En sortant de la salle de bain, la jeune fille était résolue à savoir, elle se sentait prête à entendre ce que Simon voudrait bien lui dire. Mais arrivée dans le salon, elle perdit toute sa résolution devant tous ceux qui s'y trouvaient soudain. Le professeur était là, dans le salon, assis avec deux hommes et une femme, penchés sur quelque chose sur la table basse. A table, plusieurs personnes mangeaient avec appétit, dont une femme gigantesque qui sortait tellement du lot que Cellys passa plusieurs instants à la dévisager très impoliment. Dans la cuisine, Maria faisait du café et beurrait des tartines. A gauche de l'entrée où se tenait Cellys, elle repéra une petite fille blonde en pyjama, à l'air ensommeillé, qui se cachait derrière le mur décoratif et ayant l'air aussi hésitant qu'elle-même. Cela lui sembla le meilleur endroit où aller, et elle la rejoignit, s'accroupissant pour se mettre à sa hauteur et lui faisant un grand sourire.

- Bonjour ! Tu as bien dormi ? Je m'appelle Cellys, et toi ?

- Arian, répondit-elle d'un ton hésitant.

- Arian ? Mais c'est un nom de garçon, ça !

- Ben je suis un garçon !

La jeune fille lorgna sur le pyjama rose, la bouille de fillette et la voix trop aiguë, mais décida qu'il ne valait mieux pas poser trop de questions. Va pour un garçon.

- Il y a beaucoup de monde, hein ?

- Oui, mon papa est là-bas mais il est en réunion !

Comme Arian pointait du doigt le groupe de Simon, prise de curiosité, elle demanda :

- C'est lequel ton papa ?

- C'est celui avec la veste blanche !

- C'est Simon ?

- Ben oui !

Élément inconnu de la vie du professeur ninja : plus un.

- Tu veux qu'on retourne dans la chambre en attendant qu'il y ait moins de gens ?

- C'est toi qui a dormi dans le lit de maman ?

- Heu... oui, répondit Cellys puisqu'il n'y avait que deux lits dans la chambre.

Papa ? Maman ? Qu'est-ce que ça signifiait ? Est-ce qu'il lui avait raconté n'importe quoi, ou est-ce que cet étrange gamin(e ?) avait été adopté par les gens de cet étrange appartement ?

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Après avoir ouvert les volets et fait un peu de place sur le lit de maman, Ils s'installèrent pour discuter. Arian passa notamment un bon moment à lui montrer chaque peluche et poupée par son nom. Il devait avoir quatre ou cinq ans, pas plus. Au bout d'un moment, il se dévissa le cou pour la regarder de plus près et demanda :

- Pourquoi tu es si triste ?

Prise de court et se demandant si ça se voyait tant que ça, Cellys répondit maladroitement :

- Parce que ma meilleure amie est... partie.

- Elle est morte ?

- Oui.

- Alors dis qu'elle est morte. Si elle est partie, elle peut revenir. Mais là elle ne reviendra plus.

Cellys sentit les larmes lui monter aux yeux et lutta farouchement pour les ravaler. Pas question de pleurer devant ce petit bout de chou.

- Je suis grand, tu sais. Je comprends tout. Ce n'est pas grave si tu es triste, lui dit alors Arian d'un air très sérieux.

Tandis que Cellys cherchait quoi lui répondre, la porte s'ouvrit, ce qui eut pour effet de faire bondir la jeune fille au plafond – et elle s'écrasa l'occiput contre le mur. Simon entra dans la chambre et Arian courut vers lui.

- Salut pitchounet, déjà réveillé ? Pardon Cellys, je t'ai fait peur.

- Ne t'inquiète pas, marmonna-elle en se frottant la tête. C'est à toi, ça ?

- Hé oui ! C'est ma... mon fils.

- Mais tu...

- C'est mon fils, répéta fermement le professeur en se penchant pour le prendre dans ses bras pour couper court à toute autre question. Allez viens, on va aller s'habiller et prendre le petit déjeuner, ok ? Cellys, je t'ai trouvé une chambre libre, je te la montre après. Tiens-moi ça.

Une fois le petit changé et coiffé, ils repassèrent dans le salon, qui heureusement s'était un peu vidé. Il restait seulement Maria et un homme en grande conversation à table, et un type enroulé dans une grande écharpe bleue, qui fumait dans le salon en soufflant la fumée dans la cheminée, l'air pensif. Ils optèrent pour la cuisine et Simon posa son chargement gigotant sur le plan de travail avant de commencer à sortir des ingrédients du frigo.

- Salade composée et jambon, ça vous va ?

- Ouiii ! s'écria Arian, perché sur le meuble et occupé à en répandre les miettes au sol.

Cellys acquiesça à son tour et s'avança pour aider.

- Je peux en avoir aussi, mon lapin ? fit une voix derrière elle.

- Bien sûr, mon rayon de soleil, répondit Simon sans se retourner.

Contrairement à la jeune fille qui fit volte-face avec tant de violence qu'elle faillit cogner Arian. Elle se trouva face à celui qui discutait avec Maria plus tôt : un homme de stature moyenne, à peine la trentaine, blond, à la peau mate de celui qui passe son temps dehors, qui respirait la chaleur et la joie de vivre. Il était loin de paraître menaçant et Cellys se détendit instinctivement en le voyant.

- Bien le bonjour, mademoiselle. Je vous ai fait peur ?

- Ne l'embête pas, Suliac. Elle en a vu de dures ces derniers jours.

- Bien le bonjour, monsieur le soleil de Simon. Je m'appelle Cellys, rétorqua-t-elle avec son plus beau sourire, avant d'effectuer une courbette.

- Je sens qu'on va s'entendre, dit-il en lui faisant un baisemain et un clin d'œil.

- Venez manger la salade au lieu de batifoler, intervint Simon en prenant le saladier.

Chacun s'assit à table, et le repas improvisé mais cordial fut vite englouti. De temps à autre, la jeune fille surprenait des échanges de regards entre Simon et le nouveau venu qui lui faisaient plisser les yeux. Et les surnoms plus tôt ! S'agissait-il d'un amant, ou même peut-être du petit ami attitré ? C'était malpoli de s'interroger sur ce genre de chose, mais l'esprit adolescent de Cellys ne pouvait s'empêcher de s'imaginer la vie de celui qu'elle pensait être un simple conseiller d'orientation. Et actuellement sa seule ancre stable.

Cependant, il lui apparut vite que Suliac cherchait surtout à donner ce qui semblait être des nouvelles confidentielles à Simon, et que ce dernier tentait de l'en empêcher « devant les enfants ». Elle attendit donc qu'Arian ait finit son assiette, et l'entraîna vers le salon après avoir déniché des yaourts dans le frigo. Le fumeur était parti quelque part dans l'appartement mais une légère odeur de tabac et de vieux cuir subsistait autour des canapés. Sous la table basse, elle dénicha des jeux et des livres, et entreprit de faire prendre le dessert à l'enfant pendant qu'elle lui faisait la lecture. Mais c'était un recueil de contes, plutôt long et pas beaucoup illustré, trop avancé pour un petit lecteur de cinq ans... quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle constata qu'Arian lisait en même temps qu'elle, et même lisait maintenant tout seul, absorbé par les contes, son yaourt vide délaissé à côté. Il savait lire ? Elle avait du se tromper sur son âge.

- Je vais là-bas, d'accord ?

- Hum.

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Se levant doucement, elle le laissa à son livre et retourna s'asseoir avec les adultes, qui se turent aussitôt qu'elle s'assit en face d'eux. Croisant les bras sur le verre de la table, elle les lorgna tout deux d'un air décidé.

- Simon. Dis-moi ce qui se passe ici. Qui nous a attaqués à l'école ? Pourquoi est-ce que Tayna...

Elle s'interrompit, incapable de continuer, la gorge nouée. C'était trop récent. Le professeur se gratta la nuque, mal à l'aise, mais Suliac se renversa contre son dossier en croisant les jambes.

- Vas-y. Elle peut savoir.

- Ok... eh bien, par où commencer... le type qui était dans mon bureau, nous pensons qu'il cherchait des infos sur cet endroit. Il savait que je n'y étais pas, et il ne s'attendait pas à y croiser deux écolières.

- Une seule... il ne m'a pas vue, souffla la jeune fille.

- Bon à savoir, nota Suliac.

- Bien sûr... sinon tu aurais subi le même sort que ton amie. Je suis vraiment désolée, Cellys, je n'aurais jamais pensé que ça prendrait de telles proportions... sinon j'aurais quitté mon poste. Qu'on s'en prenne à moi à l'école...

- Et... il a trouvé ?

- Non, bien sûr. Je n'ai mis cette adresse nulle part par écrit, et de toute façon je pense que je suis arrivé trop rapidement pour qu'il trouve quelque chose.

- Et surtout, de toute façon, il est mort...

- Mort ? clama Suliac en se redressant. Tu ne m'a pas dit ça !

- Plus précisément, répondit Simon en levant la main, il a sauté par la fenêtre. Elle l'a vu faire, c'est pour ça.

- Oh !

Cellys fronça les sourcils. Qu'est-ce qu'ils racontaient ? Elle se sentait mise à part, mais elle refusait de laisser ce sentiment la plonger dans la timidité et l'effacement. Et la peur. Elle voulait comprendre. L'assassin de Tayna ! Devant ses yeux déterminés, Simon soupira.

- Il n'est pas mort en sautant par la fenêtre... parce qu'il n'est pas tombé.

- Alors il s'est envolé avec ses petites mains en battant des bras ? ironisa la jeune fille.

Simon et Suliac échangèrent un regard, et le blond reporta son attention sur elle.

- C'est... ce que nous pensons.

Elle les observa tous deux à la recherche d'une trace de plaisanterie, mais n'en trouva aucune. Ils étaient tous deux très sérieux. Derrière elle, Arian, par contre, éclata de rire en lisant, ce qui acheva de rendre l'ambiance très étrange.

- Ce qui est d'ailleurs très inquiétant, soupira Simon à l'adresse de son compagnon. Jusqu'ici, aucun n'avait fait montre de ce genre de pouvoir... à moins qu'il ne s'agisse pas d'eux ?

- Des pouvoirs ? s'exclama Cellys. Des gens qui volent ? Ça n'existe pas ! Soyons sérieux, il a tué Tayna, bons sang ! Ce n'est pas le moment...

Elle se tut en voyant Simon se lever d'un air résigné.

- Allez, viens avec moi.

Il partit en direction du couloir et Cellys lui emboîta le pas, constatant qu'elle devait forcer l'allure pour arriver à suivre sa démarche. Lui qui était normalement si calme, elle avait l'impression de le voir pour la première fois sous son vrai visage : cette expression dure, cette démarche ample et rapide, cette assurance qu'il dégageait. Intimidée, elle n'osa plus poser de questions tandis qu'il s'enfonçait dans les méandres de l'appartement, avant de s'arrêter finalement au bout d'une intersection, devant une porte où était accroché un oiseau en papier. Il y entra et en ressortit si vite que la jeune fille ne put rien voir de l'intérieur ni esquisser un geste pour le suivre. Ils rebroussèrent chemin. A son bras, une vieille veste violette, un vêtement bizarre qui rappelait quelque chose à Cellys...

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De retour dans le salon, au lieu d'y pénétrer, il suivit le mur décoratif vers l'entrée et ils arrivèrent sur la droite dans une pièce ouverte. Elle était très peu meublée, et il y avait surtout des bancs de cuir poussés contre les murs et des portes qui laissent penser que des rangements tapissaient l'endroit. Une énorme horloge antique battait discrètement les secondes à gauche. En face d'eux, encore une verrière à la place du mur extérieur. L'appartement faisait manifestement l'angle du bâtiment... sur les bancs, des papiers, livres et vêtements jonchaient tant le sol que les surfaces disponibles, de tous types et de toutes les couleurs. Ce n'était pas sans rappeler un certain bureau, désordre qui détonait par rapport au reste du logement, lui parfaitement rangé à tout moment.

Alors que Cellys levait un regard interrogateur vers son professeur qui était occupé à défroisser sa veste en faisant voltiger la poussière du vêtement, Suliac arriva derrière eux et s'accouda au chambranle d'un air moqueur, le bâton d'une glace coincée dans la bouche comme une cigarette.

- Tu vas faire ça sans le fédora ? Et ton brushing ?

- Ça changera plus rien, grommela Simon en frottant ses cheveux ébouriffés.

- Un fédo-quoi ? demanda la jeune fille.

- Son chapeau de vieux, là, il ne le porte pas à l'école ou quoi ? Un truc comme... comme ça !

Il s'avança dans la pièce et ramassa un chapeau beige, aux rebords moins larges que celui d'un cow-boy, mais avec le même genre de forme dans la partie haute.

- Ah, mais si ! s'écria-t-elle. Des fois, quand il part, il le met.

- Je suis là, hein, signala Simon en enfilant la veste.

Cellys la reconnut à ce moment-là. Elle était posée sur le dossier de sa chaise de son bureau, cet habit improbable, une espèce de mélange entre un manteau long et une redingote, mais violet foncé. L'arrière était élégamment fendu en deux endroits et l'intérieur noir semblait doublé de soie. La jeune femme attendit un commentaire sarcastique du blond sur cet accoutrement abracadabrant, mais ce dernier semblait attendre quelque chose.

- Plus de questions ? gloussa Simon en se tournant pour qu'elle puisse l'admirer.

- Ce... ça se passe de questions, là.

- Alors ouvre grand les yeux.

Il se dirigea vers la baie vitrée et monta sur quelque chose que Cellys n'avait pas remarqué : un cube noir d'à peu près un mètre de côté, posé au centre exact de la paroi transparente, depuis lequel il fit coulisser une partie centrale de la du verre. Un courant d'air frais se mit à circuler dans la pièce. Inquiète, Cellys s'approcha, mais avant qu'elle ne puisse l'atteindre, Simon lui fit un signe de la main et se laissa tomber en arrière, dans le vide.

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Avec un cri, la jeune fille bondit sur le cube et se pencha pour le voir : au lieu de tomber, il décrivit une courbe et commença à remonter vers le ciel. Abasourdie, Cellys ne pouvait effectivement qu'ouvrir grand les yeux tandis que devant elle, Simon était bel et bien en train d'évoluer dans les airs comme s'il pouvait surfer sur le vent, esquivant les drones et dispersant les oiseaux. Derrière lui, le manteau redingote battait dans le vent, les trois queues suivant chaque mouvement de son porteur. Il n'y avait pas de dispositif, aucun jetpack sur lui qui lui eut permis de faire cela sans qu'elle le remarque. Elle se tourna vers Suliac, qui était à côté d'elle, regardant dehors avec un sourire.

- Que... que... !

- Tu nous crois, maintenant ?

- Il vole ! glapit-elle en pointant de doigt l'extérieur.

- Hé oui, grâce à sa veste.

- C'est... un drone ?

- Tu connais un drone exosquelette aussi fin capable de soulever un humain, toi ?

Les tentatives de véhicules volants individuels en étant pour l'instant au stade des balbutiements, elle ne put que secouer la tête. Suliac lui prit la main et la fit descendre du cube : à sa place, Simon s'y posa avec autant de délicatesse qu'un papillon et se passa la main dans les cheveux.

- Beau temps pour voler, en plus. Il fait beau et c'est plein de thermiques, dit-il d'un air ravi, le visage rougi par le vent.

- Tu vois ? renchérit Suliac. Ton assassin, il s'est envolé. C'est tout.

- C'est tout... murmura Simon. C'est tout, mais c'est donc un pratiquant qui échappe au contrôle de Mushann. Ce n'est pas tellement anodin. C'est même du jamais vu.

- Tu voles ! Le type de l'autre fois vole ! Et toi aussi, tu voles ? s'exclama Cellys en se tournant vers le blond.

- Ah non, moi je ne vole pas. Je suis normal, moi. Enfin, presque, ajouta-t-il en lançant un clin d'œil à Simon par-dessus l'épaule de la jeune fille.

Sous le choc, celle-ci se laissa tomber sur un des bancs et se prit la tête dans les mains. Elle avait l'impression que son monde s'effondrait un peu plus chaque jour, et qu'elle allait bientôt faire pareil à ce rythme-là...

- Allez... fit la voix de Suliac à côté d'elle. Tu t'habitueras. Viens, je vais te montrer ta chambre. Il y a ton sac à dos dedans et des vêtements pour toi.

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La jeune fille se laissa tomber sur son nouveau lit et se plaqua l'oreiller sur le visage. M. Dell était donc un professeur ninja, gay, papa et, ah, aussi, il savait voler dans le ciel comme un oiseau. Qu'allait-elle découvrir demain ? Qu'il était agent secret au service du gouvernement ? Elle se sentait épuisée, et tout ce à quoi elle pensait, c'était la scène magique qui s'était déroulée sous ses yeux à peine quelques instants plus tôt. Simon, cheveux au vent, sa veste volant comme un étendard derrière lui, qui se laissait porter par l'air chaud de la ville en lui faisant signe. C'était proprement incroyable. Voler ! D'un coup, tous ses rêves d'enfant lui revenaient en mémoire, quand elle se voyait chevaucher les aigles ou les dragons comme dans ses dessins animés préférés, sentant les nuages sur son visage, faisant des cabrioles et des piqués grisants. Jamais elle n'aurait imaginé que maintenant, une douzaine d'années plus tard, elle aurait sous les yeux quelqu'un qui avait ce pouvoir. C'était tellement surréaliste... et merveilleux.

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Elle dut s'endormir, car lorsqu'elle ôta l'oreiller de son visage ainsi que les mèches brunes emmêlées de ses yeux, la pièce était baignée de la claire pénombre qui succède à un coucher de soleil. Elle se redressa en se frottant les yeux, et regarda autour d'elle. Ce n'était pas une très grande chambre, mais c'était son petit coin à elle, et c'était plus grand que celle de l'appartement qu'elle partageait avec son frère... son frère ! Elle ne lui avait pas écrit finalement, et il devait être inquiet qu'elle ne soit pas rentrée hier soir. Elle attrapa le portable qui traînait sur sa table de nuit et constata qu'effectivement, elle avait un message datant d'hier soir où il lui demandait si elle avait décidé de dormir chez une copine ou de sortir en boîte. Elle avait ensuite raté un appel de lui datant de ce midi. Qu'est-ce qu'elle allait lui raconter ? « je suis chez des gens bizarres mais ils me gardent en sécurité, je ne sais pas quand je vais ressortir, bisous » ? Elle médita sur divers scénarios qui n'allaient pas faire débarquer un Erwan fulminant ici, et finit par opter pour celui où elle était partie avec des amis en virée à la campagne dans un défi pour voir qui tiendrait le plus longtemps en camping. Elle continuerait à suivre les cours par correspondance. Elle donna une vague indication de lieu assez éloigné pour qu'il ne lui prenne pas l'envie de vérifier et éteignit l'écran, vaguement mal à l'aise de ce mensonge. Erwan était son gardien depuis si longtemps, il la protégeait et ferait tout pour elle. Mais pas cette fois... elle ne voulait pas qu'il lui arrive malheur.

Elle entendait du bruit et des discussions dans le salon, faiblement car l'appartement était bien isolé, même si elle était à côté de la chambre d'Arian. Il y avait au moins une douzaine de voix. Donc plein d'inconnus à affronter... et pas forcément des gens normaux comme elle. Ou en tout cas pas inoffensifs... manquant soudain de courage pour aller affronter tout ce monde, elle préféra pianoter et jouer sur son portable, jusqu'à ce qu'un petit tambourinement la tire de sa bulle. Quelqu'un était à la porte. D'une voix mal assurée, elle lança « entrez ! » et la porte s'ouvrit sur une silhouette dans la lumière du couloir.

- Eh bien, tu es dans le noir ? Je peux allumer ?

C'était la voix de Suliac. Rassurée, elle acquiesça et la lumière inonda la pièce.

- Je n'aime pas le noir. Mon truc à moi, c'est la lumière. Tu as faim ? dit-il en s'approchant d'elle.

Il tenait une assiette de spaghettis bien garnie en boulettes de viande et en fines herbes. Une odeur délicieuse précédait le plat, qui lui mit l'eau à la bouche.

- C'est l'heure de dîner, mais avec Simon, on s'est dit que tu n'aurais pas forcément envie de venir et que tout le monde te regarde comme une bête curieuse. Ils ne sont pas comme ça, cela dit. Tu aurais été traitée comme si tu faisais partie de la maison. Ce qui est un peu le cas, non ?

Il lui sourit et lui tendit des couverts : avec gratitude, elle entama le plat. Il était délicieux. Le blond continuait à faire la conversation sans faire mine de repartir, assis à côté d'elle sur le lit, alors elle l'écouta en mangeant avec appétit.

- Tu rates quelque chose. Mushann dîne ici ce soir. Il est très impressionnant, c'est une personne à voir au moins une fois dans sa vie ! Et il n'est pas souvent là.

- Mushann ? Simon a dit quelque chose à propos de lui tout à l'heure, non ? Qui est-ce ?

- Notre maître. Enfin, le chef de la bande, quoi.

Il s'était rattrapé, mais le respect avec lequel Suliac avait dit ces deux premiers mots ne faisait aucun doute, ce qui contrastait avec une personnalité que Cellys trouvait plutôt décontractée jusqu'ici. Il resta un moment songeur, puis releva la tête et lui sourit, comme s'il était plongé dans ses pensées une minute plus tôt. Cherchant quelque chose à dire, la jeune fille demanda au hasard :

- Il y a beaucoup de gens... comme Simon ici ?

- Des gens bizarres, tu veux dire ? Il n'y a que ça ! Beaucoup habitent ici, donc tu finiras par tous les croiser à un moment ou un autre.

- Il y en a d'autres qui savent voler ?

- A ma connaissance, non... Simon est le seul à savoir utiliser sa veste. Enfin, maintenant, il y a aussi le malade, là, qui vole. Celui de l'école.

- Alors qu'est-ce qu'ils... font ? interrogea la jeune fille.

- Des tas de trucs ! répondit-il en se calant contre le mur. Notamment, on est tous assez bons en combat rapproché ici, comme Simon, duquel tu as eu une démonstration du talent. Ça sert... Mais chacun a un petit quelque chose en plus qui le rend spécial...

Il se redressa soudain et claqua des mains.

- D'ailleurs, quand je te disais que je suis presque normal, c'est vraiment presque ! Mon petit truc à moi est assez cool. Je te montre ?

Cellys hocha vigoureusement la tête. Elle avait hâte de voir quelque chose d'autre d'incroyable ! Suliac lui adressa un sourire rayonnant et ferma les yeux. Il porta les mains à sa bouche comme s'il voulait les réchauffer par temps froid, resta ainsi quelques instants puis, les yeux mi-clos, posa ses paumes de chaque côté du cou de la jeune fille. Elle tressaillit mais resta immobile.

Ses mains étaient brûlantes... Une bonne chaleur, une chaleur exquise et réconfortante, qui se répandait maintenant dans son corps comme une eau chaude qui coulerait depuis la nuque jusque dans chacun de ses membres ankylosés. Bientôt, elle eut chaud dans tout le corps. Elle se sentait à présent très calme, en paix avec le monde, et pour la première fois depuis le meurtre de son amie, elle sentit son cœur glacé se réchauffer, battre avec douceur et sérénité. Sa peur s'étiolait lentement. Elle se sentait flotter dans un océan de soleil, enveloppée dans la caresse de la chaleur...

Elle finit par soulever les paupières avec effort, car Suliac avait ôté ses mains. Le bien-être persistait et elle lui sourit, émerveillée. Quel magnifique don ! Lui, en revanche, semblait soucieux. Une ride s'était creusée sur son front et il se frottait les mains l'une contre l'autre en la regardant de côté.

- Toi, tu... tu en avais vraiment besoin, finit-il par dire d'une voix basse. J'aurais du vérifier plus tôt... pardonne-moi... évidemment, avec ce qui t'est arrivé... je suis un peu tête en l'air, des fois... j'ai l'habitude qu'on me demande, pas l'inverse.

- Comment ? Tu viens de me faire un bien fou et tu t'excuses ? protesta la jeune fille. Arrête, c'était... super !

- C'est ce qu'ils disent tous, lui répondit-il avec son espièglerie plus habituelle que le sérieux précédemment.

Puis il lui prit la joue et plongea le regard dans ses yeux, attentif.

- Oui, ça va mieux maintenant. Tant mieux. Tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?

Cette proposition subite prit Cellys par surprise.

- Non, merci, quand même, je suis une grande fille, j'ai passé l'âge des cauchemars ! Enfin...

- Ah, mais ce n'est pas comme ça que je l'entendais. Je voulais dire entre adultes.

Et il lui fit un nouveau clin d'œil. La jeune fille se sentit rougir furieusement et se mit à balbutier.

- Heu... mais je... non merci quand même ! Ce n'est pas...

- Tu as tort, c'est quelque chose de dormir avec moi, déclara-t-il, tout sourire. Tu demanderas à Simon.

Sur ces paroles, il se leva et rassembla les couverts, laissant Cellys plus rouge qu'une pivoine sur son lit, qui avait maintenant l'impression que la chaleur de son embarras devait se sentir dans toute la pièce. La porte s'ouvrit sur le brouhaha du dîner et se referma, replongeant l'endroit dans un silence assourdi.

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