Le jour où Dimitri disparut, Liliane sut qu'il s'était fait englouti par l'Usine.

Ça avait commencé un jour, comme ça, sans raison; Monsieur Goncourt, le facteur, avait été le premier. Ce matin-là, il avait fait le tour de la ville pour livrer le courrier, comme à son habitude, mais il n'était jamais revenu. Madame Goncourt l'avait cherché partout, sans succès. Elle était même allée voir à l'usine désaffectée, tout à l'ouest. Personne ne sut ce qu'elle y découvrit, puisqu'elle n'en revint jamais. Tous ceux qui s'y aventurèrent dans l'espoir de savoir ce qu'il était advenu de la malheureuse partagèrent son sort.

C'est aussi à cette époque que d'étranges bruits se mirent à leur parvenir du bâtiment abandonné. Des « cric », des « crac », des « tic tic tic », des « boum »... Nul ne savait ce qui s'y tramait. Tous ceux qui voulurent le découvrir n'en revinrent pas.

Même ceux qui s'efforçaient de rester à l'abri, dans leur foyer, n'étaient pas saufs; l'Usine venait à eux. On ne savait comment, et on savait encore moins pourquoi, qui ou quand. Les plus sensés d'entre eux tentèrent des fuir cette terre maudite, mais on finissait toujours par apprendre qu'ils n'étaient jamais arrivés à destination. C'est ainsi que, un par un, tous les habitants de la petite ville se firent happer par l'Usine, jusqu'au jour fatidique où il ne resta plus que Liliane, Dimitri et bébé Arthur.

Liliane, Dimitri et bébé Arthur n'étaient pas parentés et ils ne se connaissaient pas avant les disparitions. Liliane avait dix ans, tandis que Dimitri en avait quatorze. Bébé Arthur, quant à lui, n'avait même pas un an. Les deux aînés ne connaissaient pas son âge exact, ni même son vrai prénom; un matin, ils avaient entendu des pleurs qui provenaient de l'une des nombreuses maisons désertes, et ils y avaient trouvé le cadet, qu'ils avaient prénommé Arthur, comme le vrai frère de Liliane.

Il incombait à Dimitri de veiller sur sa sœur et son frère adoptifs, en qualité de doyen. Il dénichait la nourriture et choisissait les endroits où dormir. C'était lui qui assurait leur sécurité à tous.

Mais voilà que Dimitri n'était plus là, et que c'était Liliane, maintenant, la plus vieille.

Elle s'était réveillée, ce matin, et le lit à gauche du sien était vide. Elle avait immédiatement trouvé inhabituel que Dim soit sorti tout seul. C'était la règle : ne jamais se séparer. Elle l'avait attendu, anxieusement nichée dans ses couvertures, jusqu'à ce que les pleurs de Bébé Arthur la forcent à s'en extraire. Elle l'avait nourri et avait attendu de nouveau. Elle resta terrée jusqu'au soir, son attente ponctuée par les gémissements du nourrisson. Rien ne se passa; le soleil disparut à l'horizon sans que Dimitri ait donné signe de vie.

Lorsque la noirceur fut complètement installée, Liliane ne put retenir ses sanglots. Elle alla chercher l'unique frère qu'il lui restait et l'enlaça très fort. Elle pleura, pleura, pleura tellement qu'elle crut qu'elle se noierait dans ses propres larmes. « Pauvre, pauvre Dim! Pauvre Bébé Arthur! Pauvre moi! Pauvre Dim... » répétait-elle inlassablement, comme une litanie.

Elle n'osait imaginer quel sort avait connu son compagnon et elle osait encore moins imaginer ce qu'il adviendrait d'elle. Jamais sa peur de l'Usine n'avait été si intense. Elle cria fort, très fort, incontrôlablement, malgré les plaintes que cela provoquait chez son cadet. Ce n'est qu'une fois sa gorge complètement éraillée et son souffle complètement épuisé que la fillette se tut. Tremblante, elle entreprit de rassurer son protégé. Il s'apaisa, mais sa peur à elle ne s'en allait pas. Elle ne s'en irait pas. Pas cette fois.

Une fois que les deux enfants furent calmés, la plus âgée redéposa le bébé dans son berceau improvisé et se força à se traîner jusqu'au sac de provisions. Dimitri insistait toujours pour qu'ils mangent trois fois par jour, et elle avait déjà négligé deux repas. Il en serait sûrement fort mécontent.

Elle ouvrit la grande poche de tissu et y plongea la main. Elle en ressortit des craquelins, qu'elle grignota avec peu d'enthousiasme. Il ne restait pas beaucoup de vivres, constata-t-elle, et elle serait bientôt à court de lait en poudre pour Bébé Arthur. Il lui faudrait aller en trouver demain. Il lui faudrait sortir sans Dimitri pour la défendre s'il devait lui arriver quelque chose. À cette pensée, son cœur se serra. Elle s'exhorta au calme et se convainquit d'aller dormir. Pourquoi penser à demain? Elle n'y était pas, après tout.

Mais Liliane ne réussit pas à trouver le sommeil. Chaque bruit, chaque mouvement la faisait sursauter. Elle s'attendait à chaque instant à ce que l'Usine vienne la chercher. Ne pas savoir était le pire : comment pourrait-elle la reconnaître, si elle venait? Personne ne l'avait jamais vue, ou personne n'en était revenu, plutôt. Et puis, quel son faisait-elle en venant chercher les gens? Elle devait être bien silencieuse, si elle était venue chercher Dim juste sous le nez de la fillette sans même la réveiller. De longs frissons la parcoururent. L'Usine avait été là, juste à côté d'elle, et elle ne s'en était même pas rendue compte. Et bientôt, elle reviendrait pour elle, elle en était persuadée. D'abord Dimitri, ensuite elle, et puis Bébé Arthur après! C'était obligé. Elle n'avait plus personne à dévorer sauf eux. Plus personne sauf eux...

Jamais Liliane ne s'était senti aussi seule. Pas même lorsque Maman était disparue. Chez elle, c'était le premier Arthur et Papa qui étaient partis les premiers. Plusieurs semaines avaient ensuite passées sans que Maman ou elle disparaisse, et elle avait presque cru qu'elles seraient épargnées. Mais elle était partie, un jour, chercher à manger, et elle n'était pas revenue. C'était pour ça qu'il ne fallait jamais se séparer. La jeune orpheline avait eu très peur parce que, c'était bien connu, Liliane n'était bonne à rien. Ses enseignants la serinaient constamment : « Elle est agitée! » « Elle est désorganisée! » « Elle est têtue! » « Elle n'écoute rien! » « Qu'elle est peureuse! » Comment pourrait-elle survivre?

Ce jour-là, elle s'en souvenait bien, elle était allée se cacher dans le bosquet à côté de chez elle pour pleurer. Elle avait entendu des pas, elle avait levé la tête, et Dimitri était là. Il n'avait pas meilleure mine qu'elle, à ce moment-là; il sentait la sueur, avait les cheveux en bataille et était couvert de bleus. Il s'était accroupi auprès de Liliane.

« Tu es tout seule? » avait-il demandé.

En reniflant, l'enfant esseulée avait hoché la tête.

« Moi aussi, je suis tout seul. Autant être tout seuls ensemble. »

Ils ne s'étaient plus quittés depuis.

Jusqu'à hier.

La fillette replongea dans une mer de sanglots.

Les jours qui suivirent se déroulèrent dans la même terreur aliénante. Liliane ne sortait que pour se procurer des vivres. Chaque soir, juste avant la tombée de la nuit, elle rangeait tous ses effets dans son sac à dos, prenait Bébé Arthur dans ses bras et elle changeait de cachette. Elle erra ainsi à travers la ville fantôme, de sous-sol en sous-sol, jusqu'au jour où elle en eut assez.

Elle s'était endormie après le déjeuner, et c'est un étrange grattement qui la tira de sa torpeur. Elle se réveilla en sursaut, sauta hors de sa couche et s'empara de la batte de base-ball qu'elle avait l'habitude de laisse à côté d'elle, lorsqu'elle dormait, depuis qu'elle devait veiller sur elle-même. Elle se précipita jusqu'au petit lit de Bébé Arthur et constata avec soulagement qu'il s'y trouvait toujours. Elle tendit l'oreille. Le grattement perdurait, ténu.

Il n'en fallut pas plus à l'enfant pour décider de prendre la fuite. Elle fourra à qui mieux-mieux ses affaires dans son sac, cala son petit frère sur son épaule et se glissa jusqu'à la porte. Elle s'arrêta net. Retenant son souffle, elle colla son oreille contre la porte. Le bois était dur et froid contre sa peau. Elle entendit distinctement le bruit inhabituel qui l'avait tirée de son sommeil. Peu importe ce qui produisait ce son, c'était juste derrière la porte. La seule porte de sortie.

Elle sentit son cœur s'arrêter de battre. Refoulant ses larmes, elle s'en éloigna à pas feutrés, priant les dieux pour qu'Arthur ne se mette pas à pleurer. Elle examina les murs de la pièce, mais elle ne trouva aucune fenêtre. Liliane dut se rendre à l'évidence : ils étaient pris au piège.

Elle se mordit violemment la lèvre inférieure. Elle aurait dû mieux choisir son abri. Elle aurait dû s'assurer qu'il y avait des échappatoires avant de s'enfermer stupidement. Dimitri n'aurait jamais commis une telle erreur. Et maintenant, par sa faute, les deux derniers survivants de la ville allaient mourir. Elle aurait eu envie de crier. Et c'est ce qu'elle aurait fait si, à ce moment, son regard ne s'était pas posé sur la batte de baseball qui pendait mollement dans sa main.

Il n'y avait qu'un seul moyen de s'en sortir, et c'était celui-là. Tremblante, elle raffermit sa poigne autour de son arme improvisée et s'approcha de la porte en catimini. Il lui semblait qu'on pouvait entendre sa respiration sifflante à des kilomètres à la ronde. Ses petits doigts effleurèrent la poignée de porte. Elle était glacée. Liliane dut s'y prendre à plusieurs reprises avant de reprendre le contrôle sur son corps et de la saisir fermement. Ses paumes moites glissaient d'une manière désagréable sur le métal. « Bouge. Tourne le poignet », s'intima-t-elle.

Mais rien ne se produisit. Elle était comme paralysée, incapable du moindre mouvement. Son instinct de survie la sommait, lui hurlait de s'éloigner de cette porte à tout prix. Quelle idée stupide, après tout, que de se jeter dans la gueule du loup! Alors qu'elle allait de nouveau se laisser submerger par la panique, son regard croisa celui du petit Arthur, qui la fixait de ses grands yeux juvéniles. Il n'avait pas conscience du danger qui les guettait, lui. Elle soupira devant l'innocence qu'elle n'avait pu conserver.

Toutefois, elle pouvait toujours conserver celle de son protégé.

Elle reporta son attention sur la porte et ce qui se trouvait de l'autre côté. Un grand vide se fit à l'intérieur de la jeune fille.

Liliane leva la batte de baseball. Elle ouvrit la porte.

À peine cette dernière fut-elle entrebâillée qu'elle se jeta sur l'ennemi avec la force du désespoir, ruant à l'aveuglette tout ce qui se trouvait sur son chemin. Elle sentait, sous les coups de son bâton, la chair de la créature qui se renfonçait sous l'impact et ses os, résistants au début, qui se tordaient et se brisaient. Elle entendait ses cris d'agonie, stridents, aigus, mais c'était comme si c'était quelqu'un d'autre qui les entendait. Elle n'était plus qu'un bassin d'adrénaline pure. Ses respirations lui semblaient tonitruantes et elle ne voyait rien, que de petites taches vaguement colorées qui dansaient devant ses yeux. Elle frappait, et frappait encore, comme un automate.

Après de nombreux coups qui durèrent de nombreuses minutes, elle s'immobilisa enfin, haletante. Ses bras maigres la lançaient, et ses doigts étaient gourds d'avoir serré la batte si fort. Derrière elle, Arthur pleurait. Elle baissa les yeux. Ses vieux souliers de course bleus étaient constellés d'éclaboussures rouge sombre. Elle porta finalement son regard sur la bouillie de muscles écrasés et de sang qui gisait au pas de la porte.

La fillette eut un violent haut-le-cœur, et elle dut s'accroupir dans un coin pour y rejeter ses tripes. Malgré son dégoût, une fois cette besogne achevée, elle ne put s'empêcher de détailler à nouveau sa victime, mue par une étrange curiosité morbide.

Cette fois, elle put en supporter la vue. Il lui était difficile de distinguer de quoi avait l'air la chose, tant celle-ci était rompue, mais elle put distinguer, entre les morceaux de chair sanguinolente, des touffes de fourrure grise, un squelette menu et délicat avec, à chaque extrémité, des petites oreilles triangulaires et une longue queue fine. Sa gorge se fit sèche.

Un chat. Ce n'était qu'un chat. Probablement celui des anciens propriétaires de la maison, qui s'était retrouvé seul après la disparition de ceux-ci et qui avait voulu s'enquérir de l'identité des intrus sur son territoire.

Un chat.

Un vulgaire, un minable, un pauvre chat.

Liliane laissa échapper un petit rire timide, incrédule. Et puis son sourire s'élargit et elle rit fort, très fort, pour la première fois depuis la disparition de Dimitri. Elle se roulait sur le sol, hilare, les larmes aux yeux. Bientôt, elle eut de la peine à respirer et des crampes lui vrillaient l'estomac. Elle se redressa péniblement, s'efforçant de retrouver son sérieux. Les pleurs de Bébé Arthur la ramenèrent à la réalité et elle alla le serrer contre elle. La chaleur du petit corps contre le sien lui était agréable. Elle lui donna à manger et il cessa de s'époumoner. Une fois cette tâche accomplie, la victorieuse rassembla leur peu de biens, les rangea dans son sac à dos, et les deux enfants partirent en quête d'un nouveau domicile, laissant derrière eux la carcasse du matou.

La plus âgée prit bien soin de garder le cap vers l'est, le plus loin possible de la mystérieuse usine, et elle dénicha, vers treize heures, une toute petite maison camouflée par de grands arbres. Par chance, les derniers locataires n'avaient pas verrouillé la porte avant de disparaître. Elle s'y engouffra et, comme d'habitude, prit la direction du sous-sol. Après s'être assurée de la présence de diverses fenêtres, elle déposa avec soulagement ses objets et son protégé.

Liliane mit la main sur quelques chandelles, qu'elle alluma. Il faisait encore jour, dehors, et celles-ci n'étaient pas nécessaires, mais elle aimait se laisser bercer par le chatoiement des flammes. Elle avait une lampe qui en imitait les vacillements lorsqu'elle était plus jeune. C'était Maman qui lui avait offerte pour Noël, persuadée que la petite finirait par faire flamber leur demeure, maladroite comme elle était.

Oui, elle était maladroite, et distraite, et craintive... Craintive? Pouvait-elle toujours se considérer comme étant craintive, après les événements précédents? L'enfant regarda autour d'elle d'un œil nouveau, d'un œil satisfait. Tout ça, cet abri, cette nourriture, cette sécurité... Tout ça, c'était grâce à elle. Elle avait été prête à risquer sa propre vie pour préserver celle de son frère, elle avait vaincu sa peur en ouvrant cette porte. Elle avait vaincu. Qui l'eut cru de la petite, la timide Liliane? Et elle vivait. Plus encore, elle était en contrôle, et ce, pour la première fois de sa jeune existence.

Elle eut faim, tout à coup. Encore ivre de son courage, elle monta au rez-de-chaussée pour aller fouiller dans la cuisine. Elle ouvrit le réfrigérateur. Une horrible odeur de nourriture avariée lui agressa les narines. Dégoûtée, elle le referma tout aussi rapidement qu'elle l'avait ouvert. Face à cet échec, elle jeta son dévolu sur le garde-manger, dans lequel elle trouva des légumes en conserve. Elle mit sens dessus dessous quelques tiroirs à la recherche d'un ouvre-boîte, sur lequel elle finit par mettre la main. L'affamée songea à utiliser la cuisinière pour les chauffer, puis renonça. Cela faisait déjà plusieurs minutes qu'elle était montée et elle ne voulait pas laisser Bébé Arthur seul trop longtemps. Elle n'était même pas censée se séparer de lui. Elle se contenta de s'emparer d'une fourchette et redescendit.

À son grand soulagement, le cadet était toujours là où elle l'avait laissé. Elle s'installa près de lui et commença son modeste repas.

Les légumes froids et mous laissaient un goût fade sur sa langue. Il y a quelques mois, encore, elle savourait des plats chauds, des fruits frais, des pâtisseries...

Aujourd'hui, elle mangeait de la nourriture en conserve sans pouvoir s'offrir le luxe de la faire chauffer, à même la canette, assise sur le plancher d'un sous-sol inconnu éclairé par une simple bougie. Et il en serait de même pour le jour suivant, et aussi celui d'après, et l'autre. Du moins, si autre il y avait.

Il lui vint alors une terrible réalisation : elle ne vivait pas. Elle survivait.

Liliane se força à avaler sa bouchée, même si tout appétit l'avait quittée. Elle laissa la peu ragoûtante boîte de conserve de côté. Elle n'en pouvait plus, de rester assise, alors elle se leva. Elle tourna en rond dans la pièce, sans but autre que celui de marcher, comme un lion en cage.

Envolée, la folle joie, envolée, l'euphorie. Seul le courage perdurait, bien ancré au fond de son ventre, en sourdine. Il était arrivé alors qu'elle croyait affronter la Bête, et il ne voulait plus partir.

Or, le fait était là : avant de savoir ce qui se trouvait réellement derrière cette porte, elle avait été prête à se battre contre la Chose.

Ce qui avait été fait une fois pouvait se répéter.

Surtout lorsqu'on n'avait rien à perdre.

Peu importe la manière dont la fillette retournait la situation dans sa tête, la même conclusion s'imposait invariablement : il valait mieux aller à l'Usine une bonne fois pour toutes plutôt que de vivre sans cesse dans l'angoisse que l'Usine vienne à Liliane.

Et puis, c'était bien beau, craindre, mais personne ne savait vraiment ce qui se tramait là-bas. Jusqu'à preuve du contraire, les disparus pouvaient toujours vivre. Maman, Papa, le premier Arthur pouvaient toujours vivre. Dimitri pouvait toujours vivre. La jeune fille s'approcha de la couchette du bébé. Il la fixait de ses grands yeux bleus. Elle caressa du bout du doigt sa joue rebondie.

« Je vais y aller. Je vais aller trouver Dim. Je vais aller à l'Usine. »

Ses murmures ne reçurent aucune réponse. Cela ne la dérangea pas outre-mesure. Le deuxième Arthur était bien trop jeune pour parler.

« Mais qu'est-ce que je vais faire de toi? »

Sur ce point, elle resterait inflexible : elle irait seule. Elle serait incapable de mettre en danger si délibérément la vie de son protégé et, si elle avait à se battre, il ne ferait que la gêner. Non, vraiment, elle ne pouvait pas l'amener.

D'un autre côté, si elle le laissait ici, il finirait par mourir de faim, de froid ou d'elle ne savait quoi. Liliane ne se faisait pas d'illusion sur ses chances de revenir indemne de sa dangereuse aventure, ni sur celles d'Arthur d'être capable d'assurer sa propre survie. Elle devrait trouver le moyen de le laisser en un lieu où quelqu'un de l'extérieur pourrait le trouver et le prendre sous son aile. C'était sa seule option pour se sortir de ce dilemme.

Elle eut beau réfléchir, elle ne voyait pas où, dans cette ville-fantôme, elle trouverait un tel endroit. De toute façon, elle avait toute la nuit pour y réfléchir. Papa et Dimitri le disaient souvent, la nuit porte conseil. Elle se laissa choir sur un fauteuil dans un coin de la pièce et sombra dans le sommeil, un sommeil bien volatile.

Elle somnola de manière sporadique, tiraillée entre les cauchemars et les moments d'éveil. Les premiers étaient lourds, paniquants, et lui donnaient des sueurs froides, tandis que les seconds passaient si lentement qu'ils lui semblaient durer une éternité. Et puis, un peu entre les deux, elle échafaudait un plan, petit à petit, étape par étape. C'est donc avec soulagement qu'elle aperçut les premiers rayons du soleil filtrer à travers la fenêtre pleine de poussière, au matin.

L'insomniaque se leva péniblement. Ses membres la faisaient souffrir, dus à son « lit » peu confortable. Elle se dit que ça n'avait pas vraiment d'importance. Tant qu'elle pouvait marcher, ça irait.

Elle entreprit de rassembler les quelques biens qu'elle jugeait nécessaires à ce qui serait sans l'ombre d'un doute son ultime voyage. Il n'y avait pas grand-chose : des pansements, un canif et sa fidèle batte de baseball, sans laquelle elle ne se sentirait pas en sécurité. Elle s'équipa également d'une bouteille d'eau, mais la nourriture lui parut superflue. Elle ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir faim.

Une fois ses affaires rangées dans son habituel sac à dos, elle emmitoufla Arthur dans de multiples couvertures, et fourra dans un deuxième sac, à bandoulière, celui-ci, tout ce qu'il lui restait de couches, de vêtements pour bébé et de lait en poudre. Elle le glissa sur son épaule, par-dessus son sac à dos, s'empara délicatement de son précieux paquet et ils quittèrent la dernière maison à les avoir abrités en son sein.

Liliane savait exactement ce qu'elle devait faire. De là où elle était, elle zigzagua entre les chemins jusqu'à ce qu'elle rejoigne la rue principale. La voir aussi vide lui fit un pincement au cœur. Elle se rappelait cette artère vivante et animée. À tous les étés, au moins de juin, un petit festival y était organisé pour célébrer le début de la saison estivale, et tout le monde s'y amusait beaucoup. Elle avait triste mine, maintenant, avec les voitures abandonnées qui la clairsemaient. Si elle eut été humaine, la jeune fille se fit la réflexion qu'elle l'aurait bien serrée dans ses bras. À la place, c'est son frère qu'elle serra plus fort. Elle sentait le besoin irrépressible d'apporter du réconfort à quelqu'un, probablement pour se réconforter elle-même.

Elle suivit ce trajet pendant vingt minutes jusqu'à ce qu'elle repère une pancarte routière lui annonçant une autoroute direction nord à sa droite. Elle bifurqua dans cette direction jusqu'à ce qu'elle atteigne la route indiquée, tout juste à la limite de la ville. À deux pas devant elle, un grand panneau affichait un enthousiaste « Au revoir! » à l'attention des gens qui quittaient la ville. À deux pas devant elle, c'était la fin de cette ville maudite.

La tentation fut forte de se mettre à courir droit devant elle, sans jamais s'arrêter, et de partir très loin d'ici avec le plus jeune, mais une soudaine sensation l'en empêcha. Liliane sentit un regard lui percer la nuque. Sa gorge se fit sèche. Elle tourna sur elle-même comme une toupie, à la recherche du mystérieux observateur, mais elle ne vit personne. Pourtant, quelqu'un, ou quelque chose, était là, avec elle, elle en avait la conviction. Lui revint brusquement en mémoire le sort réservé aux fuyards. Elle ne pouvait s'expliquer comment, mais la Chose savait qu'elle était là. Qu'elle les fasse, ces deux petits pas supplémentaires, et elle signerait son arrêt de mort définitif.

L'observée s'avança néanmoins jusqu'à la limite du territoire qui lui était accordé et déposa doucement Bébé Arthur au pied du panneau. À côté de lui, elle laissa tomber le sac à bandoulière plein de ses effets. Quelques rares voitures s'aventuraient toujours sur cette route pour aller à la grande ville. L'une d'entre elles ne manquerait pas d'être attirée par les couleurs vives des couvertures et de découvrir le nourrisson. Peut-être aurait-il plus de chance que les autres, en s'échappant avec des étrangers venus de l'extérieur, peut-être l'Usine ne le poursuivrait-elle pas. Quoiqu'il en soit, c'était sa seule porte de sortie.

Il lui parut si fragile, là, à l'ombre de la structure de plastique et d'acier... Elle eut envie de le reprendre dans ses bras, mais elle savait que, si elle suivait ses envies à la place de son bon sens, elle ne pourrait plus s'en séparer. Elle resta debout près de lui un moment, détaillant ses jolis traits poupins. La sœur adoptive ne pu refouler ses larmes. Elle avait fait tellement d'efforts pour en prendre bien soin, il l'avait secondée à travers tant d'épreuves, avec sa douce chaleur et ses babillements enthousiastes, et voilà qu'elle était contrainte de l'abandonner à son sort. À cet instant précis, elle maudit sincèrement la vie et ses aléas.

« Allez, petit Arthur, je dois partir, maintenant... » commença-t-elle, la gorge serrée. « Je t'aime beaucoup. Pardon, pardon, pardon, pardon! » sanglota-t-elle violemment.

Le regard plein d'incompréhension de son petit frère était si insoutenable que l'enfant prit ses jambes à son cou, les mains plaquées sur les oreilles pour être certaine de ne pas entendre ses gémissements. Ses cheveux lui fouettaient le visage et s'engluaient dans les sillons humides de ses pleurs sur ses joues. Elle pouvait presque sentir le jugement de Dimitri, qui préconisait toujours avec ferveur sa seule règle d'or : ne jamais se séparer. Elle avait échoué. Elle lui avait failli.

Inconsciemment, son instinct l'avait reconduite jusque sur la rue principale. Liliane se laissa tomber à genoux sur le sol. Ses articulations heurtèrent abruptement le bitume, mais elle le remarqua à peine. La douleur morale était plus accaparante que la douleur physique. Elle relâcha un torrent de larmes, autant, sinon plus torrentiel que le jour où Dimitri disparut.

« Dimitri... » L'âme en peine se releva laborieusement. Du revers de la main, elle essuya les gouttes salées qui lui maculaient le visage. Elle porta son attention sur sa gauche. Au loin, à la lumière du soleil de midi, se profilait la sombre et imposante silhouette de l'Usine, solitaire au milieu d'une mer de champs. Elle y fixa ses prunelles et ne les détourna pas. Elle marcha.

Toutes ses pensées étaient tournées sur ses pas, lève la jambe, redépose-la, mets un pied devant l'autre, vers l'ouest, toujours vers l'ouest. Le lugubre bâtiment grossissait, grossissait, grossissait. Bientôt, sous ses semelles, le ciment fit place à la terre, qui fut remplacée par de hautes broussailles. La progression se fit plus ardue. Liliane s'enfonça dans un tas d'herbe à puce, s'empêtra dans les longues tiges couchées au sol, décollait sans relâche de petites boules pleines d'épines qui s'accrochaient à ses vêtements et la piquaient. Et jamais, jamais elle n'oubliait son but : « L'Usine, l'Usine, l'Usine... » récitait-elle incessamment.

Puis, soudainement, les hautes herbes s'évanouirent pour laisser à nouveau place au béton. Hébétée, la fillette leva les yeux. La vision qui s'offrait à elle lui coupa le souffle.

Une immense masse de grès aussi gris que sale la surplombait. Ici et là, quelques portes de métal rompaient la monotonie du triste corps, des petites, des grandes, comme autant de bouches prêtes à avaler les petites filles trop curieuses. Tout autour de ce bloc gisaient des cadavres de camions qui devaient être là depuis quelques années, déjà, à en juger par la rouille qui les dévorait comme la peste noire. Et, surtout, il y avait les cheminées, deux colossales cheminées, si colossales qu'on aurait dit qu'elles se perdaient dans les nuages. Le tout était entouré d'un grillage, semblable à la cage d'une bête, trois fois haut comme Liliane.

Cette dernière était à la fois émerveillée et terrifiée par ce mastodonte architectural. C'était la première fois qu'elle était aussi proche de la vieille usine. Même lorsque la vie suivait encore son cours normal, on lui interdisait de s'y rendre. Probablement craignait-on qu'elle s'y blesse. Aujourd'hui, toutes ces inquiétudes parentales n'avaient plus d'importance.

La soif la sortit de sa béatitude. En effet, cette longue marche au soleil l'avait déshydratée. Elle sortit maladroitement sa bouteille d'eau de son sac et en avala quelques gorgées. Avec tout le temps qui était passé depuis ce matin, elle était devenue chaude. La jeune fille ne s'en formalisa pas.

Une fois soulagée de ce besoin, elle reporta son attention sur la grille qui se dressait devant elle. Elle y distingua deux battants, qui devaient en être les portes. Malheureusement, celles-ci étaient liées ensemble par une chaîne cadenassée. Rapidement, elle passa en revue ce qui était à sa disposition. La lame de son canif n'était pas suffisamment acérée pour trancher le métal, et elle-même n'était pas assez forte pour briser un cadenas avec sa batte de baseball. Elle regarda aux alentours, mais aucun objet pouvant lui être d'une quelconque utilité ne traînait dans les parages. Elle remarqua alors que la chaîne qui maintenait les deux portes ensemble était lousse.

« Si je tire les portes comme pour les ouvrir, elles vont bloquer, mais il y aura quand même un peu d'espace entre les deux. Peut-être assez pour m'y glisser » raisonna-t-elle.

C'est donc ce que fit la fine stratège. Elle tira les portes, glissa un bras par l'ouverture, puis l'épaule qui y était rattachée, puis... c'est tout. Elle eut beau se débattre, elle eut beau insister, il n'y avait rien à faire : elle était trop grande pour passer. Elle s'éloigna de l'ouverture avec un grognement. Il lui faudrait trouver un autre moyen d'entrer.

Elle se souvint alors du jour où, avec quelques amis, elle avait voulu aller jouer dans le parc derrière l'école, un dimanche. Ils étaient arrivés à destination pour constater que toutes les issues étaient barrées. Ils avaient alors décidé d'escalader la clôture pour aller jouer. Liliane, elle, avait rebroussé chemin parce qu'elle avait trop peur de tomber.

Toutefois, cette fois, elle n'avait pas le choix. Tremblante, elle passa ses doigts entre les fins barreaux de métal et elle entreprit de se soulever. Alors qu'elle allait faire de même avec son pied, celui-ci glissa le long de la grille et elle s'écrasa lourdement au sol. La pointe de ses souliers était trop grosse pour s'insérer entre les trous de la clôture. La fillette les retira et, de toutes ses forces, les lança dans les airs, de l'autre côté de l'obstacle. Ainsi, elle pourrait les récupérer lorsqu'elle y serait parvenue. Elle prit une longue respiration et reprit son ascension.

Le métal lui meurtrissait les plis des orteils et des doigts. Son sac à dos se faisait de plus en plus lourd, à cause de la fatigue, ce qui la déséquilibrait. Elle failli tomber vers l'arrière à plusieurs reprises mais, après maints efforts, elle atteint le sommet.

De petites piques de fer ornaient ce dernier. Liliane laissait échapper un cri de douleur lorsqu'elles entaillèrent la chair de ses mains. Elle serra les dents et passa une jambe de l'autre côté, en évitant soigneusement de mettre trop de poids sur le dangereux rebord. Elle déchira néanmoins son pantalon sur toute la longueur de son mollet gauche et gagna quelques blessures de plus sur les paumes. Elle passa ensuite l'autre jambe et redescendit avec difficulté.

Lorsque ses pieds entrèrent finalement en contact avec le sol, elle chuchota un rapide « Dieu merci ». Elle s'assit par terre un moment et massa ses membres endoloris. Elle prit aussi le temps de nettoyer ses coupures avec un peu d'eau et de les panser. Le pire restait encore à venir. Elle en frissonna. Sans perdre une minute de plus, elle récupéra sa paire de chaussures. Elle les laça solidement et se releva.

L'intruse tendit l'oreille. Il n'y avait pas un son, pas même un bruit d'animal. Elle se concentra, tentant de déterminer si, comme tout à l'heure, une présence l'épiait, mais elle ne sentit rien de particulier. Juste sa peur, qu'elle maintenait au fond d'elle du mieux qu'elle le pouvait. Elle en fut très étonnée, étant donné qu'elle était au seuil de son repère et qu'elle y était enfermée. Cela la rassura un peu, mais elle ne doutait pas une seconde que la Créature était au courant de son irruption. La Créature savait tout.

Prudemment, elle s'avança. Seul le bruit de sa démarche troublait le silence presque religieux, lui faisant sentir son angoisse avec une acuité exceptionnelle. Il était trop tard pour reculer. Elle devait entrer dans l'inquiétant bâtiment, maintenant. Elle se mit en quête d'une porte déverrouillée.

Ladite quête ne dura pas plus de deux minutes. Liliane choisit une porte, s'y dirigea, effectua une pression sur la poignée et elle s'ouvrit sans rechigner, dans un long grincement sinistre. Les lieux abandonnés n'étaient-ils pas censés être condamnés? Pourquoi diable la porte était-elle déverrouillée?

La jeune fille se rappela soudainement que, malgré son apparence, l'endroit n'était pas abandonné. Quelque chose l'habitait. Et ce quelque chose l'invitait à entrer. Elle se laissa donc, à son tour, engloutir par l'Usine.

La lourde porte se referma derrière elle dans un grand « clac! », et l'obscurité se fit. Au moins avait-elle tout le loisir de maudire son manque de prévoyance en attendant que ses yeux s'habituent à la noirceur. Immédiatement, l'aveugle regretta d'avoir négligé une lampe de poche ou même de simples allumettes lorsqu'elle avait rempli son sa à dos ce matin. C'était déjà tellement loin, ce matin. Elle aurait pu jurer qu'elle était partie il y avait des décennies. Pourtant, on était encore ce même satané jour, et Arthur devait toujours être en train de poireauter sur le bord de l'autoroute.

Quant à elle, elle devait cesser de poireauter dans le noir et avancer. L'ennui, c'est qu'elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle recherchait. Elle ne savait pas à quoi ressemblait la Bête, et elle ne savait pas où elle se situait précisément. De toute façon, même si elle le savait, elle-même n'avait jamais mis les pieds dans cette usine, elle était donc incapable de s'y orienter de quelque manière que ce soit. D'un autre côté, ce n'était pas en restant bêtement immobile qu'elle progresserait. Elle se mit donc en chemin, déterminée à fouiller dans les moindres recoins de la place s'il le fallait.

C'était une tâche ardue. Ses pupilles lui permettaient de distinguer le contour des masses et des objets, mais sans plus. L'enfant entrait régulièrement en collision avec de gros objets métalliques qu'elle était incapable d'identifier – des machines, sans doute. Elle les longeait avec ses mains pour se repérer. Les bosses des vis et les petites fissures que ses doigts rencontraient la distrayaient de sa peur tant elle s'y concentrait. Elle traînait les pieds au sol au lieu de les soulever pour éviter de se les cogner et de tomber.

Elle avançait à tâtons, et le périple s'éternisait. De temps à autre, elle aboutissait finalement sur une porte. Elle poussait un glapissement de victoire, changeait de pièce et recommençait le même manège. Au bout d'un certain temps, elle constata qu'elle était réellement perdue. Elle était incapable de retourner sur ses pas pour retrouver la sortie, même si elle l'avait voulu. Alors elle continua.

Liliane était dans une énième salle, longeant une énième paroi, lisse, celle-là. Un mur, donc. Bientôt, la régularité du plâtre fit place à la froideur de l'acier. L'enfant sut que c'était une porte. Toutes les portes étaient pareilles, dans l'usine. Elle descendit ses mains jusqu'à ce qu'elles entrent en contact avec la poignée, puis elle passa dans la pièce suivante.

Celle-ci n'était pas comme les autres, elle s'en rendit compte dès qu'elle y pénétra. Tout d'abord, elle ne vit le contour de rien du tout, ce qui lui indiqua qu'il n'y avait ni machine ni meuble. Ensuite, les bruits se répercutaient contre les murs d'une façon différente. Il y avait beaucoup d'écho. Le plafond devait être plus haut à cet endroit.

Elle fit glisser son pied vers la gauche et presque tout de suite, il buta contre quelque chose de solide. La fillette y dirigea ses doigts, mais ces derniers ne rencontrèrent que le vide. Intriguée, elle souleva le bout de sa chaussure le long de la masse, vers le haut. Elle ne tarda pas à rencontrer le vide de nouveau mais, si elle déposait le pied à plat en haut de la première petite paroi, elle touchait à nouveau du solide.

« Une marche », comprit-elle.

Elle revint à son emplacement initial et fit glisser son pied vers la droite, cette fois, par curiosité. Ce coup-ci, c'est le bout de ses orteils qui perdit son appui en premier. Mais, si elle descendait un peu le pied, elle le retrouvait. Une autre marche.

Elle se trouvait dans une cage d'escalier. L'un menait vers le haut et l'autre, logiquement, menait vers le bas. Quelle direction choisir?

Peu importe l'escalier qu'elle emprunterait, elle ne savait toujours pas où elle se dirigeait. Il lui était donc toujours impossible de suivre un plan selon une stratégie. Il ne lui restait plus qu'à suivre ce que son instinct lui dictait.

« Si j'étais la Chose, réfléchit-elle, où irais-je pour me tapir? Vers le haut ou vers le bas? »

La réponse, Liliane la connaissait. Elle était même évidente. Elle-même faisait ce choix tous les jours, avec Dimitri et Arthur, lorsqu'elle se cachait encore. Pour échapper au monde extérieur et ses dangers, il fallait toujours choisir les sous-sol, il fallait toujours aller en bas.

Elle s'enfonça donc encore plus profondément dans les entrailles de l'Usine.

Après le premier escalier, il y en eut un autre, puis encore un autre. L'enfant descendait précautionneusement, solidement cramponnée aux deux rampes qui l'encadraient. Ses pieds tâtaient le sol avec un soin infini, guettant la prochaine marche, le prochain palier. Toujours, ils rencontraient un nouveau petit gouffre qui indiquait une marche de plus, à son grand désespoir.

Elle n'en pouvait plus, de cet endroit sombre et exigu. Lentement, l'aliénation la gagnait, elle le sentait. Si elle ne quittait pas cette cage d'escalier dans un futur rapproché, elle allait devenir complètement folle. Sa respiration commençait à se faire sifflante et désordonnée.

Ses prières furent exaucées. Elle hoqueta de surprise lorsqu'elle ne trouva plus de vide sous ses chaussures. Aussi loin qu'elle avançait, elle gardait son appui. Il n'y avait plus d'escalier.

Toute à sa hâte de sortir enfin de cette cage, la claustrophobe heurta avec force ce qu'elle identifia comme une porte. Sans perdre une seconde de plus, elle poussa la poignée et s'échappa de cet enfer.

Libre!

Enfin, presque. Le couloir sur lequel elle déboucha était tout aussi lugubre que le lieu qu'elle venait de quitter, tout aussi vide, tout aussi monotone. Non, pas aussi monotone, en fait.

Cette vision était tellement inattendue que Liliane crut tout d'abord qu'elle avait bel et bien perdu son esprit dans la cage d'escalier et qu'elle hallucinait. Mais elle eut beau cligner des yeux, les frotter, c'était la réalité : sur le mur, au fond du corridor, brillait une faible lueur vacillante, qui lui était particulièrement familière.

Une chandelle, elle n'avait aucun doute là-dessus.

Pour qu'une chandelle brûle en cet endroit incongru, il fallait qu'une présence l'ait allumée. C'était obligé. Ce qui signifiait qu'elle n'était plus seule.

Ce qui signifiait qu'elle avait trouvé ce qu'elle cherchait.

L'exploratrice ne resta pétrifiée. La Créature, ou la quelconque bestiole qui avait décimé la population de la ville entière, qui peuplait tous les cauchemars de Liliane depuis des mois, était là, juste au bout de ce couloir, à quelques mètres à peine.

Juste là.

Encore quelques pas, et elle y serait.

Juste quelques pas.

Mais, après toute cette distance parcourue pour arriver jusque là, la voilà incapable d'effectuer le moindre mouvement. Tout ce qu'elle se sentait en pouvoir d'accomplir, c'était de fixer le subtil flamboiement sur le mur, la tête vide. Elle avait l'impression qu'elle pourrait rester là à tout jamais, hypnotisée. Or, on le lui en laissa pas le loisir.

« Approche, petite chose, approche. »

La jeune fille sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Ce n'était qu'un chuchotement, mais il avait rempli la pièce comme un cri, s'était réverbéré contre les murs et s'était infiltré jusqu'à l'intérieur de ses oreilles. Jamais elle n'aurait cru que l'on puisse murmurer aussi fort.

À son grand étonnement, ses jambes molles se soulevèrent et entreprirent de la porter vers la Voix, presque contre sa volonté. D'une part, elle était terrifiée par ce qui l'avait sommée d'approcher, mais d'autre part, la curiosité la dévorait. Alors elle obéit à cet ordre impérieux mais doux, et elle approcha, d'une démarche lente et peu assurée.

Malgré ce fait, elle arrive un peu trop rapidement à son goût au bout du couloir. À partir de là, il lui suffisait de suivre la lumière de la flamme, à droite. Les yeux rivés au plancher sale, elle fit d'abord pivoter sa tête, puis le reste de son corps suivit. Elle continua sa progression en n'osant regarder autre chose que ses chaussures. Petit à petit, la clarté se faisait plus dense, et elle put de nouveau détailler les motifs et la couleur de ses souliers. Elle remarqua une légère odeur de pourriture qui flottait dans l'air, qui la rendit nauséeuse.

Elle pouvait également affirmer qu'elle n'était définitivement pas seule, dans cette ultime pièce. Elle sentait un regard pesant sur elle, si pesant qu'elle étouffait. Qu'elle lève le sien, et le mystère serait enfin résolu.

« Encore un peu de courage, juste un tout petit peu » s'intima la couarde.

Elle leva les yeux.

La Créature était d'une laideur indescriptible. Pourtant, Liliane en avait vu d'innombrables, des choses laides, au cours de sa courte vie : d'énormes insectes, des blessures qui pissent le sang, des dents complètement pourries sur un sourire trop mal entretenu... La bestiole qui s'affichait devant elle les surpassait toutes.

Même sous la chaude lueur de la bougie, sa peau grisâtre était incroyablement blême. Elle pendait partout sur son corps dénudé, elle pendait sur ses bras, sur ses mollets, sur son cou, sur ses joues. En dépit de sa pâleur, aucune veine ne transparaissait à travers le tissu cutané, contrairement aux autres personnes pâles que la fillette avait connues, ce qu'elle trouva étrange. Ses membres étaient très longs et très fins, tout comme ses doigts, qui heurtaient le bougeoir de la chandelle dans un entêtant « tic... tic... tic... » Elle évoqua à l'enfant une araignée, une gigantesque araignée qui attendait paisiblement que la mouche vienne s'engluer dans sa toile. Et, pour être gigantesque, elle l'était; elle avait beau être recroquevillée sur une chaise, elle dépassait Liliane d'au moins deux têtes, et ses bras et ses jambes démesurés débordaient de partout. Son visage était tourné vers la flamme posée sur une petite table devant elle, penché, de sorte qu'il était caché par les ombres. La jeune fille s'en approcha timidement.

- C'est vous... vous êtes l'Usine... souffla-t-elle.

- Oui, c'est moi qui me suis installée au creux de cette usine, nuança l'autre.

La voix était la même que tout à l'heure, gutturale, envahissante. La Chose tourna la tête vers elle.

Sa large bouche édentée s'étirait en un fin sourire, qui n'avait l'air de rien de plus qu'une simple ligne noire, et ses yeux... Ses yeux...

Deux sphères blanches. Pas d'iris, pas de pupille, pas de veine, pas de rien du tout. Elle les fixait, complètement obnubilée par ces deux perles glauques. Des yeux aveugles. Des yeux morts.

La fine ligne de son sourire s'agrandit, passant d'une ligne noire à un croissant noir.

- La Mort est aveugle, petite.

Cette dernière sursauta. Si elle était aveugle, comment avait-elle fait pour deviner qu'elle dévisageait ses yeux avec autant d'insistance? Ou plutôt, comment avait-elle fait pour deviner ce qu'elle pensait à cet instant précis? Elle sentit sa langue se faire pâteuse dans sa bouche.

- La Mort, dites-vous?

- Oui, la Mort. La vraie. Celle avec un grand « M ».

« C'est ridicule! » eut envie de crier Liliane, mais elle ne le fit pas. Même si sa raison lui dictait le contraire, son intuition savait que la Chose disait la vérité, aussi incroyable soit-elle.

- Tu es une fille intelligente, Liliane. Les filles intelligentes écoutent leur intuition.

Entre ses lèvres, son prénom sonnait comme un blasphème. Un frisson de dégoût la parcourut, mais elle ne jugea pas nécessaire de l'exprimer. De toute manière, elle n'en avait pas besoin, la Mort lisait en elle comme dans un livre ouvert.

- Pourquoi la Mort viendrait-elle s'installer ici, dans une aussi tranquille petite ville?

L'interrogée perdit son sourire. Celle qui avait posé la question n'arriva pas à déterminer si elle la préférait avec ou sans.

- Parce que la Mort a faim, siffla celle-ci. Les humains ne meurent plus, tout aseptisés qu'ils sont! Ils sont si biens, dans la paix, la bonne entente, la sécurité, la santé! Ils vivent de plus en plus vieux, grâce à leurs médicaments, guérissent presque tout, trouvent toujours de nouvelle inventions pour rendre tout plus sécuritaire, ils abrutissent le monde avec leurs sempiternels discours de diplomatie! Et sans les pestes noires, sans les holocaustes, que reste-t-il, pour la Mort?

Elle avait cogné son large poing sur la table et s'était levée, défigurée par un rictus de colère.

- Rien! À peine quelques cancers incurables, quelques famines, quelques génocides. La Mort a faim! Éructa-t-elle en dardant son regard vierge dans celui de son interlocutrice.

Celle-ci déglutit avec peine. Elle tentait de cacher les tremblements qui l'avaient prise devant la fureur de la Créature.

- Mais... Pourquoi nous? S'enquit-elle dans un souffle.

La Mort se radoucit. Ses yeux vides se firent amusés, son mince sourire revint. Elle se rassit sur sa chaise, remontant les genoux contre son torse. La jeune fille trouva cette position de vulnérabilité loufoque adoptée par un tel être.

- Parce que. C'est comme ça.

Elle pointa ses orbites unis.

- Souviens-toi. La Mort est aveugle.

Une soudaine rage s'empara de Liliane. C'était tout? Aucun de crime capital, qu'ils auraient pu commettre, aucun péché suprême, comme l'avaient clamé certains hurluberlus religieux, n'expliquait la mort de toutes ces personnes. Rien. Sinon la simple malchance, la fantaisie indifférente de la Mort. Elle serra les dents.

- Et vous en avez fait quoi, de mes amis? Grinça-t-elle.

La Mort prit un moment avant de répondre, jaugeant la colérique qui se trouvait devant elle. Elle examinait la fillette, toujours avec ce même sourire indéchiffrable. Enfin, elle répondit :

- Ils sont tous morts, sauf ce bébé que tu as laissé là-bas, bien entendu. Si ce sont des corps dont tu veux parler, je les passe dans les machines pour les désintégrer, sinon ils s'entassent. Mais les plus récents sont juste là, derrière moi.

Sur ces mots, l'hideux être pointa une porte, au fond de la salle, derrière lui, si bien tapie dans les ténèbres que Liliane ne l'avait même pas remarquée jusqu'à ce qu'elle soit mentionnée. Les longues jambes arachnéennes se déplièrent et soulevèrent le corps flasque, le traînant jusqu'à ladite porte. Les doigts osseux se posèrent sur la poignée, et la fillette sentit son pouls s'accélérer. Elle n'avait même pas besoin de la voir s'ouvrir pour savoir ce que lui révélerait cette nouvelle issue. Elle savait qui était la victime la plus récente.

Elle ne voulait pas voir ça. Pourtant, lorsque les gonds grincèrent, elle fut absolument incapable de détourner le regard.

L'odeur de pourriture dont elle avait eu la vague conscience en entrant s'intensifia, et l'air devint si pestilentiel qu'il en devint presque irrespirable. De violents haut-le-cœur saisirent la jeune fille. Vite, elle enfouit son visage au creux de son coude, dans le tissu de sa veste. L'insupportable senteur, sans vraiment disparaître, s'atténua, et son malaise se calma. Elle put respirer à peu près normalement.

Du moins, c'est ce qu'elle croyait jusqu'à ce que ses yeux croisent ceux de Dimitri.

Ses prunelles étaient sombres, vides, éteintes. Il était étendu sur le sol, la tête tournée vers elle, dans une position qui lui sembla peu naturelle. Il lui faisait penser à un pauvre pantin disloqué, jeté au fin fond d'un placard et oublié. Sa peau était raide et blanche. Sans avoir le courage d'aller y toucher, elle la devina glaciale. Derrière l'enveloppe charnelle désertée de Dim, il y avait d'autres cadavres en bien plus piteux état que le sien. Elle reconnut avec horreur quelques visages et quelques vêtements familiers. Ici, son enseignante de troisième année. Là, le propriétaire du dépanneur du coin. Ils s'empilaient dans un impressionnant tas de chairs en décomposition.

Elle sentit ses poumons se vider de tout oxygène, son cœur arrêter de battre, son sang se figer dans ses veines. L'espace d'un instant, elle se sentit aussi morte que son ami.

La Mort, tout ce temps, se tenait à côté du battant, pas le moins du monde troublée par l'odeur ou le macabre spectacle. Toute son attention se concentrait sur sa jeune visiteuse. Elle analysait chaque émotion qui passait par son visage enfantin et ses pensées, fascinée par cette démonstration d'humanité.

Cette humanité rougeoyait à l'intérieur de Liliane, lui brûlait les tripes, et elle se sentait prête à exploser. Elle se sentait triste, elle se sentait déçue, elle se sentait coupable, elle se sentait en colère. Toutes ces émotions tournoyaient en elle, se croisaient, se mélangeaient, tant et si bien qu'un grand calme se fit en elle. Le calme avant la tempête. Une seule idée s'imposa à elle.

« Je dois les venger. »

Elle regarda la Mort droit dans les yeux. Cette dernière la fixait toujours, souriante, imperturbable. Elle avait très certainement perçu sa pensée, mais elle n'en montrait rien. Après tout, que pouvait bien faire une vulgaire enfant contre la Mort elle-même? Ultimement, elle allait mourir.

Qu'elle agisse ou non, elle allait mourir.

En ce cas, qu'attendait-elle?

Elle détacha la batte de baseball qui pendait après son sac à dos et elle chargea la mort dans un grand cri sauvage.

Celle-ci savait pour sûr que la jeune humaine troublée réclamerait sa revanche. Liliane s'en était rendue compte assez tôt, la Mort savait tout.

Tout ce savoir n'empêcha pas son crâne de se fracasser sous les coups frénétiques de l'arme. La fillette frappait, les dents serrées, flegmatique. Elle visait consciencieusement la tête, le cou, le ventre et les articulations. Elle sentait l'enveloppe charnelle de la Mort se flétrir sous les impacts, et elle continuerait jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien.

« Un coup pour Dimitri », récitait-elle, « puis un coup pour Maman, et pour Papa, et pour Arthur, et pour... »

Toutes ses connaissances y passèrent, et bien plus encore, si bien qu'elle donna au moins un coup pour chaque défunt habitant de la petite ville.

Le souvenir du pauvre chat que l'enfant avait massacré seulement la veille revint soudainement la hanter. Elle se souvint avec une impressionnante clarté de la terreur qu'elle avait ressentie, seule face à ce qu'elle avait cru être la Créature, une terreur si grande que son corps avait agi seul pour se défendre. Or, maintenant qu'elle avait bel et bien la Chose devant elle, la sensation était fort différente. Elle avait une parfaite conscience de chaque mouvement, de chaque coup asséné. Elle voyait parfaitement le corps se recroqueviller, les membres se disloquer. Chaque attaque était parfaitement calculée.

Cette fois, la fillette voulait tuer de sang-froid.

Ce n'est que lorsque la carcasse n'offrit plus aucune résistance, écrasée sur le plancher froid, que Liliane mit un terme à ses assauts. Essoufflée, elle laissa tomber la batte de baseball au sol et dégagea quelques mèches de cheveux de son visage. Elle sentait une sueur froide lui couler sur le front, et la paume de ses mains était douloureuse. Ses doigts étaient gourds.

Elle aurait voulu aller se lover dans un coin de l'usine et y faire une sieste d'une décennie, tant elle se sentait lasse, mais elle ne le pouvait pas. Pas maintenant. Méfiante, elle surveillait le corps inerte de la Chose. Peut-être n'était-elle qu'une enfant, mais elle n'était pas naïve : on ne pouvait pas éliminer la Mort en la ruant de coups de bâton.

Pourtant, pas un seul frémissement ne venait secouer la dépouille. Pas un frisson, pas un mouvement, son attaquante en était certaine. Si elle n'était pas trépassée, elle en avait tout l'air.

« C'est le moment ou jamais de partir », réalisa Liliane.

La fureur froide qui avait contrôlé ses gestes quelques instants plus tôt la quitta brusquement et son instinct de survie lui revint. Un flot d'adrénaline tel qu'elle n'en avait jamais connu se déversa en elle. Elle sentit ses membres s'animer, son cœur se remettre à battre. Vite, elle prit ses jambes à son cou.

Elle se précipita hors de l'antre de la Créature, fusa tout le long de l'obscur couloir qui y menait et se jeta sur la porte qui donnait sur l'interminable cage d'escalier. La fillette poussa la poignée, mais la porte ne s'ouvrit pas, et elle la percuta de plein fouet. Une lancinante douleur se répandit dans son épaule droite, qui lui arracha une plainte.

Elle tenta de nouveau d'ouvrir la porte, mais elle n'y parvint pas. Toutes ses maigres forces n'étaient pas suffisantes pour la faire s'entrouvrir d'un seul malheureux centimètre. Or, elle ne se souvenait pas que cette porte eut une serrure, et elle n'avait eu aucune difficulté à l'ouvrir à partir de l'autre côté, lorsqu'elle était arrivée. Ce ne pouvait pas être une simple coïncidence.

Juste comme elle se faisait cette réflexion, Liliane entendit un ricanement ténu, à peine audible, léger comme le vent. Son sang se glaça. Frénétique, elle s'acharna sur la porte, qui restait obstinément close. Le rire s'amplifia dans un épouvantable crescendo qui augmentait au même rythme que l'angoisse de sa proie.

« Les petites filles qui tuent de sang-froid sont trop précieuses pour qu'on les laisse partir », chantonna-t-on à son oreille, « les petites filles assoiffées de justice se font trop rares pour qu'on les perde! »

Elle ne voyait personne, mais la prisonnière savait que c'était la Mort qui s'adressait à elle en ces mots. Elle sentait sa présence cauchemardesque qui lui collait à la peau, étouffante.

Elle se sentit faible, tout à coup. Elle se laissa glisser jusqu'au sol, comme une poupée de chiffon.

« Laisse-moi te révéler un secret, ma mignonne », lui susurra la Mort, « Je peux disparaître, comme tu le souhaites. Mais il y a une condition, une toute petite condition... »

Liliane se demanda bien ce qu'était cette mystérieuse condition, mais sa bouche était pâteuse et elle n'avait pas la force de formuler sa question. Elle sombrait petit à petit dans une étrange torpeur. Elle se sentait perdre conscience des lieux qui l'entouraient, et même de son propre corps. Ses pensées désordonnées par la peur se firent moins chaotiques, jusqu'à se taire presque complètement. Ses paupières devinrent trop lourdes pour qu'elle puisse les tenir ouvertes et elle dut les fermer malgré toute sa bonne volonté.

Alors que la jeune fille se sentait défaillir pour de bon, elle sentit une matière liquide et glacée entrer en contact avec ses lèvres. Le froid brisa cette délicate barrière et se faufila entre ses dents jusqu'à sa bouche, rampa le long de sa langue pour atteindre la gorge. Elle n'arrivait plus à respirer. En panique, elle voulut recracher ce qui obstruait ainsi ses voies respiratoires, mais son corps ne lui répondait plus. Le froid continua son chemin et descendit dans sa trachée, jusqu'à sa poitrine. Là, il sembla à l'enfant que le liquide s'y était englué et qu'une grosse boule de glace s'y formait. Le gel se fit si intense qu'il lui brûlait les entrailles. Des larmes de souffrance roulèrent sur les joues de la fille. Le froid gelait ses poumons et, lentement, gelait son cœur.

« Je suis en train de mourir », put-elle se rendre compte juste avant de s'évanouir.

« J'ai faim. »

Elle ouvrit les yeux. Autour d'elle, tout était noir, mais ce n'était pas un problème. Elle n'avait pas besoin de voir.

« J'ai faim. »

Elle se leva. Loin d'ici, au-dessus d'elle, dehors, de petites bêtes s'affairaient dans les champs. Des insectes, des serpents, des mammifères... Comment le savait-elle? Elle le savait, c'était tout.

« Très faim... »

Elle tenta de se rappeler son nom, mais elle ne réussit pas. Elle ne réussit à se rappeler aucun autre souvenir, d'ailleurs. Ici, en cet instant, c'était comme si elle venait de naître. Elle avait émergé des ténèbres et ainsi avait commencé son existence.

« Je veux manger. »

Son estomac la torturait. Toutes ses pensées convergeaient vers son insoutenable famine. Là, plus loin, il y avait des gens, des dizaines de gens, mais ils étaient vides. De simples coquilles. Pas de quoi assouvir ses désirs.

« Je dois manger. »

Elle sonda les environs, plus loin que les champs et les petites bêtes. Rien. Elle grogna. Elle devait manger, elle avait si faim... Soudainement, elle sentit un petit pouls différent de celui des animaux. Quatre-vingt battements par minute. Elle se concentra.

Oui, là-bas, loin, tout juste à la limite de la ville... il y avait quelqu'un. Un tout petit battement de cœur, une toute petite vie à peine commencée. Un grand sourire étira ses lèvres.

Furtive, elle poussa la porte et gravit les escaliers vers cette jeune existence qui ne manquerait pas de la rassasier.