Un défi avec Kahinna et ça donne des conneries dans ce genre.

Je ne regrette rien.

Rien de rien.

Bonne lecture ;)


Un


Il est quatre heure trente quand j'ouvre les yeux. Je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. La déco est beaucoup trop étudiée pour être la mienne. Il y a même des rideaux. J'en ai pas acheté. Qu'est-ce que je peux bien foutre avec des rideaux dans mon appartement si tranquille, dans une rue de calmos et un pays sous prozac ? J'ai grandi dans un quartier de Los Angeles qui n'a jamais fait rêver personne, si un taré regarde par ma fenêtre, il prendra peur avant moi. Donc ouais, les rideaux, très peu pour moi.

Si on m'avait dit un jour que je viendrais vivre à Vancouver, j'aurais franchement rigolé. Le Canada. Quand on était gamins, on se foutait tous de nos voisins du nord, j'avais même trop honte d'avouer que j'avais une double nationalité. Mais finalement, quand on veut passer à autre chose, on emploie les grands moyens et pour moi, l'extrême m'a poussé à Vancouver.

Bref revenons-en au sujet du jour : cette chambre… pas la mienne.

Les rideaux ? Pas les miens.

Le mec à côté de moi ? Pas le mien non plus.

Je me relève sur un coude pour étudier son visage – longs cils foncés, pommettes constellées de taches de rousseur, peau pâle, cheveux clairs – et j'ai soudain un flash de la soirée d'hier. Ce mec, avec son petit nez retroussé dans un verre de Gin et la mine la plus triste que j'aie jamais vue. Ses doigts fins hésitants au-dessus du clavier de son téléphone. J'avoue avoir ricané, parce que putain, bonjour le cliché. Le mec qui a trop bu et qui hésite à appeler son ex…

J'ai peut-être carrément rigolé, parce que j'en étais pas à mon premier verre et que c'était assez fort pour qu'il m'entende et me jette un regard meurtrier. Ses yeux couleur de whisky m'ont fait frissonner, mais certainement pas de peur. Avec sa gueule de premier de la classe, il aurait au moins fallu qu'il ait un bazooka sur l'épaule pour que je commence à m'inquiéter.

- Qu'est-ce qui te fais rire, crétin ? a-t-il craché.

Hargneux, le rouquin. J'ai peut-être pensé un truc du genre « mignon », mais je nierai si on m'interroge.

- Oh, pas grand-chose. Juste le fait que la seule façon pour toi d'avoir l'air encore plus cliché, serait de pleurer sur un pot de crème glacée.

- Connard.

- Je veux.

Après ça, j'ai parlé un peu à un mec qui m'a finalement annoncé avec réticence qu'il était dans une relation exclusive.

A ce moment-là, je devais m'ennuyer assez pour avoir envie d'entendre l'histoire du cliché ambulant. Je me suis assis au bar à côté de lui et j'ai commandé un nouveau verre. Son parfum m'a frappé, un truc assez discret, mais qui me donnait juste envie de m'approcher pour mieux le sentir.

- Alors, raconte. Ton mec t'a trompé avec un twink quinze ans plus jeune ? Parce que ça, c'est super cliché.

Il m'a fixé un moment, semblant hésiter à me parler, mais il devait avoir envie de déballer ce qui lui pesait sur le cœur, parce qu'il a fini par céder.

- Mon mec m'a quitté parce que je lui ai suggéré de faire son coming out. Il m'a accusé de vouloir lui forcer la main et coller des étiquettes, j'ai répondu qu'on ne pouvait pas vivre à vie dans le placard, qu'au bout d'un moment, on manquait d'air et il s'est énervé. Finalement, il est parti.

Il a pris une gorgée de gin qui l'a fait grimacer et a posé son verre sur le comptoir avec un clac audible. Il a haussé une seule épaule avant d'ajouter.

- On ne voit pas la vie de la même manière, je suppose.

- Comme ma maman disait : la vie, c'est comme une boîte de chocolat…

- Tu vas vraiment t'approprier une réplique de Forrest Gump ?

- La ferme, Johnny…

- Eddie.

- Vraiment ? Johnny faisait plus cliché… Bref, ça marche aussi. La ferme, Eddie. Je suis Jordan, soit dit en passant, mais la ferme quand-même. Forrest Gump est mon maître à penser.

Il a eu un reniflement amusé.

- En parlant de cliché, Jordan, tu as déjà remarqué que dans les bars, on croise toujours des mecs qui croient tout savoir de la vie.

- Oh, tu deviens sarcastique Eddie, ça ne te va pas du tout.

- Tu ne me connais pas.

Je n'ai pas pu retenir le demi-sourire qui a étiré mes lèvres à notre échange. Je ne m'ennuyais plus du tout. J'ai récupéré le verre que le barman – qui semblait vouloir être très loin – a déposé devant moi. Quand j'ai regardé Eddie à nouveau, il avait les sourcils froncés et les yeux fixés sur son téléphone. J'ai posé ma main sur son écran et descendu une autre gorgée en le laissant me toiser.

- Tu peux finir cette soirée de deux façons, lui ai-je dit en le transperçant des yeux à mon tour. Première option, tu appelles ton ex et chiales en le suppliant de revenir et en t'écrasant et demain, tu te détesteras d'avoir été aussi pathétique. Deuxième option, tu sors d'ici avec moi et je peux te promettre que pour cette nuit, tu ne te souviendras même plus de son prénom.

Ses pupilles se sont dilatées, malgré son air pincé, je savais qu'il envisageait cette possibilité.

- Tu es bien prétentieux, a-t-il quand-même rétorqué pour être difficile.

Je me suis levé et me suis penché pour parler directement à son oreille. Son parfum était aussi attirant que ce que j'avais pensé.

- C'est pas de la prétention, ai-je murmuré. C'est une garantie. D'ici une heure tu peux être là, sur ton tabouret, ou allongé à trembler sous ma bouche et à me supplier de te baiser.

J'ai laissé les poils de ma barbe érafler la peau de sa joue parfaitement rasée. Avec un sourire plein de promesses, je me suis décollé de lui et lui ai tendu une main.

- Je vais passer cette porte de toute manière, mais je préfèrerais que ce soit avec toi.

Il m'a regardé encore un moment et il a mordu sa lèvre avant de prendre ma main. Je me demande en ce moment même, alors que je le regarde dormir, quel goût pouvaient avoir ses lèvres.

Il n'embrassait pas. Comme beaucoup de coups d'un soir. Moi, j'aime embrasser, j'ai toujours l'impression qu'il manque un truc quand on m'en prive, mais je fais avec. Ils pensent que c'est un truc intime à faire dans un couple et pas en dehors. J'en sais rien. J'ai jamais été en couple, mais quand j'ai leur queue dans la bouche, je vous avouerais que je nous trouve plutôt intime. Mais comme je l'ai dit, c'est sûrement un truc que seule une personne qui a déjà été en couple peut comprendre. Je sais pas pourquoi je l'ai jamais été quand j'étais plus jeune. J'imagine que j'étais pas dans la catégorie des mecs très enviables, mais les années m'ont fait du bien. J'attire les mecs comme des mouches depuis que j'ai pris du muscle et développé un torse qui remplit mes t-shirts autrefois sans formes. Et la barbe. Je pense que tout est lié à la barbe. Mais je suis passé directement de « pas de vie sexuelle » à « mec différent tous les week-ends ». Je manque peut-être quelque chose, j'en sais rien. Mais les coups d'un soir, ça me va. Je traite toujours mes partenaires comme des rois et pour une nuit, je suis le mec le plus amoureux qu'ils aient jamais rencontré. N'empêche que les lèvres roses entrouvertes qui reposent sur l'oreiller, je les ai eues sur mon corps sans pouvoir les embrasser et ça m'emmerde de pas avoir eu l'occasion.

Allez, bouge-toi le cul, Jordan ! Tu vas pas passer ta journée là.

Mais si. Avec une promesse de remettre ça, je serais carrément prêt à passer la journée ici-même. Sauf que je commence mon job aujourd'hui et qu'il faut que je rentre me changer. Donc ouais, je récupère mes affaires et m'habille, je colle un post-it sur son téléphone pour lui dire de ne pas appeler son ex et prends la route dans ce que certains appellent the walk of shame – la marche de la honte – moi, j'appelle ça la marche de « je viens de passer une nuit mortelle avec un mec magnifique ». Ça explique le sourire que je peux pas effacer de mes lèvres. Alors que je fais le chemin jusqu'à mon appartement, j'ai encore des flashes de la nuit précédente.

La tête du chauffeur de taxi quand il a menacé de nous faire descendre illico si on n'arrêtait pas nos saloperies.

J'ai posé une main sur la cuisse d'Eddie en attaquant sa gorge de mes lèvres, à peine j'avais posé mes mains sur lui qu'il se forçait à ne pas gesticuler sur la banquette du taxi. Il faisait assez sombre pour qu'on passe inaperçus, mais ses gémissements l'ont trahi. Putain, les sons qu'il émettait ! Je me souviens pas de la dernière fois que j'ai eu envie de quelqu'un assez fort pour carrément oublier qu'on était en public. Ma main est remontée pour palper son érection à travers son jeans. C'est là qu'il a lâché un gémissement digne d'un animal blessé et le chauffeur nous a aboyé dessus.

J'ai pas pu m'empêcher de ricaner pendant qu'Eddie, mortifié, s'excusait.

- Arrête de me toucher, a-t-il murmuré.

- Je te touche pas, je teste la qualité de ton jeans dans un but purement scientifique.

- Connard.

Mais il l'a dit en souriant, donc j'ai pas retiré ma main, mais je me suis fait plus discret et il a mordu sa lèvre inférieure assez fort pour s'empêcher d'être entendu.

Une fois arrivé chez lui, l'enfer a été lâché. Entendre ses gémissements dans le taxi m'avait assez torturé pour que je réduise sa belle chemise blanche en charpie. Et j'ai tenu ma promesse. Sûr qu'il n'a pas pensé à son ex quand je m'occupais de lui. D'ailleurs, sûr qu'il n'a pas pensé tout court. Ce à quoi je ne m'attendais pas était qu'il me ferait oublier mon propre nom. Putain, une alchimie comme celle-là, on n'en rencontre pas tous les jours. Derrière sa mine de premier de la classe, il cachait une bête endormie. Ma mémoire rejoue tout au ralenti : son parfum, la texture de ses cheveux roux quand mes doigts s'y sont emmêlés, son gémissement quand j'ai doucement tiré dessus. La façon dont son corps a vibré sous le mien, la peau pâle de sa gorge sous mes dents, ses hanches minces sous mes mains calleuses et sa chaleur tout autour de moi. Seulement séparés, par une protection de latex.

Son corps a répondu au mien comme s'ils jouaient la même putain de mélodie et autant dire que c'était du hardrock.

Quand j'arrive à mon appartement, je suis à nouveau excité, rien que de penser à lui. Putain quelle nuit. Les courbatures que j'aurai toute la journée vaudront carrément le coup.


Deux


Il pleut des cordes. Rien d'étonnant, c'est le Canada. Mais il faut que je m'y fasse, ça me change de la Californie.

Ce qui m'a poussé à Vancouver, c'est que trouver un job ici était assez facile pour moi. J'aurais sans doute pu trouver du boulot n'importe où. Je mens particulièrement bien et j'apprends vite.

Je suis doté de ce qu'on appelle le génie pratique, ça définit les gens qui étaient nuls à l'école, mais qui sont capables d'apprendre n'importe quoi, n'importe quand si ça peut les sortir de la merde. Mais pour le coup, je n'ai même pas eu à mentir.

A Los Angeles, j'ai grandi sur des plateaux de tournage. Techniquement, c'est parce que ma mère y faisait le ménage, mais n'empêche. J'ai appris très tôt à me rendre utile pendant que j'y trainais. Et Vancouver ne manque pas de plateaux cherchant des saisonniers. Donc quand j'ai proposé ma candidature, on m'a rappelé dans la foulée. J'ai déjà fait ce job, ce qui est toujours un plus, même si ce n'est pas la peine de sortir de Yale pour monter un décor, il suffit de suivre les directives et s'assurer que ça ne se casse pas la gueule.

Quand j'arrive au plateau 12, je me débarrasse de ma veste trempée – je n'ai pas plus de parapluie que de rideaux, c'est le genre de choses que les gens trouvent utiles et moi, je trouve que je peux me démerder sans. J'ai dix minutes d'avance sur l'heure prévue, mais le temps de demander la direction à tous les assistants pressés qui me passent sous la main, je frappe à la porte du bureau avec une minute de retard. Une voix distraite me répond d'entrer et je m'exécute.

Je prends le temps de passer une main rapide dans mes cheveux, mais je ne crois pas qu'il y ait moyen de sauver ma coiffure qui doit me filer des airs de Jésus.

Quand la porte s'ouvre, je fais d'abord connaissance avec une charmante paire de fesses moulée dans un jeans. Je vais supposer que ce postérieur appartient à mon nouveau patron qui cherche quelque chose dans un des nombreux cartons qui encombrent son bureau, et je vais éviter d'y mettre ma main. Mais je me racle bruyamment la gorge pour faire disparaitre la tentation. Quand le directeur décor se relève et se retourne, le temps s'arrête une seconde, parce que ce visage je l'ai quitté il y a quelques heures et il était encore endormi.

Je ne dois pas être le seul surpris parce qu'il ouvre la bouche avec de grands yeux choqués, mais aucun son ne passe ses lèvres et je me demande si quelqu'un a appuyé sur le bouton muet de la télécommande. Son expression vaut un million et je me retrouve avec un sourire narquois accroché au visage. Et le premier truc qui sort de ma bouche est :

- Alors, tu l'as pas appelé, j'espère.

Il a l'air encore plus confus.

- Qui ? Oh, mon ex, non, je… Jordan qu'est-ce que tu fous ici ? Tu m'as suivi ?

Tout de suite les accusations. Je suis amusé malgré moi.

- Il faut dire que tu as le genre de postérieur que je suivrais jusqu'en enfer, mais non. On est censé se voir ce matin. Je suis J.T Perry.

Une pause et il rejoue le poisson hors de l'eau avant de s'exclamer :

- Et merde !

Son visage devient plus rouge encore qu'il ne l'était quelques secondes plus tôt et il perd le peu de sang-froid qu'il avait, quand il passe ses deux mains sur son visage en marmonnant : « évidemment, il faut que ça m'arrive à moi ce genre de choses. »

Je m'adosse à la porte et croise les bras en le regardant évoluer dans la pièce, presque hystérique. J'attends patiemment que la crise passe. Le spectacle m'amuse. Je ne l'avais pas vu venir plus que lui, mais je dois avoir une meilleure capacité d'adaptation. Je ne sais pas combien de temps passe avant qu'il ne se tourne vers moi, son visage résolu.

- Ok, ok, dit-il avec les deux mains en l'air comme pour me calmer alors que je suis parfaitement calme. Reprenons à zéro. On va faire comme s'il ne s'était jamais rien passé.

- Je vais avoir du mal à oublier le son de ta voix tremblante…

- Non !

Je suis vraiment un enfoiré. Juste quand il commence à reprendre le dessus, le voilà à nouveau troublé. Il lâche un gémissement peiné et je décide de lui tendre une perche. Je me décolle de la porte et lui présente ma main.

- Bonjour monsieur, Jordan Taylor Perry. J'avais rendez-vous avec vous ce matin pour mon premier jour.

Il a l'air si soulagé quand il serre ma main que je me mords les lèvres pour ne pas ricaner. N'empêche qu'il est plutôt adorable mon rouquin. Ouais enfin, c'est pas vraiment le mien…

- Edward Montiel. Je euh… je me sens ridicule.

J'éclate franchement de rire. Même avec une perche d'un kilomètre, je crois que je ne pourrais pas l'aider. Je tire sur la main qui serre la mienne. Il bascule en avant et finit contre mon torse. Mon autre main a déjà trouvé le creux de ses reins. Ses grands yeux couleur whisky sont tellement surpris qu'ils lui donnent des airs de Furby.

- Vous êtes censé me montrer ce que vous attendez de moi, monsieur Montiel, susurré-je à son oreille.

Quand je recule, sa peau claire a repris une teinte rosée. Ses lèvres sont entrouvertes et je n'arrive pas à en détacher mes yeux. J'ai envie de l'embrasser. Malgré moi, je m'approche. Eddie est bien trop figé pour penser à se reculer. Je sens son souffle chaud contre ma bouche. Son haleine sent le capuccino vanille. Son corps est chaud contre le mien. J'ai l'impression d'être intoxiqué. Mon cerveau a court-circuité.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Douche froide. C'est une bonne question, ça. Qu'est-ce que je fais ? Je recule d'un pas en essayant de garder un air sûr de moi, mais en réalité, je suis sûrement plus surpris que lui. J'allais l'embrasser. Voilà ce que je faisais. Il ne m'a pas laissé faire hier, ce n'est pas pour changer d'avis aujourd'hui. Je crois que j'ai complètement craqué. Mais je ne peux pas lui dire ça.

- J'entre dans les faveurs du boss, rétorqué-je avec un sourire.

- C'est pas drôle, répond-t-il en me tournant le dos. Bon sang, qu'est-ce qui m'a pris de coucher avec un mec que je ne connaissais pas. Forcément, ça allait me retomber dessus. Je ne sais même pas comment j'ai pu faire une chose pareille, ça ne me ressemble pas.

- Attends, attends, le coupé-je quand la réalisation me frappe. Tu veux dire que je suis ton premier coup d'un soir ?

Il tourne sur lui-même et me lance un regard incrédule.

- Evidemment ! Pour qui me prends-tu ?

Le petit tiraillement que je ressens est complètement con. Mais il est quand même là. Et comme d'habitude, je préfère en rire.

- Oh putain ! Je suis tellement ému, là tout de suite. Je suis ton premier ! J'ai presqu'envie de te présenter à ma mère. Il faudrait qu'on note la date pour fêter tous les ans, la non-relation qui a suivi notre nuit de baise…

- Seigneur, tu es vraiment odieux !

- Non, mais j'étais sérieux !

- Je … quoi ? Il faut que tu comprennes que ce n'est pas moi, ça. J'aime la romance et je prends les choses au sérieux.

- Tu regrettes ce qui s'est passé entre nous, hein ?

- Ça n'a rien à voir avec toi, vraiment. Tu… as tenu ta promesse. Je me sentais bien, merde, tu as été…

- Alors pourquoi tu te prends la tête ? Tu me plaisais, je te plaisais, on est tous les deux célibataires. Je vois pas où est le mal.

- Je sais bien. C'est ce que j'essaie de me dire, mais je me sens… sale.

Je me le prends comme un coup de poing en pleine face. Ça doit se voir sur mon visage, parce qu'il parait soudain inquiet.

- Ce n'est vraiment pas toi. Honnêtement, si on s'était rencontrés autrement, si on avait eu un rendez-vous. Après une nuit comme celle-là, j'aurais voulu te revoir. Mais je sais pas comment te l'expliquer, c'est les circonstances…

- Non, je vois. Ça va.

Il est mieux que les gens dans mon genre et il ne pensait pas tomber si bas un jour. Je vois parfaitement ce qu'il veut dire. Mais n'empêche que… non. Ok. Je peux oublier.

- Montre-moi ce que je dois faire et je te lâche la grappe.

- Jordan…

- Non, c'est bon, j'ai compris Eddie. Ça va.

Il hoche la tête et je le suis hors du bureau. On traverse les couloirs jusqu'au plateau à décorer où deux mecs sont déjà au boulot. L'un d'eux – Cristobal – a la quarantaine, le type latino et m'accueille avec une chaleur qui me plait. Je sais instantanément qu'on va s'entendre. Le second – Éric – est plus jeune, asiatique et semble plus réservé, mais on se salue et je comprends qu'il est juste un peu timide. Eddie fait les présentations et me parle rapidement du projet, puis il nous quitte en demandant aux deux autres de me mettre au parfum. Je suis soulagé de le voir partir.

- D'où est-ce que tu débarques JT ?

- Californie. Et toi ?

- Montréal. Qu'est-ce que tu croyais, Gringo.

Et aussi simple que ça, la glace est brisée. Ma première journée se passe bien, mais je n'en doutais pas au niveau boulot. La bonne surprise est que Cristobal et moi, on a un flux de paroles que rien ne peut arrêter et c'est le genre de choses qui fait passer la journée en un clin d'œil. Éric préfère bosser avec son iPod dans les oreilles à écouter un truc techno auquel il donne le nom de musique, mais c'est un bon gamin. Il a tout juste dix-sept ans et bosse ici en attendant d'entrer à l'université cet automne. Ce premier jour, on finit de monter le faux salon vénitien qui sera utilisée dans une série sur la Cosa Nostra. Eddie passe en fin de matinée pour nous diriger dans l'installation du tapis, des lampes et du reste des accessoires. Heureusement, on n'a pas à se parler, je suis simplement ses directives alors qu'il opère de sa magie. L'accord des couleurs et des styles est un langage que je ne parle pas du tout, c'est sûrement pour ça que je suis toujours habillé en noir et jeans. Je me dis vaguement que si Eddie devait un jour mettre le pied dans mon appartement il en ferait un arrêt cardiaque. Mais j'enterre vite cette idée parce que ça n'arrivera jamais. Dès que le gros du boulot est fini, on le laisse seul pour pinailler sur des détails que je ne capte pas pendant qu'on passe sur un nouveau plateau. Le temps de peindre une couche de bleu ciel sur les murs en placo et c'est déjà la fin de la journée.

Le deuxième jour, je ne vois pas Eddie du tout. Cristobal m'informe qu'il faut qu'on repeigne les murs bleus en lavande parce qu'Eddie a changé d'avis après avoir vu le résultat, mais c'est à peu près tout ce que j'entends à son propos.

Le matin du troisième jour, on se voit dès mon arrivée pour mettre les touches finales au plateau « chambre ado » avant que je ne passe à un autre projet. Je ne sais pas pourquoi ça m'embête, mais il a toujours l'air gêné quand nos yeux se croisent. Il se sent toujours coupable et ça a l'air de le bouffer plus que je ne le croyais, parce qu'il a de grands cernes violets sous les yeux et les mecs font un commentaire à ce propos en se demandant s'il est malade. C'est peut-être pour ça qu'en passant devant le fleuriste au bout de ma rue. Je m'arrête au lieu de n'y accorder qu'un regard distrait avant de continuer vers mon appartement comme à mon habitude.

La femme derrière le comptoir a le look d'une hippie new age. Je me serais attendu à la voir vendre des encens et des cristaux de protection contre les énergies négatives plutôt que des fleurs. Elle a de longs cheveux roux dont je parierais qu'ils sont teintés d'un henné purement naturel qu'elle a mélangé elle-même. Elle porte une longue robe jaune et rose pâle, alors qu'elle fait le tour de sa caisse pour venir me rejoindre, les châles colorés qu'elle porte sur les épaules trainent derrière elle comme une cape. Elle est exactement comme les vendeuses de rues que j'ai vu un nombre incalculable de fois sur la jetée à Santa Monica et ça me fait sourire.

- Bonsoir, lance-t-elle joyeusement. Laissez-moi deviner vous voulez envoyer un bouquet à votre petite-amie pour vous faire pardonner.

Je ne peux pas vraiment lui en vouloir d'arriver à cette conclusion, j'ai le look d'un mec qui aurait besoin de se faire pardonner.

- Non, c'est un bouquet que je voudrais envoyer à un… ami.

C'est plus simple que de partir sur une explication de mon patron avec qui je me suis envoyé en l'air.

- Ah, très bien, très bien.

Elle se frotte les mains avant d'écarter les bras pour englober la boutique. Je n'y connais rien en fleur. Qu'est-ce que je suis censé faire ? C'est pas comme si j'en avais déjà envoyé par le passé. A part peut-être une fois à une tante malade, mais je n'avais pas eu à les choisir.

Je jette un œil rapide et vois des fleurs blanches qui me paraissent bien.

- Celles-là ont l'air pas mal.

Elle suit mon regard et souris largement.

- Oh, bon choix. Des edelweiss.

- Ouais.

Qu'est-ce que je peux bien dire d'autre ? Si elle dit que c'est leur nom, ça doit être ça. Je la laisse composer un bouquet avec quelques fleurs et des feuilles qu'elle ajoute comme bon lui semble. Quand elle me tend une carte pour que j'y écrive mon message, je bloque pendant un moment.

Ce que je voudrais y mettre c'est : « Arrête de te monter la tête. Coucher avec moi n'était pas un crime contre l'humanité, bordel, détends-toi ! »

Ce que j'y mets, c'est : « Essaie de sourire, c'est pas la fin du monde ». Pas beaucoup mieux, vous me direz, mais c'est tout ce que j'ai pu trouver. Je signe d'un simple J.T. et je demande à les faire livrer ce soir si c'est possible. Je connais le nom de la rue, mais je décris l'immeuble parce que je n'ai pas pris la peine d'en chercher le numéro quand je me suis barré de chez lui à cinq heures du matin l'autre jour. Heureusement, elle voit parfaitement et y ajoute le numéro elle-même. Je paye, la remercie et rentre chez moi en me forçant à oublier que je viens d'envoyer un bouquet à Eddie parce qu'il avait l'air triste la dernière fois que je l'ai vu. Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que ce serait une bonne idée. Maintenant que c'est fait, je me dis que c'était con, c'est pas ça qui va l'aider à arrêter de culpabiliser, mais tant pis.

Le lendemain matin, je reviens de ma pause-café et me dirige vers le plateau où Cristobal travaille déjà, je n'ai aucune idée d'où Éric est passé. Peut-être au téléphone avec sa copine. Je vois Eddie arriver, mais je n'y prête pas vraiment attention, il se dirige vers son bureau et en général, il m'ignore quand on se croise donc je fais pareil. Mais quand je passe à sa hauteur, sa main se referme sur mon poignet et je m'arrête. Il ne me regarde pas quand je me tourne vers lui. En attendant qu'il se décide à me parler, j'observe son profil, rasé de près comme d'habitude. Il a l'air d'aller un peu mieux aujourd'hui. Je suis perdu dans les légères taches de rousseurs qui parcourent son petit nez quand enfin, il prend la parole. Il regarde toujours droit devant lui.

- Tu sais ce que signifient les Edelweiss ?

Comme si j'étais du genre à savoir ces choses-là.

- Non.

Et pour la première fois, je l'entends rire. C'est un rire assez discret, mais son visage en est transfiguré. Putain, il est tellement beau à ce moment-là que je ne pourrais pas détacher mes yeux de lui, même si je le voulais.

- Ça veut dire que tu gardes un noble souvenir de moi, souffle-t-il enfin.

- Oh.

Et pour une fois, je n'ai rien à dire.

Il se tourne à demi vers moi avec un sourire amusé. Ses yeux sont plus pétillants qu'ils ne l'ont été depuis qu'on travaille ensemble. Avant que je ne trouve quelque chose à dire, il s'en va et je reste planté là un bon moment avant que Cristobal ne me ramène à la réalité.

- Hé Gringo, tu crois pas que le plateau va se faire tout seul quand-même.

- Arrête de m'appeler Gringo, le caribou !

Ah, ben tiens, j'ai retrouvé ma langue. Je secoue la tête pour dégager le reste de ma confusion et je me remets au boulot.


Trois


Il est deux heures passé quand je suis tiré du sommeil par la sonnerie de mon téléphone. Mes yeux n'ont pas envie de s'ouvrir, je cherche à tâtons sur ma table de nuit pour trouver l'objet maudit qui ne veut pas la fermer. Quand je mets enfin la main dessus, je me sens aussi victorieux qu'énervé par le dérangement.

- Quoi ? grogné-je dans le combiné.

- Hum… vous êtes Jordan ?

Une voix masculine que je ne reconnais pas.

- Ouais.

- Je suis Sean, le barman du Blue Bird. Votre ami Eddie est ici et il n'est pas vraiment en état de rentrer par ses propres moyens. Il a refusé que je lui appelle un taxi et m'a demandé de vous contacter à la place.

Eddie ? Je ne savais même pas qu'il avait mon numéro, mais maintenant que j'y pense, c'est assez logique. Il envoie souvent des messages à Cristobal pour nous donner le prochain plateau à décorer. N'empêche qu'il utilise mon numéro parce qu'il a trop bu est assez bizarre. Les choses vont mieux depuis le bouquet de fleurs, mais on est juste cordiaux, pas de ceux qu'on appelle en urgence quand on est raide déchiré. Quoi qu'il en soit, il m'a appelé et je vais pas le laisser en plan.

- Je vois. Je serai là dans un quart d'heure.

Je suis plutôt bien réveillé maintenant et sortir du lit ne me demande pas tant d'effort que ça. Je passe mon jeans de la veille qui traine sur le sol et le premier pull sur lequel je peux mettre la main. Me demander de réfléchir à des vêtements me fout déjà la migraine en général, mais alors à cette heure-ci... Je récupère les clés de ma voiture qui n'a pas quitté le garage depuis que j'ai commencé à bosser. Ma vieille Mustang est de ces bagnoles qui ont l'air de ne plus être que des épaves, mais elle m'a ramené de Californie et j'ai toujours fait les changements vitaux dessus, pas moyen que je m'en sépare. Je touche ma bille en mécanique, j'ai appris tout ce que j'avais à savoir quand j'avais dix-sept ans et que j'ai travaillé pendant un an dans un garage dans Down Town L.A avant qu'il ne ferme parce que le patron refilait des pièces extraites de voitures volées.

Le temps de faire chauffer ma Mustang et de faire le chemin, je suis devant le bar 20 minutes plus tard. Quand j'entre, repérer Eddie n'est pas difficile, il est affalé sur le bar, la tête entre ses bras. Je fais un signe de la main dans sa direction pour montrer au barman que je suis venu le chercher. Ce dernier hoche la tête en compréhension. J'approche Eddie avec lenteur, me laissant le temps d'évaluer son état débraillé. Lui qui porte autant d'attention à ses vêtements qu'à la décoration des plateaux, porte ce soir un jeans noir dont sa chemise bleue dépasse, les manches retroussées sur ses avant-bras. Ses cheveux ne sont plus parfaitement ramenés vers l'arrière dans son style de mannequin français, ils tombent sur la moitié de son visage que je peux voir. Ses yeux sont fermés dans cette mine que tous ceux qui ont déjà pris une cuite connaissent. Ce sont les paupières qui tombent pour dire : si seulement le monde pouvait s'arrêter de tanguer, si ça n'arrête pas bientôt, je vais mourir.

Bordel, dans quel état il s'est mis.

- Hé, Eddie !

Il ne sursaute même pas quand je pose une main sur son épaule, il tourne paresseusement la tête vers moi et ouvre des yeux injectés de sang.

- Jordan, articule-t-il avec difficulté. T'es venu.

- Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

- J'ai commencé à boire et…

- Et ?

- J'ai pas arrêté. Jusqu'à ce que ce mec (il tend vaguement un doigt accusateur dans la direction du barman) décide qu'il devrait couper la fontaine.

- Couper la… ok, tu sais quoi. Je vais te ramener, allez viens.

Descendre du tabouret et tenir sur ses deux pieds semble lui demander toute la coordination dont il est capable. Lorsqu'il commence à tanguer d'un côté à l'autre, je passe mes bras autour de sa taille pour le maintenir en position verticale, ce qui le pousse à ricaner alors même qu'il enroule ses bras autour de mon cou. Une de ses mains caresse ma nuque et la base de mes cheveux. Il a un sourire alanguis et je ne peux pas retenir celui qui nait sur mes lèvres en réponse.

- Salut, souffle-t-il.

- Salut.

Je sais que je ne devrais pas le trouver adorable, mais c'est plus fort que moi. Il est complètement perdu entre mes bras, il se laisse quasiment porter jusqu'à ma voiture. Je l'installe sur le siège passager et fais sa ceinture pour lui. Je pense pas qu'il soit en état d'opérer par lui-même. Je mets à peine le contact et m'insère dans la circulation quand je sens une main se glisser sur mon genou. Je tourne les yeux vers Eddie qui me sourit avec le même air absent que mon frangin quand il s'était envoyé une plâtrée de Space Cake.

- T'es vraiment un mec sympa, Jordan, marmonne-t-il. Tu le savais ?

- Non, j'avais l'impression d'être un connard, mais c'est cool d'avoir une seconde opinion.

- T'es pas… (il se met à faire un son qui me fait penser qu'il cherche à décoller quelque chose de son palet avec sa langue avant de reprendre, sourcils froncés) T'es un mec cooool ! Ouais, tu m'as offert des fleurs.

Je suis obligé de ricaner.

- Sûr.

- Et t'es canon.

Mes oreilles se dressent. Je ne crache jamais sur un compliment peu importe le taux d'alcool.

- Ah ouais ?

- Mhm. Canon. Comme Viggo Mortensen quand il était canon. Mais avec plus de muscles.

- Et moi qui pensais ressembler à Jésus.

- Ouais, Jésus. Quand il était canon, avec plus de muscles.

Le fou rire qui me prend est juste impossible à contenir. Et ça ne devrait jamais arriver à un mec en train de conduire. Heureusement qu'on est en pleine nuit et au Canada, ce qui veut dire que le trafic n'est pas trop chargé, sinon on aurait fini dans le cul d'une autre voiture. Le temps que je me calme on est arrivé devant chez lui. Au lieu de sortir, Eddie reste dans le siège passager à me fixer avec une attention digne d'un psycho d'Esprits Criminels. Mais il sourit de ce sourire presque endormi qui veut dire qu'on ne pourrait pas être plus relax si on essayait.

- Tu vas me mettre au lit ? demande-t-il avant de ricaner.

- Je crois que j'ai pas vraiment le choix.

Non seulement je l'aide à monter à son appartement, mais je le porte sur la moitié du chemin parce qu'il avait l'air au bord des larmes quand j'ai refusé de le soulever la première fois qu'il l'a demandé. Il ouvre sa porte après le quatrième essai et replace immédiatement ses bras autour de cou, attendant clairement que je le soulève.

- Ouais, soupiré-je en m'exécutant, donc je vais vraiment devoir te mettre au lit.

- Mhm, marmonne-t-il en collant son visage dans le creux de ma gorge.

- Bon, ben allons-y.

Je traverse son appartement et le dépose sur son lit avant d'enlever ses chaussures.

- Fais un effort Eddie, enlève ton fute tout seul, je vais te chercher un verre d'eau.

Quand je reviens, il est en boxer allongé sur son lit, son torse glabre exposé, une jambe repliée, un bras balancé sur l'oreiller au-dessus de sa tête et je me pince pour éviter de me mettre à penser avec ma queue. Mais putain, il est magnifique.

Je dépose le verre sur sa table de chevet et le regarde une seconde. Je repousse les mèches rousses qui tombent sur son front en soufflant « bonne nuit Eddie » et je m'apprête à partir mais sa main retient mon poignet et ses yeux couleur whisky s'ouvrent, ils sont un peu vitreux et semblent foutument vulnérable quand il murmure : « Fais-moi oublier, Jordan ».

Et sérieusement, on ne pourra plus jamais dire que je suis pas un gentleman parce qu'avec une tentation pareille, c'est comparable à proposer un hamburger à un mec affamé. Et je refuse. Je m'assois sur le lit près de lui en secouant la tête.

- C'est une très mauvaise idée.

- Pourquoi ? demande-t-il en s'asseyant pour s'accrocher à un de mes biceps, il me regarde à travers ses longs cils avant d'ajouter : ça a plutôt bien marché la dernière fois.

Je lui souris et ma main se retrouve une fois encore dans ses cheveux pour l'apaiser. Bordel, qu'est-ce que j'ai fait dans une ancienne vie pour qu'on me soumette à ça ? Ma queue va me détester à mort pour ce que je fais. Mais il est fragile et je sais pas quoi faire d'autre. Je ne suis pas franchement le mec qu'on appelle en cas de peine de cœur, j'ai même jamais lu un article de Teen Vogue. Il y a sûrement pas plus nul que moi dans une situation pareille.

- Pousse-toi un peu.

Il se décale et je m'allonge à côté de lui avant de l'attirer dans mes bras. Sa main descend vers ma braguette, mais je l'arrête avec toute la détermination qui me reste. Oh merde, si on me canonise pas après ça…

- Non, pas de ça, grogné-je entre mes dents. Détends-toi.

Il soupire, mais laisse retomber sa tête sur mon torse en passant son bras sur mon ventre. Je glisse juste ma main dans ses cheveux pendant un moment, jusqu'à le sentir plus calme.

- Qu'est-ce qui s'est passé ce soir ? demandé-je.

- Il m'a appelé. Il… il m'a dit que je lui manquais et qu'il voulait me voir, que sa copine n'était pas en ville.

Le mec a une copine en plus ? Non, mais quel connard.

- Et avant de comprendre ce que je faisais, j'étais dehors, prêt à le rejoindre. Et là, c'est comme si j'avais entendu ta voix dans ma tête. Non, mais le cliché, t'es quoi ? Son chien de poche ?

- C'est un truc que j'aurais pu dire.

Je vois un bout de son sourire, l'autre est collé contre mon torse.

- Je sais. Ça m'a fait m'arrêter et penser à ce que je penserai demain quand il m'aura mis dehors pour que sa copine ne me voie pas. Et j'ai décidé que je préférais la gueule de bois. Donc, je suis allé au Blue Bird et je me suis vissé au tabouret de bar pour la soirée.

- T'as eu raison.

- Je suis désolé de t'avoir appelé.

- Non, t'as bien fait. Ça me dérange pas.

Le silence se prolonge et je pense qu'il s'est endormi, mais il reprend la parole.

- Tu sais, il ne sortait pas avec elle quand on était ensemble. On dirait juste que depuis notre rupture, le placard ne lui suffit plus, il a décidé de se mettre en cage. Mais à l'époque, il n'était pas… je veux pas que tu aies une mauvaise opinion de moi.

Ça me fait rire. Comme si un mec dans mon genre se permettrait de le juger.

- Ça risque pas d'arriver. T'es sûrement la personne la plus parfaite que j'ai jamais rencontrée.

Ça sonne comme une accusation, même si c'était pas mon intention. Il relève la tête avec un regard que je n'arrive pas à placer.

- Tu le penses ?

- Bien sûr.

Il sourit et se replace sur moi en me serrant plus fort.

- Enlève tes chaussures et reste avec moi, murmure-t-il.

- Je suis pas sûr que t'ait envie de voir ma face demain matin.

- S'il te plait ?

- Ok, soufflé-je parce que je ne sais pas comment lui dire non.

Je ne me souviens pas de la dernière fois que j'ai dormi avec quelqu'un sans que rien ne se passe entre nous, mais je suis à peu près certain que ça remonte à des années. Pourtant, quand je me réveille, j'ai un beau spécimen collé contre mon flanc, une de ses jambes sur les miennes et je ne l'ai même pas touché. Je ne sais pas si j'ai plus envie de me féliciter ou de me foutre une baffe.

Je jette un œil au réveil sur sa table de chevet et sursaute. Putain, il a pas mis d'alarme.

- Eddie ! appelé-je. Lève-toi, on est en retard au boulot.

- Quoi ? marmonne-t-il.

- Il est huit heures passé. On est en retard.

Il frotte ses yeux en grognant de façon adorable et se décolle enfin de moi.

- Merde, j'ai mal à la tête…

Il se lève et se dirige vers la salle de bain avant de s'arrêter net et de se tourner vers moi.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Je vous ai déjà dit que j'étais un connard ?

- Comment ça, bébé ? Tu te souviens pas de la nuit dernière ? T'as dit que tu m'aimais pourtant.

- Quoi ?

- Faudra que je m'arrête à la pharmacie en rentrant du boulot on a vidé ma boîte de capote…

- T'es venu me chercher, grogne-t-il en se frottant les tempes. J'ai trop bu et t'es venu me chercher et tu es là parce que…

- J'étais claqué.

- Non, c'est pas ça. Oh merde, je t'ai fait des avances…

Il a l'air tellement embarrassé que j'éclate de rire.

- Bah, fais pas cette tête. Si ça peut te faire sentir mieux, c'était difficile de te résister.

- Ouais, j'en doute pas, ironise-t-il.

Son regard passe de mon visage au réveil, comme s'il n'arrivait pas à définir ce qui prend la priorité.

- Va prendre ta douche, lancé-je. Je vais faire du café et il faut qu'on y aille avant que mon patron ne remarque mon absence. C'est un mec plutôt coincé, tu vois.

- Tu parles de moi, là.

- Ouais, tu me mettrais une fessée pour mon retard ?

- Non !

- Oh, dommage. Je peux t'en mettre une pour ton retard ?

- Va faire ce café ! grogne-t-il, exaspéré, en reprenant le chemin de la salle de bain.

- T'as pas dit non ! fais-je remarquer mais seul le claquement de la porte me répond.


Quatre


Dire que l'ambiance est meilleure entre nous serait un euphémisme. Non seulement Eddie n'essaie plus d'éviter mon regard quand on se croise, mais en plus il me parle comme si je n'avais pas la peste. Et il me sourit. Tout le temps. Et j'ai beaucoup de mal à me concentrer depuis. C'est con, hein. Je sais pas pourquoi il a cet effet sur moi, mais je dirais n'importe quelle connerie pour le faire sourire et quand j'y arrive… putain, je me prends pour le roi du monde. Finalement, c'est Éric qui me donne la réponse quant à la maladie bizarre qui m'a atteint. Un matin que Cristobal n'est pas là, Eddie passe nous donner des instructions comme il le fait toujours.

- Éric, finis les dernières touches ici. Jordan, je te veux sur le plateau 14, il faut commencer à le peindre ce matin.

- Mmm, soufflé-je assez bas pour que mon collègue ne m'entende pas. J'aime quand tu me donnes des ordres. Continue. Tu me veux où déjà ?

Eddie rougit plus vite qu'une collégienne. J'adore le voir rougir de cette façon. Ses cheveux sont en bataille ce matin, ça vient certainement du vent qu'il y a dehors, j'ai cru que j'allais m'envoler en venant. Il passe une main sur son visage pour cacher son sourire et tourne le dos à Éric, qui a déjà commencé à bosser, pour me tirer la langue.

- Tu devrais pas faire ça, murmuré-je. Ça me donne juste envie de la sucer.

- Oh, merde ! grogne-t-il en rougissant de plus belle.

- T'es beau quand tu rougis.

- Arrête, rage-t-il à voix basse avant de frapper mon bras.

Mais il peut dire ce qu'il veut, ça le fait sourire, alors je ne compte pas arrêter. Il secoue la tête et finit par nous quitter pour rejoindre son bureau. Je ne me rends pas compte que j'ai un sourire idiot aux lèvres avant qu'Éric ne me lâche une enclume sur le coin de la gueule.

- Alors comme ça t'en pinces pour Eddie.

- Hein ?

Et je me retrouve comme un con, parce que oui, c'est ça cette sensation bizarre.

Je me souviens en avoir pincé pour un mec une fois quand j'étais au lycée. C'était un geek, le mec le plus intelligent de sa promo. Il ne parlait pas à grand monde et transportait toujours des bouquins partout où il allait. Il était plus jeune que moi de deux ans. Je le voyais toujours tout seul, caché derrière ses lunettes et j'avais envie de le prendre dans mes bras. J'ai essayé de lui parler un jour, mais il m'a demandé de ne pas le frapper et m'a dit qu'il me donnerait son déjeuner. J'avais pas franchement une bonne réputation au lycée et il avait clairement peur de moi pour une raison ou une autre, alors j'ai lâché l'affaire. Je lui ai dit que je voulais pas de son déjeuner et je me suis barré. C'était le seul pour qui j'ai vraiment eu un faible. Et je ne pensais pas que ça pourrait arriver à nouveau. Sérieusement, à mon âge, je me croyais immunisé. Apparemment pas.

Deux jours plus tard, je ne suis même pas surpris quand je me retrouve à frapper à la porte du bureau d'Eddie avec deux sandwichs pour déjeuner avec lui. Il sourit et me remercie. J'entre alors qu'il place une deuxième chaise à son bureau. On parle principalement de boulot, mais j'ai un don pour détourner tout et n'importe quoi et en faire matière à flirter.

Et le jour suivant, il m'appelle à la pause et deux salades nous attendent sur son bureau. Ça devient la nouvelle routine, une dont je ne me plains pas. Je l'écoute stresser toute la semaine à propos d'une soirée pour la fin de tournage d'une des séries pour lesquelles on bosse et leur idée stupide d'en faire un bal.

- Comme la série tourne autour de jeunes de la haute, ils pensent qu'un bal serait une bonne représentation, grogne-t-il.

J'avale ma bouchée de sushi avant de demander :

- Et t'es pas d'accord.

Il secoue la tête, ce qui fait tomber une de ses mèches rousses dans ses yeux. Il la remet en place rapidement.

- Si, bien sûr que si. Mais un diner, je pouvais y aller seul, alors qu'un bal…

- Tu veux que je vienne avec toi ?

Je l'ai proposé trop rapidement. On voit à un kilomètre que je me jette sur l'occasion, mais il relève la tête, sushi en suspension devant sa bouche.

- Tu ferais ça.

- Sûr, réponds-je. Il faudra juste que tu me dises comment m'habiller pour ne pas te foutre la honte.

- Un smoking ! lance-t-il apparemment réjouis à l'idée de jouer à la poupée grandeur nature. Je suis sûr qu'on peut en emprunter un aux costumières.

Je me contente de hocher la tête en me remettant à manger, parce qu'à choisir entre parler de fringues et bouffer, la bouffe gagne à tous les coups. Eddie en revanche reste pour le reste de la pause déjeuner à disserter sur le fait que le mieux est que je porte une cravate bleue nuit pour faire ressortir mes yeux. Je hoche obligeamment la tête.

- Je danse comme un pied par contre, l'informé-je pour contribuer à la conversation.

- Pas grave, dit-il en balayant mon constat de la main. On s'arrangera. Les slows iront.

Et je souris. Parce que slow, ça veut dire son corps collé contre le mien. Ça me va carrément bien comme idée.

La semaine suivante, il me montre le smoking qu'il m'a choisi. Il est accroché derrière la porte de son bureau dans une protection de plastique. Son sourire quand il me présente le costume est éblouissant. Il est plus impatient qu'un môme qui attend Noël.

Merde, j'ai beaucoup de mal à ne pas le plaquer contre le mur pour le ravager. Mais je me souviens de la mine qu'il avait quand il se sentait mal d'avoir couché avec moi. Quand il m'a dit qu'il aimait les trucs romantiques et qu'il se sentait sale alors je me retiens. J'attendrai qu'il fasse le premier pas. Aussi longtemps que je peux en tout cas.

On commence à manger et ma bonne humeur s'envole quand Eddie prend la parole :

- Il m'a encore appelé, annonce-t-il en ouvrant sa boite de pâtes au poulet.

J'ai pas besoin de précisions pour savoir qu'il parle de son ex. La vague de jalousie qui me fait serrer les mâchoires, par contre, je m'en serais bien passé.

- Qu'est-ce qu'il voulait ? grogné-je.

- Je ne sais pas, répond-t-il avec un petit sourire. J'ai pas décroché.

Et il n'en faut pas plus à ma bonne humeur pour revenir.


Cinq


J'ai pas le temps de me retourner qu'on est déjà le soir du bal. Et oui, juste penser à cette phrase me donne beaucoup plus de points communs avec Cendrillon que ce que je pensais avoir. J'en suis pas ravi.

Un 4x4 noir m'attend devant chez moi. Au moins, je ne voyage pas en citrouille. Eddie est debout à côté de la voiture, beau à tomber dans son costume sombre. Ses cheveux si artistiquement coiffés que je pense qu'il a dû engager un architecte pour en trouver la structure. Les mèches sont ramenées vers l'arrière mais s'entremêlent sans que ça fasse décoiffé. C'est pas le genre de coiffure qui fait casual. Plutôt de celles qui disent : oui, un professionnel vient de passer deux heures sur ma tête, admirez ma perfection pauvres mortels. Son sourire est pourtant presque timide, il tient la portière arrière ouverte et je suis obligé d'en rire.

- Je me suis jamais autant senti comme une princesse, raillé-je en m'installant.

- Et t'as jamais autant ressemblé à un prince, souffle-t-il en réponse.

Quand on est tous les deux dans la voiture, il évite soigneusement de me regarder et je comprends qu'il est troublé par quelque chose sans savoir quoi exactement. Je pose une main sur son genou et il me retourne un demi-sourire avant de tapoter ma main.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Rien, répond-t-il trop rapidement. Je suis stressé, c'est tout.

- Qu'est-ce qui te stresse ?

- Toi, principalement.

- Je vois. Tu sais qu'il n'est pas trop tard pour faire demi-tour, si tu as peur que je te fasse honte.

Je n'ai pas de mal à reconnaitre que je suis pas mal, je fais un bel accessoire. Mais je sais aussi que je ne suis pas le plus calé dans les codes sociaux du monde dans lequel il gravite. Je suis un môme de la hood[1]. Pas franchement le prince qu'il pourrait attendre.

- Ne dis pas de bêtises, rétorque-t-il après une seconde d'incrédulité. Ça n'a rien à voir avec ça.

Mais il ne précise pas le fond de sa pensée et je décide de laisser couler.

Je ne sais pas à quoi je m'attendais. Mais je suis scotché par le décor choisi. Le seul « bal » où je suis allé était un bal de promo et en Californie en plus de ça. Pas pour dire que les filles de LA font passer la haute couture pour du sexy cheap, mais c'est un peu ça. Donc la classe que je trouve ici, je ne crois pas l'avoir déjà vue autre part. La salle est immense, des proportions d'églises, mais le décor de ce qu'on pourrait imaginer d'un grand opéra. Des dorures et des balcons. Ça va sans dire que je ne me sens pas du tout à ma place ici. Mais je jette un œil à Eddie, magnifique et imperturbable et je passe un masque poliment blasé. Du genre, je vois ça tous les jours, mais c'est sympa d'être là. Une hôtesse au sourire figé nous mène vers notre table. Je marche près d'Eddie et observe discrètement mon environnement. Je repère plusieurs têtes que je reconnais. Des acteurs de la série, d'autres qui n'en font pas partie, mais ont été invités par une connaissance ou une autre. Tous les gens qui ont bossé sur la série sont là, enfin, ceux qui y ont apporté l'artistique, pas ceux comme moi qui ne sont que les exécutants. Non, de ceux-là, je dois être le seul. Et alors qu'on salue Eddie de sourires et de hochements de têtes, on me jette des regards curieux.

- C'est comme si ces gens ne m'avaient jamais vu de leur vie, soufflé-je.

- Il faut dire qu'un costume peut changer un homme, répond Eddie avec un sourire appréciateur.

Je lui souris en retour, mais je sais qu'il veut juste être gentil. La vérité c'est que les mecs dans mon genre font partie du décor pour eux. Ils ne font pas attention à moi et même s'ils me croisent tous les jours, ils n'ont jamais retenu mon visage. Maintenant que je viens de faire un pas dans leur bulle, j'apparais soudain sur leur radar. On est installés à une table avec Magic Gus de l'image et Tatiana du design, c'est elle qui choisit les looks des personnages. Ils sont tous les deux accompagnés et nous saluent poliment, mais même Tatiana ne semble pas me reconnaitre. Magic Gus en revanche me sourit clairement et me demande à qui j'ai volé mon Versace. Je lui accorde un clin d'œil et fais un mouvement de tête vers Tatiana qui est trop occupée à loucher sur sa flûte de champagne pour le remarquer. Magic Gus ricane avant d'entamer la discussion avec Eddie.

Je suis plutôt content qu'au moins une personne se souvienne de moi. Surtout parce que j'ai aidé Gus à changer un pneu sur sa voiture un soir, sans ça, il m'aurait sûrement zappé comme les autres, mais il m'a payé un café le lendemain en remerciement et on a discuté de Los Angeles d'où il est lui aussi originaire.

Eddie m'abandonne après une demi-heure pour aller discuter avec les producteurs de la série. C'est toujours bon pour lui de rappeler qu'il existe et faire bonne impression. Je discute pour ma part avec Gus, mais la soirée avance doucement, Gus invite sa femme à danser et je me retrouve seul. Eddie ne revient pas. L'ambiance commence à être détendue, certains dansent sur la piste, des acteurs à peine en âge de boire sont déjà bien éméchés, ils dansent lascivement et se grimpent à moitié dessus. Ça ne m'étonnerait qu'à moitié qu'ils soient allés se faire quelques rails dans les toilettes.

Les gens quittent leurs tables et se mélangent. Ces soirées servent à ça : forger des connexions, montrer à quel point on est bon en société, charmant. Je n'ai aucune connexion à créer, je ne suis pas vraiment de leur monde, juste un mec de la hood, dans un costume emprunté. Eddie ne revient pas.

J'essaye de ne pas trop boire pour ne pas faire mauvais genre. Je ne suis pas là pour donner une mauvaise image d'Eddie. Je me force à me souvenir que si je suis venu c'est justement pour qu'il n'ait pas à traverser la salle seul pour qu'il ait quelqu'un à ses côtés au besoin, mais il n'a clairement pas besoin de moi pour l'instant.

Je m'ennuie à mourir. Eddie ne revient pas.

Au bout de deux heures, j'en peux plus. Si je reste assis là, je vais finir par me saouler. Je regarde les gens bouger, discuter, danser. Les tables se vider, se remplir, changer ses occupants et rebelote. A quelques tables de moi, une femme scrute les gens comme si elle avait envie de les écraser sous ses talons et je me dis que son mari l'a laissée tomber pour parler business. Je ne réfléchis pas plus loin et la rejoint à sa table en emportant mon verre.

- Bonsoir, lancé-je. Est-ce que je peux vous tenir compagnie ?

Elle me scrute avant de hocher la tête une fois.

- Vous êtes de la série ? m'interroge-t-elle d'une voix plus calme que ce que son physique pourrait laisser penser.

- Non, pas vraiment. J'accompagne quelqu'un qui apparemment m'a complètement oublié.

Elle se tourne alors franchement vers moi avec une mine plus avenante.

- Roberta.

- Jordan, réponds-je avec un sourire. Vous aussi on vous a oubliée ?

Elle sourit comme s'il y avait une blague là-dedans.

- Pas vraiment, non. J'ai horreur de ces soirées.

- A qui le dites-vous, pouffé-je. J'ai accompagné Eddie pour qu'il ne soit pas seul, mais je pensais passer plus de cinq minutes en sa compagnie.

- Votre petit-ami ? m'interroge Roberta.

Je ressens encore ce pincement à la con derrière mes côtes.

- Non. On n'est pas… ensemble.

L'expression de Roberta passe de polie à amicale, douce. Elle a entendu l'envie dans ma voix. Le « j'aurais aimé, mais ce n'est pas le cas. »

- Invitez-moi à danser, décide-t-elle et je souris en posant mon verre.

Je me lève et me courbe devant elle de façon ridicule avant de lui tendre une main.

- Me ferez-vous l'honneur d'une danse ? demandé-je pompeusement.

Mon extravagance la fait sourire. Elle prend ma main et me laisse la guider sur la piste.

- Je danse particulièrement mal, lui annoncé-je alors même qu'on commence à danser ensemble.

- Je vous dirai quoi faire.

Et c'est ce qu'elle fait. Les danses passent et je me trouve à apprécier la soirée. Je suis ses directives et elle se met à rire quand je la fait tourner sur elle-même à la fin d'une chanson. On dirait qu'elle perd dix ans quand elle rit. Elle-même semble surprise par son éclat. Elle se laisse aller à rire pourtant posant une main sur mon torse en se calmant, souriant toujours.

- Il y a longtemps que je n'avais pas trouvé une soirée comme celle-ci charmante, mais vous êtes de très bonne compagnie Jordan.

- Je fais de mon mieux, réponds-je en me courbant à nouveau.

Ce n'est qu'en la voyant froncer les sourcils que je me rends compte que des gens sont arrêtés autour de la piste et nous regardent comme les animaux d'un zoo. Eddie en fait partie.

- Ignorez-les, me conseille-t-elle alors que commence une nouvelle chanson.

On reprend la danse et je me trouve beaucoup plus à l'aise, je ne lui marche même pas sur les orteils.

- Eddie nous observe, lui annoncé-je.

- Comme les autres, répond Roberta avec ce qui ressemble à de l'exaspération. Lequel est-ce ?

- Costume bleu nuit, cravate argentée, cheveux roux, l'informé-je en la faisant tourner pour échanger nos places et qu'elle puisse le voir.

- Hum, je peux voir l'attrait.

- Magnifique, hein ?

- Pas autant que vous, mon cher. Je suis en général avare de compliments, mais laissez-moi vous dire que vous faites de l'ombre aux acteurs eux-mêmes ce soir.

Ça me fait sourire. Je ne crache jamais sur un compliment, mais venant d'elle ça parait sincère, comme quelque chose de rare.

- Ça vient sûrement du fait que je danse en compagnie de la plus charmante femme de cette salle.

- Quel vilain menteur vous faites, Jordan.

- Laissez-moi au moins vous remercier de m'avoir sauvé de l'ennui de cette soirée.

Elle sourit à nouveau et quand la chanson se finit, elle se détache de moi.

- Allez inviter votre Eddie à danser.

- Il ne voudra certainement pas.

- Essayez tout de même. Je vais aller reposer mes pauvres pieds.

Je lui offre mon bras et la raccompagne à sa table. Elle fouille dans sa pochette et me glisse une carte de visite dans la poche.

- Appelez-moi si vous cherchez du travail, Jordan.

Je hoche obligeamment la tête et lui souris avant de m'éloigner. Je m'avance vers le groupe où se trouve Eddie et tout le monde se tait à mon approche, ils me scrutent tous avec beaucoup trop d'intérêt. Je me demande si j'ai quelque chose sur le visage. Quand Eddie me remarque, je lui souris.

- Je peux t'inviter à danser ?

Il jette un œil aux hommes avec qui il discutait et hoche la tête.

- Excusez-moi, messieurs.

Il pose son verre et me suit sur la piste. Il n'a aucune hésitation à s'approcher de moi et avant de l'avoir même décidé, ma main est sur sa hanche et on danse en rythme avec la musique douce.

- Comment tu t'es retrouvé à danser avec Roberta McKinley ? me demande-t-il.

Il y a quelque chose dans sa voix que je ne place pas. Une petite part de moi espère que c'est de la jalousie.

- Je m'ennuyais et il n'y avait que moi à notre table. Quand j'en ai eu marre de rester dans mon coin comme un chiot abandonné, j'ai remarqué qu'elle était seule aussi alors je suis allé à sa table.

Eddie recule et me regarde dans les yeux.

- Je suis désolé, souffle-t-il. Je n'ai pas réfléchi au fait que tu ne connaissais personne.

- C'est pas grave, réponds-je.

J'ai l'habitude d'être seul, c'est mon mode par défaut.

- Roberta et moi on s'est tenu compagnie. Elle est cool.

- Cool ? s'esclaffe Eddie. C'est bien la première fois que j'entends ça d'elle.

- Comment ça ?

- Roberta est quelqu'un d'assez inapprochable. Si elle reste seule dans les soirées, c'est parce qu'elle envoie chier tous ceux qui cherchent à lui lécher les bottes dans la première demi-heure.

- Oh. Je pensais que son mari l'avait abandonnée.

Eddie s'arrête de danser et je le sens trembler contre moi. Il me faut une seconde pour me rendre compte qu'il est en train de rire.

- Tu ne sais même pas qui elle est, pas vrai ?

- Non.

Les seuls que je reconnais sont les personnes que je croise fréquemment en tournage. On se remet à bouger sur la musique.

- C'est une des directrices de casting de la CW, la chaine qui diffuse la série. Elle est réputée pour être la plus dure aussi.

- Oh. C'est pour ça que vous nous fixiez.

J'entends le sourire dans la voix d'Eddie lorsqu'il répond :

- Ça doit bien être la première fois qu'on l'a vue rire. Cette femme est un glaçon.

- Pas vraiment, réponds-je. Elle a été sympa avec moi.

- Oui, j'ai cru voir ça.

La première chanson finit, mais Eddie continue à danser avec moi. La chanson qui commence est encore plus douce et on se retrouve à nous balancer doucement, l'un contre l'autre, Eddie pose sa tête sur mon épaule.

Voilà. C'est comme ça que je voyais cette soirée.

Eddie colle parfaitement entre mes bras. J'adore l'avoir là. Je ferme les yeux une seconde pour apprécier ce moment, le mémoriser. Et je me rends compte à quel point je suis perdu. J'ai peur que ce ne soit pas seulement un faible. Je ressens quelque chose pour lui. Ça me terrifie. Mais je me sens léger avec son corps contre le mien. Qui aurait cru qu'on arriverait là, lui et moi, quand on s'est croisé dans ce bar. Je revois la scène comme si c'était hier.

Je me revois ricaner, accoudé au bar alors qu'Eddie à l'air malheureux comme les pierres, le nez dans son verre de Gin. Je vois ses yeux couleur whisky se relever vers moi.

- Qu'est-ce qui te fais rire, crétin ?

- Oh, pas grand-chose. Juste le fait que la seule façon pour toi d'avoir l'air encore plus cliché, serait de pleurer sur un pot de crème glacée.

- Connard.

- Je veux.

Ouais, à ce moment-là j'aurais jamais imaginé que deux mois plus tard, on danserait tous les deux l'un contre l'autre dans de beaux costumes. J'aurais même jamais pensé que je pourrais développer des sentiments malvenus pour lui.

Eddie me tire de ma rêverie en relevant la tête de mon épaule pour me regarder à travers ses longs cils.

- Tu sais ce qui serait vraiment cliché ? me demande-t-il.

- Quoi ?

Sous son regard, mon cœur s'affole un peu. Il bat de plus en plus vite et je le sens se serrer.

- Que tu m'embrasses. Maintenant.

- J'aime assez les clichés, réponds-je en m'approchant.

Je sens son souffle chaud contre mon visage. Mon cœur redouble d'efforts. S'il bat plus vite, il va surchauffer.

- Moi aussi, murmure-t-il.

Je n'ai plus qu'à me pencher d'un demi-centimètre et nos lèvres se rencontrent. Mon cœur s'arrête complètement de battre. Les lèvres d'Eddie sont douces, légèrement humides et ont le goût du champagne. C'est un baiser assez innocent. Mes lèvres qui se moulent doucement sur les siennes avant de glisser, de se séparer, de se chercher à nouveau. C'est un simple baiser et pourtant quand on se sépare, j'ai le souffle un peu court et mes yeux ont du mal à s'ouvrir. Mon cœur a repris ses battements, mais il n'est plus serré dans ma poitrine, juste gonflé, comme un ballon plein d'hélium, prêt à s'envoler.

- Si tu savais depuis quand j'avais envie de ça, soufflé-je sans réfléchir.

Le sourire qu'Eddie m'accorde est un peu timide, intime. Ses joues sont roses et ses yeux pétillent.

- Jordan, murmure-t-il.

- Ouais ?

- Je crois que je pourrais être en train de tomber amoureux de toi.

Il l'avoue du bout des lèvres, comme s'il était terrifié à cette idée.

- Je crois que je suis déjà tombé, réponds-je dans un souffle contre ses lèvres.

C'est lui qui m'embrasse cette fois. Avec la même douceur, même si je sens quelque chose de plus urgent sous son baiser. Une de ses mains glisse sur mon cou et dérange doucement la base de mes cheveux. Et à ce moment-là, je comprends pourquoi il ne voulait pas m'embrasser quand on était des étrangers l'un pour l'autre. A ce moment-là, pour la première fois, je trouve dans un simple baiser plus d'intimité que dans tous mes coups d'un soir réunis. Je comprends enfin ce qu'on ressent quand on est attaché à quelqu'un, quand on a juste envie d'être avec cette personne, pas seulement pour passer la nuit, mais pour lui offrir un bout de sa vie. Quand tout ce qu'on ne peut pas dire passe dans un frôlement de lèvres.

Il est six heure trente quand je me réveille. Je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Mais je me sens bien là où je suis. Une main trace des arabesques sur mon torse nu. Et mes yeux s'ouvrent doucement sur une paire de rideaux bleus. Je les ai déjà vus auparavant. Mais je ne suis définitivement pas chez moi.

Cette chambre… pas la mienne.

Cette main qui glisse doucement sur ma peau ? Pas la mienne.

Je tourne la tête et vois le visage d'Eddie qui me sourit depuis l'oreiller à côté de moi. Je souris en retour et bouge juste assez pour poser un baiser sur ses lèvres.

- Salut, soufflé-je.

- Bonjour, murmure-t-il sans arrêter de sourire.

Je ne l'ai jamais vu avoir l'air aussi content, aussi détendu et je l'embrasse à nouveau.

Ouais. Le mec à côté de moi ? Je crois bien que c'est le mien.


[1] La hood est une terminologie utilisée dans le langage courant aux Etats-Unis pour décrire un environnement pauvre à fort taux de criminalité.