CHAPITRE PREMIER

Gabriel

"Nous étions jeunes et stupides,

Mais l'insouciance était déjà passée…"

C'était toujours plus palpitant sur le papier glacé d'un original que d'une impression basse qualité. La satisfaction de l'authenticité, sans doute.

Sous mes yeux, Wolverine s'apprêtait à en coller une à Dents de Sabre.

Dent de Sabre était selon moi le pire personnage que Marvel ait pu créer dans toute la série des X-Men. Mais bon... Wolverine faisait office de contrepoids : un contrepoids plus que suffisant, même, si je me fiais à l'opinion générale des fans de Marvel.

Je terminai rapidement de lire la dernière petite bulle, avide d'en savoir plus (même si je savais déjà qu'au final, Wolverine gagnerait), et tournai le coin de la page. Je n'eus le temps que de voir la première case où il chargeait avec la pause typique, toutes griffes dehors, avant qu'une main ne s'empare brusquement de ma BD.

- Hé! M'écriai-je, outré.

Miguel m'ignora et la jeta sans plus de façon sur mon lit où elle atterrit dans un beau désordre qui suggérait que je retrouverais en la reprenant plusieurs pages froissées.

- T'es con ou quoi? Elle m'a coûté une fortune!

Mon frère ricana et croisa les bras.

- T'en fais pas, tête de nœud, c'est que du papier. Maman nous appelle, en passant. Le dîner est prêt.

- J'ai pas faim. Maugréai-je en me relevant dans l'intention de reprendre ma bande dessinée.

Miguel fit claquer sa langue d'agacement et m'empoigna par le col de mon t-shirt pour me tirer derrière lui. J'eu beau protester et ruer, il faisait un bon demi-mètre de plus que moi et ses bras étaient aussi gros que mes cuisses.

Je détestais Miguel!

En plus d'être beau gosse et d'avoir une copine, il en était déjà à sa deuxième année de fac en gestion de commerce et ses professeurs le recommandaient chaudement pour un stage en avril prochain. Si au moins il avait pu être bête! Mais bien évidemment, c'était une tête studieuse en plus d'avoir une belle gueule. Sélection naturelle pourrie!

- Grouille! M'apostropha-t-il en me poussant dans le couloir.

- Ça va! Lâche-moi!

Je pris le temps de défroisser mon t-shirt et de lui jeter un regard dédaigneux, mais Miguel ne portait aucune attention à ma personne. Il passait déjà devant moi dans les escaliers en appelant maman à tue-tête pour savoir ce qu'il y avait au dîner. Insulté qu'il m'ignore de la sorte (je regrettais presque de ne pas l'avoir engueulé), j'entrepris la descente des marches plus lentement, histoire de faire languir la famille.

Dans la cuisine, mon père et Miguel remplissaient les assiettes et maman mélangeait la purée pour Cassie. Celle-ci gazouillait en battant des pieds dans sa chaise-haute, tentant sans grand succès d'éviter les chatouilles de Maude.

- Te voilà! Fit ma mère en me voyant enfin arriver. Aide à mettre la table, veux-tu?

Haussant les épaules, je pris les assiettes pleines sur le rebord du comptoir pour les poser sur la table. Papa remis les couvercles sur les marmites et Miguel sorti une poignée d'ustensiles sans que personne ne le lui ait demandé. Énervé par sa stupide bonne volonté, je m'assis en tirant bruyamment ma chaise sous moi, ce qui me value un regard de reproche de ma mère.

- Quoi? Fis-je.

- On soulève les chaises, Gaby. Tu vas égratigner le parquet en faisant ça. Tu le sais bien, pourtant!

Elle m'observait, sourcils froncés, comme si je venais de commettre un impair! Me renfrognant, j'entrepris, maussade, de me servir une part de salade. Je grimaçai en constatant que mon père y avait ajouté des échalotes et les poussai sur le bord de mon assiette.

- Dégueu... Marmottai-je, pas assez fort pour être entendu, cependant.

Je détestais les échalotes. Je n'en mettais jamais lorsque je cuisinais, ce qui arrivait rarement lorsque nous étions tous présents. J'aimais faire la cuisine, mais je ne partageais pas les mêmes goûts culinaires que le reste de ma famille, alors je me contentais en préparant de petits plats pour le lycée.

Bientôt, les bruits d'ustensiles se mêlèrent aux conversations : ma mère qui s'informait des progrès de Miguel à l'université ou mon père qui racontait une anecdote de son boulot. Même Maude, du haut de ses onze ans, avait un truc à conter.

Moi, la seule chose à laquelle je pensais était d'engouffrer mon repas et de ficher le camp de la cuisine au plus vite, en sachant pertinemment que maman ne me laisserait pas partir avant de m'avoir fait laver la vaisselle.

- Et toi?

Je relevai la tête, la bouche pleine.

- Hein?

- Tu as passé une belle journée? Me demanda papa.

- Ouais...

Je recommençai à manger, mais le silence qui se poursuivit fini par me taper sur les nerfs et je grognai vaguement que j'avais mangé avec des potes à moi, ce qui était totalement faux. Apparemment satisfaits, mes parents se remirent à parler et je retombai dans l'oubli jusqu'à ce que je termine mon repas.

Ma mère avait les yeux agrandis de stupeur et mon père fronçait les sourcils tandis que Miguel et Maude m'observaient tous deux.

- T'es un vrai porc! S'esclaffa soudain mon frère.

Je regardai brièvement son assiette et vit qu'il en restait plus de la moitié.

- J'avais faim.

Je me levai rapidement et voulus remonter, mais maman m'interpella :

- Où crois-tu aller comme ça?

- Dans ma chambre.

- Tu as la vaisselle à nettoyer, me rappela-t-elle, comme si j'en avais quelque chose à faire.

- Désolé, j'peux pas.

- Gaby! Gabriel! Cria-t-elle tandis que je montais les marches quatre par quatre, en m'aidant de la rampe en bois.

Je fermai la porte derrière moi dans un claquement, m'empressai de mettre mes écouteurs et de monter le volume au maximum. Je m'installai sur la moquette grise au pied de mon lit et repris ma BD en jurant; les pages étaient toutes froissées.

Crétin de Miguel!

Mais bientôt, je me perdis à nouveau dans l'histoire et oubliai les pages pliées que j'avais de toute façon déjà dépassées. Lorsque la porte s'ouvrit sur ma mère, je fis semblant de ne pas l'avoir vue et poursuivis ma lecture.

- Gaby, m'appela-t-elle.

Elle eu un vague coup d'œil pour les vêtements empilés sur ma chaise de bureau et la pile de bandes dessinées qui traînait sur le second lit de la pièce. Lorsqu'elle poussa du bout du pied une chaussette sale, je ne pus feindre davantage l'ignorance et reposai ma revue puis enlevai mes écouteurs.

- Quoi, encore? Soupirai-je.

Je regrettai presque aussitôt, parce que l'expression de son visage changea et qu'une unique ride se forma au milieu de son front, signe qu'elle était furieuse.

- Un autre ton avec moi, Gabriel Cantal.

Je retins de justesse un autre soupir. Quand elle était contrariée, elle m'appelait toujours par mon nom complet, ce que je détestais. À l'école, même les professeurs m'appelaient Gaby.

Je m'excusai, même si j'avais plus envie de lui hurler dessus, parce que c'était ce qu'elle attendait pour se calmer et que je n'avais pas envie d'un sermon interminable. Elle comme moi n'avions pas la patience de nous engueuler.

- Pour ce soir, ton père et Maude se sont occupés de ranger la table et de nettoyer la vaisselle, mais je te préviens que ce genre de comportement ne se reproduira pas. Tu m'as compris?

Comme je ne répondais pas, elle répéta sa dernière phrase.

- J'ai compris, c'est bon! J'suis pas sourd! M'emportai-je. Putain, pourquoi vous êtes toujours sur mon cas!

Cette fois, ce furent ses narines qui frémirent de rage.

- Très bien, fit-elle.

Et elle tourna les talons rageusement. Avant de claquer la porte derrière elle, elle me lança :

- Ce soir, tu me fais ta chambre sans faute. Demain matin Élia arrive et je ne veux pas qu'elle soit obligée de camper dans une porcherie.

- Mmh... Fis-je en reprenant ma BD.

- Je te préviens, si ce n'est pas fait, je m'occuperai moi-même de toutes ces revues!

La porte se referma si fort que le calendrier à l'arrière tomba de son crochet.

Je restai figé, soufflé par sa menace et fixai le dos de la porte comme si je pouvais voir au travers.

Elle ne le ferait pas réellement, pas vrai?

Pour plus de sûreté, j'abandonnai ma lecture et entrepris la pénible tâche de plier mes vêtements, d'ouvrir mes tiroirs et de les y ranger. Puis je passai ensuite en revue les BD que je n'avais pas encore lues ou que je relierais très probablement et fourrai celles qui ne m'intéressaient pas dans la bibliothèque, un peu pêle-mêle. Avec un râle, je m'abaissai pour ramasser mon lavage et mis le tout dans le panier. Peu de temps après, Maude entra sans frapper, ce qui lui valu un regard noir, mais elle s'excusa d'un petit sourire et me tendit une pile de draps propres.

- Maman veut que tu changes tes draps et que tu fasses l'autre lit pour la fille.

« La fille », c'était ainsi que Maude appelait Élia. Elle prenait plutôt mal l'arrivée soudaine de cette étrangère dans notre famille. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi, surtout que c'était dans ma chambre qu'elle allait dormir parce que dans celle de Cassie et de Maude il n'y avait pas assez de place et qu'à vingt-et-un ans, mes parents voyaient mal Miguel dormir en compagnie d'une adolescente de dix-sept ans d'autant plus qu'il avait une copine qui venait passer une nuit ou deux par semaine à la maison. C'était donc à moi de devoir partager ma chambre. J'espérais qu'elle n'allait pas se mettre en tête de placarder des affiches d'acteurs sur les murs et si elle se plaignait de l'odeur... Eh bien, elle n'aurait qu'à dormir avec un pince-nez! Je devais avouer qu'à moi non plus la perspective de vivre avec une étrangère ne me réchauffait pas vraiment le cœur. Le seul avantage à cette situation que je parvenais à voir, c'était qu'elle était une fille. Et que je dormirais dans la même pièce qu'elle. Peut-être serait-elle-même jolie?

Allez savoir pourquoi, je m'imaginais que toutes les irlandaises étaient rousses et couvertes de taches de rousseur avec une peau laiteuse et de petites lèvres minces.

Lorsque j'eus terminé de faire les lits, Maude vint s'asseoir sur le mien et prit une BD, la feuilletant d'un air ennuyé.

- T'aime vraiment ça c'est trucs-là?

Agacé, je la lui repris et la rangeai.

- Je ne les lierais pas si je n'aimais pas ça, idiote.

Elle rit, peut-être de moi, allez savoir ce qu'une gamine pouvait bien penser de son grand frère!

- Tu es drôle.

J'eus un sourire pour elle et vint s'asseoir à ma droite.

- Tu es bien la seule à le penser.

Parfois, Maude me surprenait par sa façon de penser et d'agir. Elle était bien plus mûre que son âge le laissait paraître.

- Maman et papa se sont disputés après le souper, me confia-t-elle enfin.

Je connaissais la cause de leur discorde et le petit pincement au cœur que j'en ressentis me rendit furieux.

- Et alors?

Cette fois, elle me regarda franchement et je pus lire dans son regard qu'elle était peinée par mon attitude. Mais je n'y pouvais rien, c'était plus fort que moi! Maude se leva, pris les draps sales et me dit juste avant de sortir :

- Demain, papa ira la chercher. J'espère qu'elle sera laide.

Elle referma la porte derrière elle et je ne pus que fixer le mur, abasourdis.

Maude me surprenais, mais la plupart du temps, elle me foutait une trouille de tous les diables!

Je pensais bien m'être endormi aux alentours de deux heures du matin, une bande dessinée entre les mains, parce qu'à la sonnerie du cadran, en tournant la tête, j'entendis du papier se chiffonner sous moi. Jurant, je soulevai les couvertures pour découvrir ma revue froissée et déchirée. Je n'eu pas vraiment le temps de m'apitoyer sur son sort. La porte de ma chambre s'ouvrit sur Miguel. Il avait une serviette enroulée autour des hanches et se brossait si vigoureusement les dents qu'il se mettait du dentifrice partout autour de la bouche.

- 'rouilles, la 'ille arrive. Me dit-il avant de disparaître.

Je me souvins brusquement que c'était ce matin qu'elle arrivait. Lorsque nos parents nous avaient annoncé qu'elle allait emménager chez nous, ils nous avaient expliqué que c'était dû à un problème d'argent dans sa famille. Son père avait eu Élia avec une autre femme, mais la sœur de mon père l'avait aussitôt adoptée comme si elle était son propre enfant. D'après ce que j'avais pu comprendre de l'histoire, elle avait déménagé en Irlande après y avoir rencontré le père d'Élia, à Dublin. Ma tante était morte presque dix ans plus tôt et Élia avait été élevée par son géniteur dont la compagnie avait fait faillite. Je la plaignais un peu, ne serait-ce que par politesse, mais c'était tout. Tant qu'elle gardait ses problèmes pour elle, je n'aurais aucun problème à supporter sa présence. Du moins l'espérais-je.

Rapidement, je refis mon lit, rangeai ma BD dans un racoin de ma petite bibliothèque et ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce puis m'empressai d'aller m'enfermer dans la salle de bain avant Maude, lui passant juste sous le nez.

- Désolé! Fis-je en fermant la porte rapidement.

Je la verrouillai puis me défit de mes vêtements et ouvris la douche. L'eau chaude coula dans un puissant jet et je m'empressai de courber la nuque, soupirant de bien-être, les yeux fermés. Au bout de cinq minutes, je m'activai rapidement et me lavai, mais lorsque je senti sous mes doigts une longue striure boursoufflé, je ralenti et passai doucement la main sur ma cicatrice, les yeux délibérément posé sur la céramique du mur devant moi. Je ne voulais pas la voir, mais je ne parvenais pas non plus à l'ignorer totalement. Je ne savais de sa provenance que ce qu'on m'avait raconté à l'époque où je m'étais réveillé à l'hôpital, mais je me doutais qu'il s'agissait de quelque chose de plus grave qu'un simple accident de voiture. Peut-être était-ce une partie de la vérité, mais il manquait un énorme trou dans ma mémoire et chaque fois que j'apercevais dans un miroir cette balafre, un frisson de terreur me parcourait l'échine et j'étais pris de vertiges.

- Gaby, dépêche-toi!

Sursautant à la voix de ma mère, je m'arrachai à mes pensées et me rendis compte que j'avais fermé les yeux et que je me soutenais d'un bras contre le mur, les jambes trop flageolantes pour m'assurer un réel équilibre. Soudainement, l'eau était trop chaude, la salle de bain trop humide et j'avais du mal à respirer. Je terminai rapidement mes ablutions et ne pris que le temps que de me brosser les dents en vitesse et de m'enrouler le corps d'une serviette avant de sortir. En comparaison à la pièce surchauffée, ma chambre était fraiche. Je m'accordai un moment pour reprendre mes esprits, puis je m'essuyai et allai fermer la fenêtre, cette fois en frissonnant de froid. J'enfilai rapidement un jeans usé, un chandail à manche longue sous un vieux t-shirt délavé que je portais depuis mes quatorze ans. Il semblait avoir grandi avec moi parce que le col me tombait presque sur une épaule et que les manches m'arrivaient aux coudes. Autrefois noir, il était maintenant grisâtre et le logo de Batman était craquelé et presque invisible. Les cheveux encore humides, je descendis à la cuisine et m'emparai d'un muffin sur le buffet et bus à même la pinte de lait avant que ma mère ne descende. Miguel me vit, mais ne fit pas de commentaire. En le voyant attablé, je remarquai qu'il était rasé de frais, qu'il portait ses nouveaux jeans et même sa montre en or offerte par nos parents l'an passé.

- Dis donc, tu pars pour un concours de mode? Me moquai-je.

Il me regarda de haut en bas, dédaigneux.

- Et tu as l'intention de passer ta journée dans une poubelle?

Je me renfrognai et allai répliquer lorsque Maude nous rejoignit. Elle se tartina sans un mot une tranche de pain avec du beurre de cacahuètes et l'engouffra rageusement. Miguel et moi nous regardâmes, surpris par sa mine. Une Maude de mauvaise humeur le matin était aussi probable que du verglas en été : possible, mais rare.

- Tu as mal digéré ton repas d'hier?

- La ferme! Siffla-t-elle.

- Maude, je te reprends à parler comme tes frères et je t'envoie dans ta chambre. Fit ma mère en descendant, Cassie entre les bras.

Cette dernière chignait légèrement, sans doute affamée.

En voyant l'expression de ma sœur, je craignis qu'elle ne répète sa phrase, mais elle s'en abstint, heureusement.

Elle était vêtue d'une jupe et ses cheveux étaient même nattés. Sans doute avait-elle cédé sous l'insistance de maman, d'où son humeur de chien. Cette dernière m'accorda un regard découragé lorsqu'elle me vit engoncé dans mes frusques, mais préféra ne pas aggraver la situation. J'étais sans doute le seul de la maison à oser lui tenir tête en ce qui avait trait à la mode.

Nous venions de terminer la vaisselle lorsque nous entendîmes la voiture de papa se garer dans l'entrée.

- Bon, tout le monde un sourire et soyez gentil!

Maude et moi nous regardâmes, hésitant entre pouffer devant sa fébrilité ou se renfrogner. J'optai pour le second choix et elle ne mit pas longtemps à m'imiter. Nous suivîmes Miguel et maman à l'extérieur. La journée promettait d'être belle et plutôt tiède. La porte côté conducteur s'ouvrit et papa sortit de la voiture pour aller directement ouvrir le coffre et en sortir deux valises plus petites que ce à quoi je me serais attendu pour une fille. Même moi, en sachant que j'allais probablement vivre chez des étrangers pour une durée indéterminée, j'aurais emporté plus de choses.

En tournant légèrement la tête, je vis ma mère sourire de toutes ses dents, Cassie entre les bras. Miguel ressemblait, comme d'habitude, à un mannequin souriant pour une pub de dentifrice et Maude plissait les yeux, curieuse malgré elle. La porte s'ouvrit enfin et la silhouette qui en sortit était bien plus grande qu'elle n'aurait dû l'être pour une fille en temps normal! J'hoquetai, choqué.

Élia était un mec!

Ma mère et les autres étaient dans le même état que moi, sans parler de mon père qui affichait encore une mine hagarde. Puis, Maude poussa une exclamation étouffée de joie et je la vis sourire, satisfaite comme si elle venait de remporter une compétition sportive.

- C'est... Hum... Élia, c'est ça? Fit ma mère lorsque le garçon arriva à sa hauteur.

Enfin, garçon était un doux euphémisme. Il était juste un peu plus petit que mon frère, mais plus mince avec une ossature plus raffinée et des épaules moins larges. À côté de lui, Miguel donnait, pour une fois, l'impression d'être un fanatique de la gym, trop gonflé avec trop de muscles partout. Sans être délicat, Élia avait cependant une musculature effilée, presque nerveuse, et sa démarche était féline, avec de grandes enjambés.

Il avait d'épais cheveux noirs ondulés qui lui tombaient en mèches folles sur le front et les oreilles, et les yeux les plus cinglés que j'aie jamais vu! Ils étaient d'un vert brillant, effilés comme des dagues. Si un regard avait pu tuer un jour, c'était celui-ci. Il n'avait rien d'accommodant malgré la pâleur de sa peau et la finesse de ses traits. Je reculai instinctivement lorsque ses yeux se posèrent sur nous. Il me foutait la trouille!

- Élia MacCárthaigh, se présenta-t-il, mais ça se prononce McCarthy dans ce coin.

« Ce coin » était deux fois plus grand que son petit pays de farfadets et d'arc-en-ciel, au cas où il ne l'aurait pas encore remarqué. En arrivant à notre hauteur, papa posa les valises et fit un sourire hésitant à Élia.

- Eh bien, rentrons!

Dans la cuisine, ma mère annonça qu'elle allait lui préparer un petit quelque chose à se mettre sous la dent pendant que j'allais l'aider à monter ses bagages. J'entendis vaguement Maude annoncer qu'il lui faisait peur et Miguel répliquer d'un « chut » aussi discret qu'un sifflement de bouilloire.

Au moment où je prenais la poignée de la première valise, Élia me l'arracha pratiquement des mains.

- C'est bon, fit-il, montre-moi juste où je dors.

Je serrai les dents pour me retenir de répliquer qu'il n'était pas chez lui et pris les devants.

- Ton lit, lui montrai-je.

Il posa ses valises dessus et se tourna, inspectant la pièce sans changer d'expression. J'avais l'impression d'être jaugé et je n'aimais pas ça.

- Alors, ton côté et le mien. Tant que tu restes du tien et que tu me fiches la paix, tout ira bien.

Élia suivit des yeux la ligne imaginaire que je lui montrais et esquissa un rictus en coin.

- T'inquiète, les « fils à papa » ne m'intéressent pas.

Pris au dépourvu, je ne trouvai rien à répliquer à cette phrase que je ne comprenais pas et préférai me la jouer cool. D'un haussement d'épaule, je poursuivis :

- Si tu veux prendre ta douche, c'est la deuxième porte à la droite dans le couloir. On est limité en eau et en temps, alors essaies de ne pas traîner. Les autres pièces sont les chambres de Cassie et Maude, Miguel et mes parents. Pour le reste, demande à mes parents.

Élia observait toujours la pièce, l'air amusé de découvrir mes affiches de super héros et de groupes de musique et mes innombrables bandes dessinées. Je ne sais trop pourquoi, il me donnait l'impression d'être un gamin de douze ans étudié par un adulte indulgent. Il voulut ramasser ma BD chiffonnée, mais comme lui auparavant, je la lui arrachai des mains.

- Touche pas à ça! Ton côté, le mien. Tu piges?

De nouveau, il eut cette espèce de ricanement ironique qui me donnait froid dans le dos. J'avais plutôt hâte qu'il descende à la cuisine et qu'il me fiche la paix. Ce mec avait quelque chose de malsain en lui, une espèce de violence mal contenue, et je ne tenais pas particulièrement à en découvrir la cause.

Enfin, ma mère l'appela et il sortit sans un mot et sans un regard pour moi. Le dos de son chandail à col roulé remarquai-je, surpris, représentait l'esquisse d'une tête de squelette avec des cornes de bélier, brodé en gris, noir et beige. Il moulait son torse et ses bras et je suivi des yeux sa silhouette mince jusqu'à ses hanches. Sa ceinture était cloutée et il portait des jeans bleu foncé. Il avait un style à la fois provocateur et classique que je lui enviais. Pour ma part, j'avais trop peu d'estime pour mon apparence pour avoir l'audace de porter de tels vêtements.

Lorsqu'il eut disparu de ma vue, je me passai une main dans les cheveux, las, et me laissai tomber sur mon lit. J'étais terriblement épuisé et mon insomnie de la nuit dernière n'avait en rien arrangée les choses.

Me tournant sur le côté, je serrai le coin de mon oreiller et fermai les yeux. Peut-être qu'ainsi, je parviendrais à me reposer un tout petit peu...