De gros flocons tombent du ciel, virevoltant paresseusement au gré de la légère brise qui souffle sur la ville. Pour la première fois depuis longtemps, je prends le temps d'admirer le paysage qui m'entoure, les anciens édifices de pierre, les allées pavées, les bordées d'arbres dénudés de leurs feuilles… Malgré le soleil éclatant, je resserre frileusement mon petit manteau. Mon arrivée au coin de la rue me ramène brusquement à la réalité, et j'accélère le pas en direction des quartiers moins reluisants de la ville.

Je m'engage dans une ruelle étroite où un gros matou à l'oeil crevé vient m'accueillir. Je caresse son pelage crasseux et lui offre une cacahuète, comme d'habitude, qu'il croque en ronronnant. Il part, et je compose le code pour déverrouiller la porte d'un immeuble gris.

L'intérieur est tout aussi fade que l'extérieur. Les murs, le plancher, les portes… tout est gris et défraîchi. Une étrange odeur douce-amère flotte en permanence dans ce hall peu chaleureux.

Je gravis les escaliers jusqu'au troisième étage et ouvre la première porte juste en face de moi. Comme d'habitude, elle n'est pas verrouillée.

La pièce dans laquelle je pénètre est sombre, malgré le fait qu'il soit presque midi. Le chemin jusqu'à la fenêtre est périlleux, à cause des bouteilles et des éclats de verre brisé qui jonchent le sol poussiéreux.

Je tire les rideaux et, derrière moi, un grognement se fait entendre.

Sur le canapé, roulé en boule, se trouve une grande silhouette vêtue d'un chandail noir et d'un jean trop grand pour elle. À l'extrémité la plus rapprochée de moi, on peut voir dépasser une tignasse de cheveux sombres qui cache son visage. Je m'en approche et la secoue un peu.

- Viens donc manger quelque chose…

L'intéressé daigne se retourner un instant avant de reprendre sa position initiale.

- T'as un air de Xavier Dolan, avec tes nouvelles lunettes.

Je lève les yeux au ciel. Il me fait cet accueil chaque jour, depuis que j'ai acheté ces lunettes à larges rebords. Déterminée à lui faire avaler quelque chose, je le traîne de force jusqu'à la cuisine.

Alors que je m'applique à lui improviser un repas avec ce qu'il reste dans le réfrigérateur et les armoires, il va se planter devant sa fenêtre, comme d'habitude, et observe la ville s'agiter. La lumière du jour met un peu trop en évidence son teint blafard et ses joues creuses. Son chandail et son pantalon trop ample rappellent encore l'époque où une saine musculature les remplissait. Je chasse le poids qui se forme dans ma gorge en m'appliquant à faire bouillir des pâtes.

« Que fais-tu? Où es-tu? » entends-je murmurer derrière moi.

Et je sais que, comme d'habitude, il n'aura pas de réponse. Elle s'est noyée dans les bouteilles. Elle s'est envolée avec celle qui a dévoré son coeur.

Je le fais s'asseoir. Lorsque je pose son assiette devant lui, il n'a aucune réaction. Il se contente de marmonner un vague « Merci, Pascale » sans toucher à son assiette. Et, comme d'habitude, je lui rappelle que Pascale n'est plus là, que je ne suis qu'Alice.

Et, comme d'habitude, je sais que, encore une fois, j'ai échoué.