Il regarda autour de lui, anxieux. La lumière blafarde de la lune se reflétait sur la route, encore luisante d'eau de pluie. Il n'y avait rien aux alentours; pas d'arbre, pas de maison, pas même un seul malheureux lampadaire. Il lui semblait, à cet instant précis, qu'il avait tant marché qu'il avait pénétré en une mystique partie du monde qui ne se trouvait nulle part. Que des champs à perte de vue, et cette route cimentée qui s'enfonçait dans la gueule béante de la nuit. Avait-il pris la bonne direction en sortant de la voiture? Quel chemin avait-il emprunté, déjà? Il ne se souvenait plus. Il avait l'impression qu'un énorme nuage de brouillard se trouvait à l'endroit où son cerveau aurait dû être.
Soudain, un grand coup de vent souffla, et un bruit sourd, strident, parvint aux oreilles du garçon. C'était comme si des milliers de voix gémissaient, hurlaient et se lamentaient toutes en même temps. Il plaqua ses mains des deux côtés de sa tête et se replia sur lui-même, mais il les entendait toujours. C'était pire que la folie, c'était insupportable! Insupportable!
« Taisez-vous, taisez-vous! »
Un nouveau coup de vent souffla, d'intensité double à celle du précédent, et les voix redoublèrent d'ardeur. Par-delà le désespoir, par-delà la tristesse, elles semblaient enragées. Elles hurlaient, et hurlaient, et hurlaient, et rien ne pouvait les faire taire. Le garçon risqua un coup d'œil craintif autour de lui. Il sentit la main glaciale de l'épouvante s'emparer de ses entrailles.
Elles étaient des centaines, voire des milliers! Elles l'encerclaient totalement, le cernaient, ne lui laissant aucune retraite. Elles se balançaient sur place, rappelant un grand brasier dont chacune était une flamme le composant. Elles continuèrent de crier inlassablement sur leur victime.
Elles allaient l'emmener, il en était sûr! Elles allaient l'emmener! Le garçon poussa un grand cri d'effroi avant de se relever précipitamment. Il ne voulait pas qu'elles l'emmènent! Non!
« Non! Non! Non! »
Il se mit à hurler avec elles. Ses peurs, ses regrets et son désespoir se mêlèrent à leurs voix gutturales.
« Il est des nôtres, désormais… »
Tout à coup, il sentit un insipide liquide glacé s'infiltrer dans sa bouche et ses narines, et les hurlements s'évanouirent, faisant place à un silence écrasant. Il ouvrit les yeux. Il réussit à distinguer, malgré la vision trouble, de petits éclairs de lumières qui zébraient des milliers de galets polis de toutes tailles, que seules les algues visqueuses qui s'y accrochaient arrivaient à en altérer la brillance. Le lieu était d'une beauté inquiétante, de cette beauté qui hypnotise et qui enserre la gorge d'une inexplicable angoisse.
Pourtant, le garçon se sentait léger. Il se laissait porter par l'eau, comme s'il n'existait pas, comme s'il ne faisait qu'un avec elle. Il n'était plus qu'une infime particulela composant, unique et partout à la fois.
Il était l'eau.
Soudain, il vit un pneu de voiture passer devant lui, à la dérive, suivi d'autres pièces de ferraille qu'il apparenta également aux composantes d'une automobile. Puis, comme une tache parmi tout ce métal, il vit des membres blancs et maigres se traîner sur les galets. Les doigts les accrochaient, les raclaient pour progresser. Même si elle semblait plutôt malhabile, la chose avançait avec une rapidité surprenante. De longs cheveux bruns et aussi visqueux que les algues suivirent bientôt les bras, puis une longue robe dont la blancheur était souillée de sable mouillé fit son apparition. L'être se rapprochait de plus en plus de l'enfant, qui ne songea même pas à fuir. Il ne broncha pas d'un centimètre lorsque l'anthropomorphe créature serra sa taille de ses bras fins.
Elle approcha lentement ses lèvres de l'oreille de sa proie et se mit à lui souffler une douce mélodie, dont le garçon ne put comprendre le sens puisque l'eau déformait les paroles, les rendant pratiquement incompréhensibles. Il sentait les bulles du souffle de la fillette lui chatouiller les oreilles. Ses membres se resserraient autour de lui, toujours plus, jusqu'à ce que leurs corps soient si proches qu'on les aurait cru sur le point de fusionner. Les longs cheveux sombres et collants de l'enfant aquatique lui caressaient le visage avec une douceur exquise, si exquise que le naïf garçon resta coi lorsque les filaments capillaires s'insinuèrent dans son nez et dans sa bouche.
« Ses yeux… je voudrais voir ses yeux… » Songea-t-il.
Péniblement, il souleva un bras. L'eau donnait une sensation aérienne à ses gestes. Sa prison humaine eut un brusque mouvement de recul. Il s'en rendit à peine compte.
« Ses cheveux… je dois les pousser… Ses yeux… »
Ses mains, devenues plissées par l'onde, avançaient inexorablement vers le mystérieux visage, malgré les efforts de ce dernier pour s'en éloigner. Rien ne pouvait l'arrêter, il le savait, rien. Il devait admirer son regard. Le prisonnier parvint finalement à s'emparer d'une minuscule mèche de sa chevelure.
Tout à coup, la mélodie se transforma en cri, plus aigu que tout ce que le garçon ait entendu de sa vie. L'étau autour de sa taille se resserra soudainement, et il prit brusquement conscience de ses voies respiratoires obstruées par les cheveux qui l'obsédaient tant. Il se mit à les tirer de toutes ses maigres forces. Son cœur battait violemment et sa tête devenait de plus en plus lourde. Il s'agrippa désespérément aux liens de chair et d'os qui le maintenaient immergé et y enfonça sauvagement ses ongles, griffant, tirant, si bien qu'il sentit enfin la pression sur ses côtes s'amoindrir.
Ils se débattirent ainsi pendant un certain temps, elle l'attirant, lui la rejetant. Si des secondes, des minutes ou des millénaires passèrent, le garçon n'aurait su le dire. Il ne sentait que ses mains sur elle, et les siennes sur lui. Il parvint à la faire reculer. L'impact de son contact contre ses clavicules fit faire à la tête de la créature un mouvement vers l'arrière. Ses cheveux s'évaporèrent de son visage tel un nuage d'encre, révélant deux iris délavés.
Le garçon s'immobilisa, hypnotisé par le spectacle des yeux de son adversaire. Il lui sembla, en cet instant, que jamais il n'avait vu ni ne verrait quoi que ce soit d'aussi beau. C'était le ciel par un temps nuageux. C'était la première neige à être tombée sur le monde. C'était la robe de mariée de la femme qu'il épouserait et les langes de son premier-né. C'était son linceul.
Il put lire, dans les deux billes blanches fixées sur lui, la surprise, puis la peur, et la colère. Sans crier gare, la fille dénoua ses bras de sa taille et, telle une étoile filante, disparut sans que l'on puisse l'admirer tout son soûl.
Soudain, de l'air.
« Il est vivant! »
Un infirmier est penché sur lui. Partout autour de lui, des éclairs rouges et bleus fusent, attaquant cruellement ses yeux accoutumés à la pénombre. Des sirènes. Le garçon se redresse de peine et de misère. À ses côtés git sa mère, inconsciente. Du moins l'espère-t-il. Plus loin, par-delà le garde-fou défiguré par un trou béant, il distingue une masse de fer informe presque entièrement engloutie par les flots de la rivière. « Accident de voiture », analyse-t-il.
Il aurait presque pu croire que les prunelles opalines n'aient été qu'un songe, si ce n'eut été des longs filaments noirs entortillés autour de ses doigts.