Ils sont deux. Deux silhouettes recroquevillées sous le porche protecteur du pawn-shop, en face du coin des putes et juste à côté de la ruelle des junkies. De loin, ils ne ressemblent à rien de plus que deux masses de manteaux informes, mais si on s'approche, on peut distinguer, sous leurs tuques et leurs franges broussailleuses, deux paires d'yeux qui observent attentivement chaque passant, l'une vive et envieuse, traînant sur les bottes rembourrées et les cafés que certains ont en main, à cette heure matinale, et l'autre alerte et méfiante, toisant tout un chacun comme si elle pouvait les transpercer sur place. Les deux compères se tiennent là du matin au soir, penchés l'un vers l'autre, se murmurant des palabres comprises d'eux seuls, deux rejets de la société trompant leur solitude. Contrairement aux autres de leur genre, jamais ils ne demandent l'aumône: dès qu'une âme généreuse s'aventure à leur offrir une pièce, le sauvage se met à invectiver le bienfaiteur, à la grande déception de son ami affamé.
Ce dernier me fait particulièrement pitié, mais nul ne peut s'en approcher sans subir les foudres de son protecteur improvisé. Je les observe toujours, de la fenêtre de mon bureau. À chaque fois, c'est la même chose: le propriétaire du pawn-shop crie, les chasse de son commerce à coups de pied, et ce, plusieurs fois en une journée. Mais inlassablement, inévitablement, ils reviennent. Ils se rasseyent au même endroit, dans la même position. Cette sempiternelle routine se déroule depuis des semaines.
La curiosité me dévore. Qui sont-ils? Pourquoi refuser la charité? Pourquoi choisir ce petit commerce miteux, à la faveur de n'importe quel autre porche de la ville? Autant de questions auxquelles je ne trouve pas de réponse. Peu à peu, ce désir de savoirs'implante dans mon cerveau, véritable lierre bourgeonnant au sein de ma matière grise et m'empêchant de penser à quoi que ce soit d'autre. Je me désintéresse complètement de mon travail et les observe des heures durant, m'interrogeant sur les messes basses échangées entre eux. Je ne tiens plus: je dois absolument les rencontrer, qu'importe la manière!
Ce soir-là, en sortant de l'immeuble, je me dirige résolument vers le pawn-shop. Je vais savoir, peu m'importe s'ils rejettent ma présence, je vais savoir! Plus que quelques mètres me séparent d'eux; tous deux me dévisagent, interrogateurs et méfiants. Soudain, je n'arrive plus à avancer; mes pieds semblent cimentés au bitume du trottoir, ma gorge s'assèche. Et s'il n'y avait rien à découvrir? Pourquoi seraient-ils différents des autres sans-abri qui peuplent les rues malfamées de la ville? Tout à coup, je me fais l'effet d'une abrutie. Tout ceci est complètement absurde! Je reste là encore quelques instants, bras ballants. Finalement, je détourne le regard, fourre mes mains dans mes poches et prends le chemin de la maison.
Les jours passent. Chaque soir, je fais quelques pas en direction des deux jeunes hommes et, chaque soir, je fais demi-tour, la main du doute me tirant loin de la source de ma curiosité.
C'est par un pur coup du destin que j'ai enfin l'occasion d'en approcher un.
Aujourd'hui, ayant travaillé pendant ma pause-déjeuner, je quitte le bureau plus tôt qu'à l'habitude. Au moment de traverser la rue, un attroupement attire mon attention. Une voiture de police est sur les lieux ainsi qu'une ambulance. Je décide d'aller m'enquérir de la situation. La première chose que je vois, près de l'ambulance, est un homme enrobé d'une propreté douteuse qui gît sur le sol, le visage ensanglanté. Un peu plus loin, j'aperçois deux policiers aux prises avec une jeune homme attriqué de vieux manteaux troués. C'est la première fois que je distingue les détails de son visage, mais je le reconnais immédiatement. Il frappe, il mord, et ses yeux de fauve sont à l'affût du moindre signe de faiblesse de la part de ses adversaires. À côté d'eux, un adolescent à la chevelure caramelle pleure et supplie les hommes de loi de lui laisser son ami. Il agrippe leurs vestes et tente de se faire écouter, mais sans succès. Ceux-ci finissent par réussir à passer les menottes au malcommode et à le faire entrer dans la voiture. Ils démarrent en même temps que l'ambulance. Lorsqu'ils ne sont plus en vue, la foule se disperse, indifférente aux lamentations provenant du porche du pawn-shop. La pauvre et fragile créature tourne sur elle-même, comme si son compagnon allait surgir d'on-ne-sait-où. Ses yeux terrifiés et larmoyants regardent partout à la fois. Il est désormais seul et perdu dans ce monde beaucoup trop grand pour lui.
Il est beaucoup plus jeune que je l'aurais cru. Je lui donne à peine la majorité. Il serre sa tasse de ses longs doigts osseux comme si sa vie en dépendait, se brûlant la langue à chacune des gorgées qu'il est trop pressé d'avaler. Assise face à lui, j'attends patiemment qu'il termine son café, mijotant mes questions. Lorsqu'enfin il aspire la dernière goutte, je lui propose une autre tasse, qu'il s'empresse d'accepter. J'interpelle la serveuse, qui prend sa commande en note. Lorsqu'elle se retire, j'entame mon interrogatoire:
- Comment t'appelles-tu?
Il projette son regard sombre sur moi quelques instants avant de répondre d'une voix basse, presqu'un murmure:
- Désolé, mais cela ne vous regarde pas.
Je suis d'abord étonnée par ce ton arrogant, inusité. J'ai ensuite dans l'idée d'insister mais, devant sa moue désintéressée, je soupire et abandonne.
- Tu ne penses pas qu'il pourrait être dangereux d'embarquer avec des parfaits étrangers dans mon genre?
- Jamais autant que de passer la nuit dehors dans les mauvais quartiers. De plus, si vous représentiez un danger, je crois que je serais plutôt enfermé dans votre sous-sol au lieu d'être dans ce café, non?
Son intonation tranchante me fait bien sentir que ma question est stupide. De toute évidence, il est ennuyé par les formalités. Je passe à un autre sujet, de peur qu'il décide de partir.
- Pourquoi vous obstinez-vous à rester au même endroit, même si vous vous faites toujours chasser? Vous pourriez aller ailleurs.
- Pour aller où? On nous chasserait partout, de toute façon. Et le proprio n'est pas aussi terrible qu'il en a l'air. Il aurait pu appeler la police, mais il ne l'a pas fait.
Au mot « police », son expression reste de glace, mais il serre les poings si fort qu'il en a les jointures blanchies. Il poursuit:
- Et puis, c'est un endroit statégique. Aiden préfère rester près des filles de joie. Il a eu la folle idée de s'amouracher d'une créature volage…
Lorsqu'il dit ces mots, je perçois de légers trémolos dans sa voix.
- Il s'appelle Aiden, alors?
Hochement de tête.
- Tu ne devrais pas le regretter autant. Il empêchait quiconque de t'aider, après tout.
- Vous ne savez pas de quoi vous parlez! siffle-t-il avec rage. Il savait ce qu'il faisait! Ce n'est pas parce qu'on vit dans la rue qu'on n'a aucune dignité à conserver. Il a été le seul à s'occuper de moi, il est tout ce qui compte!
Les larmes se remettent à couler sur son visage juvénile, confirmant ce que lui-même devait avoir du mal à admettre. Il passe ses mains sur ses joues pour effacerles traces amères de sa tristesse. À ce moment, la serveuse revient et pose une nouvelle tasse de café fumant devant lui. Cette fois, il la prend délicatement entre ses doigts et souffle un peu dessus pour en refroidir le contenu.
- Pourquoi rester avec lui, si tu sais qu'il ne t'aimera jamais en retour?
- Je ne lui ai jamais demandé de m'aimer. Je veux rester près de lui, c'est tout.
Sur ces mots, il commence à siroter sa boisson chaude. Cinq minutes passent dans le silence, chacun mijotant de son côté. Au bout de ce délai, il repose sa tasse vide sur la table. Je me lève et vais payer l'addition. Nous sortons du café ensemble. Le soir est tombé, et lorsque je le vois s'éloigner vers une ruelle sombre, je le retiens par l'épaule:
- Rentre chez tes parents.
Il me regarde quelques instants avant d'éclater de rire. Il secoue doucement la tête:
- Jamais. Plutôt mourir que d'être leur esclave.
- Tu ne comprends rien! Tu pourrais en payer le prix, tu sais?
- C'est vous qui ne comprenez rien, madame. La liberté, ça n'a pas de prix.
Il me sourit, dégage son épaule et disparaît au détour d'une ruelle.
Deux jours plus tard, je m'installe confortablement dans mon canapé et allume la télévision. C'est le télé-journal local. Des rubans de papier jaune et une voiture de police occupent le décor derrière la présentatrice. Je monte le volume.
« … le corps présente de multiples lacérations, ce qui laisse à penser qu'il s'agit d'un meurtre. Il a été identifié comme étant celui de David Cooper, qui était en fugue depuis le 28 juillet dernier… »
La photo d'un garçon à la chevelure caramelle et aux traits enfantins apparaît à l'écran.
Le lendemain, en arrivant au travail, je ne peux m'empêcher de jeter un oeil du côté du pawn-shop. Les gens, les yeux rivés sur leur téléphone cellulaire ou leur café, s'empressent de se rendre au boulot. Peut-être que certains d'entre eux jetteront un regard rapide sous le porche du pawn-shop, où ils auront une vague impression de vide, mais sans pouvoir mettre le doigt sur ce qui leur cause ce sentiment indistinct.
« La liberté, ça n'a pas de prix. »