Si jamais on te demandait d'émettre un vœu, n'importe lequel, et que l'on te disait qu'on pouvait l'exaucer en un claquement de doigts, que ferais-tu? À tes yeux, est-ce que ce serait des sornettes? Une belle fantaisie pour amadouer les naïfs? À ton avis, au moment où cet étrange homme a fanfaronné ces paroles, qu'ai-je répondu? Je te laisse deviner, toutefois, laisse-moi me complaindre dans la confidence et t'avouer que j'aurais du me taire. Il y a des souhaits qu'il vaut mieux ne jamais prononcer et garder pour soi-même. Surtout si tu as pris un verre ou deux de trop.

I. L'écrasement

L'avion culbutait, tournoyait à la manière d'une vulgaire ballerine, tandis que les ailes grinçaient, fébriles et tremblotantes. D'un moment à l'autre, elles menaçaient de prendre la poudre d'escampette, prêtes à s'arracher dès que le dernier coup de grâce serait porté. Moi, idiot comme j'étais, je les fixais du coin de l'œil, regrettant ma place près du hublot tout en étant incapable de dévier le regard. Aussi obnubilé que tétanisé, la tête enfouie entre mes mains, les cris des autres passagers devenaient lointains, un peu comme s'ils étaient des marmonnements, des bruissements, alors que les violentes secousses me ramenaient vite à l'ordre. À chaque soubresaut, ma ceinture me retenait solidement contre mon siège et une vague douleur venait danser, tourmenter mes cuisses. À vrai dire, je la sentais à peine. L'adrénaline? Sûrement. Je ne le cacherais pas, à cet instant, je paniquais. Je ne bougeais pas, je ne hurlais pas, sauf que je sanglotais à la manière d'un bambin. Les larmes, trop amères, roulaient sur mes joues, mouraient sur mes lèvres. Mon souffle me manquait, me fuyait, me narguait. Si ça continuait, j'allais mourir asphyxié avant d'atteindre la terre ferme ou l'océan. Ha, ha! Asphyxie, noyade ou le choc, lequel je préférais? Aller, choisis mon vieux, dans tous les cas, c'est la faucheuse qui t'attend à la fin du voyage.

Quel imbécile, mais quel crétin! J'aurais dû me fier à mon instinct, à ce pressentiment sordide et à ces mauvais rêves. Je le savais, mieux que quiconque, que les hommes n'étaient pas faits pour voler. Nous n'avions pas d'ailes, sauf que nous sommes envieux, on s'entête et on cherche à imiter les oiseaux. Seulement, tôt ou tard, on en paye les frais. Cette journée-là, le ciel ne nous aimait pas, il nous haïssait, et il grondait son mécontentement sans la moindre once de pitié.

Pourquoi! Mais pourquoi étais-je monté dans ce tas de ferraille? Si j'y réfléchissais bien, c'était ce coup de fil, ce stupide coup de fil, qui avait réussi à achever ma réticence. Ces petits frères, ils savaient où peser. Ils connaissaient mon orgueil - c'était probablement de famille - et ils n'avaient pas hésité à en jouer, ces diablotins. « Bon sang! Frangin! Tout va bien se passer. Arrête de faire ta poule mouillée, t'es plus un gamin » que le plus jeune s'était moqué, assez agacé, tandis que le deuxième avait surenchéri d'un ton tout aussi las : « Allons, tu sais que tu as beaucoup plus de chance de mourir en voiture qu'en avion. Et ne pense même pas à prendre le bateau, tu vas arriver bien trop tard et les funérailles seront déjà terminées. » À peine avait-il prononcé ces mots que je m'apprêtais à répliquer qu'il n'y aurait pas qu'un seul cercueil à enterrer, mais bien deux. Cependant, je n'ai jamais eu le temps de le hurler dans le combiné ; ma mère avait pris le relais, sortant les violons. Elle était douée pour attiser ma culpabilité. À trois contre un, c'était déjà perdu d'avance et j'avais dû abdiquer. Ha, ha, la douce naïveté de croire en de belles paroles.

Une autre secousse, un autre retour à la réalité. Du coin de l'œil, je crus apercevoir l'aile se plier sur elle-même - n'était-ce pas supposé être solide, tout sauf souple? - et je crus même l'entendre gémir d'un grincement strident. On aurait dit une plainte, un supplice digne d'un être à l'agonie. Aussitôt, je quittai cet état d'hypnose et j'osai fermer mes paupières, me recroquevillant un peu plus sur moi-même. Les sanglots redoublèrent, alors que la chute s'amorçait. Nous survolions l'Atlantique, le Canada déjà à des kilomètres derrière nous et l'Angleterre, pour sa part, bien loin à l'avant. Maintenant que nous tombions, que nous filions vers l'océan, il nous était impossible d'atteindre un continent ou, par miracle, une île. En définitive, c'était la noyade qui m'attendait au bout du chemin. Je n'ai jamais cru en ma chance; et voilà pourquoi. Les hommes, ça ne volait pas; ça tombait.

Ma tête me semblait prise dans un étau, étau que l'on prenait un malin plaisir à resserrer encore et encore. Les battements de mon cœur tambourinaient mes tempes et pendant un instant, ce fut tout ce que j'entendis. Boom, boom, boom. Que s'était-il passé déjà? Une annonce, un coup de téléphone, des pleurs, un décès, des reproches. Boom, boom, boom. Oui, je devais me rendre à des funérailles, celles de mon père. Pas à Toronto, il n'était pas à la maison, il était parti à Londres. Il rendait visite à William et Alexander. Un petit tour au pays natal et chez l'ex-femme, histoire de serrer dans ses bras ses deux autres fils. Boom, boom, boom. De quoi était-il mort? Je n'arrivais pas à m'en souvenir. Et pourquoi avais-je si mal? Pas seulement à la tête, mais mon corps entier souffrait le martyre. Mes membres étaient si lourds qu'on aurait dit du plomb. Boom, boom, boom. Allez, il faut ouvrir les yeux mon gars.

- Dylan! Viens m'aider! On dirait qu'il y a un autre survivant!

Une voix grave, pas tout à fait familière, sans toutefois m'être inconnue, résonna à mes oreilles. J'aurais préféré qu'elle se taise; elle me vrillait le crâne tant elle était forte.

- Ta gueule et bouge ton cul, il faut le sortir de là ou il va crever.

Des bruits, des râles, des pleurs. Les sons se mélangeaient et je crois que la conscience me revenait, reprenant graduellement la place qui lui appartenait. Lentement, j'ouvris mes paupières lourdes, ankylosées par le coma. Et je le regrettai aussitôt. Écarquillant les yeux, je manquai de hurler en apercevant la passagère à mes côtés, enfin, les restes de la passagère. Le cou dans un angle improbable et la tête reposant sur mes genoux, je pouvais aisément apercevoir son visage ensanglanté. À cette vue, l'envie de vomir ne se fit pas prier, mon estomac faisant un tour et mes intestins suivirent le pas. Je n'avais pas eu de haut-le-cœur depuis bien longtemps, la dernière fois remontant à une consommation excessive d'alcool. Trop violent pour être retenu, il ne fallait pas s'étonner que je rende mon dernier repas sur mes genoux - et sur elle. Tremblant, je dus détourner le regard sur le côté opposé, sinon, je sentais que mon estomac se rebellerait à nouveau. Il s'était retourné et il n'avait pas l'intention de se calmer de sitôt. Seigneur, que s'était-il passé?

Non, en réalité, je ne voulais pas connaître la réponse, je préférais m'enliser dans la panique et jeter un coup d'œil au hublot... où je sursautai en apercevant un visage au travers de la vitre. Pris de court, pris d'effroi, je cherchai à me redresser avant de me cogner durement contre le toit. Il avait visiblement perdu sa hauteur d'antan, désormais beaucoup trop bas. Je ne pouvais que rester recroquevillé au-dessus du buste de la femme, et ce même si ça me donnait la nausée. Certes, j'avais dévier le regard sans tarder, cependant, j'avais remarqué, pour le comble de mes malheurs, que la moitié de son corps s'était retrouvé écrasé sous la carcasse de métal. Écrasé était un euphémisme. Broyer convenait davantage. Je ne sais pas comment nous en étions arrivés à un tel résultat et je ne voulais pas le savoir. Tout ce que je comprenais, c'était que je me retrouvais trappé dans une cage tordue sur elle-même, une moitié de cadavre sur les genoux, la panique aux portes de ma conscience. J'en venais à serrer ma chemise plus très blanche, au niveau de mon cœur, alors que ma respiration déraillait.

Heureusement ou malheureusement, je dus reprendre un tant soit peu contenance sous le sons de coups portés au hublot. L'homme, qui était de l'autre côté, cherchait visiblement à attirer mon attention. Certes, je l'avais aperçu, assez pour en sursauter, mais je l'avais aussitôt oublié, ce que mon regard vague devait laisser entendre et ce qui, peut-être, ne lui avait pas plu. Je déglutis, le goût acide rongeant ma gorge. Les repas préfaits que les hôtesses nous avaient servi n'étaient pas exactement ragoutants. Une fois digérés, ça ne s'améliorait pas.

- Je vois que tu pètes la forme pour gerber de la sorte, ça te dirait de nous aider à te sortir de là, hm? Demanda-t-il, sa voix caverneuse trouvant le moyen de se faufiler jusqu'à mes oreilles.

- Charles!

Une autre voix se fit entendre, moins grave, moins rauque, moins brusque, et surtout beaucoup plus appréciée par ma migraine. J'essayais de me concentrer sur les traits du premier homme, certainement Charles, afin de m'accrocher à la lucidité et ne pas céder à mon émois, toutefois, la crasse à la fois sur le hublot et sur son visage ne me facilitait pas la tâche. De la suie, de la terre et de la poussière. J'arrivais à peine à distinguer son nez. Quoique ça devait être la bosse située en plein centre. D'une main tremblante, je frottai la vitre, cherchant à l'apercevoir un peu mieux, et je me rendis alors compte qu'elle était couverte de sang. Je n'essuyais pas, je salissais plus qu'autre chose. M'arrêtant dans mes mouvements, je me sentis devenir livide et, hésitant, je tournai ma main afin de contempler ma paume. Nom de Dieu, elle était entaillée de long en large.

- Quoi? Ce n'est pas avec tes bras maigrichons qu'on réussira quoi que ce soit. Il va falloir qu'il mette du sien.

- ... Je ne voudrais pas me montrer pessimiste, mais, peu importe le nombre de paires de bras que tu as, il te faudrait une pince de décarcération pour écarter les pans de métal, rétorqua le deuxième homme d'un ton pincé, voire un brin irrité.

- Tsk. La ferme, on peut toujours tenter. Il y a une petite fente en haut, si l'on pouvait réussir à éloigner suffisamment les parois...

Leur discussion passait par une oreille pour sortir par l'autre, mon attention complètement absorbée par la plaie béante - eux-mêmes semblaient m'avoir oublié, concentrés à se disputer. Ça saignait, mais merde ça saignait à flot! Avant de penser à sortir, je vais penser à arrêter le saignement ou je vais me vider de mon sang. Encore, je tentai de me redresser et ma tête, pour une seconde fois, percuta durement le métal. Les élancements se firent sournois et j'en serrai les dents, me retenant de jurer. Il me fallait des pansements, des bandages, peu importe! Seulement, je n'en avais certainement pas à porter de main et je refusais de regarder à ma gauche. Sinon, j'allais vomir à nouveau, j'en étais certain. Déjà, sentir le poids de son buste sur mes cuisses me révulsait, je ne saurais jamais lui faire face. Bon sang, avant l'écrasement, nous discutions; elle avait passé des heures à me rassurer, lançant une conversation sur une autre afin de me changer les idées. Souriante, gentille, compatissante, elle avait eu assez de tact, contrairement à mes frères, et s'était gardée de me rire au nez. Une petite tape encourageante sur l'épaule et quelques palabres rigolotes avaient réussi tant bien que mal à me faire oublier où j'étais... Avant l'écrasement, elle était vivante. Avant l'écrasement, on discutait. Maintenant, elle était morte, sur mes genoux, et je n'arrivais même plus à me souvenir de son nom.

D'autres coups contre le hublot me remirent à l'ordre et je tressautai encore une fois, me gardant de me redresser - la leçon commençait à entrer.

- Mais qu'est-ce que t'as foutu? T'as mis du sang partout, t'es en train de crever? Dis-le moi franchement si t'as un pied dans la tombe, ça m'évitera de me casser la tête pour rien.

Woah, si sympathique. Je dois dire que ça me fit un choc, un choc assez brutal pour me consterner et me faire oublier un instant la macchabée.

- Ouch! Dylan! C'est quoi l'idée de me frapper?

- À ton avis?

Je n'étais pas pour la violence, mais je devais admettre qu'il l'avait mérité et, cette fois, je pris en note le nom du deuxième homme. Charles et Dylan. Bien. Je tenterais de les retenir - ce qui n'était pas gagné. Les noms ne marquaient jamais assez mon esprit et, pour me rappeler des autres, j'avais plutôt tendance à leur inventer un surnom, un surnom significatif souvent ironique, haineux ou rigolo.

Nerveusement, je riais faiblement. Au fond, il n'avait peut-être pas tort. Je n'avais pas encore saisi l'ampleur des dégâts ni fait l'inventaire. J'avais levé ma main blessée autant que je le pouvais et, de l'autre, j'appuyais sur mon poignet afin de ralentir l'hémorragie. J'étais encore bien vivant, la douleur de ma blessure, qui prenait du mordant, me le rappelait aux moindres mouvements. Ravalant ma salive, je pris une grande respiration et je rassemblai mon courage pour leur répondre - ce qui ne m'empêcha pas de bafouiller légèrement.

- Il doit y avoir d'autres survivants dans les parages, passez-les en premier!

Je pouvais attendre, je n'étais pas à l'article de la mort, pas encore. D'un autre côté, les secours arrivaient tôt ou tard, je n'avais qu'à tenir jusque là. Mon vieux, ça va, ce n'est que ta main et tu n'as qu'à penser à autre chose, voire fermer les yeux pour en oublier la morte, que je me disais, cherchant vainement à calmer mon anxiété. Seulement, de leur part, je n'eus droit qu'à un long silence, silence qui me parut durer une éternité. Ayant barbouillé le hublot de rouge, je ne pouvais pas apercevoir leur visage, toutefois, le ton sombre que prit Dylan fut bien assez révélateur. Si bien que j'en frissonnai.

- Non, il n'y en a pas. On dirait qu'il ne reste que nous trois. Du moins, pour cette section de l'avion.

- Hein?

Ça m'échappa. Ce petit mot, il s'enfuit de mes lèvres à la manière d'un réflexe, l'information encore bien loin d'être assimilée. Elle prit un moment avant de se rendre jusqu'à ma matière grise et, dès que je la compris, mes yeux devinrent certainement ronds comme des soucoupes.

- T'es sourd ou il faut te faire un dessin? Le reste a cramé et, pour faire chier, les quatre femmes qui ont réussi à s'en sortir se sont écroulées comme des loques. C'est quoi cette merde!?

Aux sons de ses paroles, un bruit sourd les accompagna et j'aperçus une ombre contre la vitre, bloquant alors le peu de lumière qui se frayait un passage au travers du hublot. Un petit moment passa avant que je ne réalise que l'un d'eux, probablement Charles, s'était assis sur l'aile - du moins sur ce qu'il en restait -, prenant appuie contre ma seule fenêtre. Malgré ses mots, assez acerbes, je l'imaginais aisément dans une posture un peu découragé, un peu lasse. Pourtant, dans ma mémoire floue, il me semblait avoir entendu des pleurs et des râles. Mon état comateux m'avait-il jouer des tours ou étais-je resté trop longtemps assommé? Non, je me serais vidé de mon sang. À moins que je ne me sois coupé en gigotant... voire en me réveillant?

Mal à l'aise, je jetai des coups d'œil sur le côté droit, toujours aussi réticent à regarder de l'autre, et j'aperçus une barre de métal qui n'avait absolument rien à faire là. Elle était longue, faite sur le large et le bout s'était fendu en diagonale, lui donnant un aspect de lame tranchante. Je déglutis un instant en pensant qu'elle aurait pu m'empaler. En fin de compte, je m'en tirais étonnamment bien avec une paume entaillée, le saignement commençant d'ailleurs à se tarir. Malgré que la douleur, pour sa part, montait d'un cran.

Battant des cils, je ravalai durement ma salive au goût répugnant du vomi - ce qui m'arracha une vilaine grimace, c'était réellement immonde. Charles, loin d'être sympathique - il était plutôt tout le contraire - ronchonnait et, dans d'autres circonstances, je crois que j'aurais pris mouche. Seulement, dans mon état, j'étais trop épuisé pour m'engueuler avec un inconnu. Je passerais mes nerfs plus tard, quand ils auront trouvé un moyen de me sortir de ma prison - d'ici là, je m'abstiendrais de l'offusquer. Pour le moment, je me contentai de prendre une grande respiration, expirant longuement. Il valait mieux éviter de succomber à la panique. Il valait mieux... que je me répétais. J'essayais d'éviter de penser à ma situation, au cadavre et à mon corps qui hurlait au martyre. Ma position était un enfer à tenir. On aurait dit un fœtus dans le ventre de sa mère, sauf que ce n'était ni confortable, ni chaud, ni apaisant. Je n'étais pas écrasé, mais c'était de justesse. Je pouvais à peine bouger et les courbatures ne tardèrent pas à se pointer.

- Tu veux plutôt dire : « c'est quoi cette île », reprit Dylan tout en soupirant, visiblement préoccupé.

Le ton de sa voix était étrangement expressif; ce devait être ce type de personne qu'on arrivait à lire comme dans un livre ouvert.

- ... Qu'a-t-elle, cette île?

Encore un silence, exagérément lourd et pesant. J'y étais pourtant habitué, à force de m'isoler dans le bureau ou à la maison, refusant les sorties entre amis ou collègues, cependant, j'eus l'impression d'étouffer. Ce silence était étouffant. Plus que la carcasse. Seulement, aux sons de leurs rires nerveux, je crois que j'aurais préféré, en définitive, qu'ils se taisent, qu'ils s'enferment dans le mutisme. Ces rires transpiraient l'angoisse et l'angoisse était contagieuse autant que l'était un virus.

- T'as déjà vu un horizon violacé et des trainées d'astéroïdes dans le ciel? Parce que j'te jure que, moi, pas une seule fois dans toute ma sainte vie! Et je suis plus tout jeune, mon gars.

- Je ne te parle même pas de la végétation, surenchérit Dylan, un autre soupir appuyant ses dires - facilement, je me l'imaginais les bras croisés, la tête baissée et le regard abattu. Je ne sais pas si je dois m'émerveiller ou en être effrayé.

- Ça va, c'est que des plantes, ça va pas te bouffer.

- Tu connais les plantes carnivores?

Je restai un moment interdis avant de finalement m'exclamer :

- ... Est-ce que vous allez bien? Vous vous êtes cognés la tête?

Tout en parlant, je pliais et dépliais mes doigts afin de vérifier si ma circulation sanguine s'était arrêtée et si je risquais de les perdre. Ils n'étaient pas trop engourdis ni trop ankylosés. Ça devrait aller, quoi que je désespérais toujours autant pour des pansements.

- Ouais, bon, j'avoue qu'avec ton petit hublot tout crasseux et la minuscule fente, tu ne vois pas grand-chose, hein, que grommela Charles d'une voix qui me sembla vexée, voire offusquée, et je vis l'ombre quitter la vitre. Pour ta gouverne, contrairement à toi, on s'en est très bien sortie et notre caboche se porte merveilleusement bien. Elle pète la forme!

Sans oser demander pourquoi il se levait ni s'il comptait m'abandonner à mon sort, je ne pus m'empêcher de mordre ma lèvre inférieure, la coinçant entre mes canines. Je n'avais rien non plus à rétorquer. Je ne pouvais pas nier qu'ils avaient eu plus de chance, ni qu'ils semblaient en parfaite santé, et ce en dépit de leurs petites hallucinations.

Alors que je tergiversais, mes pensées furent entrecoupées par des bruits sourds, comme des pas contre la carcasse. Enfin, pas « comme ». Quelqu'un grimpait bel et bien sur l'épave et ça résonnait en échos, échos qui malmenaient ma migraine. Quoique l'objet projeté à l'arrière de ma tête ne donna pas son pareil. J'en grognai, me recroquevillant un peu plus par instinct, tandis que Dylan s'enquérait en grondant presque :

- Mais qu'est-ce que tu fais à lui balancer ton cellulaire!?

- Ça va, je n'aurais qu'à le récupérer quand j'irais le chercher, pas de quoi en faire tout un plat. C'est pas comme si l'on captait le réseau de toute façon.

Fronçant les sourcils sous une petite colère, je me tordis dans tous les sens afin de jeter un coup d'œil à la fente et, surtout, à cet homme qui se prenait pour un singe. Sauf qu'il s'était redressé et le soleil m'éblouissait, m'obligeant à plisser les paupières. Je ne voyais qu'une silhouette sombre. Malgré tout, je me retrouvais soudain rassuré, apaisé. « Quand j'irais le chercher ». Il n'avait pas et n'avait pas eu l'intention de m'abandonner.

- Je m'inquiète surtout pour l'autre en bas. Tu sais parfaitement que ton cellulaire est indestructible. La preuve, ça fait des années que tu l'as et il est encore un seul morceau. C'en est presque un miracle!

- S'il meurt pour si peu, je me demande bien comment il a fait pour survivre à l'écrasement, surtout encastré comme l'est l'avion. Bref, je t'ai pris des photos, jettes-y un coup d'œil et on verra si tu crois toujours qu'on a la caboche dérangée. Y'en a quelques unes, je crois pas avoir besoin de t'expliquer comment fonctionne un téléphone.

- Peut-être pas mourir, mais ça doit tout de même faire un mal de chien, insista le deuxième homme, le ton réprobateur. J'espère au moins qu'il ne l'a pas reçu sur la tête.

Bingo. Pile dessus. D'ailleurs, mon cher Dylan, tu pourrais me poser la question, plutôt que supposer à voix haute et agir comme si je n'existais pas, pensai-je silencieusement, préférant éviter de me mêler à leur conversation. Elle semblait prête à dérailler et je n'avais certainement pas envie d'y participer - même si, au fond, elle me changeait les idées.

- T'es quoi? Sa mère?

- Tu vas vraiment me sortir des répliques d'élèves de primaire?

Lentement, j'oubliais de les écouter, me concentrant davantage sur mon haut-le-cœur que sur leur voix. Ne pas vomir, ne pas vomir, me répétais-je comme un mantra. Le cellulaire, après avoir heurté ma pauvre tête, était tombé au sol et je devais évidemment me pencher pour le ramasser. Le problème, c'était que j'en venais à écraser la passagère décédée entre mes cuisses et mon torse, un long « squish » écœurant me rebuta et je dus prendre sur moi. Aller, j'avais vu bien pire à la télévision. Aussitôt que mes doigts frôlèrent l'appareil, après un long moment de fouille qui me parut interminable, je l'attrapai illico presto et je me redressai légèrement - le plus que je pouvais sans me buter contre le métal, c'est-à-dire, pas beaucoup. Un Nokia... Pas étonnant qu'il soit solide. Ces bêtes étaient réputées pour résister aux chutes et aux accès de colère.

Charles, par précaution, avait tout de même mis l'interface sur l'une des photos - il me prenait pour un crétin - et je hoquetais de surprise. Quand il disait que l'avion était encastré, il ne blaguait pas. C'était sa première photo, celle de ma cage. Je la reconnaissais à mon hublot. Seigneur, comment pouvais-je être encore vivant? Et comment diable Charles avait-il réalisé que je l'étais? Mais je comprenais mieux ce que Dylan voulait dire par section de l'avion un peu plus tôt - si c'était bien lui qui l'avait mentionné. La carcasse n'était pas complète, définitivement pas; la masse de ferraille compactée contre la falaise n'était pas suffisante. Il manquait clairement la queue qui s'était peut-être détachée en plein vol, quant au cockpit... Il avait peut-être eu le malheur d'être réduit à néant.

En grossissant l'image par endroit et en l'observant un peu mieux, je constatai que l'appareil s'était engouffré dans un sillon situé sur le versant d'une falaise, tout près d'un sol sableux. C'était comme s'il y avait eu un creusement dans le roc, comme s'il avait été raclé de manière horizontale sur des mètres de long. J'oserais dire que c'était peut-être un début de grotte, une ouverture à peine entamée. D'une hauteur de près de deux mètres, du moins, pour où j'étais, je n'arrivais toutefois pas à évaluer sa profondeur ni sa largeur. Tout ce que je savais, c'était que ma prison n'était pas uniquement faite de métal. Une barrière de roc s'ajoutait à l'équation. Plus on s'approchait du nez de l'avion, plus la hauteur se réduisait. Quelques sièges derrière moi, il ne restait plus rien - ces deux moineaux devaient d'ailleurs venir de l'un d'eux. Côté largeur, il semblerait que ce soit écrasé jusqu'au banc à mes côtés, le mien se trouvant juste à l'extérieur du sillon. Voilà pourquoi le plafond était un peu plus haut, quoiqu'il avait tout de même subi les effets d'une compression. La fente avait probablement été causée par la différence de hauteur. Autrement dit, j'avais été chanceux. Si nous avions heurté une falaise de plein fouet, je n'aurais pas survécu. Si j'avais pris place de l'autre côté de l'avion, je serais aussi en chemin pour l'au-delà. Ce trou à demi-circulaire m'avait sauvé la vie. Seulement...

- Bon sang! Comment je vais sortir de là!? m'écriais-je, les mains tremblantes.

Je m'attendais à ce que l'un d'eux me répondent, mais je me rendis bien vite compte qu'ils étaient encore dans leur petit monde, se disputant tels de vrais gamins. L'incident ne semblait pas les ébranler, pas le moins du monde. Dylan n'avait pas exagéré, il faudrait une pince de décarcération; des paires de bras ne seraient jamais suffisantes. Ravalant ma salive - et grimaçant sous le goût toujours aussi atroce, il me faudrait un bon verre d'eau -, je décidai de glisser l'image vers la suivante. J'en restai bouche bée. L'horizon, qui donnait sur l'océan, ondulait entre le violet et le lilas sur une bonne dizaine de mètres avant de reprendre des couleurs bleutées. Il n'y avait pas de dégradé, ce n'était qu'une coupure nette entre le bleu et les couleurs violacées.

Hésitant, je passai à l'image suivante et ma mâchoire manqua de se décrocher. Manifestement, il n'avait pas menti; une trainée d'astéroïdes flottait dans le ciel, un peu à la manière d'un arc-en-ciel. D'ouest à l'est, elle irradiait de beauté. Composée de milliers de petits débris et de poussières, le soleil s'y reflétait en diverses teintes. On aurait dit un anneau comme celui qui entourait saturne et les couleurs, plus belles que celles d'une aurore boréale, semblaient valser. C'était à couper le souffle.

Mais j'aurais voulu dire qu'il me narguait, qu'il avait pris ses photos d'un artiste sur internet auparavant ou après avoir pris celle de l'épave, cependant, je devais me rendre à l'évidence. En examinant son téléphone, je remarquai bien vite qu'il n'avait ni accès à internet, ni au réseau. Il était coupé du monde. Elles étaient en date d'aujourd'hui; je devais me rendre à l'évidence. Ce n'était pas notre ciel, il n'y avait rien de tel sur Terre.

-... Bordel de merde, où sommes-nous!?

- Bonne question! Je dirais Disney Land, se moqua Charles plus qu'ironique, m'ayant apparemment écouté cette fois.