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La carte
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Je sais que je ne devrais pas être là, et je me le suis répété des heures durant, "Lucie, n'y va pas!". Mais comme disait Walt Whitman, "I contradict myself; I am large... I contain multitudes". Cette phrase m'a fascinée dès la premières fois où je l'ai lu parce qu'elle est paradoxale, poétique et si vraie qu'on s'y identifie tous ! Mais, là n'est pas le sujet n'est-ce pas ? Revenons à l'instant présent...

Il est minuit et quelques brouettes et, au lieu d'aller dormir, je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller m'infiltrer dans la petite librairie de ma ville. Pourquoi, vous demandez-vous très certainement, n'y suis je pas allée, comme tout le monde, au courant de l'après-midi lorsque c'était ouvert et que j'avais le temps ? Non, la réponse n'est pas que j'ai l'intention de cambrioler les étagères au courant de la nuit, dans le dessein de consoler mon porte-monnaie. Quoique, je rêve d'acheter ce livre depuis longtemps, me dis-je en louchant sur l'énorme livre intitulé "Outlander" de Diana Gabaldon qui se dresse justement sur le présentoir face à moi. "Non, non, Lucie, tu n'es pas là pour ça !" Je me mets une baffe mentalement et repars en expédition entre le couloir de la poésie médiévale et celui de la littérature scandinave.

Pour être honnête, ce n'est pas même pas un livre que je cherche, voilà toute l'ironie de la situation. Je me retrouve dans un monde rempli de ce que je considère comme les plus belles merveilles du monde et ce n'est même pas à cela que je dois prêter attention. Je suis là pour une carte. 'La' carte.

Cette carte que tout le monde cherche dans mon clan et que j'ai enfin repérée. Je souris de contentement à l'idée de la gloire qui m'attendrait lorsque je reviendrai. Je vais devenir quelqu'un. Une carte, en effet, est au premier aspect un objet des plus banals et communs, mais cette carte là a des propriétés à vous en couper le souffle. Pour une personne quelconque, la carte a une apparence des plus normales. Mais pour une personne comme moi, qui peut voir les traces d'ensorcellement, cette carte, que j'ai vu accrochée au mur du fond dans la librairie, m'est apparue brillante de mille feux et mouvante. Les enjolivures en nuage bougeaient dans les coins, comme si un vent invisible était en train de souffler. Les espaces d'eau de la carte ondulaient comme des vagues. Un volcan entra en irruption sous mes yeux ébahis. Lorsque j'ai promené ma main sur les pôles de la carte, une aura glaciale avait presque figé mes doigts. Puis, des perles de sueur ont commencés à dégouliner quand ma main est passée au-dessus de l'équateur.

J'ai ri. J'ai ri comme jamais lorsque j'ai compris. Et là, encore maintenant, je ri. Personne dans mon clan n'aime lire comme moi. Tout le monde s'accorde bien pour me dire que c'est futile et que ce n'est pas ainsi en trainaillant le nez dans un bouquin qu'une carte se trouve. Le vent tourne comme on dit. Je ne serai plus le vilain petit canard qu'on se plait à critiquer.

Je monte les dernières petites marches et arrive dans l'arrière de la librairie. Ici ne se trouvent que vieux ouvrages, et le parfum d'ancien parchemin qui se dégage est exquis. J'inspire une grande bouffée, "Nous y voilà".

La carte me fait face et mon regard ne peut s'en détacher. Elle m'hypnotise. Elle me contrôle. Je m'avance encore plus vers elle et une rafale de vent me balaye le visage. Il souffle sur la Terre. Je frôle le papier des mains et suis prise de frisson. J'ai l'impression de sentir un cœur qui bat sous la toile, de sentir une autre respiration sous mes doigts. Cette carte vie. Et, quand je pense à son immense pouvoir, je tremble. Puis-je vraiment la prendre ? Son pouvoir ne va-t-il pas me rendre folle ?

Je jette un rapide coup d'œil derrière moi, soucieuse d'avoir pu être suivie, mais mon regard retourne vite sur la carte. Prise d'un instant de démence, je détache rapidement la carte du mur. Je m'attendais à une résistance, mais rien. Elle me tombe dans les mains et se laisse rouler à ma grande surprise.

Toutefois, à peine ai-je pu avoir le temps d'être satisfaite que le monde entour de moi se tord et se tourne. Je me retrouve basculée sur le côté et de l'eau sort de nulle part tel un tsunami, m'engloutissant. Mon corps heurte violemment une des bibliothèques et je lâche un hoquet de douleur, remplissant ma gorge et mes poumons d'eau salée. Pourquoi est-elle salée ? Pourquoi des poissons et des algues tournoient autour de moi ? La carte est toujours coincée sous mon bras et, quelques secondes avant de mourir d'étouffement, je comprends.

Il est dit que si la carte est restée cachée toutes ces années, c'était pour le bien de l'humanité. Que, si elle venait à être découverte, la personne ferait forcément l'erreur de mal l'aborder. En roulant la carte, je venais de rouler et mélanger le monde. Je venais de renverser des pays l'un contre les autres et de déverser des océans et des mers sur le reste de la population. Mes yeux se révulsèrent d'horreur à cette idée. Ou peut-être se révulsèrent-ils parce que je mourrais...

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