VIX ORIMUR OCCIDIMUR
1.
Est-ce toi mon amour ? J'ai cru entendre… Le vent claque une porte. Je sais. Ce n'est pas encore l'heure. Je regarde à nouveau par la fenêtre de notre appartement. C'est l'automne. Toujours l'automne. Toujours les feuilles rousses fardées d'étincelles d'or dans la lumière pourpre d'un soleil rougeâtre, qui paraît dans le ciel comme un cœur palpitant dans sa flaque de sang. Bientôt, je ne le verrai plus derrière la frondaison des marronniers hautains. C'est le moment, Amour, où tu reviens à moi. Je ferme les paupières, et mes doigts tâtonnant dans le vide palperaient presque le portrait éternel que je me fais de toi. Tes cheveux en bataille humides à tes tempes et dans ta nuque moite. Le col mal arrangé de ta chemise bleue. L'ombre que fait ta barbe à ta mâchoire carrée. Les papillons d'ébène ourlant tes yeux charbon. La cicatrice indiscernable au pli de tes lèvres charnues.
Un chien qui aboie dans la rue.
Et de rares passants. Parfois, quand ils arrêtent leur marche précipitée opportunément à quelques pas de mon observatoire, je crois les reconnaître. Mais je ne me défais jamais d'une sensation étrange – comme une titillation au fond de mes pensées – l'intuition déplaisante d'une chose déplacée. Comme si je les reconnaissais sans qu'ils ne soient vraiment ni eux-mêmes ni l'image que j'en ai. Comme si je forçais le souvenir à imiter les traits du visage face à moi.
Mais je chasse cela d'un balayement de main et d'un éclat de rire. Tu divagues.
J'ai refermé les yeux pour repenser à toi. Je te dessine mieux dans le noir protecteur de mes paupières closes. La lumière du jour imprime sur ma rétine des ombres orange ou violacées. Et sur ces chaudes taches, informes et mouvantes, je trace ta figure, Amour, sans me lasser.
Les éclats de rousseur pailletant tes pommettes – les reflets enflammés de tes mèches trop longues, que je menace toujours d'une paire de ciseaux pour que tu me regardes en fronçant les sourcils feignant de te fâcher.
Une voiture freine à l'angle de la rue, faisant crisser ses pneus sur l'asphalte brûlant de la ville vespérale.
Tu me demanderas, de l'inflexion moqueuse et attendrie qu'à moi seule tu réserves, si je ne m'ennuie pas. Et j'hocherai la tête, très sérieuse, lentement – jamais. Je ne m'ennuie jamais de t'attendre toujours.
Tes chaussures souillées des flaques d'eau boueuses et des poussières urbaines choieront d'un choc sonore sur le sol de l'entrée. Mon aimé fainéant, je râlerai peut-être que tu n'en défasses pas les lacets avant de les ôter. Je te regarderai préparer à manger : concentré, ton minois arbore des mimiques mignonnes et délicieuses. Tes grimaces devant les grumeaux indociles d'une préparation. La vacuité perplexe de ton regard devant les aromates. Ton feint agacement contre mes rires moqueurs et mes propos absurdes. Ma langue incontrôlable laissera échapper un douteux aphorisme sur la félicité cachée des rites domestiques. Tu lèveras au ciel tes yeux fuligineux, faussement exaspéré. Nous savons en secret - c'est ma façon à moi de dire que je t'aime et que je suis heureuse.
Les nappes rougeoyantes marbrant la voûte céleste laissent place aux doigts d'encre de la nuit qui s'étend. Par le carreau ouvert j'entends le bruissement des hommes qui s'en retournent aux foyers délaissés. C'est une rumeur sauvage et assourdie, faite de faces lasses et de mille silences, de semelles hâtives et cadencées, du ronronnement grave des moteurs de voiture, du sifflement aigu des portières de tramway, du grondement des monstres sur les chemins ferrés. Ce sont des portes ouvertes, des clefs dans les serrures et sous le paillasson, des enfants qu'on soulève, des époux qu'on embrasse, des voisins qu'on salue. C'est un chien qui aboie ou un chat qui se frotte. C'est le vacarme d'un bar où les amis s'exclament et les collègues boivent. Je tends à l'aveuglette une main vers le commutateur. Et la lumière blafarde d'une ampoule perçant un abat-jour vermeil tapisse le salon. Je souris à la pièce sans même la regarder. Je n'ai pas besoin de la voir pour apprécier sa résonance familière. Chaque chose à sa place est comme un vieil ami : les photos sur les murs, les statuettes en bois, les livres empilés, les fauteuils moelleux. Il y a le secrétaire que t'offrit ton grand-père. Les nervures de son bois d'acajou vernissé forment une dentelle de veines entrelacées. Je caresse parfois sa surface tiède et tendre d'un geste machinal. C'est comme s'il palpitait sous la matière dure une âme qui me réponde.
Comme lorsque je pose la main sur mon bas-ventre. Je sais. J'entends le médecin, qui croit que j'imagine – mais je ne suis pas folle. Et s'il est trop tôt pour le dire sûrement, j'en ai la conviction – intime – irréfutable – tu existes dans moi. C'est une pulsation sous ma pulpe sensible, une bouffée de joie sans raison qui me prend, l'étreinte indisputable de l'amour maternel engourdissant mon cœur.
J'en souris doucement de l'aube au crépuscule. Cela donne à ma peau une clarté rayonnante, qui me fait mieux comprendre les auréoles d'or dont les peintres antiques nimbaient leurs douces madones.
J'en souris devant toi et à la dérobée. Je ne te l'ai pas dit – pas encore – mon amour. Bientôt, bientôt, je te chuchoterai ce mélodieux secret.
En attendant, Amour,
En t'attendant.
2.
- Tu ne l'as plus revue ?
Il a comme une moue contrite et désolée. Sa bouche répond « non ». Ses yeux disent « pardon ».
- Depuis tout ce temps ?
- Cela serait trop… dur.
- Dur ?
Une mouche bourdonne auprès de son oreille, chassée d'un machinal remuement de la main.
- Elle ne comprendrait pas. Et si jamais… Si elle devait comprendre ce que je lui dirais… L'accepter… Elle oublierait encore. C'est un cercle sans fin. Il fallait m'en aller.
- Je comprends.
- Non. Non, tu ne comprends pas. Quelqu'un qui ne l'a pas vécu ne peut pas le comprendre. C'est un choix inhumain. Car c'était elle, encore. Si aimante, si aimée. Mais c'est là qu'est le piège. On s'accroche aux chimères. On se dit : peut-être, demain, après-demain, un miracle, tout sera comme avant, je la retrouverai. Je cherchais dans ses yeux les lueurs d'autrefois. La tendresse dévorante, l'étincelle d'humour, la lumière de son âme. Et je les retrouvais d'une certaine manière. Mais c'était… faux. Nous étions condamnés. Je me laissais aimer et me laissais l'aimer comme s'il n'y avait plus de temps – comme si nous étions figés dans une éternité d'harmonie amoureuse.
- Mais vous l'étiez, non ? Figés ?
L'interruption le prend au dépourvu. Puis lentement il acquiesce, les mots se détachant languidement sur sa langue nostalgique.
- Je… Oui… En quelque sorte. Nous l'étions.
- Combien de temps… ?
- Un an. Deux ans peut-être.
Silence.
- C'était long. Beau. Et douloureux.
- Et un jour… ?
Il rit. Un son grave, sec, ironique.
- Ce n'est pas aussi simple, ni aussi romanesque. Ce n'était pas un jour… Tout du long je savais. Je le déniais souvent. J'espérais le contraire. Je me serais damné peut-être pour que n'advienne jamais… Mais on ne peut pas dire… Au fond – même, pas si profondément – je l'avais toujours su.
- Alors ?
Il se tait, réticent. C'est un beau jour d'été. Une brise légère soulève la poussière et les aiguilles des pins, diffusant leurs résineux effluves empreints d'embruns salés. Les rayons du soleil brûlent la terre lourde. Même les stridulations des cigales cachées dans les hautes herbes folles paraissent somnolentes. Lui seul, rongé par les réminiscences, semble échapper à l'envoûtement de l'irrépressible torpeur. Son buste droit porte sa tête fière. Ses yeux percent l'horizon d'un uniforme azur, quêtant dans l'au-delà de la voûte céleste un écho à leur plainte muette. Il se racle la gorge. Peut-être est-ce un reflet de la lumière joueuse, ou une unique larme perlant sur sa cornée hésite fugacement à rouler sur sa joue avant de disparaître dans le coin de son œil. Son visage impassible demeure indéchiffrable. Puis d'une voix d'outre-tombe, si rocailleuse qu'on la confondrait avec le râle d'un agonisant :
- Elle ne m'a pas reconnu.
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? Pourquoi ? Qu'en sais-je, pourquoi ?! Si… si soudainement… Trop de temps avait passé sans doute. L'image qu'elle se faisait de moi – qu'elle avait dans sa tête – était éternellement jeune. C'était inévitable que cette image un jour ne corresponde plus… à ma réalité. C'était…
Son timbre rauque se brise. Il inspire longuement.
- C'était intolérable. Se réveiller et voir la confusion – l'horreur – sur son visage… Elle m'a pris pour mon frère. Elle ne comprenait pas. Ne cessait de demander où j'étais, pourquoi ce n'était pas à mes côtés qu'elle s'était endormie – comment j'avais osé – comment mon frère avait osé – prendre ma place. Je n'ai pas démenti.
Du bout du pied il repousse un caillou, et le regarde rouler sur le petit sentier jusqu'au bas de la pente.
- J'ai peut-être inventé quelque chose – une excuse – une fable. Pour la calmer. Je ne sais plus. Je n'avais plus qu'une idée en tête. M'enfuir. A tout prix. Depuis… Depuis, je ne l'ai plus jamais revue.
- Tu… Tu regrettes ?
Une exclamation s'échappe de sa gorge – une sorte de cri sauvage – entre le désespoir et la résignation :
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a que je ne regrette pas ?!
- Ce n'était pas de ta faute.
- Non. Je sais. Ce n'était… et bien, ce n'était la faute de personne.
- Et depuis ?
- Depuis… Je ne sais pas. Je n'y pense presque plus. Je suis heureux maintenant.
Mais peut-être il y a dans son intonation comme une hésitation, ou peut-être le cri lointain d'une mouette donne cette impression.
Longtemps après, alors que l'ombre du platane étendant son feuillage au-dessus de leurs têtes s'est un peu élargie, la question tombe enfin, comme un dernier soupir qu'on aurait retenu :
- Et elle ?
Et la réponse chuchotée flotte un instant en l'air avant de s'envoler :
- Elle ? Elle m'attend.
3.
C'est une jolie venelle bordée de marronniers. Si le lecteur venait à y flâner, il noterait le charme du long alignement de murets de pierre blanche, séparant du trottoir d'exigus jardinets aux pelouses impeccables. Il croiserait peut-être la dame du premier promenant ses trois chiens, inséparable de son cabas rouge et de son fichu bleu. Elle plisserait ses yeux de commère maladive, guetterait son approche sans répondre autrement à son sourire poli que d'une défiance farouche. Il éviterait sans doute habilement le ballon des enfants de la maison du 5, qui lorsqu'ils jouent, toujours inévitablement atterrit sur la route. Il avancerait encore sous le feuillage bruissant, appréciant la fraîcheur et la sérénité de cette rue isolée. Le passage y est rare en milieu de journée. Mais s'il vient assez tôt, avant le crépuscule, un peu avant la brune et la fin du travail, il croisera sûrement une petite dame à la mine affairée traînant une mallette, une blouse à la main. Elle se dépêche toujours qu'elle qu'en soit la raison – c'est la fin de sa ronde – sa voiture est garée en travers de la voie – ses enfants l'attendent à la garderie – ou bien elle aime simplement l'idée d'être pressée. Elle traverse le jardin du 15 comme une habituée et entre sans sonner. Et tout laisse à penser qu'elle vient rendre visite à la femme de l'étage.
C'est une étrange créature pensive – une femme sans âge – qui demeure toutes les heures de toutes les journées assise à sa fenêtre, les yeux rivés sur le lointain. Comme si sur elle le temps n'avait pas prise.
On discerne parfois un sourire paisible sur ses traits détachés. Parfois un froncement perplexe de sourcils. Elle n'a l'air ni heureuse ni triste véritablement.
Elle attend.
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Amnésie antérograde : trouble de la mémoire, dans lequel les sujets perdent leur capacité à se souvenir d'évènements consécutifs à leur début d'amnésie.