas de gamme. Morgan préférait ne pas savoir ce qu'il mangeait, tant que c'était bon, chaud et nourrissant. Il ne doutait pas pourtant que la viande qui se trouvait dans son ragout provenait sans doute de quelques rats d'égouts. Peu importait, ça avait bon goût et c'est tout ce qui comptait.

La nuit étant tombée, ils décidèrent de dormir dans la rue et d'acheter des réserves de nourriture le lendemain matin, avant de sauter dans le prochain train venu. Ils retournèrent près de la voie ferrée pour trouver un endroit discret où passer la nuit. Le vagabondage étant interdit par la loi, mieux valait faire profil-bas. Si ils se faisaient chopper, on leur foutrait une puce d'identification et on dirigerait leur vie.

Ils trouvèrent une planque, sans doute régulièrement utilisée par d'autres vagabonds, près d'une bouche d'égout d'où s'échappait une lourde vapeur chaude. Elle les cachait à la vue des passants et depuis le petit renfoncement, contre un bloc d'habitation, ils se sentaient presque à l'abri. Allongés sur le dos, la tête sur leur sac, côté à côté, Morgan et Ezra regardaient le ciel d'un noir d'encre où aucune étoile ne brillait. Il ne faisait jamais complètement nuit dans les bas-fond. Les méga-tour restaient illuminée, les enseignes brillaient non-stop, les lampadaires dispersaient les ombres... sans compter les drones qui patrouillaient et illuminaient tous les recoins sur leur passage. Mais dans leur petit coin, les lueurs de la ville avaient du mal à les atteindre.

- Parle-moi de l'ancien monde, demanda Ezra dans le silence relatif de la ville.

N'étant pas allé à l'école, il ne connaissait que le monde actuel. Mais Morgan avait toujours des histoires incroyables à lui raconter. Des choses qui dépassaient même son imagination.

- Parle-moi des arbres. A quoi ressemblaient-ils ?

Morgan esquissa un léger sourire et rassembla les souvenirs des images, des films et des textes qu'il avait vu durant les quelques années où il était allé à l'école.

- Les arbres avaient plein de formes différentes. En général, ils avaient un seul tronc qui sortait de terre et s'élançait vers le ciel avant de se diviser en branches. Des dizaines de branches épaisses qui elles-même se divisaient en branches de plus en plus petites. Et sur chacune de ces branches, il y avait des feuilles. Vertes au printemps, rousse ou brune en hiver.

- Vertes comme tes yeux ?

- Non. Mes yeux... hum... je pense qu'ils ont plutôt la couleur des lagons.

- C'est quoi un lagon ?

- C'est une étendue d'eau peu profonde. J'ai vu des images où l'eau, n'était pas bleu profond comme les océans, ni vert saumâtre comme l'eau croupie, mais d'un vert-bleu. Je crois qu'on appelle ça « vert d'eau ».

Ezra rit doucement, comme prenant plaisir à apprendre ces choses et Morgan reprit :

- Avant, il y avait des forêts. Des endroits où poussaient beaucoup d'arbres. Partout où tu regardais, tu ne pouvais voir que ça.

- Ça devait être beau...

- Ouais, j'imagine.

Ils se turent, perdus dans l'imagination d'un autre temps, quand le béton n'avait pas recouvert toute la surface de la terre. Quand les gens pouvaient se promener dans les forêts et regarder les arbres.

- Pourquoi n'y en a-t-il plus ?, demanda Ezra après un long silence.

- La guerre... la surpopulation... le besoin de construire toujours plus. Peut-être qu'il y avait une forêt ici avant. Imagine ça. On est allongé dans une forêt, tout ce qui nous entoure n'est qu'arbre, plante, et des oiseaux chantent dans les branches.

Ezra tenta de l'imaginer mais il ne voyait que des bâtiments et avait du mal à imaginer à quoi ressemblait un seul arbre, alors une forêt... Il poussa un ricanement de dérision, puis roula sur le côté, faisant face à Morgan.

- Tes histoires sont belles, mais ça reste des histoires.

Morgan ne prit pas la peine de lui dire qu'il s'agissait de « l'Histoire » avec un grand H, et non des siennes. Ezra ne saisirait surement pas la subtilité. Pas qu'il soit stupide, il était intelligent, mais l'abstrait n'avait que peu d'intérêt pour lui. Il vivait dans un monde dur, où il fallait rester concentré sur le moment présent, sur la survie. Pour sa part, l'imagination, le passé, l'abstrait, ça avait de l'importance. C'était son moteur pour supporter une journée de plus dans ce monde de béton.

Beaucoup trop de gens se contentaient de vivre la vie qu'on leur avait imposée, de faire le métier qu'on leur avait fournis, d'habiter l'endroit qu'on leur avait choisi. Ils acceptaient les règles, subissaient les contrôles, et adhéraient aux lois, parce qu'ils étaient persuadés que tout était fait pour leur bien-être, pour leur sécurité, pour qu'ils vivent en paix.

Morgan ne voyait pas les choses ainsi. Il avait tenté de se conformer à cette vie faîte de carcans et de règles. Il avait tenté d'entrer dans le moule, parce qu'il tenait à quelqu'un et que cette personne avait besoin qu'il s'occupe de lui. Puis il avait compris à quel point ce monde n'était pas fait pour lui quand il écrasait sous son talon la moindre merveille. Il caressa son avant bras du pouce pour sentir la cicatrice qu'il s'était causée en arrachant la puce de sa chair. Il l'avait détruite en l'écrasant de son talon, pour l'ironie, puis il était parti et avait sauté dans le premier train de marchandise venu.

Sans puce, il savait qu'il deviendrait un marginal, qu'il serait arrêté à l'instant où un drone constaterait qu'il n'avait pas d'identité, qu'il n'aurait droit ni au confort, ni à la sécurité, ni à la nourriture à laquelle il aurait pu prétendre en tant que Citoyen. Tout cela n'avait plus eu d'importance. Il avait besoin eu de partir, de fuir son passé, de se fuir lui-même.

Le chemin de fer avait été la solution idéale. Chaque jour, des trains de marchandises parcouraient cette ville qui avait la taille d'un pays tout entier. A l'inverse des trains de voyageurs, qui étaient rapides, automatisés et glissaient sur un rail unique, en sustentation magnétique, les trains de marchandises, eux, utilisaient la vieille technologie des rails et des roues d'acier. L'ancien réseau de chemin de fer leur était entièrement dédié. Ils étaient bien plus lents, mais quand on savait à quel point le réseau routier était encombré, et qu'aucun aéronef n'avait une aussi grande capacité de transport, c'était la meilleure solution. Et pour eux, c'était le moyen le plus sûr de passer inaperçus. Ils ne restaient jamais au même endroit, ainsi les autorités avaient moins de chance de les dénicher.

Dormir sur le béton ne le mettait d'ailleurs pas très à l'aise. Il dormait mieux à bord d'un train. Mais le repas qu'ils avaient pris le rendait somnolent. Il n'avait pas aussi bien mangé depuis des semaines et la digestion lui faisait l'effet d'un soporifique. Il luttait pourtant, essayant d'écouter les bruits environnants pour prévenir toute approche, mais la main d'Ezra qui vint se poser sur sa poitrine lui donna l'apaisement suffisant pour qu'il relâche sa vigilance. Il s'endormit profondément comme une bougie qu'on souffle.

000

Quelque chose vint perturber le sommeil d'Ezra et il ouvrit les yeux une seconde avant qu'une lumière vive l'aveugle violemment. Sachant exactement ce qui se passait, il secoua l'épaule de Morgan énergiquement et son ami redressa la tête d'un coup. Une alarme retentit avant qu'une voix robotisée provenant de l'engin qui les survolait, déclare mécaniquement :

« Vagabondage. Absence d'identification. Condamnation : Emprisonnement d'un mois, insertion d'une puce d'identification, retour dans le système. »

Ezra ramassa son sac et enroula la lanière à son poing, tandis que Morgan s'asseyait prudemment. Le drone continua à délivrer son message de justice.

« Veuillez rester sur place. Une équipe d'intervention va venir vous récupérer. Toute résistance est passible d'un an d'emprisonnement. »

Ezra se leva prudemment, les yeux rivés sur la forme se trouvant derrière la forte lumière qui inondait son corps. Le vrombissement de l'appareil lui donnait la nausée car elle annonçait la fin de sa liberté, le point de départ d'une vie de servitude. Morgan vint se poster près de lui et ses doigts effleurèrent les siens. Ezra les attrapa et s'y accrocha, luttant pour garder son sang-froid. Il ne se laisserait pas prendre vivant. Jamais. Il préférait mourir ici que de vivre comme un Citoyen.

Le bruit mécanique d'un train à l'approche fit battre son cœur à tout rompre, comme l'appel de la liberté... ou son dernier au revoir. Il tourna les yeux vers Morgan, et croisa son regard vert d'eau – il aimait cette expression – comme pour y trouver le courage, la force, ou la solution. Il y lit la même détermination qui naissait en lui. Ezra tenait à sa liberté car il n'avait jamais connu rien d'autre, c'était sa façon de vivre, tout ce qu'il voulait au monde. Morgan, lui, c'était la colère qui le liait à cette liberté. Il en avait besoin. Elle seule le maintenait en vie. Si il se retrouvait enchaîné à nouveau, il dépérirait et se laisserait noyer dans la haine.

Quelle que soit leur raison, ils lurent tous deux dans les yeux de l'autre qu'ils refusaient de se laisser prendre et qu'ils étaient prêts à payer le prix que couterait cette rébellion. Soudain, Morgan inspira et leva son bras à toute vitesse pour percuter le drone avec son sac.

- Cours !, ordonna-t-il à Ezra.

Il lui lâcha les doigts, empoigna l'anse de son sac deux mains et l'abattit une fois de plus sur l'engin. Celui-ci tanguait pour retrouver sa stabilité et il le déséquilibra encore une fois en le frappant de toute ses forces. Puis il partit en courant le long du chemin de fer, à la suite d'Ezra qui avait quelques mètres d'avance. Le train les rattrapa et le drone émit un nouveau signal d'alerte.

« Vagabond en fuite. Condamnation : Une année d'emprisonnement et re-conditionnement. Veuillez vous arrêtez et attendre les autorités compétentes. Toute résistance est passible de mort. »

- Continue de courir !, hurla Morgan en passant son sac sur ses épaules.

Ezra n'avait pas besoin d'encouragement pour prendre la fuite, mais il ne voulait pas qu'il ralentisse pour l'attendre. Ils ne s'en sortiraient peut-être pas tous les deux vivants, mais hors de question qu'Ezra meurt si bêtement. Le train était légèrement plus rapide que leur course frénétique mais il vit Ezra accélérer le pas et sauter pour attraper une échelle, à l'arrière d'un wagon. Il s'y accrocha et se retourna, ses dreadlocks volant dans le vent.

- Dépêche-toi !, hurla-t-il en tendant la main.

Morgan était encore bien trop loin pour pouvoir l'attraper et il entendait dans son dos, le vrombissement du drone qui le poursuivait. Il tourna les yeux vers les bâtiments qu'ils longeaient, envisageant de bifurquer pour entraîner l'appareil à sa suite et protéger ainsi Ezra de toute poursuite. Mais ce dernier le connaissait par cœur. Il hurla pour se faire entendre :

- Si tu ne montes pas dans ce train, j'en descends !

Il grogna pour toute réponse et catalysa toute son énergie dans ses jambes pour qu'elles aillent plus vite. Foutue tête de mule. Pour Ezra, leur partenariat était à la vie à la mort. Il ne le laisserait pas l'abandonner sans se battre et dans une situation comme celle-ci, c'était vraiment dangereux. Il voulait qu'Ezra vive libre, plus que tout au monde, c'était ce qu'il désirait. Mais cet idiot lui foutait vraiment des bâtons dans les roues !

« Dernier avertissement, veuillez vous arrêtez ou nous ferons feu. »

Putain de merde ! Non.

Morgan chercha frénétiquement du regard un accès au train, renonçant à rejoindre Ezra. Il aperçut une poignet métallique devant une porte coulissante close. Avec toute sa force restante, il sauta et l'agrippa, posant le pieds au bord du seuil de la porte. Il secoua brutalement la porte pour l'ouvrir, mais elle restait close. Il aperçut le drone dans le coin de son champ de vision et rentra la tête dans les épaules quand il se mit à tirer. Les tirs de laser traversèrent la paroi du wagon dans un bruit tonitruant.

- MORGAN !

L'appel terrifié d'Ezra le sortit de son état de choc et il tira de nouveau sur la porte avec détermination. Elle s'ouvrit brusquement et il manqua de tomber du train. Seule une main et le bout d'un de ses pieds se retenaient encore au wagon alors que le reste de son corps menaçait de tomber dans le vide. Le drone passa de sa gauche à sa droite et se remit à tirer. Il attrapa la poignée à deux mains et se souleva, se tira vers l'avant pour échouer dans le wagon. Une odeur de chair brûlée et une forte douleur dans le bas de son dos lui signala qu'il était touché.

Avec rage, il poussa un cri tout en se jetant sur la porte pour la fermer violemment devant le drone qui menaçait d'entrer dans le wagon.

- Saloperie d'engin de merde !, jura-t-il en portant la main à sa hanche.

Sa chair était à vif, douloureuse, mais il n'était pas encore mort. De nouveaux tirs, soutenus, le firent se recroqueviller sur lui-même, protégeant sa tête de ses bras et son ventre de ses jambes. Le drone tirait au hasard, trouant la façade du wagon dans tous les sens et Morgan ferma les yeux, sachant que c'était la fin. Plusieurs visages défilèrent devant ses paupières, mais il les repoussa. Il ne mourait pas en pleurant comme une fillette.

Il se releva et fit face à la paroi en lambeau qui laissait apparaître le drone à l'extérieur.

- Va te faire foutre, putain d'enfoiré !, hurla-t-il, avec rage.

Si il avait eu quelque chose à lui lancer, il l'aurait fait. Mais il se contenta de cracher dans le vide son mépris et sa haine, à défaut de pouvoir l'atteindre.

Mais soudain, le drone fut déstabilisé. Il se redressa et reçu un nouvel objet qui lui fit, une fois de plus, perdre son assiette. Morgan retint son souffle avant de comprendre.

- Ezra...

Sans plus attendre, il se dirigea vers l'avant du wagon, zigzaguant entre les caisses de marchandises. Il ouvrit la porte avant et se retrouva à l'extérieur. Le wagon devant lui était un container à toit ouvert. Le genre dans lequel on transporte le grains ou le sable. Il sauta sur la petite plateforme et grimpa l'échelle à toute allure. Sans surprise, il trouva Ezra, les genoux dans un amas de briques brisées, ramassant les morceaux pour les envoyer sur le drone avec des grognements de colère.

Son visage prit la teinte du soulagement quand il apparut en haut de l'échelle, mais il retourna bien vite à son activité précédente. Ignorant la douleur dans son dos, Morgan le rejoint et s'empara des débris de brique pour les balancer à son tour. Le drone était tenace. Il tenta de continuer la poursuite malgré ses problèmes de stabilité, jusqu'à ce qu'il percute le train et soit repoussé avec force contre un bâtiment qui stoppa net sa course. Les deux hommes regardèrent les explosions d'étincelles qui provinrent de l'endroit de sa chute puis se tournèrent l'un vers l'autre.

Ezra se jeta à son cou pour le serrer fort et Morgan referma ses bras autour de sa taille, tout aussi soulagé.

- Putain, quand il a tiré... j'ai cru... j'ai cru qu'il t'avait tué, débita Ezra, la voix hachurée par l'émotion.

Morgan secoua la tête, tentant de reprendre son souffle qu'il avait encore court. Il ne dit rien pourtant, encore halluciné d'être en vie. Il l'avait vraiment échappé-belle.

Un vrombissement leur fit tourner la tête en vitesse vers l'arrière du trait. Au loin, trois drones avançaient dans leur direction.

- Merde !, jura Ezra.

Morgan serra les poings. Ils auraient du s'y attendre. Quand un drone ouvrait le feu, tous ses petits copains en étaient informés et se ramenaient sur place pour sécuriser la zone. Celui qu'ils avaient descendus avait eu le temps de transmettre dix fois leur signalement, leur visage et la direction dans laquelle ils fuyaient. Ils allaient se faire chopper ou tuer.

- Viens, dit-il à son ami en le tirant pour le mettre debout. Allons à l'avant.

La peur au ventre, ils crapahutèrent, trébuchant et chutant parfois sur le tas de débris de brique, sans doute le vestige d'un bâtiment en ruine détruit pour permettre la construction d'un bloc. Ils sautèrent sur le toit du wagon précédent et tout en se tenant par la main pour éviter une chute mortelle, ils continuèrent vers l'avant. Les drones étaient arrivaient au niveau du wagon détruit par les coups de laser quand Morgan regarda une nouvelle fois vers l'arrière.

- Descends !, dit-il en le poussant vers l'échelle.

Il le suivit de près et ils sautèrent sur le wagon suivant, une plateforme transportant d'énorme tuyau de pierre, sans doute destiné à un chantier. Ils montèrent dans l'un des tubes, en priant pour que les drones ne viennent pas les inspecter. Ils n'avaient aucun moyen d'en ressortir vivants.

Ils s'allongèrent l'un près de l'autre, se serrant, dans l'attente d'une fin potentielle et prochaine, l'oreille aux aguets. Les faisceaux lumineux des drones vinrent, au bout de quelques minutes, effleurer leur abris et Morgan replia un peu plus les jambes pour ne pas se faire repérer. La lumière disparue et il relâcha son souffle.

Ils restèrent silencieux un long moment, attentifs aux moindres bruits, se crispant lorsqu'ils croyaient reconnaître le vrombissement d'un des engins de police. Au bout d'une heure, Morgan se tourna sur le côté pour soulager son dos douloureux et Ezra inspira pour parler :

- Tu crois qu'ils sont partis ?

- Je ne sais pas.

Ils n'osèrent pas sortir pour vérifier, mais lorsque le crissement des freins se fit entendre, ils sentirent leur ventre se tordre de peur. Ils ne pouvaient y avoir que deux raisons à l'arrêt d'un train : son arrivée à sa gare de destination, ou un contrôle de police.

- Merde !, jura une fois de plus Ezra. Il vaut mieux sauter avant l'arrêt complet !

Morgan tenta de se redresser aussi souplement que lui, mais la douleur le foudroya dans le dos et il gémit bien malgré lui. Ezra se retourna aussitôt, le regard acéré.

- Tu es blessé.

Ce n'était pas une question mais Morgan hocha tout de même la tête.

- Putain, pourquoi tu ne l'as pas dit ? Où ? Montre-moi !

Restant allongé sur le côté, Morgan souleva sa longue veste et le tee-shirt qu'il portait en dessous pour dévoiler son dos. Ezra approcha tout en sortant la mini-lampe torche qu'il portait toujours à la ceinture. Il l'alluma en couvrant le faisceau de sa main pour ne pas attirer l'attention et diffusa juste la luminosité suffisante pour voir l'état de la blessure. Une longue trace rougeâtre allant de sa hanche vers sa colonne vertébrale marquait sa peau. Il y posa les doigts, faisant siffler Morgan de douleur entre ses dents serrées.

- Tu ne saignes pas. C'est cautérisé.

C'était l'avantage de se faire tirer dessus au laser. Ça trouait et cautérisait ce que ça touchait. Il inspira profondément alors qu'Ezra le recouvrait et se redressa ensuite en ignorant la douleur. Ils sortirent prudemment du tuyau, tout en regardant autour d'eux pour éviter de se faire repérer. Aucun drone en vue, mais le train ralentissait toujours. Ezra laissa Morgan près des tuyaux et jeta un coup d'œil sur le côté du train, à l'arrière et à l'avant. Son visage se marqua soudain de stupeur.

- Le Mur !

Morgan jura encore une fois en serrant les poings. Il avait oublié la troisième raison qui pouvait expliquer qu'un train s'arrête : pour attendre que les portes d'accès du Mur soit ouvertes, afin s'élancer dans la « Zone de Vide ». Il rejoignit Ezra et l'attrapa par l'épaule pour se pencher à son tour et regarder.

Le Mur était infranchissable, totalement interdit d'accès, sauf pour quelques trains de marchandises. Quatre immenses portes leur livraient le passage vers les terres désolées. Aucune habitation n'avait le droit d'être construite à moins de cinquante mètres de sa base.

La hauteur du Mur était ridicule en comparaison de celle des méga-tour, malgré tout, il culminait à près de deux kilomètres de haut, surplombant toutes les constructions alentours par sa démesure. Certaines habitations à ses pieds ne percevaient jamais la lumière du jour, restant dans son ombre incessante. Il se dressait devant eux telle une vague de béton prête à s'abattre sur le sol, à cause de sa forme courbée en son milieu.

- Ça grouille de flics, commenta Ezra en apercevant le rassemblement d'hommes et de drone non loin des immenses portes d'accès.

- Il vaut mieux sauter, répondit Morgan en s'avançant vers le bout du wagon.

- Non attends !

Ezra le retint par le bras et il se tourna vers lui.

- On devrait tenter la traversée. C'est notre seule chance.

- T'es dingue ? Tu sais ce qu'il y a derrière ces portes ? Rien ! On n'a pas de nourriture, pas d'eau ! Il faut près de quatre jours pour traverser. On ne survivra pas.

Ezra savait déjà tout ça et hocha la tête, avant d'insister.

- Mais qu'est-ce qu'on a si on descend ? Un cohorte au cul ! Des drones dans tous les coins. La zone est ultra-surveillée et on est recherché pour avoir détruit un de leur engin de sécurité. Si on se fait prendre, tu sais ce qui nous attend ! La mort.

- Si on y va, on est mort aussi, rétorqua Morgan. Même si on parvient à survivre sans eau ni nourriture, même si on ne se retrouve pas irradié par les radiations qui se trouvent de l'autre côté, tu crois qu'ils ne vont pas fouiller le train ? Ils savent qu'on y a grimpé. Ils vont nous trouver. Je préfère mourir en tentant de fuir que mourir en me faisant chopper ou à cause de la famine.

Ezra contempla son visage déterminé et tiré par la douleur.

- Tu es blessé, tu n'as aucune chance si tu sautes, conclue-t-il.

- Je vais quand même le tenter. Allez, viens, Ezra.

- Non. Je suis un Vagabond du Rail. Si je dois mourir, je mourrai sur un train.

Morgan sentit son cœur se serrer à ces paroles. Alors c'était ainsi que devrait se finir leur collaboration ? Après tout ce qu'ils avaient endurés, toutes ses années passées ensemble, ils allaient se séparer car leurs choix divergeaient ? Restez était du suicide et il n'avait aucune envie de mourir... mais vivre sans Ezra ? Ça non, ce n'était même pas envisageable. Il prit son visage si particulier, si beau et exotique entre ses deux mains et plongea son regard dans le sien.

- Où tu vas, je vais, dit-il dans un murmure.

Ezra sourit doucement, posa ses mains sur le visage de Morgan en retour et mit leur front en contact, pour le remercier de sa fidélité. Depuis le tout premier jour où leur route s'était croisée, il n'avait jamais failli. Toujours avec lui, le soutenant, l'aidant, partageant tout ce qu'il possédait. Morgan était son gardien, son protecteur, celui qui n'hésitait jamais à se mettre en danger pour lui.

- Y a intérêt, plaisanta-t-il avant de le relâcher. Allons se planquer.

Pour ne pas être repérés, ils ne montèrent pas sur le toit, et ouvrirent plutôt la porte du wagon suivant le leur. Il contenait un empilement de bombonnes de gaz industriel, fermement arrimées au sol et aux parois. Un mince couloir leur permettait de se faufiler entre les deux rangées. Ils découvrirent un minuscule espace vide entre deux empilements et s'y installèrent. Morgan s'assit dans le sens de la marche, et Ezra s'installa entre ses jambes, sans avoir besoin de communiquer. Il sortit une couverture métallisée de son sac et la drapa sur eux. Ils se tortillèrent un peu, se firent aussi petit que possible et se collèrent autant qu'ils le pouvaient l'un à l'autre pour qu'ils soient entièrement recouverts par le fin tissu métallisé. C'était le seul rempart contre les scanners. Le masse biologique ne serait pas repérable grâce à lui. Malheureusement, si des hommes fouillaient les wagons, ils n'auraient aucune chance de passer inaperçus.

Le train s'arrêta enfin totalement et l'attente débuta. Dans cette position recroquevillée, la douleur dans le dos de Morgan se mit à l'élancer de plus en plus fort. Le sueur s'installa sur son front et il serra les dents pour la combattre. Il ne bougerait pas, il se le promettait. Ezra retenait son souffle, écoutant attentivement les sons, tentant d'imaginer ce qui se passaient à l'extérieur. Il avait déjà fait la traversée plusieurs fois. Dont deux fois avec Morgan. Ils avaient été mieux préparés les fois précédentes, avaient de bien meilleures cachettes et assez de vivres et d'eau pour tenir durant tout le trajet. Et jamais il n'y avait eu autant de policiers et de drones à l'entrée d'une des portes d'accès.

Il espérait ne pas avoir fait le mauvais choix, mais il restait totalement persuadé que Morgan n'aurait pas vécu longtemps en descendant du train. Ils auraient été repéré en train de sauter. Ils auraient fuis et se seraient fait rattraper sans mal. Leur seule chance était de passer. Une fois de l'autre côté du Mur, ils seraient en totale sécurité. Aucune police et aucun drone ne passait le Mur. Jamais. Aucun être vivants n'était d'ailleurs autorisé à le faire, mais Ezra ne suivait que ses propres règles.

Il sentait la crispation de Morgan dans son dos et prit le risque de lever une main pour frôler sa mâchoire du bout des doigts. Il regrettait de lui imposer cette douleur et cette attente, mais ils n'avaient pas le choix. Il entendit Morgan déglutir et tenter de respirer plus profondément et plus lentement. Ezra laissa ses doigts caresser sa mâchoire pour lui montrer son soutient.

Soudain le train eut un soubresaut et se remit en marche. Ezra laissa échapper un souffle de soulagement, ils étaient sortis d'affaire.

000

Debout sur le toit d'un des wagons, Ezra embrassait du regard la terre désolée de la Zone de Vide. A perte de vue, des ruines de l'ancien monde, de la terre en friche, des immeubles effondrés, des véhicules rouillés. Un spectacle apocalyptique qui le réjouissait pourtant. Là-bas, à l'horizon se dessinait des montagnes. De vraies montagnes, comme il n'en n'avait jamais vues nulle part ailleurs. Elles étaient si lointaine qu'il ne pouvait qu'imaginer leur hauteur, mais la simple vision de leur forme naturelle et accidentée lui plaisait.

Et puis, cet espace, cette immensité de vide, cet horizon toujours si visible... c'était un vrai miracle à ses yeux. En dehors du Mur, il ne pouvait jamais voir très loin. Les bâtiments et la pollution l'en empêchait. Ici, son regard n'avait aucun obstacle si ce n'est la distance. Aucune structure ne pouvait cacher les rayons du soleil ou arrêter le souffle du vent. Tout semblait tellement plus intense même si la désolation l'entourait... il adorait venir dans cette zone interdite et dangereuse. Peu importe les radiations, ça en valait la peine.

Repoussant une dreadlock venu chatouiller sa joue, il tourna la tête en arrière pour chercher Morgan des yeux. Il voulait lui montrer les montagnes, qu'ils les contemplent ensemble. Mais son compagnon de route semblait dormir profondément et il ne le dérangea pas. La fuite et la douleur avait eu raison de lui, lui pompant toute son énergie. Depuis une bonne heure déjà, il s'était allongé sur un espace libre et sécurisé d'une plateforme du train et s'y reposait. Il avait retiré sa longue veste ainsi que son tee-shirt. La brûlure du laser le faisait trop souffrir au contact des vêtements. Cette vision de lui à demi-nu, peu habituelle malgré le temps considérable qu'ils passaient ensemble, l'attira plus près. Il s'assit sur le toit du wagon, les pieds sur l'échelle permettant d'en descendre, les yeux rivés sur Morgan endormit.

Dès le premier coup d'œil, il était clairement visible que Morgan n'était pas un Enfant du Béton comme lui. Il avait trop de carrure, des épaules trop larges pour en être un. La principale caractéristique des Enfants du Béton était une taille moyenne, voire petite et une morphologie maigre, voire squelettique. Ils ne mangeaient pas à leur faim, n'avaient pas droit aux régimes protéiniques et aux vitamines essentielles pour aider leur croissance. Morgan le dépassait de près d'une tête et il pourrait se cacher derrière ses larges épaules sans qu'on le remarque. Ce qui poussait Morgan à l'appeler la « brindille » pour tenter de le faire chier. Ezra assumait pourtant totalement son physique. Dans un monde où le paraître semblait primer sur le reste, il ne voulait rien avoir à faire avec la pensée collective à ce sujet.

Toutefois, si il devait réfléchir comme la masse du commun des mortels, il devrait bien admettre que Morgan avait un charme fou. Un charme rude, brut, indéniablement viril. Son visage était tout en angles. Mâchoire carrée, joues creuses, nez avec une légère bosse, fossettes au menton, lèvres étroites avec un creux arrondit aux commissures, pommettes saillantes... Ses yeux vert d'eau – décidément il adorait vraiment le terme – adoucissaient un peu les traits anguleux et marqués de son visage. Au premier abord, il n'avait pas l'air d'un tendre, même si il restait beau. Mais quand il souriait, tout son visage se transformait et il devenait juste canon. Ezra en savait quelque chose, vu qu'il était l'une des rares personnes à avoir droit à ses vrais sourires, ceux qui montraient ses dents droites et bien alignées et qui faisaient briller ses yeux.

Son cou était long, lui donnant parfois un port de tête autoritaire et sa glotte était plus que visible, accentuant encore son côté viril. Sa grande taille dénotait d'une bonne alimentation au cours de son enfance et ses épaules larges, d'une pratique assidue d'un sport avant la fin de sa croissance. Le fait qu'il soit blond, mais surtout qu'il soit sous-alimenté depuis des années, le rendait moins impressionnant qu'il pourrait l'être. Il pouvait passer inaperçu si il le souhaitait... pas comme Ezra dont les dreadlocks et le visage plutôt hors du commun – il en avait conscience – attiraient l'attention.

Il finit par descendre l'échelle et s'approcha de lui pour toucher son front. Il n'avait heureusement pas de fièvre. Et sa peau était tiède comme il le fallait. Il ne bougea pourtant pas à son examen et cela lui confirma qu'il était vraiment fatigué.

Désœuvré, il envisagea d'aller fouiller le train à la recherche de nourritures, même si il doutait d'en trouver, mais craignait que Morgan s'inquiète en ne le voyant pas à son réveil. Plutôt que d'ajouter à ses soucis, il préféra s'allonger près de lui et le contempla.

Sa vie avait changé quand il l'avait rencontré. Sa solitude s'en était allée. Il ne s'était plus jamais senti seul et pas seulement parce qu'ils étaient toujours fourrés ensemble. A l'époque, il traînait avec d'autres Vagabonds du Rail, ou dans sa jeunesse avec d'autres Gosses du Béton, mais il se sentait toujours seul, comme incompris, ou pas à sa place. Mais quand Morgan avait débarqué dans sa vie, lui « l'Enfant du Bloc » qui ne connaissait rien des codes de la rue, il lui avait semblé trouver celui qu'il lui fallait. Un compagnon, un frère, un ami, une moitié. Il était tout ça à la fois.

- Tu me donnes mal au crâne à cogiter autant, déclara soudain Morgan sans bouger de sa position.

Ezra rit doucement et ignora sa remarque.

- On voit les montagnes.

- Super.

Il semblait s'en foutre totalement, ce qui l'amusa un peu plus. Après quelques secondes, ses paupières aux cils très clairs, se soulevèrent et l'éclat verdâtre de ses yeux se découvrit.

- Et si tu me laissais roupiller en paix ? Je sens ton regard sur moi et ça me dérange.

Ezra lui offrit un sourire espiègle et se redressa sur son avant-bras avant de se pencher vers lui et de déposer un baiser sur sa tempe.

- C'est bon, je dégage. Dors.

Il se releva et le regarda refermer les yeux. Rassuré sur le fait de le laisser seul, il partit à la conquête du train et de ses mystères.

000

Deux jours plus tard, les rôles étaient totalement inversés. Morgan se tenait debout à la porte ouverte du wagon, observant le paysage, les bras croisés, la mine inquiète. La plaie dans son dos ne l'élançait plus autant et il avait évité l'infection. Il hériterait une belle cicatrice, mais d'aucune séquelle. En sachant à quel point il avait été proche de mourir sous le feu nourrit du drone, il s'estimait sacrément chanceux.

Non, ce qui l'inquiétait, c'était Ezra. Détachant les yeux du paysage morose et terne, il observa son ami, allongé sur une couverture qu'il avait trouvé dans un autre wagon. Une seconde le recouvrait jusqu'à la taille et une dernière lui servait d'oreiller. A part ces couvertures, il n'avait rien trouvé d'utile, ni de comestible, pas plus que lorsque Ezra s'y était collé deux jours plus tôt. Ils étaient à bord d'un transport de marchandises destinés à un chantier ou quittant un chantier terminé. Tout ce qui se trouvait à bord était de pièces de maçonnerie, de métal et des outils pour la construction. Sans parler des gravats ou des bombonnes de gaz. Rien qui puisse remplir leur estomac. Ils n'avaient rien avalé depuis plus de deux jours et la faim était devenue une douleur sourde dans leur estomac.

Celui-ci ne tiraillait plus, ne grondait plus de faim. Il était juste douloureux. Et dans le cas d'Ezra, un effet secondaire était apparu : une profonde fatigue et un manque d'énergie flagrant. Il avait du mal à se déplacer. Même se lever lui paraissait insurmontable.

- T'en fais pas, dit-il d'une voix douce en esquissant un léger sourire. Je ne vais pas mourir de faim. Il faut des semaines pour mourir de faim.

- Qu'est-ce que t'en sais ?

La question était sortie plus brutale que Morgan ne le voulait mais l'inquiétude le rendait agressif. Sans compter que la faim pouvait aussi rendre irritable.

- J'en sais plus que toi.

Morgan observa son corps avachit sur le côté, ses longues dread ondulant sur son oreiller de fortune et son beau visage pâle aux cernes marquées. Il ne lui paraissait pas squelettique, ni d'une maigreur alarmante, mais il lisait la lassitude et la fatigue dans ses yeux et c'était presque pire. Ezra était une flamme vive, toujours prêt à tout, un électron libre sans cesse en mouvement. Pas cet homme épuisé et amorphe qui ne s'était pas levé de toute la matinée.

- J'ai vu comment on meurt de faim, ajouta-t-il avec un sourire triste. On s'affaiblit en quelques jours, puis on s'amaigrit. On ne meurt qu'au bout de plusieurs semaines.

- Ouais, je sais ça. Le corps brûle toutes les graisses pour alimenter le moteur, mais le problème Ezra, c'est que tu n'as pas de graisses.

- Tu t'inquièteras quand tu verras mes muscles fondre, dit-il sans relever la remarque. Quand je n'aurai plus que la peau sur les os, là, ça craindra.

- Ça n'arrivera pas !, assura Morgan avec un air déterminé avant d'ajouter le ton plein d'amertume : Tu mourras de soif avant. On peut vivre sans manger pendant plusieurs jours mais pas sans boire.

- Ça va aller.

Le soupir semblait presque une supplique pour qu'il arrête de s'inquiéter. Morgan serra les mâchoires en le voyant refermer les yeux et eu envie de hurler. Il aurait mille fois préféré le voir mourir sur le coup d'un tir de laser que de le voir dépérir !

- Je vais faire un tour.

Sans attendre sa réponse, il se détacha de la porte grimpa l'échelle sur le toit. Il avança résolument vers l'avant du train, et se stoppa au-dessus de la locomotive vide et automatisée. Il observa le paysage qui leur faisait face, l'interminable rail sur lequel ils avançaient... et aucune trace de ce foutu Mur. Il leur fallait revenir en ville, traverser la porte d'accès et trouver rapidement un abris. Il l'y laisserait le temps d'aller chercher de la nourriture et... non. Il refusait de le perdre de vue, de le quitter des yeux. Si il le perdait... il se perdrait lui-même.

En regardant la position du soleil, il comprit dans quelle direction ils allaient et pensa à Len. Ça faisait bien onze mois qu'il ne l'avait pas vue. Elle habitait à l'est et ils allaient vers l'est. Chez elle, ils pourraient reprendre des forces et se créer un peu de graisse. Elle acceptait toujours de les accueillir quand ils passaient dans le coin. Morgan ne pouvait empêcher ses pas de revenir à la maison, quoiqu'il fasse, il finissait toujours par rentrer chez eux... Cette fois, plus que jamais, il voulait y aller.

Un étrange voile sur l'horizon attira son attention et le fit froncer les sourcils. Qu'est-ce que c'était que ça...? De la brume ? Non, c'était différent. Quand il compris, il écarquilla des yeux, puis fit demi-tour et repartit en courant vers le wagon où ils avaient élus domicile.

- Ezra !

Il l'appela tout en descendant l'échelle pour atterrir devant la porte ouverte.

- Ezra, lève-toi, tu vas adorer ça !

Il fouilla leur sac pour trouver leurs gourdes désespérément vides et les accrocha à sa ceinture avant de rejeter la couverture des jambes de son compagnon et de l'attraper par les épaules pour le redresser. Il gémit de douleur et d'inconfort. Il devait avoir particulièrement mal au ventre et se sentir trop faible pour bouger. Tant pis, il le ferait pour deux. Si lui n'était pas amorphe c'est parce qu'il avait toujours eu une masse musculaire plus importante que la sienne. Il avait bien plus de graisse à brûler et malgré la sous-alimentation, il n'avait jamais connu la vraie famine. Soulever le poids-plume qu'était Ezra pour le jeter sur son épaule était facile pour lui.

- Putain, repose-moi, 'spèce de connard. Je suis pas mourant.

- La ferme.

Il grimpa l'échelle de leur wagon et assis son ami sur le toit, s'accroupissant derrière lui pour le retenir par l'épaule.

- Regarde droit devant. Tu vois ?

- Oh merde...

Morgan rit à son commentaire et l'instant suivant, ce voile qui obstruait l'horizon était sur eux. De la pluie... en abondance. Ils se retrouvèrent trempés en quelques minutes, riant et ouvrant grand la bouche pour en récolter au maximum. Tout en empêchant Ezra de basculer dans le vide, Morgan plaça les gourdes ouvertes sous le déluge pour qu'elles se remplissent. Elles furent pleine en quelques minutes et il les reboucha avant de les accrocher à nouveau à sa ceinture. Leur poids conséquent le fit sourire de bonheur.

- Tu tiens seul ?, demanda-t-il à Ezra en le relâchant.

Obtenant une affirmation, il se leva et commença à se déshabiller.

- Qu'est-ce que tu fais ?, l'interrogea son ami, septique.

- Je prends une douche. Tu permets ?

Ezra rit à nouveau et s'allongea sur le toit trempé du wagon. Sa douche à lui se ferait dans cette position et ce serait très bien ainsi. Il n'avait pas l'énergie pour se déshabiller. Morgan se contenta de se mettre torse nu et de frotter sa peau pour la débarrasser de la crasse. Ça n'était pas très efficace mais c'était mieux que rien. Son bonnet ayant été retiré de ses cheveux, il tenta de les lisser en arrière, espérant que la saleté s'en irait avec. Avec un soupir de contentement, il baissa les yeux vers Ezra et lui sourit. Ce dernier, allongé sur le dos, les bras en croix, le regardait de cette manière si particulière qui lui donnait des frissons et le réchauffait de l'intérieur tout à la fois.

Il se laissa tomber à genoux près de lui, posa les mains de part et d'autre de son visage et se pencha sur lui. Ezra ne le quitta pas des yeux pendant toute l'action, son visage trempé de pluie, ses lèvres pleines entrouvertes sur un souffle profond. Morgan s'approcha un peu plus jusqu'à ce sa bouche frôle la sienne, puis l'embrassa. Ezra ne bougea pas, sauf pour mieux tendre le visage vers le sien et participer à ce baiser. Morgan n'en n'attendait pas moins. Il glissa sa langue entre ses lèvres et l'embrassa plus profondément. C'était un baiser de bonheur, de soulagement et d'amour tout à la fois. Le genre de baiser hors du temps, à partager sous une pluie exceptionnelle dans ce monde aride.

Morgan y mit fin après une bonne minute et croisa le regard gris de son vis-à-vis. Comme à chaque fois que ce genre de chose arrivait, aucun d'eux n'en parla ni n'exprima quoique ce soit. Poser des mots sur ce qu'ils faisaient rendrait cela trop réel et risquerait de tout gâcher. Morgan avait lu dans ses yeux son envie et l'avait partagée aussitôt. Pas besoin d'en parler pour le savoir. Il se redressa sur ses genoux et lui tendit la main.

- On devrait se mettre à l'abri avant d'attraper une hypothermie.

La descente de l'échelle se fit lentement, de peur de glisser sur les barreaux humides. A peine entré dans le wagon, ils retirèrent leurs vêtements un à un, jusqu'aux godillots trempés. Morgan se chargea de les essorer et des pendre où il pouvait avant de rejoindre Ezra sur leur couche de fortune et de lui tendre une gourde pleine. Ce dernier en bu plusieurs gorgées avant de la lui rendre. Morgan fit de même puis reboucha la gourde et s'allongea à ses côtés.

- Tu sais que c'est de l'eau sans doute contaminée par la radioactivité, dit Ezra en frissonnant et en se rapprochant de sa chaleur.

Morgan l'accueillit contre son torse et ajusta la couverture sur son épaule nue.

- Ouais. Mais on est plus à ça près. Même l'air est contaminé ici.

Ezra se contenta d'un « hum » pour acquiescer. C'était le risque quand ils venaient dans cette zone, mais les conséquences étaient trop abstraites pour qu'ils puissent s'en inquiéter.

Le silence s'installa entre eux, seulement perturbé par le bruit de la pluie sur le métal du train et sans surprise Morgan se mit en pianoter du bout des doigts contre ses côtes, jouant la musique que lui seul entendait.

Le frisson dû au froid se calmèrent doucement chez Ezra et il se détendit complètement, se sentant bien pour la première fois de la journée. Son ventre était toujours douloureux mais le vide à l'intérieur semblait moins profond. Quant à la chaleur du corps nu de Morgan, c'était divin. Il sentit quelque chose gonfler contre sa cuisse et se mit à rire doucement.

- Même affamé, dit-il dans un souffle.

- Toujours, rétorqua Morgan avec un sourire presque désolé.

Ouais, pas à dire, Morgan était un homme viril.

000

Le train ralentit le troisième jour, en début d'après-midi. Morgan, fatigué par le jeûne mais en meilleur forme qu'Ezra prit les choses en mains. Il les rhabilla de leur vêtement presque sec, planqua les couvertures et emporta son ami dans un recoin pour les protéger de la couverture métallisée. Il y avait peu de risque d'un scanner biologique soit effectué sur un train qui sortait de la Zone de Vide, mais on n'était jamais trop prudent. Une heure plus tard, il avait réinstallé Ezra sur les couverture et observait les alentours pour repérer leur position.

C'est comme ça qu'il aperçut une bande de Vagabonds du Rail sauter dans le train en marche. Il siffla le code pour attirer leur attention. Un sifflement long, deux courts, un long. Les quatre clandestins le rejoint avec l'agilité des gars habitués à voyager par ce genre de transport. Restant debout devant la porte ouverte du wagon, Morgan les salua d'un signe de tête et les évalua. Deux étaient très jeune, entre treize et quatorze ans. La fille devait avoir dans les dix-huit ans et l'homme, dans la vingtaine.

- Salut, dit ce dernier. Tu viens du Vide ?

- Ouais, on a fait la traversée.

Il se décala juste assez pour qu'ils puissent voir Ezra, assis dans le wagon, tentant d'avoir l'air en pleine possession de ses moyens. Mieux valait ne pas trop montrer de faiblesse sur les rails. Toutefois, le code de conduite poussait plus à l'entraide qu'à l'agressivité. Les vagabonds se serraient les coudes, à l'inverse de ceux de la rue qui avaient tendance à poignarder les autres dans le dos.

- Vous avez des vivres à troquer ?, demanda donc Morgan sans s'embarrasser de conversation inutile.

Le plus âgé sembla réfléchir un instant puis hocha la tête.

- On peut échanger deux ou trois barres de protéine.

- Ce serait parfait. Quel est ton prix ?

Les barres de protéine étaient bien plus chères que les biscuits car elles se conservaient plus longtemps et avaient plus de nutriments. Ezra serait capable d'en manger sans s'abimer les dents.

- Qu'as-tu à proposer ?, demanda le jeune homme.

Morgan réfléchit un instant avant d'attraper son sac et d'en ouvrir la poche contenant les bijoux volés quelques jours plus tôt.

- Montres, bagues, bracelets.

- Des biens volés, commenta l'homme avec un air désapprobateur. Désolé mais si on se fait chopper avec ça, on risque plusieurs mois d'emprisonnement. On évite de mettre les pieds dans ce genre de combines.

Morgan referma la poche de son sac, respectant leur choix, et attrapa la gourde pleine.

- Un litre d'eau.

L'homme secoua la tête.

- On a ce qu'il faut.

Morgan reposa la gourde et échangea un regard avec Ezra. Il ne lui restait plus qu'une seule chose à troquer. Il glissa la main dans la poche de son jean alors que son ami secouait la tête.

- Un harmonica, dit-il à voix basse, comme si le dire trop fort allait lui poignarder le cœur.

Ezra se redressa avec ses maigres forces et s'approcha.

- C'est hors de question.

Il lui vola l'harmonica d'une main leste, malgré sa fatigue et l'enfouie dans la poche de son pantalon. Pour accentuer un peu plus son refus, il le foudroya du regard.

- Il faut que tu manges, Ezra, rétorqua Morgan à voix basse mais ferme.

- Pas si tu dois te séparer de ce qui te rend heureux. Je vais bien. Je peux attendre qu'on descende du train et qu'on aille s'acheter des vivres.

Le regard de Morgan s'éclaira. Il avait totalement oublié les crédits qui leur restaient. Dans la Zone de Vide, là où ils n'avaient absolument aucune valeur, ils s'étaient effacés de sa mémoire. Il reporta le regard sur l'homme.

- Combien de crédits veux-tu en échange ?

- Combien m'en donnes-tu ?

- Donne d'abord ton prix.

L'homme ne consulta même pas ses trois amis du regard, ce qui prouva à Morgan que c'était lui le chef de la petite bande et qu'il ne rendait de compte à personne. Mais il n'avait pas l'air d'un gars mauvais.

- Quinze crédits.

Ezra jura. C'était un prix vachement élevé pour trois barres de bouffe, mais il laissa Morgan négocier.

- Je t'en donne treize, pour les trois barres et une information.

- Laquelle ?

- Où on se trouve exactement.

L'homme sourit et fouilla dans son sac pour sortir les aliments.

- Marché conclu.

Morgan alla chercher l'argent et ils firent l'échange. Il déballa aussitôt une des barres et la fourra dans la main d'Ezra qui ne protesta pas et commença à manger.

- On se trouve à l'est du Mur. Dans la Zone 46. Et on se dirige vers la 45 à l'heure actuelle.

Len vivait dans la 45. Ils étaient tout proche de chez elle.

- Merci.

- Pas de problème. Vous restez longtemps à bord ? Je crois que le train va jusqu'à la Zone 38.

- Non, on descendra à la 45. Vous aurez le train pour vous tous seuls.

L'homme sourit et hocha la tête avant de faire signe aux siens de monter l'échelle du wagon.

- Bonne route.

- Ouais, à vous aussi.

Morgan les garda à l'œil jusqu'à ce qu'il disparaisse et s'assura que leurs pas s'éloignent bien de leur wagon. Le code de conduite stipulait que ceux qui avaient pris un wagon le gardait aussi longtemps qu'ils le souhaitaient. Les nouveaux venus allaient ailleurs, sauf invitations. Morgan ne les avait pas invité. Il n'invitait jamais personne. Les seuls fois où ils passaient un peu de temps avec des vagabonds, c'était dans les squats, au bord des voies de chemin de fer, histoire de partager des informations et de faire du troc. Ça durait le temps d'une nuit en général, jamais plus.

- Troquer ton harmonica, soupira Ezra avec mépris. Espèce d'imbécile.

Morgan referma ses doigts sur son instrument, rendu un peu sévèrement et se contenta de lever les yeux au ciel. Ouais, il avait l'esprit un peu embrumé, qui pouvait-il ? Il était mort de faim. Il se rappela à retardement, une fois de plus, qu'il avait de la nourriture dans la main. Il s'accroupit et déballa une barre de protéine pour la dévorer aussitôt avec soulagement.

000

- Ezra, ne traîne pas.

Plutôt que de le tirer par le poignet, Morgan passa son bras autour de sa taille et l'entraîna ainsi plus facilement dans les rues surchargées de la zone 45. Ici se trouvaient près de trois millions d'être vivants, entassés dans les blocs d'habitation et les anciennes structures du vieux monde reconverties. En général, ils ne s'éloignaient jamais autant de la voie ferrée, la gardant dans un rayon d'un kilomètre pour la rejoindre sans problème. Mais pour atteindre l'habitation de Len, il leur fallait s'en éloigner de près de six kilomètres.

La barre de protéine qu'Ezra avait mangé ne suffisait pas à ce qu'il puisse suivre le rythme sans faiblir. Il était fatigué et n'avait pas décroché un mot depuis les deux derniers kilomètres parcourut. Morgan l'aurait porté si il ne craignait pas qu'on les arrête.

Ezra avait protesté au début, ne voyant pas l'utilité de prendre de tels risques en allant chez Len mais avait lâché l'affaire. Il savait que les pas de Morgan le ramenaient toujours vers son ancien chez lui. C'était d'ailleurs une inquiétude latente en lui quand ils s'y trouvaient. Il craignait toujours que son ami ne veuille pas repartir. Que ferait-il si, un jour, le confort de l'habitation de Len trouvait plus d'attrait à ses yeux que de parcourir le monde à bord de train de marchandises, puant la crasse et crevant de faim la moitié du temps ?

Mais l'empêcher de revenir sur ses pas ne mènerait à rien. Morgan en avait simplement besoin et Ezra s'y pliait. Len était sympa en plus et il mangeait à sa faim aussi longtemps qu'ils y restaient. Ça avait certains avantages. Surtout quand il se sentait si faible.

Il puisa dans ses dernières force lorsqu'il reconnu la rue qu'ils empruntaient. Le bloc n'était plus très loin maintenant. En jetant un regard au profil de Morgan, il remarqua ses mâchoires crispées par la tension. Se retrouver ici, dans cet univers familier et plein de souvenir d'enfance ne devait pas être simple. Ça lui faisait le même effet quand il se rendait dans la zone 125, là où il avait grandit. Mais il l'évitait comme la peste, refusant de croiser la route de ses anciens camarades d'infortune. Il y risquerait trop gros.

Morgan releva soudain la capuche de son sweat pour cacher ses traits et Ezra fit de même, d'un geste moins gracieux et plus lent. Lui ne craignait pas d'être reconnu, mais son look inconnu dans le coin, pourrait éveiller les soupçons.

Lorsqu'ils arrivèrent au pied du bloc, Ezra osa lever la tête vers les hauteurs du bâtiment. Une cinquantaine d'étages, dégradés par le temps et le mauvais entretien. Charmant. Il baissa les yeux lorsqu'ils entrèrent dans le hall et observa discrètement les commerces se situant de part et d'autre du couloir. Chaque bloc était comme une petite ville à lui-seul. Dans un bâtiment comme celui-ci, près de vingt milles personnes s'entassaient sur une cinquantaine d'étages. Le rez-de-chaussée était conçu pour accueillir tous les commerces nécessaires à la vie courante. Certains habitants vivaient et travaillaient ici, ne sortant jamais de leur bloc. Ce n'était pas le cas de Len, heureusement. Elle s'échappait de cette « cage » chaque jour pour aller travailler et en était même reconnaissante. Ezra avait du mal à imaginer.

Morgan l'entraîna vers un des ascenseurs les moins fréquentés, un peu à l'écart du hall principal et appuya sur le bouton 33 dès qu'ils y entrèrent. Le trajet ne dura que quelques secondes mais le mouvement donna la nausée à Ezra. Heureusement, après quelques pas hors de la cabine d'ascenseur, la sensation s'apaisa. Le couloir était d'une longueur presque comique, et entrecoupé d'autres couloirs perpendiculaires à intervalles réguliers. Ezra ne parvenait jamais à se repérer mais Morgan n'avait pas ce problème. Il avait vécu ici plusieurs années.

Il s'arrêta devant une porte surmontée du numéro 33-6K et appuya sur l'interphone se trouvant à sa droite. Aucune voix ne répondit, la porte ne s'ouvrit pas. Ezra se détacha de lui et se laissa glisser contre le mur pour s'asseoir au sol.

- Elle n'est pas là, commenta-t-il sous l'insistance de son compagnon qui sonnait à nouveau.

Morgan du se rendre à l'évidence et s'assit à ses côtés en soupirant. Il sortit la gourde et bu quelques gorgées d'eau avant de la tendre à Ezra qui l'accepta de bon cœur. Un quart d'heure passa et Len n'apparaissait toujours pas.

- Qui te dit qu'elle vit toujours ici ?, finit par demander Ezra

- Elle ne serait pas partie sans m'en informer.

- Elle n'a peut-être pas eu le choix. C'est pas comme si tu étais joignable facilement.

Morgan posa sa tête contre le mur et ferma les yeux en serrant les mâchoires.

- Elle ne serait pas partie sans m'en informer, répéta-t-il plus lentement, comme pour bien se faire comprendre.

Ezra retint un commentaire peu sympathique et préféra s'occuper la bouche en buvant encore un peu d'eau. Cette certitude qu'il avait au sujet de Len l'énervait. Tout comme le fait qu'il soit si tendu quand ils se trouvaient dans le coin. Le Morgan souriant et pianotant des rythmes secrets semblaient bien loin. Il le trouvait plus vieux soudain, faisant largement ses 24 ans. Il n'aimait pas voir son visage être si grave.

Des bruits de pas dans le couloir, les firent cacher leur visage sous leur capuche, espérant que le type passerait son chemin sans chercher à être curieux. En général, chacun s'occupait de ses affaires et c'était pour le mieux. Mais les pas ralentirent et s'arrêtèrent. Ezra releva les yeux et fut surpris en découvrant l'homme qui se tenait devant eux. Lénaïc ne le semblait pas moins qu'eux.

Morgan se leva d'un bond et s'approcha de lui. Lénaïc poussa un souffle mêlant exaspération et tendresse et le serra dans ses bras avant qu'il ait pu dire un mot ou faire un geste. Il le tint serré un instant et croisa le regard sombre d'Ezra, ce qui lui fit esquisser un petit sourire. Len savait qu'Ezra n'appréciait pas tellement quand quelqu'un montrait de la tendresse envers Morgan. Lui, n'avait que Morgan dans la vie. Alors que ce dernier était aussi aimé de Len. Ça le dérangeait, même si il n'en disait rien.

Lénaïc relâcha enfin Morgan et s'empara de son visage entre ses mains.

- Je suis content de vous voir. Venez.

Sans attendre, il tapa le code sur son interphone et passa la puce de son avant-bras devant le détecteur. La porte s'ouvrit dans un déclic et il la poussa pour les laisser entrer. Après un dernier regard dans le couloir, il entra à son tour et referma à double tour derrière eux.

L'habitation de Len, comme toutes les autres habitations des blocs, était petite mais bien agencée. La pièce principale, composée d'un salon et de la cuisine faisait une trentaine de mètres carrés. Len possédait deux chambres et une salle de bain, de tailles réduites, mais ergonomiques.

- Dans quel état vous êtes... à chaque fois, je suis stupéfaite.

Et Ezra ne l'était pas moins. C'était fou comme Len parvenait à changer de genre en un claquement de doigt. Partout ailleurs que dans la sécurité de son appartement, Len était Lénaïc, un homme. Passé la porte, il devenait Léna, une femme. Ezra avait déjà connu des transgenre, mais jamais de son acabit. Par sa façon de se tenir, par sa gestuelle et quelques artifices en plus ou en moins, Len pouvait être homme ou femme selon ses envies. Ezra avait compris depuis longtemps que son sexe d'origine était le masculin – le trouver en train de pisser debout dans la salle de bain avait été assez explicite sur le sujet – mais il s'était toujours senti femme et le revendiquait. Il voulait qu'on parle de lui comme d'une personne de genre féminin et ce n'était pas bien difficile en cet instant.

Elle avait les cheveux longs, attachés sur la nuque lorsqu'elle endossait le rôle de Lénaïc et portait des vêtements ajustés pour rendre ses épaules plus carrées et sa silhouette plus masculine. Personne ne pourrait douter qu'elle était un homme habillée ainsi. Mais personne ne pourrait douter non plus qu'elle soit une femme lorsqu'elle se métamorphosait. Elle était aussi belle que beau. Aussi virile que gracieuse. Un vrai phénomène.

- On aurait besoin d'un endroit sûr pour quelques jours, déclara Morgan pour toute réponse.

- Bien sûr, tu n'as pas besoin de demander. Tu es ici chez toi. Retirez-moi ces frusques immondes et allez vous laver. Vous êtes tellement sales que l'air devient acide.

Morgan esquissa un léger sourire et laissa tomber son sac au sol.

- Vous connaissez le chemin, acheva-t-elle en s'éloignant. Je vais me changer.

Ezra tourna les yeux vers son ami et constata que la tension en lui était redescendue d'un cran. Bien. Ça ne durerait sans doute pas mais c'était mieux que rien. Sans un mot, Ezra commença à se déshabiller au milieu du salon. C'était le même rituel à chaque fois qu'ils venaient, il savait donc quoi faire. Les fringues abandonnées au sol, nu comme au premier jour, il rejoint la salle de bain et se glissa dans la douche. C'était un effort consenti, sachant que Lena ne le laisserait pas s'allonger avant qu'il soit vraiment propre. Comme tous les « blocards », on lui avait enseigné l'hygiène lorsqu'elle était enfant, ça laissait des traces.

Morgan détestait prendre des douches, pas parce qu'il n'aimait pas être propre, mais parce que laver ses dreadlocks était une vraie galère. Quand Morgan vint le rejoindre et l'aida à faire mousser le shampoing, puis à rincer plusieurs fois chaque mèche, il en fût reconnaissant.

Il se trouvait debout devant le miroir, une serviette autour de la taille, en train de sécher chaque dread avec attention, quand Len réapparut. Morgan se lavait sous la douche, frottant méthodiquement chaque parcelle de sa peau, avec une certaine obsession.

La métamorphose de Lenaïc en Lena était stupéfiante, comme toujours. Elle avait enfilé des vêtements assez simple, un jean, un tee-shirt à col rond, et un sweat fin mais la différence se situait dans un bracelet féminin autour de son poignet, dans son visage maquillé et dans ses longs cheveux blonds, coiffés sur une de ses épaules, lui donnant un côté glamour et typiquement féminin. La veste empêchait de noter que sa poitrine était totalement plate, mais parce qu'elle était courte, sa taille fine était visible. Si on disait à un inconnu qu'il s'agit d'un homme, il aurait réellement du mal à le croire en cet instant.

- Voilà des vêtements, annonça Len en lui tendant une petite pile.

A chaque fois qu'ils venaient, elle avait de quoi les habiller. C'était comme si elle s'attendait à les voir débarquer à tout instant et s'assurait qu'ils ne manquaient de rien. Sans pudeur, Ezra fit tomber la serviette et enfila le premier sous-vêtement venu. Len fronçant les sourcils en observant son corps.

- Tu as l'air à deux doigts de la famine, Ezra, c'est triste à voir.

- On a fait la traversée de la Zone de Vide sans nourriture, ni eau. On était poursuivit par...

- Ezra !

La voix ferme de Morgan l'arrêta et il leva les yeux vers lui.

- Va manger et te reposer. On parlera plus tard.

C'est ça, ouais. Morgan le tenait à l'écart, comme à chaque fois. Il semblait vouloir être seul à partager les informations avec Len, comme si c'était son droit. Ezra lui envoya un regard méprisant et pris un pantalon et un tee-shirt pour quitter la pièce.

- La Zone de Vide ?, interrogea Lena. Morgan ! Es-tu inconscient ?

Morgan soupira en quitta la cabine de douche et en attrapant une serviette. Voilà pourquoi il ne voulait pas qu'Ezra soit celui qui racontait leur aventure. Il était trop franc, trop proche de la vérité, incapable de mesurer ses propos pour qu'ils aient l'air moins dramatiques. Morgan faisait en sorte de ménager Len. Il ne voulait pas l'inquiéter. Len avait bien assez souffert comme ça.

- Laisse-moi m'habiller. On discutera quand Ezra dormira.

000

Malgré la dégradation du bâtiment par le temps et le manque d'entretien, Len avait réussi à rendre son chez elle coquet. Des couleurs vives, des matières douces et confortables, des odeurs de nourritures, de café ou de chocolat... cet endroit était le reflet de la maison du bonheur. Son reflet seulement.

Assis à la table de la cuisine, Morgan accepta le café qu'elle lui servit, tout en observant par la fenêtre les derniers rayons du soleil frôler l'horizon et teinter le ciel de pourpre dans le brouillard de pollution. La fenêtre allait du sol au plafond, juste derrière le canapé et inondait son occupant d'une lumière chaude.

Ezra s'était endormit comme une masse sur le canapé du salon après avoir mangé. Morgan pouvait garder un œil sur lui depuis sa position en tournant seulement la tête. Allongé sur son ventre, une main près de son visage, la masse de ses dreadlocks sur l'oreiller, il avait l'air plus innocent qu'il ne l'était en réalité.

- Lui as-tu enfin dit ce que tu ressens pour lui ?, demanda la voix douce de Len alors qu'elle s'asseyait à table.

Morgan quitta la vision fantasmagorique d'Ezra baigné de lumière pour regarder son hôte.

- Je n'ai pas besoin de le lui dire, il le sait déjà.

- En es-tu certain ?

- Quelle importance ? Nous ne pouvons pas prendre ce risque, alors mettre des mots sur des pensées, ça rendrait les choses plus difficiles.

Il but une gorgée de café, retrouvant cette amertume familière. Avant, il en prenait chaque matin et ça lui manquait.

- As-tu déjà pensé... à quoi ça pourrait ressembler si vous retourniez dans le système ?

Morgan resta silencieux en reportant les yeux sur Ezra.

- Il étoufferait et moi, je perdrai pieds. On n'est pas fait pour cette vie.

- Non, c'est vrai. En attendant, vous ne faîtes que fuir les autorités et mourir de faim. Raconte-moi ce qui s'est passé.

Morgan poussa un léger soupir en lui faisait face à nouveau et lui raconta les derniers évènements, passant sous silence certains faits, comme sa blessure ou l'inquiétude qu'il avait ressenti pour Ezra. Il conclut par ces quelques mots :

- On va rester ici quelques jours, si ça ne t'ennuie pas, le temps de reprendre des forces.

- Vous êtes les bienvenus. Tu es ici chez toi, après tout.

Morgan se mit à observer la pièce et ressentit, comme à chaque fois, une douleur dans la poitrine.

- Ça me fait mal à chaque fois que je suis ici. Comment tu peux supporter ça au quotidien ?

- J'ai fait mon deuil, répondit-elle doucement.

La colère monta en Morgan un instant et il lâcha en serrant les dents :

- Ton deuil ? Comment tu peux accepter sa mort et vivre en paix avec ça ? Ils l'ont tué !

Un grognement de protestation d'Ezra le fit taire et il lui lança un regard pour s'assurer qu'il ne l'avait pas réveillé. Lorsqu'il reporta les yeux sur Len, il constata que ses yeux s'étaient ternis.

- J'ai accepté sa mort, pas la façon dont elle est survenue. Mais je tente chaque jour de garder en mémoire ce qu'il nous a appris, sa façon de voir le monde, de vivre, d'être heureux. Il n'aurait pas aimé te voir culpabiliser autant, ressentir cette haine et cette colère qui te fait vibrer.

Morgan ferma les yeux pour se calmer. L'émotion était trop forte à chaque fois qu'il parler de lui. Si ce n'était pas de la colère qu'il ressentait, c'était du désespoir. Et pour le bien de Len et d'Ezra, ou même le sien, mieux valait qu'il ne ressente ni l'un ni l'autre.

- Ils ont détruit un miracle.

- Oui, approuva simplement Lena.

Morgan n'avait parlé qu'une seule fois de son passé à Ezra. C'était peu de temps après leur rencontre, quand il avait failli attaquer une cohorte de la police, au lieu de fuir. Son ami l'avait sauvé de lui-même, de sa haine et face à sa colère et son incompréhension, il lui avait raconté son histoire.

A une époque, il avait eu un grand frère, d'un an son aîné. Dorian n'était pas comme tout le monde. Là où certains l'avait appelé « attardé », Morgan le nommait « miracle ». Il voyait la vie d'une façon différente des autres. Il riait sans arrêt, était espiègle et heureux, farceur et tendre. Il y avait quelque chose en lui de lumineux, de magnifique et communicatif. Il était totalement inapte à vivre dans cette société, à travailler, à obéir aux règles. Il était au-dessus de ça, bien au-dessus.

Quand ses parents était morts dans l'effondrement de leur usine, Morgan s'était retrouvé à seize ans avec son frère, incapable de les faire vivre et parfaitement conscient que si les différences de Dorian était découvertes au grand jour, il serait éliminé. Dans ce monde, la différence faisait peur... et les mutations encore plus. Là où certains avaient qualifié Dorian de « mutant », Morgan ne voyait toujours qu'un « miracle ». Il avait toujours eu un don, celui de percevoir et de soigner les maladies, par simple apposition des mains. Il aurait pu faire de grandes choses, aider son prochain, mais Morgan était déjà conscient à l'époque que cette différence le condamnait à mort.

La rue n'était pas une option pour Dorian, il n'aurait pas pu y passer inaperçu et n'y aurait pas survécu. C'est Lénaïc qui lui avait donné la solution. Ils étaient voisins et amis depuis longtemps et il connaissait les particularités de son frère. Quand ils s'étaient retrouvé orphelins, Lénaïc était majeur et grâce à une dérogation spéciale, il l'avait épousé et ils avaient vécu ensemble, ici. Avant la majorité de Dorian, il l'avait fait passé pour mort et lui avait retiré sa puce d'identification. Dès cet instant, Dorian n'existait plus aux yeux du système et pouvait vivre en toute sécurité entre les quatre murs de leur appartement.

Morgan avait prit un travail à sa majorité et pensait que leur petite vie à trois pourraient continuer encore longtemps en toute sécurité. Quand il découvrit que Lénaïc et Dorian avaient des sentiments l'un pour l'autre, il l'accepta sans problème. Sur le papier, il avait beau être marié au premier, il n'avait aucun sentiment amoureux pour lui, à l'inverse de son frère. Dorian et Lénaïc étaient fous l'un de l'autre et ça se voyait. Leur bonheur à tous trois semblaient à l'abri de l'oppression du gouvernement... jusqu'à ce qu'un voisin les dénonce.

Une cohorte était venue récupérer Dorian quand il était seul à l'appartement et l'avaient exécuté pour l'exemple en pleine rue. Lorsque Morgan était rentré, il avait trouvé Len, effondré, entouré par les autorités et avait eu l'impression que sa vie s'arrêtait. Ils avaient tous deux fait deux semaines d'emprisonnement pour avoir caché une personne non-identifiée chez eux, puis avaient été renvoyé à leur vie, comme si rien ne s'était passé.

Il n'avait pas tenu un mois avant d'arracher sa puce d'identification et de sauter dans le premier train venu. Il avait rencontré Ezra quelques semaines plus tard et ne l'avait plus quitté. Cette rencontre l'avait sauvé. Sans lui, il aurait sombré.

Il ne savait pas comment Len avait surmonté tout ça. Dans sa douleur, il n'avait pas été capable de s'occuper de la sienne. En le regardant, il réalisa que son « époux » était clairement plus fort que lui-même. Il avait affronté la tempête sans couler et parvenait à tenir la barre encore aujourd'hui. Il semblait en paix, effectivement, mais Morgan doutait de connaître jamais réellement la profondeur de ce qu'il ressentait. Len était un être aussi unique de Dorian, et tout aussi mystérieux. Il demanda tout de même :

- Comment ça va, toi ?

- Bien. Je mène ma petite vie tranquille et...

Elle détourna les yeux, comme pour cacher ses émotions.

- ...j'ai rencontré quelqu'un.

Morgan ne ressentit rien à cette annonce. Ni joie, ni peine. Dorian était mort depuis des années, pourquoi reprocherait-il à Len de chercher un peu de bonheur ?

- Qui ?

- C'est quelqu'un de bien. Il m'accepte comme je suis.

Ce qui sous-entendait clairement qu'il acceptait ses deux genres.

- C'est sérieux ?, demande Morgan par politesse.

- Je pense que oui, mais ce n'est que le début, alors je ne sais pas. Mais je crois que tu n'approuverais pas.

- Pourquoi ? A part si c'est un flic, je vois pas pourquoi je n'approuverai pas.

Morgan fronça les sourcils comme Len ne répondait pas.

- C'est un flic ?!, s'exclama-t-il.

- Je sais que ça peut sembler..., tenta-t-elle de tempérer.

- Putain, Len ! Tu peux pas faire ça ! Ils ont tué Dorian ! Une balle dans la tête en pleine rue ! Tu sais ce qu'il a du ressentir ?! Ils l'ont abattu comme un criminel ! Et toi, tu couches avec un putain de flic ?!

- Ce n'est pas lui qui a tenu le fringue sur sa tempe, contra Len avec colère.

- Il n'a peut-être pas tué Dorian, mais combien de miracles ou d'innocents a-t-il abattu de sang-froid ?! Combien de familles a-t-il détruites ?!

Deux bras vinrent soudain se refermer autour de ses épaules et Morgan sursauta avant de sentir la présence d'Ezra dans son dos, son odeur, sa chaleur. Il empoigna son avant-bras comme pour s'y retenir, y puiser de la force, de peur que son esprit ne vole en éclat. Len, qui couche avec un putain de flic, c'était trop pour lui.

- Il n'est pas comme les autres, ajouta Lena d'une voix ferme. Je le sens, Morgan. Et c'est le premier homme depuis Dorian qui me rend heureuse. Tu crois que c'est facile pour moi, d'être seule ici, avec tous ces souvenirs ? Tu fuis tes problèmes, moi je les affronte. Ça ne fait pas de moi un monstre !

Sur ces paroles, elle posa sa tasse et se leva. En quelques pas, elle traversa le salon et claqua la porte de sa chambre derrière elle. Morgan ne parvint pas à se sentir coupable, ou à regretter. Il avait mal dans la poitrine, et sa respiration était chaotique. Il sentit à peine Ezra poser un baiser sur sa tempe, sa mâchoire, puis sa gorge.

L'apaisement qu'il lui apportait finit pourtant pas fonctionner et les doigts qui empoignaient son bras se firent moins durs et plus caressants. Pendant un instant, il envisagea qu'ils repartent tout de suite, mais en constatant la maigreur du bras sous sa main, il se rappela qu'Ezra avait besoin de reprendre des forces avant de sauter dans un nouveau train. Ils allaient devoir rester et il allait devoir accepter les choses comme elles étaient. Ça ne servait à rien de se battre contre le vent. Léna n'avait jamais eu besoin de son approbation pour quoique ce soit, mais elle en souffrait quand il ne la lui accordait pas.

Il finit par se lever et se retourner pour faire face à Ezra. Ce dernier, avec son regard irrésistible, semblait inquiet. Morgan se pencha pour poser sa bouche contre la sienne, afin de le rassurer. Puis il s'éloigna et rejoignit la chambre de Len. Il ne frappa pas, s'attendant à ce qu'elle lui refuse l'entrée et ouvrir la porte sans s'annoncer.

Elle était allongée sur son lit, dos à la porte, les épaules tremblantes. Il avait visiblement réveillé de très mauvais souvenirs en lui décrivant la mort de Dorian. Après tout, elle venait de lui dire qu'elle avait accepté sa mort mais pas la façon dont s'était arrivé.

Cette chambre, qui était aussi celle de son frère, était presque un sanctuaire sacré aux yeux de Morgan. Lorsqu'il découvrit que les toiles, les dessins, les bizarreries que Dorian avait accrochés aux murs étaient toujours présents, il eut envie de pleurer. Il retint pourtant son émotion, entra et referma la porte derrière lui.

Ezra, dans le salon, poussa un soupir et détourna les yeux du couloir. Il retourna s'allonger sur le canapé d'où il avait été réveillé un peu brutalement par les éclats de voix de Morgan. Alors, ainsi, Len fréquentait un autre homme... un flic. Ezra ne ressentait pas la même haine envers les autorités que son compagnon de route. Il ne les aimait pas, mais simplement parce qu'ils risquaient de le priver de la seule chose qu'il possédait : sa liberté. Pour Morgan, les choses étaient différentes et il l'avait compris depuis longtemps. Il s'y ferait pour Lena... de toute manière, il n'avait pas tellement le choix.

Savoir que leur hôte fréquentait quelqu'un le remplit d'une douce satisfaction. C'était idiot mais il était jaloux du fait qu'ils soient mariés. Morgan avait pourtant quitté le système, ce qui faisait de Len une veuve ou à défaut, une divorcée. Elle avait tous les droits pour en épouser un autre, il lui suffirait d'annuler son premier mariage. Mais ce n'était pas encore le cas et au fond de lui, Ezra craignait qu'ils découvrent tous deux que rester mariés et vivre comme tel pourraient leur plaire. S'il était totalement débile, il pourrait même prendre la colère de Morgan pour de la jalousie, mais il n'était pas débile et il savait parfaitement ce qui lui avait fait péter un câble.

Il resta allongé un long moment, entendant les voix étouffées des deux autres à travers la cloison. Il ne comprenait pas ce qui se disait, mais au moins était-il rassuré sur le fait qu'ils communiquaient à nouveau. Quand les voix s'arrêtèrent, il attendit de les voir revenir... mais les minutes défilaient et ils ne réapparaissaient pas. Ezra finit par se lever pour aller pousser la porte et voir ce qui se passait. Lena, le maquillage formant des cernes sous ses yeux, semblait dormir, allongée contre le corps de Morgan. Ce dernier la tenait contre lui avec tendresse. Il leva pourtant les yeux en sentant sa présence et lui tendit la main. Ezra ne se fit pas prier et grimpa sur le lit pour se blottir sur son autre côté et y fermer les yeux.

Morgan embrassa son front et inspira son odeur pour calmer les battements de son cœur. Les avoir tous les deux ici, lui rappela l'époque où ils dormaient ainsi avec Dorian... Ezra ne pourrait jamais le remplacer dans son cœur, mais il était capable de le rendre vraiment heureux, de l'apaiser et de lui faire voir un avenir moins sombre. Ça faisait de lui « son » miracle.

000

Ezra se réveilla seul dans la chambre le lendemain. Il les avait sentis se lever et Morgan lui avait soufflé de se reposer, ce qu'il avait accepté sans problème. Lorsqu'il se leva du lit, il se sentait déjà beaucoup mieux. La nourriture de la veille et ces longues heures de repos, lui avait été bénéfique. Vêtu des mêmes vêtements que la veille, il se rendit dans la salon et tomba sur un spectacle affligeant.

- Pourquoi tu fais ça ?, s'entendit-il dire, presque gémissant.

Morgan, assis sur une chaise, tourna les yeux vers lui et rit doucement. Lena, qui se trouvait debout derrière lui, des ciseaux à la main, répondit à sa place.

- Parce que ses cheveux sont un appel au crime !

Elle coupa dans la masse blonde sans pitié et de grosses mèches tombèrent au sol. Ezra avait oublié à quel point il était blond. La saleté et le manque de lavage régulier, les rendait plus sombre et terne. Il regrettait qu'il les coupe si vite. Il n'avait pas eu le temps de profiter de leur éclat et de leur douceur.

- Ce sont tes coups de ciseaux qui sont un crime, rétorqua-t-il en s'avançant et en récoltant une mèche au sol pour en sentir la texture sous ses doigts et en regarder l'éclat doré.

En relevant les yeux, il vit ceux de Morgan briller d'amusement et ne put retenir un petit sourire en coin. Il retrouvait son Morgan, plus apaisé, et ça lui plaisait.

- Continue comme ça et tu es le prochain à passer sous mes coups de ciseaux, lança Len avec légèreté.

Le sourire d'Ezra disparu dans la seconde et un air choqué s'installa sur ses traits.

- Hors de question que tu y touches, je te préviens ! Sinon je te rase aussi la tête !

Elle rit mais il savait qu'elle ne tenterait rien. Elle tenait trop à ses longs cheveux, au moins autant qu'il tenait à ses dreadlocks. Toutefois, pour éviter toute tentation, il s'éloigna vers la cuisine où un petit-déjeuner y trainait. Ils avaient déjà mangé et Ezra s'installa pour les rattraper. Tout était bon, délicieux et sucré. Il y fit un sort et récolta un petit mal de ventre pour ses excès mais s'en fichait.

Il reporta les yeux sur les deux autres quand Morgan se leva enfin de la chaise. Les ciseaux et la tondeuse l'avait transformé. Plus de mèche blondes, plus de tignasse emmêlée. Il avait le crâne presque rasé. Lena ne lui avait laissé que quelques millimètres de cheveux, ce qui durcissait ses traits et lui donnait un air presque inquiétant et dangereux. Malheureusement, ça avait l'effet inverse sur Ezra qui sentit l'excitation monter en lui. Ses yeux vert d'eau semblaient tellement plus brillants, sa bouche, plus attirante... Ça lui faisait le même effet à chaque fois, mais il n'y était pas habitué.

- Bon, je dois me préparer pour aller travailler, tu peux nettoyer, Morgan ?, demanda Lena tout en se frottant les mains pour retirer les cheveux qui s'y accrochaient.

- Bien sûr.

Elle disparut dans la chambre et Morgan alla décrocher l'aspirateur mural et collectif pour aspirer les mèches qui jonchaient le sol. Ils furent engloutit et envoyé directement à l'incinérateur grâce aux conduits se trouvant dans les murs. Alors qu'il reposait l'appareil sur son socle, Ezra s'approcha et vint passer sa main sur son crâne duveteux.

- Ça te va bien... ça te change.

Morgan tourna le visage vers lui et Ezra se sentit une fois de plus happé par le pouvoir de son regard et la beauté virile de son visage. Cela du se lire dans ses yeux car Morgan se pencha pour cueillir sa bouche de la sienne. Pour une fois, Ezra ne resta pas immobile, participant sans encourager. Il leva les bras et les enroula autour de la nuque de Morgan et fut stupéfait de voir l'effet que cela lui fit. Morgan l'emprisonna dans ses bras, le colla à son corps et dévora sa bouche avec une passion fougueuse totalement inédite.

Cela faisait longtemps qu'ils s'embrassaient épisodiquement, sans jamais aller plus loin qu'un baiser tendre ou sensuel. Ils n'en parlaient pas. Ils ne réclamaient pas. Ils ne tentaient rien. La vie de vagabond n'était pas franchement compatible avec le sexe. Aucun endroit n'était réellement sûr pour se perdre dans le corps de l'autre, et ils en avaient conscience tous les deux. Et pour ne pas risquer d'avoir des envies traitres, ils ne le faisaient pas non plus les rares fois où ils étaient en totale sécurité. Leur affection l'un envers l'autre dépassait le simple besoin physique, même si il les torturait souvent.

Morgan prenait en général l'initiative d'un baiser, mais il gardait une retenue, une tendresse, qui leur évitait de finir frustré et au bord de l'explosion. Mais pas cette fois. La façon dont il l'embrassait ses mains qui l'empoignaient, qui le collaient à son corps, l'enflammèrent. La montée d'adrénaline et de désir lui fit tourner la tête et le troubla profondément. Il ne voulait pas que ça s'arrête, mais il craignait la suite.

- Oh, pardon !

La voix de Len eut l'effet d'une douche froide. Ezra bondit en arrière et Morgan ne le retint pas. Leur hôte s'était retournée, la main sur les yeux et son attitude gênée ne fit qu'approfondir le trouble d'Ezra. Pourtant, il le cacha, rit et déclara :

- T'inquiète. Il ne se passait rien. Allez, on se voit ce soir.

Sur ces paroles, il s'enfuit dans la chambre d'ami, l'ancienne chambre de Morgan où ils dormaient à chaque visite, pour se remettre de ses émotions.

Len se retourna pour regarder Morgan et celui-ci détourna la tête et s'approcha de la table de la cuisine pour commencer à ranger le petit-déjeuner.

- Tu dois lui dire, Morgan, lâcha-t-elle avec tendresse.

- Tu l'as entendu. Il ne se passait rien.

- Tu rigoles ? Vous êtes tellement attirés l'un par l'autre que ça fait des étincelles !

Morgan secoua la tête pour chasser ces paroles. Il ne voulait pas savoir. Il ne devait pas savoir. Il avait commis une erreur. Ezra n'avait jamais enroulé ses bras sur sa nuque, comme dans une invitation. Ça lui avait enflammé le sang. Il avait perdu le contrôle. Ça ne devait pas se reproduire.

- Le sexe nous mettrait en danger, finit-il par dire d'un ton ferme. Il le sait et je le sais. Je tiens assez à lui pour me contenter d'être à ses côtés.

Lena s'approcha et enroula ses bras autour de sa taille, posant la joue contre son épaule.

- Je ne sais pas si c'est le bon choix que tu fais, mais même si c'est stupide, ça reste sacrément romantique.

Elle embrassa sa joue, puis changea d'attitude en une seconde. La femme en elle s'effaça et elle devint Lénaïc à nouveau. L'absence de maquillage, les cheveux attachés, les vêtements ajustés et masculin, mais surtout l'éclat de son regard ou sa gestuelle, la métamorphosa du tout au tout.

- A ce soir, Morgan.

- A ce soir.

Il regarda Lénaïc quitter l'appartement, puis acheva de ranger le petit-déjeuner, retrouvant les gestes automatique qu'il faisait à l'époque où il vivait ici. Ezra ne revenant pas, il envisagea d'aller le chercher. Sauf qu'ils ne parlaient pas de ces choses-là... et qu'il ne se faisait pas confiance. Il craignait de se jeter sur lui. Son désir ne refroidissait jamais et en cet instant, il bouillonnait.

C'est finalement Ezra qui mit fin à son trouble en débarquant, joyeux et souriant.

- J'ai envie de me mater un film, tout en mangeant des cochonneries ! Qu'est-ce que tu en dis ?

Il esquissa un sourire et hocha la tête.

- Je m'occupe des cochonneries, choisis le film.

000

La veille de leur départ, Morgan faisait l'inventaire de tout ce qu'ils allaient emporter. Len avait refusé de laver leurs vêtements et les avait jeté dans l'incinérateur de l'immeuble, prétextant qu'on ne pourrait jamais en retirer toute la crasse. Elle leur avait fournis de nouveaux vêtements en échange. Morgan ne s'en était pas plaint. Ezra juste un peu.

- Hey, regarde ce que j'ai pour toi...

Levant les yeux du tas de nourriture qu'il empaquetait sur la table de la cuisine, Morgan vit Ezra lui tendre son vieux lecteur de musique. Malgré la pile éternelle dont il l'avait doté, le lecteur ne fonctionnait plus depuis des mois. Il le trimballait partout avec lui malgré tout, comme la relique d'un objet sentimental.

- Je l'ai réparé, ajouta Ezra, devant son air dubitatif.

- Tu l'as réparé ?, répéta Morgan en s'animant enfin, tendant la main pour s'en emparer.

- Oui. Il y avait un faux-contact et Len a quelque outils ici...

Le sourire de Morgan fut sa récompense, mais il ne s'attendait pas à recevoir en prime une étreinte à lui broyer les os.

- Ça va, pas d'effusions.

Morgan rit et l'embrassa. Un bref baiser avant de reporter les yeux sur l'appareil et de vérifier son fonctionnement. Il marchait bel et bien et entendre ces vieilles mélodies qu'il avait composées pour certaines, le touchait profondément. Il se voyait déjà, à bord d'un train, à écouter sa musique, tandis qu'Ezra observait l'horizon, ou escaladait un wagon. Il ne l'utiliserait que lorsqu'ils seraient en relative sécurité, pour ne pas risquer de se faire prendre par surprise, mais ça lui permettrait de se détendre plus efficacement que de tapoter simplement un rythme qu'il inventait.

- Merci, dit-il en lui souriant avant de glisser le lecteur dans son sac à dos.

Il se remit à emballer la nourriture quand le téléphone sonna soudain. Tous deux se figèrent sur place, écoutant les sonneries se succéder. Le répondeur se mit en route et la voix de Len, masculine, envahit le petit appartement. Puis, après un bref « bip » sonore, Len parla à nouveau, en direct cette fois, et la voix inquiète et rapide.

« Il faut que vous partiez tout de suite. Morgan ! Ezra ! Si vous m'entendez, partez ! Il va y avoir un contrôle sur toute la zone. Fuyez ! »

Morgan, pâlit un instant, puis sortit de son état de choc et décrocha le téléphone pour dire simplement :

- On part, merci pour tout.

- Faîtes attention à vous, supplia la voix de Len.

- Toujours, répondit-il avant de raccrocher.

L'instant suivant, il aidait Ezra à remplir les sacs en vitesse puis à enfiler leurs bottes et leurs vestes. Moins de deux minutes plus tard, ils quittaient l'appartement, leur capuche sur la tête, le visage baissé et se dirigeaient vers l'ascenseur le plus proche. Mais avant de l'atteindre, les alarmes s'enclenchèrent et une voix robotisée s'éleva dans tout le bâtiment.

« Chers Citoyens, ceci est un contrôle de police routinier. Veuillez sortir de vos logements et attendre le scanner de contrôle. Tout manquement à cette demande pourrait être passible d'une semaine d'emprisonnement. Toute tentative de fuite est passible de trois semaines d'emprisonnement. Toute résistance aux forces de l'ordre est passible de mort immédiate. »

Morgan et Ezra échangèrent un regard alors que les portes des appartements s'ouvraient tout autour d'eux. Rester équivalait à se faire prendre sans résistance. Ils n'avaient pas de puces et aucun moyen de passer le contrôle sans se faire arrêter. Il ne pouvait que fuir. Communiquant sans un mot, ils se prirent par la main et s'élancèrent en courant vers les escaliers de secours.

- Des fuyards !, s'exclama un des voisins en les voyant courir.

Il ne perdit pas de temps et tira sur la sonnette d'alarme du couloir, avertissant toutes les forces de l'ordre qu'il se passait quelque chose à leur étage. Les deux vagabonds ne perdirent pas de temps et franchirent la porte menant à la cage d'escaliers. Ils se lâchèrent la main pour courir plus vite, dévalant les marches, ou les sautant sans ralentir une seconde.

- Le sous-sol. On trouvera les égouts, souffla Morgan entre deux inspirations rapides.

Disparaître par les égouts était leur seule chance. Le hall de l'immeuble devait être totalement investi par les autorités. Mais alors qu'ils atteignaient le vingt-deuxième étages, une porte s'ouvrit plus bas et Morgan s'arrêta, attrapant Ezra pour le forcer à faire de même. Le souffle court, ils virent plusieurs policiers franchirent la porte et venir vers eux. Ezra fit demi-tour et passa la porte du vingt-deuxième étage, entraînant Morgan à sa suite.

Ils coururent dans le couloir, alors que les Citoyens reculaient ou les apostrophaientt. L'un d'eux tentant de leur barrer le passage et Morgan lui décocha un violent coup de poing à la mâchoire.

- Il n'y a pas d'issue !, désespéra Ezra en arrivant dans un cul de sac.

Morgan chercha frénétiquement une solution, puis poussa la porte d'un appartement resté entrouvert, sous les yeux effrayés de son habitante, restée dans le couloir. Il claqua la porte derrière eux et ferma à double tour alors que retentissaient déjà dans le couloir les pas bruyants de la police. Morgan tira Ezra jusqu'à la fenêtre et tenta de trouver une façon de sortir sans en crever.

- Là !

Il désigna du doigt une passerelle fermée qui sortait du bâtiment et pénétrait dans un autre. Il leur suffisait de faire un peu d'escalade le long de la façade et l'architecture le leur permettait. Ce serait dangereux, la chute serait mortelle, mais c'était une chance.

Morgan relâcha la main d'Ezra, pour trouver un objet capable de détruire la vitre en plexiglas. Elle se contenta d'onduler lorsqu'il y projeta des chaises ou des lampes. C'est finalement son ami qui trouva la solution avec une scie électrique. Visiblement, ils se trouvaient dans l'appartement d'un ouvrier. Il découpa la vitre rapidement alors que les voix dans le couloir se rapprochaient. Jetant l'appareil, Ezra l'attrapa par sa veste et plongea son regard dans le sien.

- Si on ne s'en sort pas vivants, je veux que tu saches que...

- Je le sais déjà, répondit Morgan en l'attrapant en retour pour mieux fondre sur sa bouche.

Ils s'embrassèrent avec désespoir jusqu'à ce que la police entame l'ouverture de la porte.

- Vas-y !

Morgan l'aida à sortir du bâtiment et à s'accrocher à la façade. Ezra était agile. Il y arriverait.

- Ne m'attends pas ! Je te rattrape !, lui lança-t-il en enjambant à son tour la fenêtre percée.

Un bruit de déverrouillage et l'ouverture de la porte d'entrée lui glaça les veines. Il retint son souffle et tenta de s'extirper de là rapidement mais un harpon lui transperça l'épaule, le faisant hurler de douleur et le ramenant violemment à l'intérieur. Les armes des flics étaient vraiment des saloperies !

Affalé au sol, il tenta d'arracher la lame qui lui transperçait l'épaule, pour tenter de fuir à nouveau, mais il ne réussit qu'à se faire plus mal encore. Le flic qui l'avait blessé s'approcha d'un pas lourd et Morgan recula jusqu'à ce que son dos rencontre la surface de la vitre non découpée. Il tourna la tête vers l'extérieur et vit Ezra, accroché quelques mètres plus loin au bâtiment, qui lui lançait un regard terrifié.

- Fuis, mima-t-il de ses lèvres.

Ezra secoua la tête mais avant qu'il ait pu faire un geste pour continuer sa descente ou revenir vers lui, un aéroglisseur de la police arriva à son niveau et tira sur la façade. Ezra perdit prises et tomba dans le vide.

- NON !, hurla Morgan, en se penchant par le trou.

Si il n'était pas retenu par le flic qui le harponnait, il aurait sauté à sa suite, sans réfléchir une seule seconde. Mais bloqué, il regarda, horrifié et impuissant, le corps d'Ezra tomber du vingt-deuxième étage, ses dreadlocks dansant dans son sillage.

Il était persuadé de mourir à l'instant où son corps frapperait le sol. Son cœur ne survivrait pas à cette vision. Mais durant les quelques secondes de la chute qui lui semblèrent une éternité, l'aéroglisseur responsable des coups de feu, plongea à la suite d'Ezra et le rattrapa avant qu'il s'écrase. La stupeur bloqua le souffle de Morgan alors qu'il réalisait que son amour était toujours vivant.

Des mains fortes l'empoignèrent et le soulevèrent l'arrachant à la vision de l'aéroglisseur s'éloignant vers le sol en douceur. Il lutta pour s'en défaire et reçu une violente charge électrique qui le plongea dans le noir.

000

Les quartiers de justice, d'emprisonnement et de commandement occupaient à eux seuls une méga-tour tout entière. Il y en avait pas moins de quatre dans la ville tant la masse de population à surveiller, emprisonner et contrôler était énorme. Quarante-deux millions de Citoyens et de non-identifiés, c'était un sacré travail.

La méga-tour noire du Secteur Est l'avait déjà accueillie une fois, le jour de l'exécution de son frère, pour un interrogatoire, suivi d'un emprisonnement sans procès. Les cellules étaient de petites pièces de quelques mètres carrés, sans mobilier et avec une faible lumière. Les prisonniers n'avaient droit à aucune visite et ne sortaient qu'une fois par jour pour aller se soulager et faire leur toilette. Morgan avait failli devenir fou.

La simple idée de revivre ça. Sans doute pour bien plus longtemps que la dernière fois, lui glaçait le sang et lui donnait la nausée. Mais pire encore, il n'arrivait pas à imaginer Ezra dans une de ces cellules. Il ne survivrait pas. Il se laisserait mourir de faim.

On l'avait soigné avant de l'entraîner en salle d'interrogatoire. Le flic qui lui posait des questions était acharné et d'une patience à toute épreuve. Morgan lui tenait tête, refusant de dévoiler chez qui il logeait dans ce bloc, quel était son nom ou ses crimes. Il préférait être exécuté pour entrave à la justice que de mettre Len en danger, ou ajouter des chefs d'accusation sur Ezra.

Au bout de six heures interminables, la porte s'ouvrit enfin et un policier en tenue complète, le casque sur la tête, entra et annonça :

- Veuillez m'excuser, agent Piers. Le Haut Commandement demande à voir le prisonnier.

- Pour quelle raison ?

- Je ne sais pas, agent Piers. On m'a simplement demandé de le transférer au 48ème étage.

Sans attendre son accord, le nouveau venu fit lever Morgan et l'entraîna dans le couloir. Les jambes ankylosées par une station assise trop longue et les épaules douloureuses à force de garder les poignets attachés dans le dos, il suivit le mouvement sans protester.

Il ne savait pas ce qui l'attendait mais il se doutait qu'être face aux têtes dirigeantes soit bon signe. Il espérait sincèrement qu'Ezra ne subirait qu'une peine réduite et serait remis dans le système ensuite sans dommages. Il aurait tout le loisir d'arracher sa puce d'identification et de sauter dans le premier train venu. Sa vie n'était pas celle d'un Citoyen.

L'ascenseur dans lequel ils se trouvaient s'arrêta plus tôt qu'il ne s'y attendait et il jeta un regard à l'affichage digital avant que le policier ne le sorte de l'appareil. Pourquoi s'était-il arrêté au 15ème étages ? Ne venait-il pas de dire qu'il devait le transférer au 48ème ? Perdu et inquiet, Morgan regarda autour de lui et découvrit qu'ils arrivaient dans la zone de décollage des aéroglisseurs. Tout un pan de la façade était grande ouverte sur l'extérieur pour permettre aux véhicules d'entrer et de sortir. Le flic le fit monter dans l'un des engins et pris place à ses côtés, démarrant sans attendre pour quitter l'immeuble.

Morgan resta indécis un instant, puis passa à l'action. Il ne comptait pas se faire enlevé et tué secrètement par ce salopard de gouvernement à cause de manques de preuves à son encontre. Il ne comptait pas se laisser emmener dans une des usines à esclaves où les Citoyens incontrôlables étaient mis au travail pour le bien de la société.

Ses bras étant liés dans le dos, il se servit donc de ses jambes et envoya un coup dans le casque du flic qui perdit le contrôle de son véhicule. Il le stabilisa et retint les autres coups de pieds.

- Stop !, ordonna-t-il.

Morgan se tortilla sur son siège pour le frapper à nouveau, jusqu'à ce que des mots l'arrêtent.

- C'est Len qui m'envoie !

Morgan arrêta de bouger et lui lança un regard incrédule. Le flic retira son casque et posa sur lui un regard vif.

- Je suis Endriss Maken, l'homme qu'elle fréquente.

Même si ça semblait énorme, il ne pouvait penser qu'il s'agisse d'un mensonge. Personne, en dehors d'Ezra et lui, ne désignait Len avec un genre féminin. Il se redressa pour se rasseoir convenablement sur son siège et l'écouta poursuivre, plus posément.

- Elle m'a dit qu'elle vous hébergeait et...

- C'est vous qui avez lancé le contrôle sur l'immeuble !

- Non, laisse-moi finir !, s'agaça-t-il.

Il accéléra le véhicule et garda les yeux rivés sur sa trajectoire.

- Je l'ai prévenue dès que j'ai été mis au courant pour le contrôle de police. Elle vous a prévenue en retour mais c'était trop tard. Je me suis rendu sur place et je n'ai pu qu'assister à votre arrestation.

- Où est Ezra ? Vous l'avez sortis de là, aussi ?

Le visage du flic s'assombrit et il secoua la tête.

- Non. Il a été transféré avant que je puisse intervenir. Je n'avais droit qu'à un essai pour vous sortir de là. J'ai grillé ma couverture. Je ne pourrai plus retourner dans une Tour-Noire.

Morgan fronça les sourcils, ne comprenant pas et le prouva en secouant la tête. Il préférait s'arrêter sur ses paroles que sur l'idée qu'Ezra était toujours aux mains des autorités.

- Comment ça, votre couverture ?

- Je ne suis pas vraiment flic, dit-il en esquissant un sourire et lui lançant un regard. Je fais parti d'une organisation qui lutte contre l'oppression. Nous sommes « les Foudres », tu en as déjà entendu parlé ?

- Oui, souffla Morgan d'une voix blanche. Mais les Foudres ont été détruite, il y a cinq ans.

- C'est ce qu'on a fait croire. On prépare une grosse opération en coulisse et on a besoin de temps pour la mettre en œuvre. Mon rôle dans l'organisation était de rester infiltré dans la police pour repérer tous les Citoyens prêt à lutter pour la cause. C'est comme ça que j'ai rencontré Lena, lorsqu'elle a été emprisonnée pour avoir caché ton frère.

- Elle ne m'a jamais parlé de vous avant récemment.

- Parce que je ne l'ai pas approché avant. Je ne voulais pas l'impliquer dans une guerre. Mais elle s'est impliquée toute seule. J'avais toujours gardé un œil sur elle depuis qu'elle était sortie. Il y a deux mois, elle a empêché une arrestation de vagabonds à son travail en les faisant sortir à l'arrière du bâtiment. J'étais sur place et j'ai évité qu'elle ait des ennuis. Elle s'est beaucoup méfiée de moi, jusqu'à ce que je lui donne des preuves concrètes pour me faire confiance.

- Quelles preuves ?

- Je l'ai emmené à notre QG et permis de rejoindre les Foudres.

Morgan ne posa pas d'autres questions, remettant ces dernières jours en perspective. Len ne serait jamais sortit avec un flic, il en avait la certitude désormais. Elle s'était amourachée d'un rebelle infiltré. Un soulagement puissant s'enleva de sa poitrine. Il avait refusé de se le dire, mais il s'était senti trahis depuis qu'elle lui avait annoncé fréquenter un policier.

- Si vous lui faîtes du mal, je vous tue, dit-il d'un ton froid et déterminé.

Endriss lui lança un regard et répondit d'une voix calme et neutre.

- J'ai grillé ma couverture pour lui ramener son mari. J'ai amputé la résistance d'une source d'information en faisant ce choix. Et je ne l'ai fait que pour elle. J'espère que ça t'éclaire assez sur ce que je ressens pour elle.

Morgan se sentit un peu con de l'avoir menacé après tout ce qu'il venait de faire pour lui et pour Len. Il posa son crâne contre l'appui-tête du siège et ferma les yeux. Pour se faire pardonner, il dit doucement :

- Elle est comme une sœur, pas une épouse.

Il se doutait que le rebelle le savait déjà, mais il voulait enterrer la hache de guerre. Ce dernier ne répondit rien mais la tension sembla redescendre d'un cran.

Vingt minutes plus tard, ils firent escale sur le toit d'un bâtiment où plusieurs hommes les attendaient. Endriss lui délia enfin les mains et sortit de derrière son siège son sac à dos. Morgan était heureux de le retrouver. Outre quelques objets à la valeur sentimentale – tels que son lecteur de musique ou son harmonica – dont il ne voulait pas se séparer, il se sentait comme nu sans lui.

Son guide le mena à un autre véhicule, civil cette fois, stationné sur le toit et ils décollèrent aussitôt. L'engin était plus confortable que le précédent et fait pour de plus grandes vitesses. C'était un véhicule de luxe. L'organisation devait vraiment avoir beaucoup de fonds pour se payer de trucs pareils.

- Où est-ce qu'on va ?, demanda-t-il tout en regardant par la vitre.

Les hommes sur le toit était déjà en train de démonter l'aéroglisseur de la police. Ce devait être des membres de l'organisation, eux aussi et leur rôle était sans doute d'effacer les traces.

- Je t'emmène à notre QG. Tu y rencontreras nos dirigeants, les autres membres et si tu le souhaites, tu pourras participer activement. Dans la cas contraire, on te permettra de rester si tu te rends utile.

- Et si je ne souhaite pas rester ?

- Ta mémoire sera effacée au sujet de notre existence et tu retourneras à ta vie d'avant. Mais je ne te le conseille pas. Tu es fiché, tu seras repéré et tué.

Morgan serra les dents et posa la main sur sa poitrine alors qu'une sourde douleur y naissait.

- Il faut que je retrouve Ezra...

- On le retrouvera, promit Endriss. Il nous faudra peut-être un peu de temps pour le repérer, mais on le retrouvera.

Il n'eut d'autres choix que d'y croire. Il n'abandonnerait pas Ezra à son sort. Qu'il soit enfermé ou remit dans le système, il irait le chercher et le ramènerait en sécurité.

- Tu devrais dormir un peu, on en a encore pour deux bonnes heures.

Il fit ce qu'il dit. Croisant les bras autour de son sac, à défaut de pouvoir le faire autour du vagabond qui hantait ses pensées, il ferma les yeux et tenta de s'endormir. Il n'y parvint pas, alternant cycle d'assoupissement et d'éveil. Il rouvrit les yeux un long moment plus tard en sentant l'aéroglisseur descendre vers le sol. Il ouvrit de grands yeux en découvrant le paysage.

- On est bientôt arrivé, déclara Endriss en souriant devant son air stupéfait.

- Vous déconnez !, s'exclama Morgan en se redressant sur son siège.

- Non.

Le rire d'Endriss lui parut aussi hallucinant que ce qu'il voyait sous ses yeux. L'aéroglisseur se dirigeait tout droit vers les montagnes de la Zone de Vide. Les montagnes qu'Ezra aimait tant regarder à chaque fois qu'ils faisaient la traversée.

- Nous avons installé notre QG dans l'endroit le plus sûr qui soit. Personne ne vient jamais ici.

- Et les radiations ?

- Il n'y en a plus depuis plusieurs décennies. C'est nous qui colportons les rumeurs sur la mort qui règne ici, ce sont nos rapports qui atterrissent sur la table des dirigeants, assurant que la Zone est toujours ultra-radioactives. Ainsi, nous pouvons nous réunir et préparer nos actions, sans que personne ne se doute de rien.

Ils franchirent le premier col et Morgan retint son souffle à la vue des centaines de têtes touffues qu'il voyait au sol. Une forêt... immense, comme il n'aurait pu l'imaginer. Et là, au fond d'une vallée, une petite ville discrète, à moitié cachée par les accidents du terrain et par les masses d'arbres qui l'entouraient.

Endriss se dirigea vers elle en ralentissant l'allure et dit dans un sourire :

- Bienvenue dans la résistance.

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Morgan s'arrêta devant la devanture de l'établissement. Les néons rouges esquissaient le nom « Les délices du béton » et les néons bleus redessinaient les courbes d'un homme à quatre pas, présentant son derrière. C'était vulgaire. De très mauvais goût. Tout autant que les affiches placardées sur les murs de l'établissement.

Il lui fallut un instant pour inspirer profondément et réduire ses pensées parasites à néant. Il s'avança ensuite vers la porte peinte de rouge vif et la poussa sans hésitation. La chaleur des lieux, les bruits, les odeurs, l'assaillirent aussitôt. L'endroit était assez sombre et ressemblait à un tripot comme un autre. Des tables rondes avec des banquettes ou des fauteuils confortables se trouvaient dispersés un peu partout sur la moquette rouge sombre. Au bout de la pièce se trouvait un long bar en acajou, baigné par des lumières descendant du plafond. De nombreux clients se faisaient servir de l'alcool tout en jouant à des jeux d'argent et en tripotant les jeunes serveurs à moitié nus. La prostitution était interdite par la loi, mais pas le tripotage et ils s'en donnaient à cœur joie. Aucun doute que quelques crédits étaient discrètement glissés au patron pour qu'ils puissent emmener un de ses employés dans un des nombreux boudoirs.

Un rideau discret sur le côté menait aux cabines de voyeurisme. Il prit cette direction, sans montrer d'hésitation, comme si il était un habitué. Il n'adressa aucun regard aux serveurs blasés, ni aux clients excités. Sa capuche sur la tête, il franchit le rideau et se retrouva dans le couloir que lui avait décrit son informateur. Des portes ouvertes pour certaines, de chaque côté, menaient à de minuscule sale pourvue d'un seul fauteuil. Morgan lu les noms affichés à la droite de chaque porte et trouva enfin celui qui l'intéressait.

« Réglisse » disait l'écriteau.

Il entra dans la pièce et referma derrière lui. Il s'avança vers la vitre opaque et sortit quelques crédits de la poche de son manteau pour les glisser dans la fente se trouvant sur le côté. Une musique lente et langoureuse démarra et la vitre devint lentement translucide. De l'autre côté se trouvait une pièce tout aussi réduite en taille. Des coussins bleu et violet au sol, des parois sombre et au centre, un jeune homme qui se redressait pour tourner la tête vers lui.

Morgan serra les mâchoires alors que son cœur se serrait. Qu'est-ce qu'il lui avait fait...? Il tenta de maîtriser son souffle rapide qui comprimait douloureusement sa poitrine alors qu'il regardait le jeune homme s'allonger sur le dos et se cambrer pour mettre en avant ses charmes. Et il en avait, pas de doute là-dessus. Sa morphologie mince et élancée était mise en valeur par un minuscule short bleu électrique et un châle transparent qui aurait bien pu ne pas exister car il ne cachait rien.

Et ses cheveux... Morgan l'avait toujours connu avec ses dreadlocks. Le découvrir sans ces extensions de lui-même était presque choquant. Ils les lui avaient coupées, lui laissant assez de masse sur le haut du crane pour que les mèches effleurent sa joue, mais l'arrière était court. La coiffure qu'il portait lui allait bien malgré tout, mais ce n'était pas lui... Un anneau de couleur argent perçait sa narine gauche, changeant encore un peu plus son allure, pour le rendre plus sexy.

Pourtant plus que sa nudité presque totale, cette coiffure ou ses gestes qui se voulaient érotiques et sensuels – et qui malheureusement l'était bien trop – c'était le vide dans ses yeux qui lui ravageait le cœur. Ses yeux gris n'avaient plus d'étincelles. Ils étaient mornes, ternes, résignés...

Morgan effaça la larme traitresse qui roula sur sa joue d'un revers de la main, puis repoussa sa capuche pour dévoiler son visage. Il attendit un signe de reconnaissance, un arrêt de cette comédie de séduction, un sourire, un air de soulagement... mais rien ne vint. Un poids tomba dans son estomac quand Ezra se redressa sur ses genoux et se mit à onduler en se caressant la poitrine, la bouche entrouverte, comme si il y prenait plaisir.

Morgan se rapprocha et posa les mains sur la vitre, pour le forcer à le regarder en face, à se rappeler qui il est, à réaliser sa présence. Il n'avait pas tant changé que cela. Ses cheveux étaient coupés à ras, comme ça lui arrivait parfois, son visage était le même, peut-être moins émacié depuis qu'il se nourrissait avec régularité et son corps était nettement plus musclé, mais sans que cela puisse le rendre méconnaissable. Il ne comprenait pas.

- Ezra !, appela-t-il en frappant la vitre du plat de la main.

Celle-ci ondula sous le coup, signalant qu'il s'agissait d'une de ces vitres anti-casse et qu'il était loin d'être facile de traverser. Le dénommé Réglisse – parce qu'il lui était trop difficile de lui donner le nom d'Ezra – sursauta et posa son doigt sur sa bouche, pour lui de se taire ou de se calmer. Comme Morgan cessait de bouger, Ezra reprit sa danse érotique, venant effleurer le renflement de son short du bout de ses doigts.

Morgan ferma la yeux et posa son front contre la vitre, tentant de se calmer et refusant d'assister au spectacle. Il s'était attendu à son soulagement, à ses larmes, à sa colère, mais pas à son indifférence. Et ça lui faisait mal. Oui, il avait mis des mois pour retrouver sa trace, mais il n'avait pas renoncé. Pas une seule seconde. Savoir dans quel enfer il avait atterrit l'avait fait venir en quatrième vitesse. Et tout ça pour quoi ? Pour qu'il ignore sa présence et fasse mine de ne pas le reconnaître. A moins que...

Morgan redressa la tête et regarda l'homme qui lui faisait face et commençait à faire glisser son short sur le côté de sa hanche. A moins qu'il n'ait été reconditionné... Sans plus se poser de question, Morgan repoussa son manteau d'un geste ample et le laissa tomber au sol. En dessous, il portait de nombreux pistolets-laser, couteaux, armes en tout genre. Il était équipé comme pour aller détruire une Tour-Noire à lui tout seul.

Il lut de la peur dans les yeux d'Ezra alors qu'il dévoilait son attirail. Il s'empara de son couteau laser, alluma la lame et la planta dans le plexiglas. Ezra recula tout au fond de sa petite pièce alors qu'il découpait la vitre sans hésitation. Il arracha la partie indésirable et la jeta derrière lui avant de ranger son couteau.

Ezra se tenait recroquevillé contre le mur du fond, l'air effrayé et tentait de trouver le bouton d'alarme qui se trouvait dans le coin. Morgan ne lui en donna pas le temps. Il bondit vers lui, attrapa ses chevilles et le tira dans sa direction. Ezra poussa un cri bref et se débattit jusqu'à ce que Morgan le serre dans ses bras et enfouisse son visage dans sa gorge, inspirant son odeur qui lui avait tellement manquée.

Réglisse respirait rapidement, se tenant immobile de peur de ce que cet homme pourrait lui faire si il osait bouger. Des détraqués, il en avait rencontré, mais aucun n'avait jamais essayé de découper la vitre pour l'attraper ! Et c'était quoi tout cet arsenal ? Il pouvait sentir contact glacé de toutes ces armes contre son corps nus et envisagea de s'emparer de l'une d'elle. Mais il n'avait jamais été très téméraire. Il n'osait pas.

- Ezra..., souffla l'homme d'une voix étrangement douce. Tu m'as manqué.

Ok, là, c'était surréaliste. Réglisse inspira, se passa la langue sur les lèvres et dit, sans brusquerie.

- Je m'appelle Réglisse ici... mais mon vrai nom est Nils. Je ne suis pas... celui que vous cherchez.

Morgan desserra son étreinte et posa sa main sur sa mâchoire pour pouvoir contempler son visage.

- Tu t'appelles Ezra, dit-il avec conviction.

- N...non, bafouilla le danseur, craignant un coup parce qu'il protestait.

- Tu as vingt-quatre ans.

- Vingt-deux...

- Tu es né dans la Zone 125.

- Non..., tenta-t-il une nouvelle fois, dans un souffle.

- Tu es orphelin et tu as été recueilli par un gang pour devenir un pickpocket.

- Vous vous trompez !

Tout était faux et il n'avait jamais, au grand jamais, violé la loi. Il refusait qu'on l'en accuse. Il craignait les conséquences si on le prenait réellement pour un criminel. Mais il se rassura en se disant que sa puce d'identification, bien ancrée dans son bras, serait une bonne preuve si la police l'arrêtait. Il n'était pas cet Ezra.

- Tu as fuis quand le gang est devenu trop violent, à l'âge de seize ans et tu es devenu Vagabond du Rail, continuait l'homme dangereux sans faire cas de ses protestations.

Nils, dit Réglisse, réfuta de la tête cette fois.

- Tu m'as rencontré sur le chemin de fer et on ne s'est plus quitté. Je suis Morgan, ton compagnon de voyage, ton ami, ton amour. Tu m'aimes sans avoir besoin de me le dire.

Qu'il lui parle soudain d'amour le rassura presque. Ce devait être une sorte de jeu de rôle de détraqué mental.

- Est-ce que c'est une histoire que vous voulez que je joue pour vous plaire ?, demanda-t-il donc, prudemment.

- Tu as été arrêté par la police il y a dix mois, continua Morgan, sans se laisser troubler. Tu as passé trois mois en cellule avant d'être reconditionné. Ta mémoire a été brouillée et on t'en a imposée une autre, avec une autre personnalité et une autre vision de la vie. Mais tu es Ezra, le Vagabond du Rail et je suis Morgan, venu te libérer.

Il se tut enfin et Ezra attendit la suite. Quand il réalisa qu'elle ne viendrait pas et que l'homme attendait quelque chose de lui, il murmura :

- Vous savez que vous n'avez pas le droit de me maltraiter ou d'avoir des relations sexuelles avec moi... Je suis juste un danseur de cabine.

- Une Poupée, je sais. C'est ce qu'ils te font croire.

Le terme « Poupée » était péjoratif et ça le fit se rembrunir. Oui, il dansait, à moitié nu, pour exciter les mecs, mais ça payait bien et ça lui allait. Il ne bossait que quatre nuits par semaine et pouvait faire ce qu'il voulait le reste du temps. C'était le job idéal.

L'homme le relâcha soudain et glissa sa main dans sa poche. Nils se crispa, craignant ce qu'il allait lui sortir et se retrouva dubitatif lorsqu'il brandit un harmonica. Le voir le porter à ses lèvres et commencer à jouer, lui fit l'effet d'un grand moment de solitude. Mais soudain, la mélodie lui sembla familière et il fronça les sourcils.

Morgan cessa de jouer et dit simplement :

- Tu connais cette musique, n'est-ce pas ?

- Elle doit être connue, avança Nils prudemment.

- Non. Je l'ai inventée et tu es le seul à qui je l'ai jouée.

Lassé de parler pour n'obtenir aucun résultat, Morgan repoussa ce châle ridicule de ses épaules et ramassa sa veste.

- Mets ça.

- Attendez ! Je ne peux pas vous suivre, c'est interdit !

Morgan prit son visage entre ses deux mains et plongea son regard dans le sien. Étrangement, à la vue de leur couleur d'un vert tirant sur le bleu, Nils pensa « vert d'eau » et ça semblait important sans qu'il comprenne pourquoi.

- Les choses sont simples, Ezra. Tu viens avec moi. Alors soit tu me suis sans faire d'histoires, soit je t'assommes. Tu choisis.

- Mais je ne peux pas partir, s'il vous plait, vous me faîtes peur !

Le ton suppliant d'Ezra, ses yeux à la limite du larmoiement et son air apeuré firent soupirer Morgan. Il empoigna son flingue préféré et dit avec amertume :

- Ils ont fait de toi une pleurnicheuse.

Il leva son arme et Ezra eut l'air à deux doigts de l'évanouissement, le blasant un peu plus.

- Assommer !, dit-il à son arme à reconnaissance vocale.

Le flingue bascula en mode décharge électrique avec un petit bip sonore et il lui tira dessus sans hésitation. La décharge ne le secoua qu'un bref instant, et son corps s'affaissa dans ses bras tendus pour le rattraper. Sans perdre de temps, il lui enfila son manteau et le ferma, puis appuya le bouton derrière son oreille.

- Je l'ai.

- Pas trop tôt, répondit une voix dans son oreillette, intégrée à son cartilage. Tu tapais la causette ou tu te branlais ?

- Va chier.

Il relâcha le bouton et souleva Ezra dans ses bras avant de passer la porte. Le tenant contre un côté, d'un seul bras, il eut tout le loisir de flinguer les trois types qu'il croisa. Un client, et deux employés. Il ferait un petit somme, rien de définitif.

- Explosif, dit-il distinctement.

Son arme bipa pour changer de mode et il tira dans le mur, au bout de couloir. Celui-ci explosa violemment, livrant le passage. Il l'emprunta sous les cris des cuisiniers du restaurant d'à côté, à qui il venait d'offrir une nouvelle aération.

Il grimpa l'escalier au fond de la cuisine et accéléra le pas en arrivant à l'étage au-dessus. Trois autres volées d'escalier montées au pas de courses et il arriva enfin à son point de rendez-vous. D'un coup de talon violent, il fractura la porte menant au toit et se dirigea vers l'aéroglisseur qui l'attendait.

- Dépêche, la police est déjà prévenue !, le pressa Ashan, le pilote.

Morgan se contenta de grimper sur la banquette arrière avec son fardeau et Ashan décolla immédiatement, s'éloignant de la zone, puis volant à vitesse normale pour ne pas attirer l'attention. A l'arrière, Morgan rangea son arme et ouvrir le manteau d'Ezra pour l'en débarrasser.

- Passe-moi la trousse, demanda-t-il en tendant la main.

Ashan la lui attrapa et la lui donna. Il l'ouvrit sur le ventre de son amant et en sortit le petit instrument chirurgical élaboré par les Foudres : l'extracteur de puce d'identification. Du coin de l'œil, il vit Ashan se retourner plusieurs fois pour observer leur « prisonnier », puis l'entendit siffler.

- Et bien, c'est un sacré beau morceau, ton mec !

- Garde tes remarques salaces pour toi, Ash, je suis pas d'humeur.

- Bah quoi ? T'es pas content de retrouver ta petite poupée ?

- Ne l'appelle pas comme ça.

Il aurait bien ajouté un menace mais il devait resté concentré sur Ezra, pas se chamailler avec Ash, comme deux gamins pré-pubères. Il finit par repérer la puce en palpant son avant-bras à l'aide de son pouce et plaça l'appareil au-dessus. Il l'alluma. La machine fit une petite incision et découpa en douceur les filaments organique qui retenait le bout de métal au muscle. Si son patient avait été éveillé, il aurait eu mal, sans doute, mais pas autant que lorsqu'on s'enfonçait soi-même un scalpel dans le bras pour s'arracher sa puce comme il avait pu le faire lui-même avant de s'enfuir à bord d'un train. L'appareil ressouda ensuite la peau et il récupéra la puce au creux de sa main. Il ouvrit la fenêtre.

- Adieu, Nils, dit-il avant de la jeter dans la vide.

Il reporta les yeux sur Ezra et se pencha sur lui, guidant sa main sur sa joue, caressant sa pommette de son pouce.

- Ezra, mon amour, rouvre les yeux...

Il posa sa bouche sur la sienne, avec lenteur, savourant ce contact si longtemps rompu. Le rire de Ash le fit se reculer.

- Tu crois que c'est comme ça que tu vas le réinitialiser, mec ?

- Ash, sérieux, ferme-la ou je t'en colle une !

Il reporta les yeux sur son Ezra et le trouva les yeux ouverts. Son cœur s'emballa et il accrocha son regard.

- Ezra, murmura-t-il doucement.

On lui avait expliqué la procédure du reconditionnement. On ne pouvait effacer une mémoire en totalité, juste des bouts et cela ne changeait en rien la personnalité. Pour réellement reconditionner un Citoyen, il fallait que sa mémoire se retrouve sous « cache » et qu'on lui fasse croire qu'il était quelqu'un d'autre. Cela n'avait pas de très bons résultat sur le long terme. Le reconditionnnement échouait en général au bout de quelques semaines... sauf si la puce d'identification implantée dans le bras, servait de garde-fou à l'ancienne personnalité et aux souvenirs enfouis. Elle empêchait le sujet de se montrer trop curieux quand quelque chose effleurait sa conscience, de croire que ce qu'il pensait soit réel, ou d'envisager avoir une autre façon de vivre que celle qu'on lui avait choisie.

Nils était un pleurnichard, sans courage, sans ambition, qui respectait la loi et qui se contentait très bien d'être une Poupée, pour passer le reste de son temps à végéter chez lui, devant sa télévision, ou à faire les boutiques pour s'acheter de nouvelles fringues. Il était superficiel, paresseux, conscient de sa beauté et aimant la mettre en avant. Nils était un crétin qui ne méritait pas qu'on se bouge le petit doigt pour sauver son cul.

Mais Ezra, lui, était un aventurier, un peu rebelle, un Vagabond du Rail, pickpocket, un peu fou, qui adorait grimper sur les plus hauts wagons des trains, les cheveux aux vents, et ne craignait pas la vie à la dure. Ezra était courageux, heureux, plein de vie et d'insolence, obsédé par la nourriture, curieux et intelligent, rieur et mélancolique, enthousiaste et téméraire. Ezra était l'étincelle d'acier sur le rail de la vie, éclatant comme le soleil, indomptable comme le vent. Il méritait qu'on se tue pour le sauver.

Le regard gris, troublé, le dévisagea longuement sans un mot et Morgan attendit, priant, espérant, se promettant de tout faire pour qu'il recouvre la mémoire si ça ne marchait pas. Penché au-dessus de lui, se retenant à la banquette de ses bras tendus, il attendait alors que le visage d'Ezra exprimait la confusion. Il s'apprêtait à parler, à l'aider à recoller les morceaux du puzzle mélangé de sa conscience, mais ne put qu'ouvrir les lèvres avant qu'Ezra l'attaque.

Il ne s'y attendait pas et en resta stupéfait, son cœur explosant dans sa poitrine. La main d'Ezra tenait fermement sa nuque, tandis que sa bouche embrassait la sienne, avec une urgence et un besoin palpable. Morgan eut un sanglot de soulagement, inaudible mais qui le secoua tout entier, avant de parvenir à lui rendre son baiser. Il glissa sa main dans ses cheveux courts, se rapprochant de lui et l'embrassa à perdre haleine, en retour.

Ezra enroula son autre bras autour de lui, pour qu'il se rapproche, qu'il se colle à lui et Morgan repoussa la trousse de soin et s'allongea entre ses cuisses, prêt à lui donner absolument tout ce qu'il voulait. Ils s'enlacèrent à s'en faire mal et s'embrassèrent jusqu'à ce que leurs lèvres deviennent douloureuses. Puis la voix de Ash brisa une fois de plus le moment, en se raclant la gorge d'abord, avant de commenter :

- Si vous voulez que je vous laisse à l'hôtel, vous n'avez qu'un mot à dire.

- La ferme, Ash, grogna Morgan en se détachant à peine des lèvres d'Ezra.

Il l'embrassa encore une fois, mais se résolut à redresser la tête pour le contempler. L'embrasser était génial, mais le regarder l'était tout autant. Presque mieux. Il lui avait tellement manqué...

- C'est vraiment toi ?, demanda-t-il, dans un souffle.

- J'allais te poser la même question, murmura Ezra en esquissant un sourire. J'ai l'impression que je viens de me réveiller d'un mauvais rêve. Je me rappelle de tout, je me rappelle surtout que je ne me souvenais pas de toi... Tu n'étais nulle part dans ma mémoire.

- C'est terminé, lui promit Morgan en effleurant sa joue du bout des doigts. Je t'ai retrouvé et je ne te quitte plus.

Ezra esquissa un sourire et hocha la tête en poussa un léger souffle, trahissant son soulagement. Son ancienne vie et celle qu'on lui avait imposée, étaient encore être assez embrouillées dans son esprit. Il avait encore du mal à faire la distinction entre celui qu'il est vraiment et celui qu'il avait cru être. Mais une chose dont il était sûr et certain, c'était que Morgan était réel. Puis il réalisa avec stupeur qu'il l'avait vu se déhancher de manière pathétique devant lui. Il revit son visage dévasté à travers la vitre, puis ses paroles pleines de conviction. Oui, putain, il l'aimait et il n'avait en effet pas besoin de le lui dire. Il savait que Morgan le savait. Puis un autre souvenir lui traversa l'esprit et il lui frappa l'épaule.

- Je suis pas une pleurnicheuse, enfoiré !

Morgan eut l'air surpris puis éclata de rire. Un rire libérateur, soulagé, heureux,et amusé. Ezra tenta de se retenir, mais l'accompagna dans son hilarité un instant. Il se sentit tout de suite libéré d'un poids et réalisa que depuis qu'il était devenu « Nils dit Réglisse », il n'avait pas rit une seule fois.

- Où m'emmènes-tu ?, souffle-t-il alors, prêt à le suivre où il voudrait. Et qui est-ce ?

Il lui désigna Ash d'un mouvement de tête. Il ne savait pas avec exactitude le temps qui s'était écoulé depuis leur séparation mais il était étonné de le voir à bord d'un véhicule volant, dont même les bas de gamme coûtaient une fortune, avec un type totalement inconnu.

- Et c'est quoi, tout ça ?, ajouta-t-il en posant les yeux sur toutes les armes qu'il portait.

- Je t'expliquerai tout en détails très bientôt, promit Morgan avec un tendre sourire. Et tu décideras ce que tu veux faire. Où que tu ailles, j'irai.

Ezra sourit, se rappelant cette promesse qu'ils s'étaient toujours fait.

- Et où tu ailles, je vais, approuva-t-il en retour. Mais je peux savoir où tu vas ?

Morgan sourit à son air espiègle et se pencha sur son visage pour murmurer :

- Dans un endroit que tu vas adorer. Je te le promets.

Puis il l'embrassa à nouveau, incapable de s'en empêcher. Finalement, la chasteté et l'amour platonique, ce n'était pas trop son truc. Il se fit le serment, qu'une fois qu'ils seraient en sécurité et qu'Ezra aurait pleinement retrouvé toute sa mémoire, il le séduirait comme la plus perverse des « Poupées » si il le fallait, jusqu'à le mettre dans son lit, nu et consentant. Après tout, les règles étaient faites pour être transgressées.

FIN